Colombie : Adoration à l’enfant-Dieu (Département du Cauca)
Colombie : Adoration à l’enfant-Dieu (Département du Cauca). Enregistrements et texte : Jérôme Cler. 1 CD AIMP CIV / VDE 1349, 2011
Texte intégral
1Adoration à l’enfant-Dieu est le fruit du nouveau terrain de l’ethnomusicologue Jérôme Cler. Grâce à un partenariat entre l’Université Paris Sorbonne et la Universidad del Cauca (Popayán, Colombie), le chercheur a pu effectuer depuis 2009 trois voyages qui lui ont permis de découvrir La Toma, le village où les musiques proposées dans ce disque ont été enregistrées. Les dix-sept morceaux ici présentés appartiennent à un large répertoire de musiques qui accompagnent des célébrations religieuses catholiques interprétées à trois moments de l’année : Noël, la Croix de Mai et la fête de sainte Rose de Lima, patronne du village. Cette musique s’inscrit dans une tradition vieille de 300 ans, celle des violons du Cauca : des ensembles de cordophones et de percussions formés au sein de communautés rurales d’afro-descendants habitant entre deux ramifications de la cordillère des Andes.
2Le livret du disque nous permet de découvrir le parcours de Jérôme Cler, qui se place prudemment en tant que non-spécialiste des études afro-colombiennes ou latino-américaines. À travers sa riche description du village, des rituels, des enjeux politiques et sociaux, l’ethnomusicologue laisse percevoir son enthousiasme envers ce peuple marginalisé et ses musiques. Le but premier de ce disque est par conséquent de rendre hommage à cette tradition assez méconnue et à ses acteurs, les habitants de La Toma.
3Les musiques du Pacifique colombien, région hautement marquée par la présence de communautés formées par la diaspora africaine, ont été longtemps ignorées en raison du monopole opéré par des genres musicaux largement européanisés comme le bambuco. Lorsqu’elles ont été « découvertes », deux manifestations principales ont monopolisé l’attention : la chirimía du nord de la région, dans le département du Chocó, orchestre d’aérophones et de percussions interprétant des danses d’origine européenne, et l’emblématique currulao venant du sud du littoral, genre exclusivement noir, interprété par des ensembles de marimbas (xylophones à résonateurs) et de percussions.
4Adoration à l’enfant-Dieu nous présente une tradition musicale appartenant géographiquement à la région dite du Pacifique, mais éloignée du littoral ; La Toma est encore un « arrière pays » comme l’indique le livret. L’instrument roi est le violon, le cadre est celui du rituel catholique (et depuis peu, le festival) et les acteurs sont des villageois « afro-caucanos ». Issus du commerce esclavagiste colonial basé à Popayán (capitale du département du Cauca et ancien centre administratif et politique, avec Santa Fe de Bogotá, du Vice-royaume de Nouvelle Grenade), ces paysans noirs vivent autour des anciens sites aurifères encore exploités de nos jours. C’est dans cette région que s’est développé à l’époque coloniale le fonctionnement des haciendas d’où les maîtres gardaient le contrôle sur les exploitations minières et l’élevage de troupeaux.
5Le disque est un bel hommage à cette tradition des violons du Cauca, dans un pays où l’exclusivité des musiques noires était jadis centrée d’un côté sur les bailes cantados de la côte Atlantique (bullerengue, chalupa, lumbalú), et d’un autre côté sur le currulao du littoral Pacifique. La musique des violons démontre l’influence de la culture dominante et des pratiques religieuses imposées. En effet, le violon arrive sur le territoire dès le XVIIe siècle, importé par les missions jésuites. Les Noirs adoptent l’instrument de la même manière qu’ils adoptent les guitares, les bandolas (adaptation locale de la mandoline ou de la bandurria) et les tiples (adaptation locale de la vihuela). Dans ces villages isolés, ils fabriquent des violons monoxyles taillés à la machette dans un bois proche du bambou, la guadua. Les ensembles de soliste, avec chœur de cantadoras, de violons, de guitares, de tamboras (membranophones à deux peaux), de tiple et de maracas, jouent des fugas ou jugas, formes musicales issues de cantiques religieux. Louanges, salves, berceuses et villancicos (chants de Noël), représentent le répertoire principal interprété dans ces villages noirs et illustrent les célébrations importantes du calendrier religieux. La musique est naturellement « moulée » par ces descendants d’Africains qui intègrent des éléments propres à leurs cultures d’origine (le modèle responsorial, la tendance à la polyrythmie, la danse).
- 1 « La vierge et Saint Joseph, et l’enfant Dieu dans le berceau,/pourquoi naît-il tout nu/et semble s (...)
- 2 http://latoma.paris-sorbonne.fr/la_Toma.html
6Les enregistrements mettent en valeur la beauté de la musique chantée par des femmes paridas (du verbe parir, faire naître), femmes expérimentées, porteuses de savoirs multiples. Avec leurs voix sonores et puissantes, elles effectuent aussi des prières collectives et installent au sein du groupe (et de la communauté) ce que Cler appelle un « matriarcat musical ». Les textes des chansons détaillent des épisodes de la vie de l’Enfant Dieu : ils le bercent, lui donnent la bienvenue sur terre, s’apitoient sur la misère qui l’entoure : la Virgen y San José y el Niño Dios en la cuna/Por qué nace desnudito y tan solito se vé/y lo están acompañando entre la mula y el buey1 (plage 6). Le choix des morceaux nous aide également à découvrir des textes « moins pieux » comme la chanson « El liberal » (Le libéral, plage 9) ou « La suegra » (La belle-mère, plage 15). Chargés de symbolismes et mélangeant le sacré et le profane, ces textes sont teintés d’une grande tendresse, d’une extrême bienveillance et d’une curieuse vivacité d’esprit. Il est regrettable que les textes et leurs traductions n’apparaissent pas dans le livret du CD, mais ils sont en revanche retranscrits dans leur intégralité sur le site de Jérôme Cler2.
7Les musiques des violons noirs du département du Cauca n’échappent pas à la modernité, qui instaure, parfois de manière passive, une restructuration au sein des musiques (intégration d’une basse électrique, arrangements musicaux, professionnalisation des musiciens, comme l’explique le livret) : les musiciens de La Toma, quant à eux, tiennent à jouer leurs musiques sans innovations. Il est agréable d’entendre dans ces enregistrements de très bonne qualité, les éléments qui rendent cette musique unique : le jeu immuable du joueur de cuillers, « innovation de La Toma », les voix rauques dans une esthétique « criée », le violon brut avec son jeu simple et efficace, la polyrythmie invariable des percussions. La rythmicité « swinguée » de ces musiques donne envie de « lever le pied », de danser, même dans un cadre sacré. C’est le cas par exemple des quatre pasacallas présentes sur le disque (plages 1, 4, 10 et 13), morceaux instrumentaux franchement festifs, qui servent d’intermèdes.
8Bien qu’il s’agisse de musiques très semblables entre elles, leur finesse est indiscutable. Elles bercent dans une énergie vibrante qui provoque le mouvement. Les morceaux ont chacun une « allure » différente (p. 10), qui va au-delà des variations de tempo ou de rythme : une façon de mouvoir et d’émouvoir différemment. Cette joie transmise par ces musiques andines est sincèrement touchante, notamment dans le cadre de ce village victime de l’avidité des multinationales d’exploitation minière, dans un contexte de violence et d’isolement décrit amplement dans le livret. Adoration à l’enfant-Dieu nous dévoile un univers musical et humain riche, où l’exaltation religieuse se mélange tout naturellement à la musique festive, le tout dans une atmosphère de tranquillité et de douceur envoûtantes.
Notes
1 « La vierge et Saint Joseph, et l’enfant Dieu dans le berceau,/pourquoi naît-il tout nu/et semble si esseulé/et ils l’accompagnent, entre la mule et le bœuf ».
2 http://latoma.paris-sorbonne.fr/la_Toma.html
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Référence papier
Natalia Parrado, « Colombie : Adoration à l’enfant-Dieu (Département du Cauca) », Cahiers d’ethnomusicologie, 25 | 2012, 297-299.
Référence électronique
Natalia Parrado, « Colombie : Adoration à l’enfant-Dieu (Département du Cauca) », Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 25 | 2012, mis en ligne le 15 novembre 2012, consulté le 05 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/1938
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