- 1 Version française de Prithwindra Mukherjee : The Scales of Indian Music : A Cognitive Approach to T (...)
- 2 Voir notamment : Subba Rao 1964-1965 ; Kaufmann 1968 et 1976 ; Daniélou 1980 ; Bhagyalekshmy 1990 ; (...)
1Cet ouvrage1 rend compte des recherches que Prithwindra Mukherjee a menées dans l’équipe du Lacito (UMR 7107, CNRS) sur la morphologie, la classification et la catégorisation des échelles musicales des traditions hindoustanie (Inde du Nord) et karnatique (Inde du Sud). S’il semble s’inscrire dans la continuité des ouvrages-catalogues publiés à partir des années 1960 sur le sujet2, un premier coup d’œil permet cependant de l’en distinguer : la majeure partie de l’ouvrage, en effet, n’est pas consacrée à une présentation des modes (rāga) et de leur échelle au regard des pratiques vivantes et des systèmes de classification en usage, mais à un inventaire gigantesque de 4304 modes présenté en deux volets distincts et complémentaires (chap. 2 et 3).
- 3 Plusieurs références n’apparaissent pas dans la bibliographie (dès la page 17, notes 5 et 6). Inver (...)
- 4 Je pense notamment aux tableaux synoptiques des ṭhāṭ (p. 25) et des melakartā (pp. 34-35) où l’aute (...)
- 5 Voir par exemple : Rosch 1973 et 1978.
2Dans l’introduction (chap. 1), Prithwindra Mukherjee traite successivement des travaux de recherche menés sur les échelles musicales depuis la fin du XIXe siècle, de la place de ces dernières et des modes dans la théorie musicale indienne, de son parcours personnel et institutionnel, de sa méthodologie, et des principes de fonctionnement des systèmes de classification des modes hindoustanis (système des ṭhāṭ) et karnatiques (système des melakartā) – systèmes qui, rappelons-le, s’appuient respectivement sur 10 et 72 échelles heptatoniques de base. L’ensemble se lit plutôt bien et les sujets abordés apportent sans nul doute un éclairage intéressant. On regrettera toutefois que l’auteur passe si rapidement sur l’apport éventuel de son travail à notre connaissance de la musique indienne et, plus généralement, aux problématiques que posent les classifications aux sciences humaines. Il ne suggère en effet que deux pistes : compléter/perfectionner, dans un souci d’exhaustivité, les données existantes ; et comprendre, dans une perspective cognitiviste, les logiques taxinomiques qui sous-tendent chaque système. La première piste est d’emblée contestable, en raison non seulement d’une forte déconnexion entre les références dans le texte et la bibliographie3, mais aussi de leur totale absence dans les pages sur les ṭhāṭ et les melakartā – alors que celles-ci auraient permis au lecteur de distinguer ce qui est original (et donc nouveau) de ce qui ne l’est pas4. La deuxième piste reste quant à elle inexploitée. La notion de « prototype » évoquée dès la quatrième de couverture – notion développée par Eleanor Rosch dans ses travaux sur la formation des concepts classificatoires5 – n’est en effet jamais discutée dans l’ouvrage, sinon de manière succincte dans la conclusion (p. 422). Aussi, les parties rédigées – introduction, conclusion et annexes – laissent-elles un sentiment mitigé. Reste à savoir si les faiblesses qu’elles dévoilent nuisent ou non au reste de l’ouvrage.
3Le premier volet de l’inventaire (chap. 2, « Le corpus traditionnel ») recense 4304 modes, listés et classés par ordre alphabétique. Pour chaque entrée, on trouve : le nom du mode, souligné s’il appartient au système hindoustani, en lettres majuscules s’il renvoie à l’un des 10 ṭhāṭ ou l’un des 72 melakartā ; un chiffre entre parenthèses lorsqu’un nom de mode renvoie à plusieurs échelles et, inversement, un ou des nom(s) de mode(s) entre parenthèses lorsque plusieurs noms de modes renvoient à une même échelle ; un renvoi à un ou plusieurs numéros de melakartā ; enfin, l’échelle ascendante et, le cas échéant, descendante. Cette présentation permet de mettre directement en lumière quelques points de convergence et/ou de divergence entre les noms et les échelles des modes hindoustanis et karnatiques : noms distincts et échelles communes ; noms semblables et échelles distinctes, etc. On remarquera aussi la présence d’une information qui n’apparaît généralement pas dans la littérature sur le sujet : l’appartenance éventuelle – au-delà de ce qu’énonce la théorie – d’un mode à plusieurs melakartā (p. 48). On regrettera cependant que cette information n’apparaisse pas de façon systématique. Ainsi, par exemple, le mode karnatique rēvati, dont l’échelle est pentatonique (do ré b fa sol si b), est-il classé comme un dérivé des melakartā 2, 14 et 16 – et pas seulement comme un dérivé du melakartā 2 (Subba Rao 1965, vol. 4 : 38 ; Kaufmann 1976 : 17 ; Bhagyalekshmy 1990 : 293). Mais dans cette perspective, on ne comprend alors pas pourquoi rēvati n’est pas également considéré comme un dérivé des melakartā 4, 8 et 10 qui, à l’instar des melakartā 2, 14 et 16, incluent eux aussi les cinq degrés qui caractérisent son échelle (Tallotte 2007 : 189). L’auteur suit-il ici une logique particulière ? Ses choix font-ils écho à telle théorie ou telle pratique ? Une explication aurait été bienvenue.
4Le deuxième volet de l’inventaire (chap. 3, « La nouvelle répartition des mélakartâs ») reprend les 4304 modes préalablement listés et les redistribue au sein de 72 sous-chapitres qui correspondent aux 72 melakartā karnatiques. La structure de la classification traditionnelle est scrupuleusement suivie : noms, numérotation et regroupements sont identiques. La redistribution, en revanche, est effectuée en fonction des renvois proposés dans le premier volet – renvois qui peuvent correspondre ou non à ce que préconise la théorie. Le procédé est intéressant dans la mesure où il permet de corriger certaines incohérences du système (p. 161) et d’ajouter quelques informations sur chaque melakartā : échelle et/ou mode connu ou non dans le système hindoustani ; renversement(s) envisageable(s) et correspondance de ce(s) renversement(s) avec l’échelle d’un autre mode. Il ne permet cependant pas de régler le problème préalablement évoqué des appartenances multiples et des renvois qu’il conviendrait d’effectuer : rēvati, pour reprendre notre exemple, reste bel et bien cantonné aux melakartā 2, 14 et 16.
5Mais au-delà des détails d’organisation, des distances prises ou non avec les systèmes de classification en usage, et des problèmes strictement logiques et computationnels, se pose la question des sources et de leur traitement. Car les modes répertoriés par l’auteur ne sont pas toujours en lien avec les pratiques actuelles : beaucoup ne sont en effet que des noms extraits de traités musicaux anciens et médiévaux rédigés dans plusieurs langues indiennes : en sanskrit, mais aussi en hindi, bengali, télougou et tamoul. Comment, dès lors, les noms des modes sont-ils translittérés ? Selon quelle(s) convention(s) ? Et comment identifie-t-on l’origine d’un mode tombé en désuétude ? Si aucune note explicative ne définit les règles de translittération utilisées, sans marques diacritiques mais avec accents, un examen rapide montre toutefois que celle-ci a été réalisée avec soin ; dans tous les cas, elle ne nuit ni à la lecture ni au classement alphabétique des modes. L’absence de renvois entre un nom de mode (lorsque celui-ci n’appartient à aucun des deux systèmes) et une référence précise (passage de tel ou tel traité ou recueil), est quant à elle plus gênante : elle empêche tout recoupement historique et prive le lecteur d’informations précieuses. Un exemple parmi d’autres : l’entrée 3941 (« takkési ») renvoie à un autre nom de mode (« kâmbhôji ») ainsi qu’à un numéro de melakartā (« M 28 »). On retrouve donc l’échelle de takkēci – et avec elle quelques données techniques – en se reportant à kāmbhōji (p. 91) et au melakartā correspondant (p. 263). On ne retrouve rien en revanche sur l’histoire ou la géographie de takkēci. Une simple indication aurait pourtant permis de préciser que ce mode est non seulement référencé dans un texte du VIIe siècle (Tēvāram I, 63-74), mais qu’il est, aujourd’hui encore, chanté dans les temples śivaïtes du pays tamoul.
6L’ouvrage, un peu austère, un brin brouillon, aurait sans doute mérité un meilleur encadrement scientifique et éditorial. Il aurait alors gagné en clarté, en rigueur, notamment dans ses parties rédigées. En l’état, il relève plus, me semble-t-il, de la compilation érudite que d’un travail moderne de musicologie. Quoi qu’il en soit, il pourra être consulté avec profit en complément des ouvrages-catalogues susmentionnés (voir note 2) par tous les amateurs, spécialistes ou non, de musique indienne. Chacun y trouvera son bonheur : le musicologue quelques informations inédites, voire quelques pistes de recherche ; le compositeur quelques éléments de langage ; et le musicien, comme le suggère Ravi Shankar dans la préface, quelques échelles à expérimenter.