Stambeli : l’héritage des Noirs de Tunisie
Stambeli : l’héritage des Noirs de Tunisie. Réalisation : Matthieu Hagène et alt. 1 CD Les Chemins Productions, 2011. 7 plages, livret bilingue français et anglais (48 p.), 18 photos.
Texte intégral
- 1 Voir le compte-rendu figurant dans ce volume, pp. 270-272.
1Le disque Stambeli : l’héritage des Noirs de Tunisie apporte un complément indispensable au livre de Richard Jankowsky sorti la même année sur ce culte de possession aux origines subsahariennes pratiqué en Tunisie1. C’est d’ailleurs l’ethnomusicologue qui, dans un livret soigné, présente les musiciens et chacun des grands pans de la culture du Stambêlî (maisons communautaires, esprits et saints, esthétique musicale).
2Proche du molo haoussa, le luth gumbri est l’instrument principal du rituel. On y joue les airs des esprits et des saints (sg. nûba pl. nuwab) organisés en « chaînes » (silsilêt). Le maître (yinna) joue le cordophone et chante le verset soliste accompagné par les idiophones métalliques entrechoqués (shqâshiq) et les chœurs des sunnâ’ (litt. « artisans »). L’instrumentarium traditionnel du stambêlî utilise enfin un tambour à deux membranes, le tabal, qui, possédant également la propriété de « parler » aux esprits, se substitue au gumbri lorsque joué avant le coucher du soleil.
3Ce disque, dont le titre parle d’« héritage », présente la nouvelle génération de musiciens de Stambêlî, à savoir Sâlah El Wârglî, le successeur de feu Bâbâ Majîd, accompagné par le propre fils de son maître, Belhassen Mihoub, et un fils d’ancien ‘arîf (« voyant »), Nourdine Soudani, ainsi que par Lofti el-Hamemi, un musicien venu de lui-même à cette tradition. Plus largement, ce disque présente l’intérêt de dévoiler une facette méconnue d’une esthétique sonore afro-maghrébine diffusée surtout par les Gnawa du Maroc. Celle-ci pourrait se définir d’abord par ces timbres sourds, troubles ou métalliques employés dans les trois instruments canoniques que sont le luth, les castagnettes métalliques et les tambours, puis les rythmes ambivalents qu’on y imprime et un certain art de l’électrochoc métrique. Mais aussi par son chant : voix apaisées ou déchirantes, voisinage des vocables soudanais et des saluts au Prophète.
- 2 Le mot, féminisation de gumbri, désigne un petit luth quadrangulaire – semblable au guimbri marocai (...)
4Le disque comporte sept pièces enregistrées en studio. Quatre d’entre elles proposent une sélection de pièces (nuwab) et d’« enchaînements » de pièces (silsilêt) du répertoire, interprétées au gumbri (Sarkin Koufa en plage 1, Boussaadeya en plage 5, Bahriyya en plage 6) ou au tabla (Sidi Saad et Sidi Frej en plage 3). Les autres pièces nous font découvrir d’autres instruments du Stambêlî, joués en prélude au rituel de possession (debdabu en plage 2) ou dans l’intimité (gambara en plage 72).
- 3 Les cordes à vide sont : le bourdon à l’octave (kûlû), la fondamentale (shayb, litt. « vieil homme (...)
5On recommandera particulièrement l’interprétation en solo par Sâlah El Wârglî de Sarkin Koufa, « clef » du panthéon des esprits soudanais (plage 1), pour les sonorités envoûtantes du luth3 dont le pentatonisme hémitonique est enrichi par la frappe de la peau et la vibration de la sonnaille shaqshaqa. On sera également séduit par les mises en place des shqâshiq en fin de plage 3 et l’énergie des échanges responsoriaux dans les airs consacrées aux saints (4) et aux génies marins (6).
6La référence à un « Sidi Gnawa » dans le chant Boussaadeya (plage 5), les saisissantes parentés mélodiques qu’il existe entre les airs dédiés au saint Moulay Abdelqâder (plage 4) ou à l’esprit aquatique Baba Moussa (plage 6) et leurs homologues marocains et algériens laissent d’ailleurs présager de l’intérêt formidable que présenterait une étude transversale sur les échanges et les emprunts entre traditions noires d’Afrique du Nord.
7En dépit de l’excellente qualité du son, on restera perplexe à l’égard de certaines incrustations en début de morceau comme ces appels à la prière mixés, ces bruits de médina – ces agencements esthétisants épousant souvent une cause contraire à l’intention de leurs auteurs.
8On éprouvera des réticences plus franches face à l’emploi du mot « temps » (beat) pour désigner les coups régulièrement asymétriques dont sont formées les cellules rythmiques des castagnettes métalliques shqâshiq. On y retrouve la confusion, contestable, que l’auteur du livret fait dans son ouvrage à l’égard des unités minimales et de la pulsation. À notre avis, la périodicité régulière de ces cellules, à l’exclusion de leurs accents internes, réserve à celles-ci l’appellation de temps.
9Mais félicitons-nous de cet opus qui, ne serait-ce parce qu’il présente une musique méconnue, exécutée avec brio et, d’après les auteurs, en voie de disparition, mérite tout notre intérêt et notre gratitude.
Notes
1 Voir le compte-rendu figurant dans ce volume, pp. 270-272.
2 Le mot, féminisation de gumbri, désigne un petit luth quadrangulaire – semblable au guimbri marocain.
3 Les cordes à vide sont : le bourdon à l’octave (kûlû), la fondamentale (shayb, litt. « vieil homme »), et la quarte (shêb, litt. « jeune homme » qu’on aura préférence à orthographier « shêbb »).
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Jean Pouchelon, « Stambeli : l’héritage des Noirs de Tunisie », Cahiers d’ethnomusicologie, 25 | 2012, 294-295.
Référence électronique
Jean Pouchelon, « Stambeli : l’héritage des Noirs de Tunisie », Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 25 | 2012, mis en ligne le 15 novembre 2012, consulté le 13 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/1935
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