1Le monde musical des Pygmées ne manque pas de fasciner par sa puissance émotionnelle. Malgré la fragilisation du mode de vie de ces peuples de la forêt du nord-Congo et la diminution progressive de leur espace environnemental, ces musiques restent d’une incroyable intensité tant sur le plan rythmique que vocal et la beauté de la polyphonie. Quoique les Pygmées du nord-Congo semblent moins attachés à la polyrythmie que leurs cousins du Cameroun ou de Centrafrique, ces musiques restent d’une grande force rythmique, comme le souligne Nathalie Fernando, auteur de ce beau travail de terrain. Elles ne semblent en outre pas s’être considérablement modifiées depuis les premiers enregistrements de Simha Arom (1987 [1977]), qui nous avaient fait découvrir leurs musiques.
2Pour ces populations, les enjeux ne se situent pas « tant entre tradition et modernité comme on pourrait le croire, mais entre servage et liberté, […], vie et survie », selon l’auteur (livret p. 3). Dans la région du nord-Congo, zone de forêt tropicale humide qui ne cesse de se réduire sous les coups destructeurs des compagnies forestières, cinq groupes pygmées se répartissent autour de la rivière Sangha, affluent du fleuve Congo long de près de 800 km. Il s’agit des Mbenzélé (Aka), des Bangombé (Baka), des Mikaya (Kaya), des Balouma et des Bakola.
3Nathalie Fernando utilise le terme de « communautés pygmées » tant l’imbrication entre ces différents groupes paraît complexe, que ce soit sur le plan de la langue, de la religion ou de traditions comme la filiation ou la cosmogonie. Chez les Pygmées, ces questions ne sont pas simples, et la réalité fait éclater les définitions classiques que l’on trouve dans les livres et les manuels universitaires. Quoiqu’il en soit, ces communautés se répartissent dans différentes localités, plusieurs communautés pouvant cohabiter dans le même village comme les Bangombé et les Mbenzélé, entre lesquels les intermariages ne sont pas rares.
4Comme chez les autres groupes pygmées, ce CD permet d’entendre de splendides polyphonies vocales, magnifiées par le passage récurrent de la voix de poitrine à la voix de tête (technique du yodel) qui a rendu célèbre la musique des ces groupes. Traditionnellement liés à la chasse à l’éléphant, aujourd’hui interdite, ces chants ne sont plus pratiqués que pour le divertissement, et la transmission aux jeunes se poursuit par les femmes. Ces polyphonies peuvent être chantées de manière responsoriale, deux ou trois voix lançant le chant, ensuite repris par le chœur ; mais elles peuvent l’être également par deux ou trois voix solistes réalisant à elles seules un beau contrepoint (plage 4, Yeli). Certains chants mixtes accompagnés à la poutre percutée banda sont liés à Djengui, « un intermédiaire qu’il est indispensable de ne pas fâcher » avant le départ à la chasse, mais aussi au retour (plage 6, Djengui).
5Ce CD permet aussi d’entendre des pièces pour arc musical (plage 7, Gamé), des chants non yodelés (plage 8, Molimo), peut-être antérieurement liés au jeu d’une trompe aujourd’hui disparue, ainsi que de joyeux « jeux d’eau » pratiqués par les enfants (plage 14), des berceuses (plage 18, Mboko), ou encore la sanza, localement appelée issanzo (plage 19), et le chant dit « de flûte » épélo (plage 20), peut-être le plus original avec ses mélodies faisant alterner la flûte à un seul tuyau et les sons émis en voix de tête par une chanteuse.
6Nathalie Fernando connaît et étudie ces musiques depuis de nombreuses années. Ce travail ne peut se faire sans une relation forte, parfois complexe mais toujours passionnante, avec les hommes et les femmes qui les produisent. On se référera à ce propos à son livre (Fernando 2011a) et à son article récemment publié dans les Cahiers d’ethnomusicologie (Fernando 2011b), où il est notamment question du « rapport à l’autre », au-delà « des rôles, des positions sociales, des différences ethniques et culturelles » (2011b : 109), lorsque se développe une relation « de musicien à musiciens et non plus de chercheur à informateurs » (ibid.). Au fil de mois, voire d’années d’immersion dans cette culture, cette profonde expérience humaine, que l’ethnomusicologue ne soupçonnait peut-être pas au début de son terrain, lui a permis de vivre, au-delà de la passion musicale, une intense aventure humaine.