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Catherine SERVAN-SCHREIBER : Histoire d’une musique métisse à l’île Maurice, chutney indien et séga Bollywood

Paris : Riveneuve éditions, 2010
Denis-Constant Martin
p. 280-284
Référence(s) :

Catherine SERVAN-SCHREIBER : Histoire d’une musique métisse à l’île Maurice, chutney indien et séga Bollywood, Paris : Riveneuve éditions, 2010. 404 p., bibliogr., discogr., index.

Texte intégral

  • 1 En français, voir aussi Martin 2002.

1Dans plusieurs pays où ont été envoyés des travailleurs « engagés » indiens durant la seconde moitié du XIXe siècle sont apparus des genres musicaux originaux destinés au divertissement, dénommés chutney. À partir de répertoires et de formes pratiqués dans les zones de langue bhojpuri (Uttar Pradesh et Bihar, nord-est de l’Inde actuelle), les émigrés ont inventé, par fusion et appropriation d’éléments rencontrés dans leur pays d’installation, des musiques nouvelles qui ont été commercialisées et ont acquis une grande popularité dans la seconde moitié du XXe siècle : Trinidad et Tobago, la Guyana, le Surinam, l’Afrique du Sud et Maurice possèdent tous aujourd’hui leur propre chutney. Ces musiques, qui fournissent des exemples passionnants de mélange et de création, pour tout dire de créolisation, n’ont pourtant guère été étudiées jusqu’ici, à l’exception des travaux de Peter Manuel sur les Caraïbes (Manuel 1998, 1999, 2000a, 2000b, 2002)1.

  • 2 Voir, entre autres, Servan-Schreiber 1989, 1991, 1996, 2001.

2C’est pourquoi l’étude de Catherine Servan-Schreiber est d’une grande importance : elle propose une histoire détaillée du chutney mauricien, accompagnée d’un examen attentif de ses rôles et significations sociales. Sur la base d’une profonde connaissance de la culture et de la musique bhojpuris d’Inde2, elle retrace l’histoire des immigrés bhojpuris à Maurice, analyse les conditions dans lesquelles ils recomposent et réinventent une culture dans la diaspora, détaille les rencontres musicales, les fusions et les créations qui en découlent, pour mettre en lumière les conditions de l’apparition d’un chutney moderne créolisé et aspirant à s’ouvrir encore davantage sur le monde. L’analyse des paroles de chansons et des entretiens avec de nombreux acteurs de la scène chutney mauricienne permettent de mieux comprendre les mécanismes de la créolisation, mais aussi ses limites, et de préciser sa place dans la société mauricienne, notamment à travers ses rapports avec le séga, considéré comme pleinement mauricien, mais dont des racines plongeraient en Afrique. L’ouvrage de Catherine Servan-Schreiber constitue donc une somme d’information sur l’histoire du chutney mauricien et sur ce que son examen peut apporter à la compréhension de la société mauricienne dans son ensemble ; de ce point de vue, déjà, il s’agit d’un travail pionnier. Mais il ne se contente pas d’être descriptif, il présente également des pistes de réflexions extrêmement stimulantes sur les processus de créolisation et sur les usages de la musique dans les constructions identitaires.

  • 3 Tambour sur cadre rond et plat recouvert d’une peau de chèvre.

3L’émigration, surtout dans les conditions de l’« engagement », a évidemment entraîné des transformations radicales dans l’organisation sociale et les pratiques culturelles bhojpuries. Le système des castes s’assouplit ; les relations hommes-femmes évoluent. Les Bhojpuris, dans les campagnes comme dans les villes, se trouvent au contact d’autres immigrés : descendants d’esclaves africains, colons européens et, de plus en plus, ceux que l’on qualifie de créoles. Ils conservent leur langue mais acquièrent aussi d’importantes compétences en créole et en hindi. Ils entendent les musiques qui se jouent à côté de chez eux : danses européennes, airs lyriques, séga où les ravannes3 accompagnent les voix sur des rythmes particuliers. C’est dans les campagnes que les chants bhojpuris sont les mieux conservés mais ils n’en évoluent pas moins. Les répertoires originellement masculins sont, en partie, repris par les femmes qui jouent un rôle central dans les mariages, moments de transmission privilégiés des répertoires musicaux ; les chants indiens d’opposition aux grands propriétaires terriens deviennent des canaux d’expression de la révolte contre le pouvoir colonial.

4En dépit d’un contact maintenu avec les détenteurs indiens des traditions, fréquemment invités à Maurice, la chanson indo-mauricienne s’éloigne progressivement d’elles : le chutney permet d’ouvrir à la modernité des pratiques ancrées dans la ruralité, sans pour autant les dénaturer brutalement. Les échanges avec les musiques européennes et africaines qui se sont amorcés dès le XIXe siècle vont s’accélérer après la Seconde Guerre mondiale et les rythmes chutney intègrent des formules européennes et africaines. Les croisements séga-musique indienne se multiplient à l’occasion des noces, mais aussi des kermesses paroissiales et des soirées de danse. Pour les Indo-Mauriciens, le séga extériorise une sensualité, une émotion qui conviennent à la transformation de l’atmosphère des mariages où les femmes chantent, où les couples adoptent des mouvements suggestifs sur des musiques chutney mâtinées de rythmes séga. Le mariage apparaît ainsi comme un intense foyer de créolisation : le moment des épousailles met en jeu le corps, notamment féminin, et la fertilité ; il était autrefois dans l’entre-soi des femmes, l’occasion d’affirmer la sexualité féminine et de définir les rapports avec les hommes ; il offre le lieu où les jeunes vont jouer le changement des codes de la bienséance en dansant, filles et garçons mêlés, sans inhibition ; il constitue la scène sur laquelle vont se faire entendre les efforts de modernisation de la chanson indienne. Le mariage renvoie aux valeurs partagées de la créolité, tout en restant strictement hindou : c’est là, constate Catherine Servan-Schreiber, qu’émerge la mauricianité, incarnée dans les nouveaux langages du corps qui s’y inventent et se montrent (p. 154). Dans l’autre sens, bien qu’à un degré moindre, le chutney influence également le séga, où l’on entend des instruments ou des instrumentistes indiens. Au total, relève l’auteur : « […] la créolisation de la musique villageoise bhojpuri va de pair avec une orientalisation des modes de composition créole » (p. 316).

  • 4 Les descendants d’immigrés bhojpuris constituent aujourd’hui 31 % de la population de l’île Maurice (...)
  • 5 Le Mahatma Gandhi Institute, créé en 1976, et le Mauritius Bhojpuri Institute de Port-Louis, fondé (...)

5Le chutney apparaît donc comme un instrument à la fois de construction et de projection identitaire. Il est indéniablement indien, essentiellement bhojpuri4, et en vient à être considéré comme un patrimoine que des institutions entreprennent de défendre, à l’instar de la langue bhojpurie5. Mais il manifeste également une volonté d’inclusion dans la mauricianité, complétée d’un désir d’ouverture au monde, à l’Europe, aux Caraïbes (reggae), aux États-Unis (rap) et à l’Afrique du Sud où des artistes mauriciens trouvent un public accueillant chez les Sud-africains d’origine indienne. Le chutney est né de la vitalité d’une forme d’indianité contemporaine où l’on perçoit un « écho d’un aller vers l’autre en marge des tentatives communautaristes » (p. 25). Le type de configuration identitaire qui se dessine symboliquement dans le chutney mauricien semble être cumulatif : l’indianité n’est pas antagonique à la mauricianité qui n’est pas, elle-même, exclusive d’identifications plus vastes. Pourtant, si les symboliques musicales semblent indiquer un désir de l’Autre, concrétisé par des appropriations multiples et une insertion dans des réseaux de diffusion partagés, les paroles indiquent un rapport à l’Autre plus restrictif. « En situation de diaspora, la musique est l’un des premiers marqueurs identitaires. […] Pour autant, la globalisation et la rencontre des formes musicales ne débouchent pas nécessairement sur la reconnaissance de l’autre. Plus que par une véritable quête identitaire, les Mauriciens sont absorbés par un discours sur l’identité. Plus que par le passé lui-même, ils sont intéressés par un discours sur le passé. Mais dans ce discours, et du moins au niveau de la chanson chutney mauricienne, une absence étrangement se remarque : celle du Créole » (p. 326). La relation à l’Autre créole n’est en effet jamais mise en scène dans les paroles, alors que l’Indien est, lui, présent dans les ségas, ce qui, selon Catherine Servan-Schreiber, pourrait marquer les limites de la créolisation.

6L’invention musicale indo-mauricienne telle que décrite et analysée dans cet ouvrage soulève des questions générales qui ouvrent autant de pistes à de nouvelles recherches et invitent notamment à un travail comparatif sur les différents chutneys. À travers la création et le développement de ces genres dérivés de la même souche peuvent en effet mieux se comprendre les mécanismes de la créolisation musicale, jusque dans ses dynamiques les plus récentes. Les degrés différents de fusion avec d’autres genres locaux (interactions séga-chutney à Maurice ; fusion chutney-soca consacrée comme répertoire de compétition à part entière dans le carnaval de Trinidad), les niveaux de reconnaissance variables et les instrumentalisations identitaires pourraient jeter un éclairage nouveau sur les relations intercommunautaires dans des sociétés créoles à l’histoire et à la composition démographique différentes. Dans cette perspective, les discordances entre l’interprétation des symboliques musicales et l’analyse de contenu des paroles que relève l’auteur à propos de Maurice doivent devenir un objet d’investigation systématique, complété par un examen attentif des discours tenus sur la musique. Il convient en effet de se demander si, et comment, le dévoilement (dans l’enseignement, dans les médias) des mélanges créoles et créolisants, dont la musique porte la trace, peut être un facteur de dépassement des limites de la créolité notées à Maurice. Ce n’est pas l’un des moindres mérites de ce remarquable travail que d’inciter à poser cette question.

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Bibliographie

MANUEL Peter, 1998, « Chutney and Indo-Trinidadian cultural identity », Popular Music 17/1 : 21-43.

MANUEL Peter, 1999, « The harmonium in India and Indo-Caribbean music, from colonial tool to nationalist icon », Free-Reed Journal 1 : 45-55.

MANUEL Peter, 2000a, « The construction of a diasporic tradition : Indo-Caribbean ‹ local classical music › », Ethnomusicology 44/1 : 97-120.

MANUEL Peter, 2000b, East Indian Music in the West Indies. Tan Singing, Chutney and the Making of Indo-Caribbean Culture. Philadelphia : Temple University Press.

MANUEL Peter, 2002, « Indo-Caribbean ‹ local classical music ›, a unique variant of Hindustani music », Sangeet Natak 37/1 : 3-16.

MARTIN Denis-Constant, 2002, « ‹ No Pan-Dey in the Party ›, fusions musicales et divisions politiques à Trinidad et Tobago », in : Sur la piste des OPNI (Objets politiques non identifiés). Paris : Karthala, 2002 : 365-395.

SERVAN-SCHREIBER Catherine, 1989, Littérature orale villageoise de l’Inde du Nord, chants et rites de l’enfance des pays d’Aoudh et bhojpuri. Paris : École française d’Extrême-Orient (avec Richard Garcia)

SERVAN-SCHREIBER Catherine, 1991, « Le champion du roi, pouvoir, nomadisme et oralité d’après le répertoire des Ahirs bhojpuris (Inde du Nord) », Cahiers de littérature orale 29 : 47-59.

SERVAN-SCHREIBER Catherine, 1996, « Transformation et modes de transmission d’une tradition : l’exemple de la littérature orale bhojpuri », in Catherine Champion, dir. : Traditions orales dans le monde indien. Purusartha. Paris : EHESS : 85-102.

SERVAN-SCHREIBER Catherine, 2001, « Le mouvement bhojpuri, culture et revendication identitaire en Inde du Nord », in Jean Racine, dir. : La question identitaire en Asie du Sud. Purusartha. Paris : EHESS : 147-181.

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Notes

1 En français, voir aussi Martin 2002.

2 Voir, entre autres, Servan-Schreiber 1989, 1991, 1996, 2001.

3 Tambour sur cadre rond et plat recouvert d’une peau de chèvre.

4 Les descendants d’immigrés bhojpuris constituent aujourd’hui 31 % de la population de l’île Maurice et 70 % des Indo-mauriciens (58) ; voir : <http://www.gov.mu/portal/sites/ncb/cso/report/hpcen00/Demogra/fatrep.htm#isl> (consulté le 1/08/2011).

5 Le Mahatma Gandhi Institute, créé en 1976, et le Mauritius Bhojpuri Institute de Port-Louis, fondé en 1982, s’efforcent de « conscientiser » la communauté bhojpuri : d’en consolider les solidarités dans le cours même des évolutions ; dans cette perspective, ils favorisent une transmission musicale par la transformation (297-302).

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Pour citer cet article

Référence papier

Denis-Constant Martin, « Catherine SERVAN-SCHREIBER : Histoire d’une musique métisse à l’île Maurice, chutney indien et séga Bollywood »Cahiers d’ethnomusicologie, 25 | 2012, 280-284.

Référence électronique

Denis-Constant Martin, « Catherine SERVAN-SCHREIBER : Histoire d’une musique métisse à l’île Maurice, chutney indien et séga Bollywood »Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 25 | 2012, mis en ligne le 14 novembre 2012, consulté le 13 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/1922

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Auteur

Denis-Constant Martin

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