- 1 Traduit de l’anglais par Laurent Aubert.
1On connaît beaucoup mieux l’hétérogénéité des musiques indonésiennes depuis les années 1990, notamment grâce à la vaste anthologie Music of Indonesia publiée par Philip Yampolsky dans la collection Smithsonian/Folkways (Yampolsky 1990-2000). Cette série de CDs a posé un regard nouveau sur un domaine aux dimensions multiples, nous révélant une palette sonore d’une incomparable richesse et d’une diversité inattendue. Elle a aussi contribué à élargir le champ de la recherche sur les musiques d’Indonésie. Depuis le début du XXe siècle, la musique indonésienne « officielle » a déjà amplement été illustrée par les prestigieux gamelans de Java et de Bali. Leur intérêt et leur valeur intrinsèque sont indéniables ; ces deux traditions ont même été considérées comme analogues à la musique classique européenne, ceci dans le but de fournir des arguments à l’ethnomusicologie naissante tout en satisfaisant le besoin des élites indonésiennes d’offrir au monde une expression culturelle considérée comme « classique » et valorisante. Même si le reste de la musique du pays a longtemps été occulté, une grande partie en a heureusement survécu. Les travaux de Yampolsky ont ainsi permis de ramener les minorités de la périphérie au centre et d’ébranler le statu quo en démontrant que l’Indonésie était beaucoup plus riche qu’il n’y paraissait. En présentant de nombreuses cultures pratiquement inconnues, leurs techniques musicales et leur milieu social, historique et géographique, cette publication a aussi suscité des recherches inédites. Comme si, soudain, nous avions l’impression que tout restait à découvrir !
- 2 Signalons que Dana Rappoport vient par ailleurs de publier son magnum opus sur les Toraja de Sulawe (...)
2Mais l’Indonésie n’est ni l’Afrique, ni les Caraïbes, ni le Brésil, et les chercheurs qui y travaillent demeurent relativement peu nombreux. Rares sont ceux qui s’aventurent encore en des terres isolées à l’époque de l’ethnomusicologie urbaine. C’est pourquoi, dans un des trois CDs dont il est ici question, nous sommes rassurés de retrouver Yampolsky au travail, dans ce qui est en quelque sorte le volume 21 de sa collection. Le deuxième disque résulte des travaux de Dana Rappoport qui s’inscrivent dans le prolongement des fascinants enregistrements à Florès ayant constitué les volumes 8 et 9 de l’anthologie de Yampolsky2. Quant à la publication de Patrik Dasen et Sarah Mouquod, elle présente ce qui est probablement une des dernières traditions balinaises encore méconnue, le terompong beruk, qu’on ne rencontre que dans un seul village, et qui est probablement en danger d’extinction en raison du vieillissement de ses praticiens. Cet ensemble singulier a en tout cas le mérite de présenter une alternative au courant dominant, flamboyant et surexposé, de la production balinaise.
3Le nouveau CD de Yampolsky propose l’intégrale d’un « concert » du Tafean Pah, un collectif de tisserandes, auquel s’ajoutent parfois quelques fermiers cultivant les matériaux servant à fabriquer les textiles sur lesquels travaillent les femmes. Le livret indique que ce collectif fut formé suite aux programmes gouvernementaux de transferts de populations, qui forcèrent une partie des Bibokiens à aller vivre dans des régions où l’accès aux facilités modernes était supposé meilleur, mais où l’agriculture traditionnelle souffrit des mauvaises conditions environnementales. Dès lors, le tissage, qui avait longtemps été une pratique profondément rituelle, fut envisagé comme une source potentielle de revenus contribuant à surmonter les difficultés. Les femmes se regroupèrent pour tisser dans le but d’améliorer leurs conditions de vie et de se stimuler mutuellement. Elles apprirent ainsi un large répertoire de chants originellement destinés à d’autres fonctions. Dans les vingt plages admirablement enregistrées par Yampolsky, les mélodies claires et robustes du chœur permettent d’entendre une grande variété de techniques et de climats musicaux. La provenance des chants reflète une encyclopédie de pratiques culturelles telles que danses en cercle, chants de moissons, rites funéraires ou chants pour une naissance… La variété des structures tonales et rythmiques – unisson, intervalles parallèles aux ambitus variés, hétérophonie, chants à répondre, contrepoint ou encore structures métriques inhabituelles et asymétriques – fait partie de ce qu’un ethnomusicologue expérimenté est en droit d’attendre lorsqu’il découvre du nouveau en provenance des marges du monde moderne. Une telle diversité est impressionnante en soi, surtout si l’on songe qu’elle émane d’un espace restreint et éloigné de tout centre de pouvoir, passé ou présent. De plus, elle donne à réfléchir sur la quantité de musiques qu’il reste à découvrir au monde. On peut désormais ajouter le Timor occidental à cette longue liste de cultures musicales, remarquables et originales, qu’on rencontre dans l’archipel indonésien.
4J’ai déjà eu l’occasion de signaler mon enthousiasme à l’égard du CD de Dana Rappoport (Tenzer 2011). L’abîme qui sépare cette culture musicale de celle de Biboki est d’ailleurs frappant, en dépit de leur grande proximité géographique. Il s’agit de deux mondes musicaux indépendants, issus de traditions historiques distinctes et, quelle que soit la diversité interne de chacun, les différences entre leurs caractéristiques respectives sont fortes et clairement identifiables. Les chants de Flores et de Solor, tels que Rappoport nous les donne à entendre, sont des duos interprétés sur un ambitus restreint : c’est une musique intime, intense, aux intervalles dissonants et aux contrepoints complexes, servie par des paires de chanteuses qui ne s’associeront jamais avec d’autres une fois leur compatibilité confirmée. Le répertoire de Biboki est par contre une musique ouverte, vigoureuse et largement consonante, faite pour être interprétée en groupe ; il est en outre adaptable à des contextes inédits comme celui du collectif Tafean Pah, qui vient en stimuler la pratique en la soumettant à de nouveaux enjeux. On peut en revanche craindre pour l’avenir des chanteuses de Flores dans la mesure où, si leur ancienne manière de vivre venait à décliner, il y a fort à craindre que ce partenariat exclusif et fragile qui est le propre de leur chants subisse le même sort.
5Situé dans la région aride et isolée du nord-ouest de Bali, entouré de terres stériles et de hautes montagnes, le village de Bangle a toujours été éloigné des grands centres de culture. Les villageois étaient si pauvres qu’ils n’avaient pas les moyens d’acquérir leur propre de gamelan pour animer leurs rituels. Pour y remédier, il leur fallait emprunter un humble instrument fait de lames de bois et de résonateurs en écorce de noix de coco appelé terompong beruk. Par la suite, ils en construisirent un plus grand nombre afin de constituer un ensemble. Ce nouveau gamelan n’avait pas de répertoire propre ; mais le village avait désormais une musique pour les cérémonies des temples et les autres occasions importantes. Entre la fin des années 1960 et le début des années 1970 – période correspondant à la fondation des institutions artistiques gouvernementales de Bali et au boum du tourisme culturel – quelques audacieux enquêteurs au service du gouvernement furent chargés d’écumer l’île afin d’y repérer toutes les traditions culturelles susceptibles d’être célébrées et inscrites aux registres officiels. Étonnamment, le terompong beruk accéda à cette liste bien que ses utilisateurs eussent entre temps remplacé ses lames de bois par d’autres en fer. Le fait d’avoir accepté de se produire au Festival des Arts annuel contribua à mettre Bangle sous les feux de la rampe, et sa musique devint même la source d’inspiration d’une œuvre expérimentale éponyme, produite par le compositeur citadin Wayan Rai, diplômé du conservatoire, et qui fut présentée à Jakarta en 1982 dans le cadre d’un festival de musique contemporaine.
6Motivés par cette nouvelle notoriété, même modeste, les habitants de Bangle entreprirent de promouvoir leur culture villageoise et de réunir les fonds nécessaires à l’acquisition d’un gong kebyar, gamelan moderne omniprésent sur toute l’île. À en juger par le répertoire choisi pour ce CD et le commentaire de Dasen et Mouquod, il en résulte que le modeste terompong beruk est en passe d’être abandonné ; ce sont aujourd’hui surtout les anciens qui en jouent, tandis que l’essentiel de l’énergie musicale des villageois est concentré sur l’apprentissage du kebyar. Les cinq plages de beruk incluses ici sont d’un impact modeste en comparaison avec la splendeur d’autres musiques balinaises, et elles ne se distinguent par aucune caractéristique musicale particulière. Mais elles sont ce que Bangle a à offrir. Deux pièces de kebyar proposent, l’une une adaptation d’un des morceaux du beruk, et l’autre – qui n’est ni identifiée, ni attribuée à aucun compositeur dans le livret – une œuvre célèbre du prestigieux compositeur Nyoman Windha, intitulée Gora Merdawa, qui date des années 1990. Le fait que cette information n’a manifestement pas été fournie aux auteurs du texte – que ce soit intentionnellement ou non – renforce l’idée que le pouvoir de la culture balinaise centralisée devient envahissant, tout comme, d’ailleurs, celui de la culture indonésienne officielle. La musique chorale de Biboki, les duos chantés de Flores et Solor et le terompong beruk de Bali n’ont manifestement pas trouvé leur place au festin…