- 1 On précisera qu’un auteur (Aurélie Suberchicot) n’était pas présent au colloque et que près du tier (...)
1Éponymes d’un colloque tenu à Montréal en automne 2009, ces actes offrent un panorama de questionnements autour de la mise en scène de la musique en général1. La majorité des exemples provient de terrains habituellement explorés par les ethnomusicologues, mais quelques communications ouvrent aussi le champ d’investigation à la musicologie historique – suite à la découverte à Montréal du manuscrit d’un opéra-comique de Gluck (Cécile Champonnois et Ghyslaine Guertin) – et à des travaux sur la production de la musique contemporaine (Yara El-Ghadban), de celles dites « actuelles » au Québec (Sophie Stévance) ou du hip-hop zimbabwéen à Londres (Andrew Mark).
2Les vingt-huit contributions de ce livre s’interrogent sur l’impact des pratiques musicales, de la mondialisation culturelle, des nouvelles migrations humaines et du tourisme de masse. Le musical est donc abordé comme un héritage reproduit tacitement, mais aussi, ce qui semble plus inédit dans la démarche, comme un nouveau « véhicule de créativité ». En sorte que la mise en spectacle des musiques traditionnelles tend à se présenter comme un lieu de forte tension « entre expression et mémoire », exacerbées qu’elle deviennent sous les effets du tourisme, qui incite à de nouveaux bricolages et ajustements, souvent au service d’une survalorisation des patrimoines musicaux et culturels.
3L’organisation interne de ces actes suit un découpage tripartite : Mise en spectacle et mise en exposition, Patrimoine et patrimonialisation, Performances traditionnelles et actuelles. Laurent Aubert ouvre la voie avec un copieux article de vingt-six pages qui soulève d’entrée de jeu la question des nouveaux terrains de l’ethnomusicologie. Il présente d’originales stratégies muséales propres à stimuler la réflexion du visiteur et offre une lecture vivante de l’exposition L’Air du temps, conçue comme un hommage à Constantin Brăiloiu, dont la figure sert ici de fil conducteur et de prétexte à une réflexion plus large sur la musique et sur les défis auxquels est confrontée l’ethnomusicologie contemporaine.
4La mise à l’écart des traditions musicales vivantes en République Dominicaine au bénéfice de produits internationaux, volontairement formatés aux goûts des touristes afin de ne pas les dépayser, n’est pas sans effets sur les pratiques locales. C’est ce que montre Leiling Chang, qui déplore qu’en contrepartie, la dimension africaine de la société dominicaine s’en trouve occultée selon un processus bien connu de refoulement. À contrario, la stigmatisation de l’ethnicité, qui apparaît dans les musiques touristiques de La Martinique étudiées par Monique Desroches, participe à sa manière de la construction d’un patrimoine collectif, tout en favorisant la valorisation de personnalités artistiques originales. De là à promouvoir une tradition régionale au rang de produit national, le pas est souvent franchi, notamment en Afrique de l’Est, où le destin des musiques ethniques Oromo d’Éthiopie offre un cas intéressant de focalisation d’une identité locale à travers la musique (Leila Qashu). Toutes les cultures musicales ne subissent pas le même sort. Certaines, encouragées par des politiques de patrimonialisation, comme à La Réunion, favorisent des prises de conscience locales, mais se privent par là même d’une audience touristique. Madina Regnault confirme qu’à Mayotte, au contraire, une sorte de partenariat s’établit entre tourisme et culture, générant de nouvelles dynamiques sociales. C’est alors que le risque se fait sentir d’une exploitation excessive de ces produits. L’image véhiculée par internet ne correspond pas toujours aux attentes d’une aficionada de flamenco faisant le pèlerinage de Séville en quête d’une authenticité finalement déchue, comme le raconte Aurélie Suberchicot.
5La notion de territoire musical associé à une géographie précise éclate ainsi en morceaux, et appelle d’autres définitions, ce que souligne Luc Charles-Dominique. Dans son étude sur le nomadisme des Roms de France, sans territoire fixe mais à l’identité musicale forte – à la fois expression de la différence et langage syncrétique –, il établit que le localisme de la représentation identitaire qui traversa le XIXe et le XXe siècle demande aujourd’hui une sérieuse reconsidération. Le typique du lieu disparaît, dès lors que l’intérêt se porte vers la circulation des répertoires. Pour Marlène Belly, les chansons à grand vent, raudages, terlandages ou briolages, tout comme les gavottes de danse du Poitou, dites ailleurs turlutes ou notes, sont des exemples pertinents pour étudier les processus de maintien ou d’abandon de quelques patrimoines vocaux du fonds francophone métropolitain.
6D’autres performances, plus lointaines géographiquement, socialement et esthétiquement, n’en sont pas moins influencées par ces logiques patrimoniales. C’est ce qu’observe Emmanuelle Olivier à Djenné, au Mali, à la fois ville-musée inscrite sur la liste de l’Unesco et ville sainte musulmane. Les habitants réussissent à faire du maduhu, savoir religieux, poétique et musical ancien, un savoir contemporain toujours recréé, et participant de logiques sociales et politiques fortes. Cette adaptation régionale à une situation nouvelle avait pris une autre dimension lorsqu’il s’était agi de créer un ballet malien au moment de l’indépendance du pays, ce que nous rappelle Élina Djebbari. Quelques décennies plus tard, les visées nationalistes de ses promoteurs ne semblent cependant plus en phase avec les aspirations de ses acteurs.
7« Composer avec » semble une attitude assez répandue, que ce soit dans l’auto-identification par le chant spécifique dudikotapat chez les Kodava, minorité du sud de l’Inde en résistance contre la culture dominante (John Napier), dans le renouvellement du patrimoine musical acadien « revisité » par de jeunes groupes musicaux (Anne Robineau) ou dans la création d’une association de Judéo-espagnols en France, Aqui Estamos, qui s’appuie sur un patrimoine musical séfarade épars pour renouer les fils d’un tissu social très affaibli depuis la Seconde Guerre mondiale en France (Jessica Roda). Cet article résonne en écho à celui de Judith Cohen, attentive, elle, aux évolutions musicales de la communauté juive de Belmonte, au Portugal. Elle relève que trois catégories de répertoires musicaux sont retenues comme participant à la construction identitaire : la musique interprétée comme juive par la communauté, celle reçue de visiteurs au début du XXe siècle et la musique non juive utilisée tant par les juifs que par les non-juifs. À cet égard, la recherche sur internet s’avère désormais un outil fortement exploité dans la sélection destinée à renouveler le répertoire du chant synagogal.
8En dernière partie sont regroupées dix communications de type monographique et descriptif, plus classiques dans leur problématique, avec cependant des questionnements en écho à la thématique générale du colloque. On y apprend que même les terrains naguère encore considérés comme quasiment « vierges » d’influences extérieures sont en proie à des remises en question identitaires. Bon gré, mal gré, la recherche se doit de prendre en compte la réalité des faits et le temps est venu de porter la réflexion sur les mises en scène d’une part de plus en plus importante de nos objets d’étude. Un rituel appartient-il à un seul groupe ethnique ?, s’interroge Susanne Fürniss, qui fait état de partages et emprunts complexes entre les Baka, Nzimé, Bangando et Kwelé du Sud-Cameroun.
- 2 Cf. programme de recherche de huit laboratoires du CNRS, du Muséum national d’histoire naturelle, d (...)
- 3 Au demeurant, ce travail n’apporte rien de bien nouveau. Une expérience semblable avait déjà été me (...)
9La recherche d’une identité musicale partagée entre différents groupes pygmées du Gabon préoccupe Sylvie Le Bomin et Jean-Émile Mbot. Partant de l’assertion d’une « origine génétique commune » à ces groupes2, les auteurs constatent que, sans « territoire propre » ni « communauté linguistique », les « Pygmées du Gabon présentent un état de morcellement et de diversification très prononcé » (p. 292). Cette théorie fondant l’analyse des traits musicaux communs de manière indépendante à la culture mais sur un état de « nature » reste discutable et rappelle à certains égards les sombres heures de l’anthropologie physique et leurs tragiques mises en application au XXe siècle. J’invite donc les auteurs à relire Lévi-Strauss, Albert Jacquard et bien d’autres anthropologues et généticiens, qui les inciteraient peut-être à nuancer leurs propos, à affiner leur méthodologie et à revoir leur problématique. Une telle posture, qui consiste à définir un cadre de recherche ethnomusicologique à partir d’une classification génétique, me semble peu défendable. Il en va de même avec celle, que l’on imaginait reléguée au passé, visant à rechercher des universaux dans l’émotion musicale – à supposer que celle-ci soit l’unique vocation de l’acte musical – comme le fait Nathalie Fernando, toujours avec des Pygmées, cobayes décidément bien pratiques car totalement muets – et pour cause – dans le débat scientifique international3.
10Beaucoup de certitudes également dans la communication de Marie-France Mifune, convaincue que « l’étude de la performance constitue une approche méthodologique pertinente pour analyser le phénomène musical dans sa globalité » (p. 310), « à savoir le champ strict de la matière sonore dans le culte du bwiti fang », du Gabon (p. 295). L’investissement de terrain y est conséquent, mais la démonstration peu convaincante, dans la mesure où la problématique, qui veut s’attaquer à « l’un des symboles du patrimoine culturel national » (p. 295), me semble mal cernée dès le départ, ce que trahit l’extrême pauvreté de la bibliographie – trois références seulement – vu l’ambition du projet.
11Dans son témoignage autobiographique de musicien occidental jouant du shakuhachi, Bruno Deschênes explore, lui, le concept de transmusicalisation et finit par admettre que « le plus ardu pour le musicien transmusical n’est pas l’apprentissage technique proprement dit, mais bien d’apprendre à penser, à comprendre, à intégrer et à ressentir ces musiques selon une pensée musicale qui peut largement différer de la nôtre ». Argumentation étayée par Marie-Hélène Pichette, qui entreprend de comprendre le gwoka guadeloupéen par la performance et avance que « son analyse formelle est certes importante, mais que l’analyse des éléments extramusicaux qui le composent est indispensable à la compréhension de cette musique » (p. 311). Cette posture n’offre rien de très neuf ; elle s’inscrit dans le prolongement des préceptes d’un Malinowski, dont les émules reconnaissent aujourd’hui les limites au point d’intégrer – voire de revendiquer – la part de la subjectivité dans l’analyse. Il reste que ces deux contributions d’observateurs-performeurs apportent des contre-exemples patents aux propositions précédentes.
12Dans ce jeu de regards circulent des informations multiples et contradictoires dessinant une sorte de triangle à géométrie variable : acteurs, spectateurs, observateurs. Le musicien observe son auditoire, l’observateur, à un moment donné de l’enquête, peut être perçu comme touriste et le spectateur se retrouve en train de pratiquer à son tour une musique dont il s’approprie les codes. Ainsi, les territoires musicaux se déplacent, changent de main, prennent de nouveaux aspects tels des bancs de sable à l’embouchure d’un fleuve : un jour objets de revendications patrimoniales, le lendemain reflets d’identités reconstruites et, phénomène récurrent, de terrain de prédilection de chercheurs tentés de conserver jalousement leurs archives, au point de s’identifier à elles.
13Comme le font remarquer les éditeurs de ces actes, l’ethnomusicologie s’est développée au début du XXe siècle par l’analyse de productions musicales dont l’essentiel émanait de groupes spécifiques encore peu marqués par la modernité. À force de parler des mutations profondes que connaissent les sociétés contemporaines, on finirait presque par oublier quels en sont les mécanismes. Loin d’être uniformes, ces derniers varient fortement selon les époques, les régions du monde, l’étendue de leurs espaces culturels ou de leurs vecteurs de diffusion. On sait combien les sociétés dont nous étudions les manifestations sonores, ont la capacité de créer elles-mêmes de nouvelles œuvres, d’opérer des emprunts, de modeler de nouveaux opéras, au sens premier du terme. Un exemple en est fourni à travers l’étude des notions de « reprise » et de cover des chansons populaires franco-canadiennes depuis les succès étatsuniens au XXe siècle, et que nous livre Sandria P. Bouliane sous un titre évocateur (Goodbye Broadway. Hello Montreal). Cette forte adaptabilité des sociétés humaines aux changements qu’elles subissent – et auxquels elles aspirent en même temps de manière assez contradictoire – apparaît, à travers de l’œuvre de plusieurs ethnologues du XXe siècle, comme une constante que les travaux de l’anthropologie historique commencent à confirmer. Les études proposées ici semblent aller dans le sens de la diversité des modèles. Si la modélisation des processus de changement paraît dans certains cas opérante ou, en tout cas, rassurante, il lui arrive également d’échapper à tout contrôle et de prendre des directions insoupçonnées.
14Le concert de « musiques du monde », observant peu ou prou les règles anciennes du music-hall, en offre des exemples intéressants qui ne laissent pas de nous questionner sur la validité des modèles performanciels, attractifs pour bon nombre de musiciens. La photographie de couverture de ces actes, avec sa débauche de micros, d’enceintes de retour pour les « performeurs », de pupitres et autres jeux de lumière, résume assez bien une tendance actuelle de valorisation d’une certaine altérité qui reprend les poncifs techniques et visuels des musiques amplifiées de la deuxième moitié du XXe siècle (jazz, pop, chanson, rock, etc.). Il reste que cette présentation met sous les feux de la rampe des musiciens et chanteurs entrant dans la catégorie « artistes », nécessairement professionnels. Toute fonctionnelle qu’elle soit – elle répond à une forte demande de spectacles pour satisfaire un public, mais aussi pour occuper des salles occidentales bien équipées et souvent en mal de programmation –, une telle orientation valorise à n’en point douter des identités individuelles. Que reste-t-il des identités collectives qu’elle est censée réfléchir, voire défendre ?
15Existe-t-il, d’ailleurs, des alternatives à la scène pour présenter des éléments de territoires musicaux ? Cette question, qui sous-tend l’ensemble des communications, n’apparaît pas posée telle quelle, mais mériterait, à mon sens, des développements appelant de nouveaux investissements de terrain. Les grands absents restent, au demeurant, les acteurs eux-mêmes et les populations dont ils sont issus. Rien ne dit que des expériences de sauvegardes autres que scéniques et performancielles ne soient pas tentées avec succès ici ou là. On peut dès lors se demander si toutes ces musiques, une fois mises en scène selon des critères assez facilement identifiables car formatés par les besoins du marché du spectacle, reflètent véritablement les territoires qu’elles sont supposées représenter ou si elles ne sont pas une construction toute occidentale, héritière directe du penchant exotique amorcé dans les cours européennes depuis la Renaissance et poursuivi sans interruption sous des formes diverses adaptées à leur temps. En ce sens ces Territoires musicaux mis en scène en définition mouvante pourraient peut-être nous renvoyer tout bonnement à nous-mêmes.