1Les Albanais de Calabre, Arbëreshë selon une appellation récente, constituent la plus importante enclave linguistique et culturelle albanaise en territoire italien, par le nombre mais aussi pour sa représentation religieuse et culturelle. Les autres régions d’implantation albanaise se trouvent dans les Abruzzes, en Molise, en Campanie, dans les Pouilles, en Basilicata et en Sicile.
- 1 Voir le compte-rendu in Cahiers d’ethnomusicologie 21/2008 : 323-325.
- 2 Parmi les nombreuses publications, on pourra consulter : De Gaudio 1990 et 1993 ; Elmo et De Marco (...)
2En Calabre, outre la langue et certaines caractéristiques de leur organisation sociale ainsi que le costume féminin, dont l’usage est toutefois en déclin, les Arbëreshë ont conservé et transmis une culture musicale autonome, mais aussi partiellement mêlée à celle de la population calabraise. En raison de l’importance de la population et du caractère d’altérité culturelle qui s’y exprime surtout dans la langue, les chercheurs en folklore musical se sont toujours intéressés à ces traditions, si bien que les études, les enregistrements et les publications sur la musique arbëreshe sont nombreux. En 1954 déjà, Ernesto de Martino et Diego Carpitella enregistraient dans presque tous les villages calabro-albanais. Ces matériaux sont rassemblés dans la collection 22 des Archives Nationales de Sainte Cécile à Rome. L’ensemble de ces documents a récemment été réédité dans son intégralité en deux CD assortis d’un volume comportant un important appareil critique. (Ricci et Tucci 2007)1. En 1957, Alan Lomax et Diego Carpitella sélectionnèrent différentes pièces dans ces enregistrements pour les inclure dans la célèbre anthologie Columbia sous forme de deux disques 33 tours (Lomax et Carpitella 1957). Plus récemment, l’intérêt pour la musique de la communauté arbëreshe a donné lieu à de nombreuses recherches et publications qui portent surtout sur les formes de la polyphonie vocale, aspect certainement le plus intéressant et le plus original de la musique traditionnelle de Calabre2.
3Le CD réalisé par Fabrice Contri ajoute un nouvel élément au panorama déjà vaste des études consacrées à la musique et la culture arbëreshe. Ces recherches ont bénéficié de l’aide d’Anna Stratigò, une musicienne et chanteuse issue d’une famille d’érudits et d’hommes politiques de Lungro, dans la province de Cosenza, la plus importante des agglomérations albanaises de Calabre, centre religieux et siège de l’éparchie.
4La recherche et les enregistrements ont été effectués entre 2009 et 2010 dans les agglomérations de Firmo, Frascineto, Lungro, Civita, Acquaformosa, toutes situées dans la province de Cosenza, sur les flancs du massif du mont Pollino dans une région culturellement homogène et certainement la plus riche, à l’heure actuelle, pour ce qui est des formes musicales traditionnelles. Lungro, Frascineto, Civita, sont connues pour les rituels du carnaval, du carême et de pâques, dans lesquels la musique chantée et instrumentale occupent une place importante.
5Le but de l’auteur est d’apporter un témoignage sur la situation actuelle de la musique calabro-albanaise telle qu’elle est incarnée par certains chanteurs et musiciens de cette région. L’idée est aussi de privilégier le plus possible la qualité de l’interprétation (p. 7) des musiciens enregistrés, définis comme « amateurs ». Cette connotation est probablement un des aspects les plus divergents par rapport à ce qu’avait pu observer un chercheur comme Diego Carpitella, qui soulignait le caractère professionnel des musiciens populaires dans leur contexte culturel, se référant tout d’abord à l’autonomie culturelle du musicien, puis à sa reconnaissance sociale. Dans un contexte si différent, la question de la qualité de l’interprétation ne se pose pas en termes purement esthétiques, mais elle est aussi liée à la fonction de la musique dans une culture déterminée. La situation sociale et culturelle de la Calabre et du sud de l’Italie a aujourd’hui certainement changé : le monde paysan et son autonomie culturelle tels qu’ont pu les connaître de Martino, Carpitella et Lomax, n’existent plus. Quant à la musique traditionnelle actuelle, elle consiste en un mélange de formes et d’expressions sonores où des savoirs locaux se trouvent mêlés à des éléments appris à la télévision, dans des concerts, des disques ou encore différents cours de musique. Tout cela produit un répertoire hybride pour ce qui est de la forme, des contenus musicaux et du choix des différents musiciens, dans lesquels il est difficile de s’orienter pour opérer une sélection. Ce répertoire appartient aujourd’hui à des classes sociales non homogènes, il est de moins en moins lié aux pratiques rituelles et à la dimension symbolique, mais s’intègre toujours plus à des circuits de spectacles destinés à un public jeune. Cette situation complexe se reflète également dans le CD dont il est ici question, et il aurait été souhaitable, me semble-t-il, de la rendre plus perceptible dans les commentaires en expliquant, par exemple, la différence qui existe entre un maître de la tradition tel que Teodosio Calò et un jeune musicien prometteur comme Angelo Le Rose.
6Dans un contexte aussi difficile, le choix de Fabrice Contri de privilégier la musique vocale et ses formes polyphoniques est certainement le bon. Les chants à plusieurs voix sans accompagnement instrumental constituent, en fait, le trait le plus typique de la culture musicale des Arbëreshë de cette région de Calabre. Il s’agit, comme l’explique l’auteur dans le livret (pp. 6-7), d’une forme de polyphonie à deux voix, même s’il y a plus de deux chanteurs, comportant différentes caractéristiques stylistiques telles que des accents, des coups de glotte et des glissandos. L’ensemble des ajret (littéralement des « airs »), des vjershe (« vers ») et d’autres formes chantées présentés dans le disque en sont un témoignage à la fois dense et riche, tant par la diversité des textes que par l’agencement des formes musicales. Ce qui frappe d’emblée lorsqu’on écoute ces chants est la qualité des voix, qui ressemblent certes à celles des enregistrements du passé, mais qui en diffèrent pour ce qui est de l’émission et du « grain ». Les chanteurs d’aujourd’hui, en plus du répertoire traditionnel, sont formés à l’interprétation de nombreux autres styles. Contrairement à ce qui se passait autrefois, où les ajrets étaient le seul monde musical auquel se référer, ce sont eux qui choisissent le répertoire interprété en fonction de l’occasion. Pour certains, comme Anna Stratigò, il est précisé que l’apprentissage des formes et des styles musicaux s’est fait dans le cadre d’une pratique du chant religieux, dont on peut du reste découvrir quelques exemples aux plages 15 à 17.
7Le répertoire instrumental inclus dans le disque illustre encore mieux cette discontinuité. On y trouve des pièces pour la cornemuse karramunxat, pour l’accordéon diatonique, essentiellement à 4 et à 8 basses, avec accompagnement de tambourin, ainsi qu’un morceau chanté avec accompagnement de guitare.
8Certaines tarantelles et autres pièces du répertoire ont été l’objet de remaniements plus ou moins importants, avec parfois de bons résultats sur le plan expressif, mais parfois aussi certains écarts de style. Parmi les pièces jouées à la cornemuse, notons celle qu’interprète Teodosio Calò, le dernier représentant d’une longue série de maîtres inoubliables de cet instrument, parmi lesquels figurent Nicola Guaglianone, Salvatore Blumetti, Orione D’Aquila di Lungro et Antonio Milione di Acquaformosa, auxquels il faudrait ajouter Gennarino Mattanò de Lungro, maître reconnu de l’accordéon. Il serait souhaitable que les jeunes qui abordent la musique traditionnelle en « amateurs » aient connaissance de ces maîtres et ressentent le besoin d’apprendre auprès d’eux le style, les techniques et les procédés de composition.
- 3 Cette absence de références est imposée par la ligne éditoriale de la collection AIMP (ndlr).
9Dans l’ensemble, le panorama musical proposé par Fabrice Contri est ample et varié. Le livret est synthétique et comporte les informations essentielles, bien que quelques brèves références bibliographiques et discographiques aux travaux antérieurs eussent été utiles3. Les enregistrements sont toujours propres, restituant agréablement les sonorités de la musique traditionnelle arbëreshë contemporaine.