Razia SULTANOVA : From Shamanism to Sufism : Women, Islam and Culture in Central Asia
Razia SULTANOVA : From Shamanism to Sufism : Women, Islam and Culture in Central Asia, London & New York : I.B. Tauris, 2011. 243 p.
Texte intégral
1Ce livre est le résultat d’un travail de terrain de longue durée (une vingtaine d’années) sur les femmes et leurs pratiques religieuses, principalement en Ouzbékistan, mais également dans les autres pays d’Asie centrale. L’ouvrage est divisé en onze grands chapitres et quarante-huit sous-chapitres, dans lesquels sont analysés le soufisme, le chamanisme et les rituels impliquant les femmes. La place de la femme dans ces sociétés, certes musulmanes, mais encore profondément marquées par les croyances préislamiques, est un facteur central, selon l’auteur, dans la construction et la transmission de l’identité centre-asiatique.
2Razia Sultanova commence par retracer l’histoire religieuse de l’Asie centrale en évoquant rapidement le zoroastrisme et le chamanisme, puis en expliquant comment les peuples d’Asie centrale ont adopté l’islam tout en gardant leurs croyances anciennes. Elle montre par exemple (p. 3) que d’anciennes figures religieuses comme la mère Umay (une déesse turque) se sont transformées avec l’arrivée de l’islam dans la région pour prendre la figure de la mère Aysha (la femme du Prophète Muhammed) et de la mère Fatima (la fille du Prophète).
3L’islam s’est implanté définitivement en Asie centrale en l’an 750, après la victoire de Khalifa Abdu’l-Abbas. En conséquence, le persan fut remplacée par l’arabe en tant que langue officielle. Plus tard, l’Asie centrale prit une importance significative dans le commerce et les échanges culturels. Un nombre considérable d’intellectuels, de philosophes et de musiciens sont nés dans cette région du monde. Ils ont largement contribué à l’histoire scientifique, religieuse et culturelle de l’Asie comme de l’Europe (citons Al Farabi, Avicenne, Rumî, etc.)
4Sous l’occupation soviétique, l’islam a connu des moments très difficiles dans cette région. L’Union Soviétique a essayé de le combattre sur le terrain idéologique en imposant le dogme marxiste et en interdisant toutes les manifestations religieuses. Ainsi, les pratiques musicales, souvent liées à la religion, ont été complètement transformées. Par exemple, dans la tradition, chaque morceau comportait une partie improvisée par chaque instrument. Mais pendant la période soviétique, on a adapté les répertoires et l’accordage des instruments au système occidental, et de nouvelles œuvres ont été écrites pour glorifier « la joyeuse nouvelle vie ».
5Puis, avec l’indépendance des États centre-asiatiques, les pratiques religieuses ont refait surface avec leurs contradictions et leurs difficultés. L’islam a cependant toujours été conservé et transmis comme faisant partie intégrante de l’identité locale.
6Dans la suite du livre, R. Sultanova présente le chamanisme, pratique ancienne chez les Turcs qui fait toujours partie aujourd’hui de la vie religieuse. Elle insiste notamment sur la relation complexe entre chamanisme et islam, de la rivalité des débuts à la quasi-fusion actuelle. Ce chapitre est également l’occasion de décrire les rituels chamaniques et les femmes chamanes.
7Le soufisme est ensuite présenté comme un phénomène très important dans l’histoire de l’Asie centrale. Dans le troisième chapitre, l’auteur expose les fondements et le fonctionnement des confréries soufies telles que Naqshbandiyya, Kubraviyya, Yassaviya et Qadiriya. Non seulement de grands maîtres soufis comme Rumî, Yessevi ou Naqshbandi sont nés dans cette région – les tombeaux de plusieurs de ces maîtres sont toujours des lieux de pèlerinage importants – mais de nombreuses confréries y ont également été fondées.
8L’accent est bien sûr mis sur la place des femmes dès les débuts du soufisme ; c’est l’occasion d’évoquer les grandes poétesses d’Asie centrale comme Zebunissa, Nodra-begin, Jahonotin Uvaysiy et Anbar-otin ainsi que les histoires qu’on raconte sur elles (leur rôle auprès de grands hommes, la pureté de leur amour pour Dieu, etc.).
9Le chapitre 5 est consacré à la relation maître/élève (ustad/shogird) en Asie centrale. Les conditions de l’initiation chez un maître sont détaillées, ainsi que les règles et les attitudes à adopter par l’élève. L’équivalent actuel de cette relation est à trouver plutôt dans le milieu familial : les enfants sont censés grandir dans les valeurs traditionnelles de la société ouzbèke. L’enfant est amené à accomplir des tâches domestiques ou agricoles en guise d’entraînement.
10Conservatoire de ces valeurs ouzbèkes, le gap-gashtak est une forme de rassemblement qui peut aller d’une simple soirée passée entre amis jusqu’à un rassemblement spirituel des femmes ou des hommes du quartier (mahalla). Aujourd’hui, les gap-gashtak sont davantage pratiqués chez les femmes ; ils constituent un lieu et un système de réseaux d’une grande importance en Ouzbékistan. On y échange des nouvelles tout en pratiquant la musique et la danse entre femmes.
11Certaines femmes, les otin-oy, ont un statut particulier dans ces rassemblements. Le passage qui leur est consacré est un point intéressant et essentiel du livre. Dans la société ouzbèke, ces femmes n’ont pas reçu d’« éducation » au sens moderne du terme, mais qui ont bénéficié d’une formation religieuse et spirituelle. Considérées comme des maîtres soufis, très actives dans la partie féminine des maisons ouzbèkes, elles sont en général d’âge mûr et ont une présence particulière ainsi qu’un fort caractère. Elles occupent donc une place privilégiée dans les activités sociales et les rassemblements de femmes. Aucune célébration ou cérémonie rituelle ne se déroulerait sans leur présence : très respectées dans la société ouzbèke, elles sont à la fois des maîtres spirituels et des maîtres de cérémonie, qu’il s’agisse de mariages ou de funérailles ; elles représentent l’autorité sociale et s’occupent de l’éducation des jeunes, tout en étant aussi capables d’être des chanteuses et des danseuses renommées.
- 1 L’ouvrage comporte d’ailleurs (p. 140) la description d’un zikr (remémoration).
12L’auteur décrit les conditions et les règles à respecter pour devenir une otin-oy, et notamment les longues années d’apprentissage auprès d’un maître. Ces femmes pratiquent le zikr jahri (zikr à voix haute) et aussi bien que le zikr hufi (zikr silencieux)1.
13Les otin-oy actuelles ne se revendiquent d’aucune confrérie spécifique. Mais l’auteur nous donne quelques éclaircissements sur l’appartenance confrérique des zikr à travers l’analyse des poèmes. Par exemple, si les poèmes de Yassavi prédominent, le zikr sera classé en tant qu’expression de la confrérie Yassaviya. La description des rituels chez les femmes constitue en outre un chapitre important du livre.
14La description des rites de passage, de la naissance d’un Ouzbek jusqu’à sa mort, nous donne un panorama des tous les événements importants de la société ouzbèke. Dans l’exemple du mariage (toy) l’auteur montre notamment comment les textes poétiques correspondent à chaque étape de la cérémonie.
15L’auteur poursuit par une analyse de la place des otin-oy dans la société ouzbèke moderne, en donnant l’exemple du clip vidéo He and She du groupe de pop DJ Pilgrim. Dans ce morceau, un jeune homme désespéré par l’indifférence de sa bien-aimée décide de se suicider ; une vieille femme – manifestement une otin-oy – vient lui raconter une histoire et lui récite un ancien poème soufi. L’auteur en déduit que l’otin-oy demeure une image symbolique de l’identité ouzbèke ; elle traverse le temps et l’espace en reliant les traditions islamique et préislamique de cette culture. C’est cette figure qui relie les Ouzbeks au monde et les protège.
16Dans le dernier chapitre, l’auteur donne quelques exemples de pratiques religieuses féminines similaires chez les peuples voisins des Ouzbeks : en Afghanistan (dans une communauté ouzbek), en Azerbaïdjan ou en Turquie (avec le rituel Mersyia, basé sur la remémoration des martyrs de Karbala). Les Tatars sont aussi évoqués, mais l’exemple que l’auteur donne est celui de sa tante qui a vécu toute sa vie à Orenbourg (Russie).
17Le livre de Razia Sultanova constitue une source d’information précieuse sur les rituels chez les femmes d’Asie centrale. Il m’a rappelé de nombreuses similitudes avec des peuples voisins, tels les chants soufis ouïgours ou encore (pour la partie ouzbèke) dans la structure des rituels, du déroulement des zikr ou des fêtes du mariage. D’ailleurs, le mot toy existe aussi dans la langue ouïgoure pour désigner les événements importants de la vie sociale. Les mêmes poèmes se retrouvent dans les deux traditions, avec les mêmes utilisations, que ce soit dans les rituels ou dans la musique classique. Toutefois, à ma grande déception, aucune référence n’est faite à l’existence de ces pratiques chez les femmes ouïgoures, alors que les Ouïgours et les Ouzbeks sont les plus proches, d’un point de vue culturel et linguistique. J’ai aussi été étonnée par l’absence de références aux travaux des chercheurs français sur le chamanisme et le soufisme.
18L’ouvrage comporte également quelques imprécisions qui laissent des doutes sur les intentions de l’auteur. Un aspect assez marquant, présent tout au long du livre, est la volonté de tout ramener au soufisme : toutes les activités sociales y seraient liées. Il est certes admis que l’ensemble du monde centre-asiatique a été tenu par les confréries et la pensée soufie avant l’arrivée du communisme en Union soviétique (ou en Chine dans le cas des Ouïgours). Mais, à mon sens, les arguments avancés ne sont pas suffisamment étayés pour justifier ce rattachement quasi-systématique.
19Prenons l’exemple de la description du dutar dans le sous-chapitre 31 (p. 106). Ce cordophone est généralement décrit comme un instrument populaire utilisé dans des circonstances plutôt profanes (fêtes, concerts de musiciens professionnels), mais l’auteur insiste à plusieurs reprises sur le fait que le dutar joue un rôle important dans le soufisme. Elle en prend pour preuve l’image des femmes dans les miniatures, ou encore les musiciennes qui jouent du dutar dans les romans, laissant penser que ce dernier est un instrument soufi. Ces exemples ne m’ont pas semblé très convaincants pour comprendre comment et dans quels rituels soufis le dutar a été utilisé comme un instrument sacré.
20Par ailleurs, une chanteuse professionnelle ouzbek, Munojat Yulchieva, est présentée (p. 83) comme une grande chanteuse soufie. Certes, Munojat interprète les poèmes classiques de maîtres soufis comme Navoiy, Fisuli, Mëshrëb, etc. Toutefois, cela suffit-il à démontrer qu’elle est une « chanteuse soufie » ? D’autant plus que c’est en principe un maître ou une école soufie, et non une chercheuse universitaire, qui donne ce titre aux initiés ! Ajoutons que M. Yulchieva a suivi toute sa formation de chanteuse au Conservatoire national de Tachkent, avec pour « maître » Shavkat Mirzaev. Ce dernier s’est rendu à Moscou pour étudier les techniques de chant de l’opéra occidental (par exemple la technique italienne du bel canto), dont il se serait inspiré pour inventer une nouvelle technique pour interpréter les chants soufis (voir p. 86).
21Il m’a semblé que, pour l’auteur, il n’y a pas de distinction entre sacré et profane, entre musiques religieuse et populaire, fêtes populaires et rassemblements religieux. Le soufisme serait présent dans la quasi-totalité des rites décrits dans le livre, ainsi que dans tous les répertoires de musique présentés. Dès qu’un poème soufi médiéval est récité à un moment ou un autre d’une fête, celle-ci serait aussitôt à classer comme une « fête d’origine soufie ».
22S’il faut en effet considérer que la pensée soufie, de même que les croyances anciennes, sont présentes au quotidien dans la culture des peuples d’Asie centrale, elles sont des fragments de ces grandes pensées qui sont devenues aujourd’hui des usages. Mettre cela au même niveau révèle un manque de précision scientifique, alors même qu’il existe encore, ici ou là, des cérémonies soufies qui suivent la voie des anciens et qui demandent une grande rigueur dans l’initiation, l’apprentissage et l’interprétation.
Pour citer cet article
Référence papier
Mukaddas Mijit, « Razia SULTANOVA : From Shamanism to Sufism : Women, Islam and Culture in Central Asia », Cahiers d’ethnomusicologie, 25 | 2012, 273-276.
Référence électronique
Mukaddas Mijit, « Razia SULTANOVA : From Shamanism to Sufism : Women, Islam and Culture in Central Asia », Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 25 | 2012, mis en ligne le 14 novembre 2012, consulté le 09 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/1917
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