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Marc-Olivier GONSETH et al. : Bruits – Echos du patrimoine culturel immatériel

Musée d’ethnographie de Neuchâtel, 2011
Jean-Charles Depaule
p. 255-258
Bibliographical reference

Marc-Olivier GONSETH et al. : Bruits – Echos du patrimoine culturel immatériel, Musée d’ethnographie de Neuchâtel : exposition du 2 octobre 2010 au 15 octobre 2011 ; catalogue sous la direction de Marc-Olivier Gonseth, Bernard Knodel, Yann Laville et Grégoire Mayor. Neuchâtel : Musée d’ethnographie, 2011, 323 p., ill.

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  • 1 Toutes les références renvoient au catalogue.

1Consacrée au bruit, au son, à la parole et à la musique, cette exposition est le premier volet d’un triple projet autour du patrimoine immatériel, programmé sur plusieurs années par le musée d’ethnographie de Neuchâtel. En un temps « où les moyens de captation n’ont jamais été aussi efficaces, compacts et répandus », c’était l’occasion de réfléchir sur la fonction du musée et sa mission qui consiste désormais à traiter et communiquer non seulement le matériel mais aussi l’immatériel (Gonseth, Laville et Mayor : 13-141).

2Les scénographes ont conçu un cadre inspiré du Nautilus. Il contient bruits et/ou sons qui, sinon, risqueraient de s’échapper, et suggère un sens de la visite au public qui est invité à découvrir, comme en retournant les cartes d’un jeu, objets, archives sonores, écrites ou audiovisuelles provenant pour une large part des collections du musée, informations et micro-événements. Un catalogue fournit en outre de multiples clés et un efficace balisage de l’ensemble, qui se développe en trois séquences.

3On y accède en traversant une plage métaphorique. Des coquillages ont été répandus sur le sol qu’écrase, bruyamment, le visiteur en avançant. D’autres, qui proviennent des collections du musée, sont disposés sur des étagères : des coquilles d’escargots des marais qui, pour les jeunes bergers humbe d’Angola, représentent des taureaux, des vaches, des bœufs ou des veaux, qu’ils échangent, avec lesquels ils forment des troupeaux, ou une conque des Iles Marquises devenue instrument à vent.

4Le visiteur pénètre ensuite dans la cale du submersible où des caisses forment un plancher fonctionnant comme un grand clavier – le pédalier de l’orgue du capitaine Nemo – qui déclenche la diffusion d’échantillons empruntés aux prémisses de l’ethnomusicologie, à des musiciens qui ont puisé dans les données de celle-ci ou ont composé avec des bruits, à des musiques populaires… Louis Amstrong surjouant la sauvagerie et les onomatopées de Little Richard ; la musique du groupe Kraftwerk, électronique donc non matérialisée, dont, comme pour le rap, la prétention musicale a été souvent mise en cause ; les Japonais bruitistes Merzbau, les cris de supporteurs sportifs et, objet « classique », des appels de labour.

5Après, c’est la salle des machines. Des bouches d’aération diffusent, accompagné par les extraits entendus dans la salle précédente, le « murmure de la théorie » émanant d’auteurs choisis pour la façon dont ils ont pris au sérieux des phénomènes tenus pour négligeables, vulgaires, voire absurdes, de Bartók à Varèse, en passant par Cage, Nik Cohn, précurseur de la rock critic, ou Alice Cunningham Fletcher, ethnomusicologue pionnière, Russolo et Raymond Murray Schafer. Mais pas Pierre Schaeffer et ses Cinq études de bruits.

6Dans ce premier moment, il s’agit donc de la délimitation entre bruits et sons organisés, qui, on le sait, varie dans le temps et l’espace. Un bruit peut acquérir le statut de son et, pour certains « craqueurs de codes », n’importe quel bruit/son devenir musique, à condition qu’il y ait intentionnalité. Pour autant aucune position n’est assurée : le bruit « refoulé » est susceptible de faire retour (Ramaut-Chevassus : 110). En outre, l’univers des bruits est lui-même traversé par un clivage entre les indésirables, « inconvenants », inquiétants, et ceux qui rassurent (Busterveld : 64). Ces frontières cristallisent généralement une appréciation à la fois physique, esthétique et sociale ou ethnique, comme dans le cas des musiques « extrêmes », exotiques ou à divers égards exotisées, mais aussi le rock de naguère, le jazz à ses débuts, et aujourd’hui le hardcore punk ou métal, et plus largement les musiques amplifiées, auxquelles Nicolas Walzer, Jérôme Guibert et Alain Müller consacrent des articles.

7Une petite salle de contrôle ménage un drôle d’interlude : deux artistes y signalent les sons menacés de disparition. Ils diffusent des images de fin du monde.

8Le grand espace dans lequel on entre ensuite est à la fois salon et laboratoire. Sur les murs sont exposés quelques instruments tirés des collections du MEN. On y voit un superbe ensemble de harpes et de luths dAfrique, qui nous fait saisir par défaut les limites d’une ethnographie muséale privilégiant l’objet matériel : on ignore encore beaucoup de l’usage musical de ces instruments et du contexte de leur utilisation. Des extraits de films documentaires et de fiction sont également présentés : un hommage à une vièle monocorde touarègue, des enregistrements dus à un groupe de La Chaux-de-Fonds qui recueille passionnément sons et bruits quotidiens, discours politiques, rock local, bruits d’usine…

9À côté de systèmes de transcription et de photos d’ethnomusicologues au travail sont exposés des enregistreurs qui, du phonographe à rouleau de cire au Sony de poche, ont été utilisés par les chercheurs du MEN (pour qui, on le pressent, l’accès à tel ou tel appareil a été un enjeu). Pour eux, la collecte de données sonores fut longtemps secondaire, avant d’obéir à une visée proprement ethnomusicologique, la mutation étant marquée par une mission dans le Jura de Zygmunt Estreicher en 1952.

10Dans un contexte économique où ces outils sont voués, en tant que biens de consommation, à une obsolescence rapide, les archivistes, qui s’évertuent à pérenniser des données menacées, doivent par souci de sauvegarde changer constamment de machines, de supports, de logiciels et de formats et même recourir à des procédés analogiques (Borel : 259). Mais il arrive aussi que sourde une inquiétude plus radicale que formulent les folkloristes John A. et Alan Lomax : ceux qui « capturent et emprisonnent une chanson folklorique, [ils] la tuent en même temps » (193).

11Capture ou gel ? Une machine métaphorique, installée au centre de la salle, congèle les traditions, suggérant des mises en perspective ironiques. Une autre est un distillateur de collections qui « permet de poser des hypothèses et de développer des théories à partir de dimensions apparemment matérielles » (Gonseth, Laville et Mayor : 18), en produisant, goutte après goutte, des « cuvées » (limites de la métaphore : est-il bien sûr que le visiteur ne retienne pas davantage l’image du flacon plutôt que celle de son contenu ? Un risque secondaire, il est vrai, au regard du vif intérêt de l’ensemble).

12Un cas illustre la difficulté d’une exploitation d’objets qui n’ont pas été documentés sur le terrain. Un ensemble a été récemment légué au MEN : un uniforme, des médailles, un chasse-mouche, une baguette, mais ni partition ni enregistrement. Ils ont appartenu à un instituteur vaudois, chef de fanfares, Albert Nicod, qui partit pour l’Afrique comme enseignant et fut chargé en 1929 de former la fanfare de la garde d’honneur de l’empereur Hailé Sélassié. Il est plausible que les instruments et les techniques de jeu qu’il a introduits soient intervenus dans le jazz et la musique pop locaux, il faudrait faire parler ces objets, identifier leur impact – telle serait une première « distillation ». Deuxième distillation, ironique celle-là : en 1966 le rastafari s’est rendu, avec sa garde, en Jamaïque où il a été accueilli en dieu vivant, il n’est donc pas inconcevable que la culture et, par extension, la musique éthiopiennes aient influé sur celle de l’île, le reggae. Et donc que celui-ci doive beaucoup à l’instituteur suisse !… Dernière distillation possible : l’hypothèse, plus hasardeuse, selon laquelle, le sound system ayant été diffusé par l’émigration jamaïcaine, le hip hop, ne serait pas ce qu’il est si Albert Nicod n’avait pas existé (Laville : 178-183).

13Dans ce deuxième espace, on trouve matière à s’interroger en outre sur ce qui départage matérialité et immatérialité et sur le type de dématérialisation auquel les modes de conservation numériques soumettent le patrimoine audiovisuel qu’ils contribuent à constituer en le conservant.

14« Dans le désert où le sous-marin patrimonial s’est échoué », sont évoqués ensuite des « phénomènes contemporains liés à la reconfiguration du passé » (Gonseth, Laville et Mayor : 18). Dans ce troisième moment, patrimonialisation immatérielle et ruses de la « mondialisation » sont abordées à travers les remplois, conversions, transpositions, détournements, réinventions ou inventions de traditions opérés par ce qu’il est convenu d’appeler les musiques du monde. On avance ici sur un terrain flou du point de vue conceptuel et juridique et idéologiquement miné, celui des dichotomies, patrimoine vs mondialisation, authenticité vs modernité, tradition vs innovation, qui défient l’ethnomusicologue et que l’exposition s’attache à désamorcer avec, par exemple, une compilation provenant de Johannesburg combinant influence américaine et retour en Afrique ; ou un clip du chanteur syrien Omar Souleyman, figure de l’artiste se prêtant à la globalisation sans répudier la tradition ; ou les festivals de musiques du monde et leurs ambiguïtés ; ou encore les « pianos à pouces » africains proposés, entre autres « jouets », pour l’éveil musical des jeunes enfants occidentaux.

15On retiendra aussi le paradigmatique Moby, star électronique qui intègre à sa musique des blues prélevés notamment dans l’anthologie Sounds of the South d’Alan Lomax et les recycle dans de célèbres publicités, en franchisant, pour en faciliter l’utilisation marchande, ses morceaux qui ne lui appartiennent donc plus, ni à ceux qui, auteurs, interprètes ou capteurs, en sont la source et dont toute trace se trouve de la sorte effacée.

16La dernière image est marine : renvoyant à l’oubli indispensable et à la préservation nécessaire, un extrait d’un des rares films sauvegardés de Jean Epstein est projeté sur le rideau que le visiteur traverse pour s’en aller. Tel est le dénouement de la première phase, ouverte et éminemment stimulante, d’un projet à suivre.

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Notes

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References

Bibliographical reference

Jean-Charles Depaule, Marc-Olivier GONSETH et al. : Bruits – Echos du patrimoine culturel immatérielCahiers d’ethnomusicologie, 25 | 2012, 255-258.

Electronic reference

Jean-Charles Depaule, Marc-Olivier GONSETH et al. : Bruits – Echos du patrimoine culturel immatérielCahiers d’ethnomusicologie [Online], 25 | 2012, Online since 14 November 2012, connection on 14 December 2024. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/1906

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