1Moins connu que le culte des Gnawa du Maroc, le Stambêlî est le nom d’un culte de possession afro-tunisien. Jankowsky y a mené une ethnographie de qualité moyennant un apprentissage musical substantiel. Il nous offre un premier livre ambitieux qui entend décrire une culture dans son intimité et dans les liens qu’elle entretient avec sa société globale, tout en théorisant ses principes dynamiques. L’ouvrage est constitué de trois parties, divisées chacune en autant de chapitres.
2La première partie, « Histories and Geographies of Encounter », aborde la rencontre historique qui s’est produite entre les subsahariens déracinés et la société arabo-islamique tunisienne où ils se réadaptèrent grâce à l’institution des maisons communautaires (chap. 2). D’autres rencontres y sont rapportées : celle de l’ethnographe avec son terrain (chap. 1) et surtout celles des hommes, de leurs saints et de leurs génies, dont Jankowsky nous esquisse le panthéon avec concision (chap. 3).
- 1 C’est-à-dire la nûba, littéralement le « tour ».
3La deuxième partie, « Musical Aesthetics and Ritual Dynamics », traite de la technique et de l’esthétique musicale « soudanaises » (sûdânî) et « non arabe » (‘ajmî) (chap. 1), telles qu’elles sont produites, parfois explicitées, et surtout mises en acte à l’échelle du morceau1 (chap. 5) et du processus thérapeutique (chap. 6).
- 2 Lire dans ce même volume la critique du CD Stambeli : l’héritage des Noirs de Tunisie, auquel a col (...)
4En faisant suivre une analyse du pèlerinage au mausolée du saint Sîdî Frej (chap. 7) par une rétrospective critique de l’entrée du Stambêlî sur les scènes non rituelles (chap. 8), la troisième partie, « Movements and Trajectories », s’arrête sur la performance et aborde les enjeux de la modernité. L’auteur conclut son ouvrage par une synthèse sur « Music, Transe and Alterity » (chap. 9). Suivent un épilogue sur la disparition du doyen Bâbâ Majîd, ainsi qu’une présentation sommaire d’extraits sonores essentiellement interprétés par son successeur Sâlah El Wârglî2.
5Ce livre est d’abord un document poignant sur la vie à Dar Barnû (« la maison du Bornou »), dont Jankowsky est l’hôte privilégié. Dans cette maison communautaire du quartier populaire de Bâb Sîdî Abdeslâm, l’ethnographe est le témoin du quotidien du Maître Bâbâ Majîd, ainsi que des séances de divination, de sacrifice et des cérémonies de stambêlî qu’il donne dans la maison en compagnie des siens. Initié à la musique et à la mémoire du Stambêlî par ce maître, Jankowsky embrasse cette « ethnographie du particulier » promue par Abu-Lughod (1991) et regrette avec Kapferer (2005) que les cultes de possession aient été trop souvent réduits à des logiques qui leur étaient externes (résistance, subversion) au détriment de « leurs propres termes » (p. 6). Fort d’une approche qu’il veut à la fois théorique et pragmatique, l’ethnomusicologue entend restituer les dynamiques internes à l’œuvre dans le Stambêlî – dynamiques dont la musique n’est ni un « épiphénomène » ni même « l’expression », mais la matérialité même (p. 4).
6L’ambiguïté qui plane autour de l’origine du nom du Stambêlî – legs des ancêtres Songhay ou Haoussa pour les initiés et/ou vestige de la domination ottomane pour la société extérieure – est, nous répète l’auteur, emblématique d’une altérité qui réconcilie culture orientale dominante et racines subsahariennes. Cette dialectique agit à plusieurs niveaux. Dans le panthéon d’abord, qui rassemble, sans en faire des catégories exclusives, saints orientaux (awliyâ’) et esprits africains (sâlhîn). Dans la performance ensuite, en particulier au pèlerinage de Sîdî Frej dont les étapes entérinent la réconciliation entre islam local et traditions soudanaises devant un public plus large que celui des cérémonies subsahariennes.
7L’esthétique musicale « soudanaise » (sûdâniyya) manifeste éminemment cette altérité – de manière dépréciative ou valorisante selon que l’on se place dans la société globale ou dans le cercle des pratiquants. Le chant parfois incompréhensible, le bourdonnement continu du tambour (tabla) ou du luth (gumbri), les accents contramétriques et l’ambiguïté des rythmes des castagnettes métalliques (shqâqiq) sont tous, suggère l’auteur, des marqueurs musicaux de cette esthétique « autre » (p. 110), à la fois marginale et inclusive dans la société tunisienne. La réconciliation sociale et la thérapie individuelle sont d’ailleurs intrinsèquement liées : chez le patient, dont l’alliance avec un génie perturbateur est indissociable d’une négociation entre « imaginaires transnationaux » (p. 155) ; chez l’auditoire, qui, alors qu’il vit un apaisement géoculturel, expérimente la guérison du premier.
8Au fil du rituel, les corps se répondent et se transforment. Les danseurs en transe sont « visités » par les esprits ou « ravis » par les saints – parfois les deux (p. 75 et 141-142). Pendant la sûga, motif vernaculaire désignant à la fois un climax mélodico-rythmique et une conduite musicale de transe, les musiciens s’agenouillent autour d’eux jusqu’à ce qu’ils défaillent. Mais Jankowsky va plus loin : ces corps en interaction sont proprement les véhicules d’un « savoir musicothérapeutique » dont la cognition est « incorporée » (p. 197) et la substance « musiquée » (p. 151).
9On l’aura compris, Jankowsky attribue à la musique une place ontologique dans l’expression et l’incarnation de ces dynamiques rituelles à la fois métaphysiques, esthétiques, thérapeutiques et historiques. Perpétuant les mémoires transnationale et subsaharienne, c’est la musique qui donne matière et temporalité à l’invisible, c’est elle qui dilate ce temps rituel pour arracher les âmes à leur quotidien, c’est elle encore, dont les rythmes élastiques se densifient et se transforment, qui séduit et meut les esprits dans le corps des hommes. Quel avenir l’auteur prédit-il au Stambêlî alors que disparaissent les derniers témoins de l’exil subsaharien ? Il parie sur ce qui pourrait aussi compter parmi les traits caractéristiques du culte : sa plasticité et sa faculté de résilience.
10Rien qu’à restreindre la portée de son propos aux autres confréries noires d’Afrique du Nord – auquel il fait souvent référence – on se félicite du souffle nouveau qu’apporte Jankowsky en consacrant la pratique instrumentale comme mode de connaissance ainsi qu’en promouvant le musical et l’implicite dans une anthropologie afro-maghrébine longtemps portée sur la liturgie et son exégèse.
11Dans l’analyse qui est donnée de la performance, les potentialités heuristiques de cette monographie de l’ineffable et du musical sont également considérables. On regrettera à cet égard que l’auteur ait distillé sa thèse dans une prose dense et certes enlevée, mais enchâssant trop à notre goût le descriptif et le théorique. L’écriture de l’auteur aura sans doute été victime de son désir d’atteindre le juste milieu entre culturalisme et universalisme.
12La deuxième critique qui pourrait lui être adressée concerne un certain assujettissement de l’exercice descriptif à des catégories binaires (couleurs blanche et noire, jnoun musulmans et esprits subsahariens, saints ravisseurs et esprits visiteurs) dont nous sentons bien qu’elles sont poreuses. Faudrait-il trouver de nouveaux outils pour penser l’inclusion et l’exclusion dans les microsociétés d’Afrique du Nord ? Le lecteur attendait de Jankowsky qu’il s’attaque à ces frontières – dont il ne nie d’ailleurs pas le caractère relatif – avec la même audace dont il a fait preuve à l’égard de la dynamique rituelle.
- 3 Et ce malgré un renvoi au site www.stambeli.com, au demeurant fort intéressant.
13D’autres objections pourraient être formulées sur la rareté des textes ou des transcriptions3. Elles ne sauraient cependant ternir notre admiration pour cet ouvrage frais, profond et audacieux.