1Initialement paru en 1994, le premier volume de Theory of African Music est longtemps resté sans suite pour des raisons éditoriales et informatiques. C’est donc avec plaisir qu’on accueille la sortie intégrale de cet ouvrage majeur de Gerhard Kubik aux Presses universitaires de Chicago. Subdivisé en deux volumes, de cinq chapitres chacun, ce recueil d’articles de 823 pages comporte de nombreuses illustrations, deux CDs d’accompagnement, quatre index et une bibliographie fournie. Il aborde des sujets aussi variés que le jeu des xylophones en Ouganda méridional (chap. 1), la musique de harpe chez les Azande de Centrafrique (chap. 2), la structure des polyphonies vocales en Afrique subsaharienne (chap. 3), les techniques de composition dans la musique pour xylophone kiganda (chap. 4), les concepts de mouvement et de son en Angola oriental (chap. 5), l’étude cognitive du « rythme » musical en Afrique (chap. 6), la perception auditive dans la musique africaine (chap. 7), les chantefables yoruba du Nigéria (chap. 8), la généalogie d’une famille de musiciens malawi (chap. 9) et les concepts de temps et d’espace en lien avec des idéographes angolais (chap. 10).
2Mis à part l’introduction et les chapitres 6 et 9, qui ont été écrits spécialement pour ce livre, les huit autres chapitres ont tous fait l’objet d’une publication antérieure entre 1964 et 1989. L’auteur y a apporté quelques corrections, mais a tenu à conserver le ton de chaque texte, en les introduisant au besoin, pour rappeler le contexte dans lequel il les a rédigés. Dans la préface, il nous révèle son intention de procéder du simple au complexe. En suivant cette progression, les dix chapitres cherchent à reproduire le cheminement intellectuel de l’auteur, presque chronologiquement, des années 1960 aux années 1980. En proposant une théorie de la musique africaine (et non une théorie de musique africaine), il souhaite surtout apporter un cadre théorique, dont les orientations interdisciplinaires s’appuient sur sa longue expérience de terrain passée dans diverses régions d’Afrique subsaharienne. Malgré la présence de chapitres profondément monographiques, son approche, avant tout comparative, est principalement centrée sur la musique, aux dépens parfois de son contexte. Le principal objectif de cet ouvrage est de proposer une « méthodologie flexible » (p. 7), dont la transmission passe moins par l’abstraction que par une illustration de sa mise en œuvre sur le terrain.
3Dans l’introduction, Kubik insiste sur les corrélations avérées entre aires musicales et aires linguistiques en Afrique, d’où la nécessité de relier l’étude des musiques africaines aux cartes des langues. Il nous invite à dépasser la notion d’ethnie, parfois inopérante sur le plan musical, en l’envisageant dans le cadre à la fois plus large des clusters de populations et plus restreint des associations professionnelles ou des classes d’âge. La créativité individuelle ne doit non plus pas être négligée, les compositions musicales procédant toujours d’une idée individuelle, avant de susciter une réponse collective. Parce que les musiques africaines ont toujours évolué, il entend étudier des « traditions musicales » plutôt que des « musiques traditionnelles » (p. 20). Il expose alors le cadre théorique et méthodologique de ses travaux, qui envisagent la musique et la danse africaine comme faisant partie d’un même système gestuel. Ce système reposerait sur plusieurs principes temporels, qu’il détaille dans le chapitre 6 (cf. infra).
4Le chapitre 1, « Xylophone Playing in Southern Uganda », entreprend l’étude de trois xylophones ougandais (amadinda, akadinda et embaire) et de leurs musiques non improvisées et peu variées (mis à part l’embaire dont le jeu semble plus libre). Tour à tour sont abordés les échelles, l’accordage, les techniques de jeu, la disposition des instrumentistes et la structure musicale, dont il parvient à dégager une « forme basique » (p. 68), sorte de modèle qui préside à toute réalisation. Certes, il aurait été souhaitable qu’il nous expose les procédures de découverte de ce modèle, mais cet article reste instructif, puisqu’on y découvre les prémices de sa théorie sur les inherent patterns (cf. chap. 7). On y apprend également que la plupart des pièces pour xylophone proviennent de la harpe. Une discussion s’ensuit pour savoir si ces pièces de harpe ne seraient pas elles-mêmes issues du chant.
5Le chapitre 2, « Harp Music of the Azande and Related Peoples in the Central African Republic », commence par un récit de voyage. L’auteur nous raconte ses péripéties en solex qui l’ont conduit dans différents villages du quart sud-ouest de la République centrafricaine (cf. carte p. 96). Puis il focalise son attention sur les harpes zande, leur facture, leurs techniques de jeu et la phrase wili pai sa, qui semble jouer un rôle important dans l’accordage et l’apprentissage de la harpe. On entre alors de plain-pied dans l’analyse musicale et dans l’étude des relations entre parties vocales et instrumentales. Il ressort que tous les degrés chantés sont virtuellement contenus dans le « pattern total » qui combine les parties réalisées par la main gauche et la main droite (pp. 117-118). Son approche très musicologique, voire solfégique, surprend parfois. Le vocabulaire utilisé (note, tonique, barre de mesure, sensible, résolution, anticipation mélodique, quinte diminuée) et l’idée selon laquelle il y aurait des progressions harmoniques et des changements de tonalité (p. 120) sont symptomatiques d’un certain ethnocentrisme analytique, heureusement localisé. Kubik distingue finalement trois types de musique pour harpe. Le premier se caractérise par l’indépendance rythmique des deux mains, le second par la dépendance rythmique de la main gauche et de la main droite. Quant au troisième, il aurait été emprunté aux Banda.
6Plus comparatif, le chapitre 3, « A Structural Examination of Multi-Part Singing in East, Central and Southern Africa », examine les polyphonies vocales dans plusieurs régions d’Afrique subsaharienne. Contrairement à ce qu’annonce le titre, ce chapitre est surtout axé sur les questions d’échelle. L’hypothèse très stimulante avancée par l’auteur est lourde de conséquences si elle s’avère vraie. Les systèmes scalaires équidistants seraient liés à la présence d’instruments dont le timbre est pauvre en harmoniques, tels les xylophones ou les lamellophones, alors que les systèmes plus « tempérés » se seraient, quant à eux, développés dans des régions où l’on trouve des instruments à cordes riches en harmoniques, comme les arcs musicaux. Pour déterminer la nature des échelles, l’auteur adopte une analyse qu’il qualifie d’« intégrative » (p. 170). Celle-ci consiste à rechercher les régularités qui surviennent dans le choix des sons simultanés et de leur ordre d’apparition dans la musique. Les régularités ainsi découvertes sont censées révéler les caractéristiques structurelles de l’échelle sous-jacente. Il en déduit alors si le système scalaire est fondé sur le principe de « partiels » ou d’« équidistance ». Selon les cas, il en résulte différents types d’échelles, tétratoniques, pentatoniques, hexatoniques ou encore heptatoniques. Les hypothèses diffusionnistes qu’il avance pour expliquer la répartition géographique de ces échelles (pp. 239-240) sont beaucoup plus discutables. Rien ne prouve en effet que deux populations qui partagent un même trait musical soient liées historiquement. Seul le recours à l’histoire pourrait valider ou infirmer les scénarios qu’il propose.
7Le chapitre 4, « Composition Techniques in Kiganda Xylophone Music. With an Introduction into Some Kiganda Musical Concepts », porte essentiellement sur les xylophones amadinda et akadinda dont il fut déjà question dans le premier chapitre. Kubik commence par étudier le système scalaire et intervallique, en lien avec les techniques de jeu et les dispositions des lames sur le clavier (pp. 258‑264). Il constate que, dans ces musiques, une préférence est donnée à certains intervalles, qu’il nomme les quartes et quintes kiganda, et qui correspondent à un saut d’une ou deux lames (p. 267). Il dégage alors un certain nombre de « règles », « progressions typiques » et « segments consonants » pour chaque xylophone. Mais le passage le plus captivant de son analyse concerne certainement ce qu’il est maintenant convenu d’appeler des « entités musicales » (Arom et al. 2008). Partant du constat que les pièces pour xylophone peuvent également être chantées et jouées à la harpe ennanga, il en arrive à la conclusion que les différentes versions d’un même chant partagent toujours un dénominateur commun (que je nomme ici entité) et sur laquelle repose l’identité de la pièce (cf. pp. 287‑288 et transcription 111 p. 307).
- 1 Les symboles utilisés par l’auteur pour représenter ces unités chorégraphiques peuvent être compris (...)
8Les trois sections du chapitre 5, « Concepts About Movement and Sound in Eastern Angolan Culture Area », portent sur les phénomènes d’« enculturation musicale » (p. 330). La première examine la répartition des activités musicales en fonction des catégories sociales. Dans la seconde, consacrée au rite d’initiation mukanda, Kubik avance l’hypothèse selon laquelle la musique ne peut, en soi, générer des états psychologiques altérés ni stimuler des effets thérapeutiques. Seul un conditionnement physiologique préalable peut provoquer ce type de réactions (pp. 363-364). Selon lui, certains patterns gestuels servent à canaliser l’émotion lors du rituel étudié. Il analyse alors le geste des bâtons entrechoqués et la danse des initiés, dont il propose une représentation avec des lettres et des croix (p. 368) ou des schémas (p. 370) respectivement. Son système de transcription de la danse kuhunga (pp. 379-381) est digne d’intérêt. Contrairement aux notations Laban ou Benesh, à visée universelle, il réalise une représentation de type « émique » (p. 378). Après avoir identifié et dressé l’inventaire des « kinèmes » culturellement signifiants1, il transcrit le déroulement de ces mouvements dans le temps, en se basant sur la vidéo et l’observation participante. Dans la troisième section, l’auteur analyse les procédures d’accordage du lamellophone likembe, par l’adolescent Kufuna Kandonga. La gestuelle qu’il met en œuvre pour vérifier l’accord de l’instrument révèle des informations importantes sur le système scalaire (p. 404).
9Dans le chapitre 6, « The Cognitive Study of African Musical ‹Rhythm› », Kubik élabore cinq notions pour entreprendre l’étude du rythme en Afrique. Les « pulsations élémentaires », isochrones et non accentuées, « constituent les plus petites unités temporelles […] qui servent de ligne de référence subjective aux musiciens lors de la performance » (p. 32). Certaines musiques sont même fondées sur deux lignes de pulsation élémentaire (p. 34), qui entretiennent un rapport 3 :4, 4 :6, etc. Il appelle « battue » l’unité de référence supérieure qui combine 2, 3, 4, 5 ou 6 unités de pulsations élémentaires (p. 35). Contrairement aux musiques européennes, la battue africaine n’est pas accentuée, mais implique néanmoins l’idée d’un regroupement en nombre fixe de pulsations. Il prétend alors que les chanteurs, instrumentistes et danseurs se réfèrent parfois à des battues différentes lorsqu’ils exécutent une même pièce. Le cycle constitue le « troisième niveau de référence interne » (p. 41) et repose parfois sur une progression « tonale » ou « harmonique » (p. 44). Il introduit enfin la notion de time-line patterns utilisée pour la première fois par Nketia dans les années 1960. Ces formules, pas toujours asymétriques, possèdent une matrice complémentaire, frappée silencieusement ou rendue audible lors de la performance (p. 50). Leur apprentissage passe souvent par l’acquisition de phrases mnémoniques, que Kubik (1972) envisage comme des « notations orales ». Selon lui, ces phrases nous révèlent des aspects de la cognition musicale, en ce qu’elles expriment la manière dont les musiciens « pensent » les patterns qu’ils jouent.
10Tout aussi théorique, le chapitre 7, « African Music and Auditory Perception », est consacré à la psychologie de la perception auditive et aux aspects interculturels de l’étude cognitive de la musique en Afrique (p. 85). Selon Kubik, toute musique provoque des réactions auditives, culturellement et individuellement conditionnées. Ces réactions touchent différents niveaux de l’entendement, tels que l’émotion et l’identification. La première section est d’abord consacrée au geste musical, toujours formé de séquences sonores et silencieuses (p. 91). L’auteur analyse les « accents moteurs » et les patterns mnémoniques mis en œuvre par le guitariste et le joueur de hochet dans la musique kwela. Il s’intéresse ensuite au problème de perception de la battue par un auditeur extérieur à la culture. Mais Kubik ne propose pas de méthode valable pour le résoudre. La section 2 revient sur la notion de « patterns inhérents », dont il fit la découverte pour la première fois en étudiant la musique de cour du Buganda (cf. chapitre 1). Selon Kubik, l’effet provoqué par ces patterns ne serait pas universel, mais géographiquement distribué dans certaines régions d’Afrique subsaharienne (p. 110). Pour lui, ces phénomènes de gestalt sont bien réels, intentionnels et subjectifs. Ils s’apparentent aux phénomènes d’illusions d’optique et révèlent une conception kaléidoscopique de la composition. Cependant, on est en droit de se demander si on ne trouve pas des inherent patterns dans toute musique polyphonique. En effet, l’esprit perçoit toujours des lignes mélodiques, qui ne sont pas réalisées telles quelles par les musiciens, mais qui ressortent néanmoins de l’imbrication des parties.
11Le chapitre 8, « Àló·. Yoruba Chantefables : An Integrated Approach towards West African Music and Oral Literature », analyse un corpus de 172 chantefables yoruba collectées dans l’Ouest du Nigéria entre 1960 et 1963. Les transcriptions textuelles et musicales à la fin du chapitre sont bienvenues pour illustrer l’analyse formelle qui précède. Quant au chapitre 9, « Genealogy of a Malawian Musician Family : Daniel J. Kachamba (1947-1987) and His Associates », il rend hommage à un proche collaborateur et ami, Daniel Kachamba, décédé peu de temps avant la parution du premier tome de cet ouvrage. On y trouve sa généalogie, sa biographie, ainsi qu’une analyse commentée de certaines de ses compositions et une liste de ses publications.
12Le chapitre 10, « African Space / Time Concepts and the Tusona Ideographs in Luchazi Culture », est plus philosophique, surtout lorsqu’il interroge l’universalité des concepts de temps et d’espace (pp. 278 à 282). Il entreprend également l’analyse des idéographes tusona réalisés chez les Luchazi de l’Angola oriental. Dans ces graphes éphémères, « un événement peut être représenté comme un mouvement anti-horaire grâce à un agencement de points équidistants encerclés par des lignes retournant à leurs points d’origine » (p. 278). Mais le lien entre ces procédés graphiques et les musiques africaines n’est pas exploré plus avant, ce qui fait que le lecteur, quoique fasciné par cet art figuratif à la fois ludique et ésotérique, reste un peu sur sa faim. L’auteur établit tout de même une analogie formelle avec les structures musicales mathématiquement construites que l’on trouve dans la musique de cour du Buganda (p. 314). La terminologie musicale luganda, empruntée au domaine textile, confirme aussi l’existence de ce lien. Il cherche alors des exemples analogues dans d’autres cultures musicales africaines, qui rendent compte d’un lien entre des formes musicales et des techniques de tissage, de vannerie ou encore des procédés graphiques.
13On l’a vu, la démarche de l’auteur consiste à rendre compte du cheminement de sa pensée, en restituant les articles dans leur forme initiale et dans un ordre presque chronologique. Il s’ensuit de nombreuses redondances et un flottement terminologique qui trouble la lecture. Les textes originaux auraient donc mérité un travail de réécriture et de synthèse pour aboutir à un livre plus homogène et fluide. Les chapitres 1, 4 et 7 auraient ainsi pu former un seul et même chapitre, dans la mesure où ils portent tous sur les mêmes xylophones ougandais. Il est d’ailleurs étonnant que le chapitre 6, sur le rythme, n’apparaisse qu’au début du second volume, alors que les notions expliquées dans ce chapitre ne cessent d’être utilisées dans le premier tome. Quant aux chapitres sur les harpes zande et les chantefables yoruba, on se demande s’ils ont vraiment leur place dans ce livre, puisqu’ils se fondent sur des enquêtes de terrain plus courtes et des analyses moins poussées. Enfin, on s’étonnera de l’absence de référence aux travaux de Simha Arom. Certes, les notions, méthodes et terminologies aromiennes entrent souvent en conflit avec celles de Kubik, surtout dans le domaine du rythme, mais cela justifie-t-il une telle mise sous silence ?
14En conclusion, ces deux volumes font preuve d’une grande érudition et d’une connaissance approfondie du continent africain, tant à travers les expériences humaines et musicales de l’auteur que ses lectures. Sa façon d’envisager les échelles comme des systèmes « flexibles » (p. 56), qui admettent des « marges de tolérance » (pp. 104 et 169) et des « fluctuations de hauteurs » (p. 169), est tout à fait pertinente et préfigure les études récentes sur les échelles musicales en Afrique (Marandola 2003, Fernando 2004). Même si on ne partage pas toujours son point de vue, les théories développées par Gerhard Kubik sur le rythme, les systèmes scalaires, les patterns inhérents et les gestes musicaux n’en restent pas moins passionnantes et très stimulantes sur le plan intellectuel.