Jacques BOUËT et Makis SOLOMOS, dir. : Musique et globalisation : musicologie, ethnomusicologie
Jacques BOUËT et Makis SOLOMOS, dir. : Musique et globalisation : musicologie, ethnomusicologie, Paris : L’Harmattan, 2011, 286 p.
Full text
1Cet ouvrage, publié sous la direction de Jacques Bouët et Makis Solomos, rassemble les actes du colloque Musique et globalisation qui s’est déroulé en octobre 2008 à l’université Paul Valéry de Montpellier. Le sous-titre de l’ouvrage, « musicologie – ethnomusicologie », souligne la dimension pluridisciplinaire des débats. Rassemblant des contributions d’auteurs travaillant sur des objets parfois très éloignés les uns des autres (Bartók côtoie ainsi la bhangra et les steel bands…), l’ouvrage est constitué d’un ensemble d’études de cas et de quelques articles d’ordre plus général sur la globalisation musicale. Les deux introductions, rédigées séparément par Makis Solomos et Jacques Bouët (et présentées en vis-à-vis dans la mise en page), témoignent de deux questionnements centraux de l’ouvrage : 1) la nature et le sens du dialogue entre « musiques locales » (traditionnelles) et musiques savantes occidentales ; 2) le devenir des musiques préindustrielles et/ou « traditionnelles » dans le mouvement de globalisation actuel. Ces questionnements sont d’emblée situés par Jacques Bouët dans le cadre d’une approche déontologique et engagée, quand il reproche, dès la première page de son introduction, à « certains musicologues du patrimoine écrit » une attitude indifférente à l’égard de « la réutilisation des richesses anonymes de l’oralité à des fins de création individuelle » (p. 5).
2Une telle entrée en matière a le mérite d’expliciter des différences de vues qui, une fois posées, permettent de poursuivre un dialogue plus serein sur la base de différences disciplinaires. Du point de vue ethnomusicologique, elle s’inscrit dans une réflexion où les questions d’authenticité et d’ancrage culturel sont centrales, alors que, du point de vue musicologique, c’est plutôt l’œuvre, le matériau musical et sa signification qui paraissent importants. Les articles de Jacques Bouët, Jean During et Laurent Aubert interrogent à ce titre les enjeux de l’ethnomusicologie face aux bouleversements subis, à l’heure de la mondialisation, par les patrimoines musicaux anciens.
- 1 D’après l’expression de Julien Mallet.
3Bouët et During illustrent à ce propos une posture plutôt « résistante » : la globalisation, pensée dans le cadre de ses dimensions industrielles et marchandes, est considérée comme étant à l’origine de la décadence, par hybridation ou obsolescence, de savoir-faire musicaux préindustriels et du « reformatage de l’oreille du monde » (During). Face à ce constat, l’attitude des scientifiques serait de se ranger du côté de ces traditions préindustrielles dominées, pour participer à leur reconnaissance, voire à leur revitalisation, et pour « aider » les musiciens concernés « à prendre conscience de ce phénomène au lieu de le subir passivement » (During, p. 40). D’après Bouët, « l’objet prioritaire et primordial » de l’ethnomusicologie « est axé sur les pratiques musicales de l’homme pré-industriel dans ce qu’elles continuent à avoir d’actuel et de pérenne » (p. 26). Hormis l’usage du terme de « pré-industriel », qui amène quelques réserves, cette définition relègue à la marge certains développements récents de la discipline en France (représentés notamment par l’intérêt pour les « jeunes musiques »1). During dresse quant à lui un tableau de l’impact musical des processus de globalisation de l’ère préindustrielle puis de la mondialisation contemporaine où le « processus est formidablement amplifié » (p. 63). Il regrette « l’optimisme candide » (p. 66) de ceux de ses collègues qui, face aux musiques « industrielles » ou « hyperindustrielles », ne savent pas voir, derrière les « mélanges, rencontres et autres fusions agréables à des oreilles bien formatées » (p. 66), la « pollution » (p. 64) et le gommage contemporain des « références culturelles des Nations » (p. 65).
4En contradiction avec ce constat, Aurélie Helmlinger présente les steel bands (qualifiés de « jeunes musiques ») comme des « produits de l’économie globalisée » (p. 243) et de l’industrie pétro-chimique. Le cas des Bomb Tunes, « adaptation d’une pièce non calypso, en général d’origine étrangère à la rythmique calypso » (p. 248), est analysé comme une illustration parmi d’autres d’une musique qui, bien que singulière et « ancrée » dans une situation et des « enjeux locaux », est un produit presque tout entier de la globalisation (ce qui tendrait d’ailleurs à faire de cette question un « non-thème »). On aura compris combien l’étude de la globalisation s’inscrit ici dans un débat sur les objets, les méthodes et l’éthique de la discipline face à des processus auxquels personne n’échappe. Laurent Aubert s’interroge ainsi sur cette ethnomusicologie d’aujourd’hui. Il insiste sur « le rôle de l’ethnomusicologue dans le monde contemporain » (p. 90). Incitant à dépasser les « vieux clivages entre tradition et modernité » (p. 106), il témoigne d’une position ouverte à une diversité d’orientations complémentaires, favorables à la compréhension de « particularismes musicaux » (p. 91). Il souligne à ce propos que « toute musique est toujours une manifestation sociale et une expression culturelle hautement révélatrice et qu’en tant que telle, elle mérite notre attention la plus vive » (p. 106).
5Ce questionnement disciplinaire ne transparaît pas dans les articles musicologiques de l’ouvrage. Ceux-ci illustrent plutôt la variété des positionnements et des attitudes qui, chez quelques compositeurs contemporains (La Monte Young, Bartók, Giacinto Selsci, Portella, Xénakis), accompagnent au XXe siècle « la prise de conscience de la relativité culturelle » ainsi que « l’élargissement de l’horizon esthétique » en Occident (Mâche, p. 14-15). L’article introductif de François-Bernard Mâche exprime à ce sujet une position rétrospective nuancée. L’auteur y expose son parcours de compositeur, technicien, chroniqueur d’enregistrements… en soulevant quelques problématiques générales liées à l’emprunt musical par les compositeurs occidentaux : changement de sens, respect/non-respect des musiques empruntées, conditions de l’hybridation musicale, rapports entre domination politique et domination culturelle, industrialisation, consommation et émergence d’une nouvelle culture musicale… Il témoigne par ailleurs du rôle perturbateur et critique qu’ont joué les emprunts musicaux aux traditions extra-européennes dans la création musicale occidentale savante du XXe siècle. Dans le cas de La Monte Young, Philippe Lalitte présente ainsi le « tempérament équitable » (just intonation) développé par le compositeur comme « un symbole de résistance au tempérament égal, pierre d’achoppement de la globalisation du système tonal » (p. 85). L’auteur évoque par ailleurs en conclusion la perte de suprématie du tempérament égal qui, dans les musiques savantes et populaires, cohabite de plus en plus avec les « micro-intervalles », les « tempéraments inégaux », les « sons inharmoniques » (p. 86)…
6La démarche spiritualiste de Giacinto Scelsi s’inscrit également dans les tentatives occidentales de se libérer des « archétypes » occidentaux. En soulignant le rôle de ses « pérégrinations exotiques » (p. 125), des rencontres, de l’ouverture sur les philosophies orientales (bouddhisme, yoga du son, méditation…) et les ésotérismes, et de l’écoute des musiques de l’Inde et du Tibet, Pierre Albert Castanet documente un parcours individuel qui illustre un des processus essentiels de la globalisation, à savoir la circulation des hommes et des savoirs ainsi que les appropriations, réinterprétations, bricolages, et autres reconstructions qu’ils génèrent.
7C’est aussi à travers ces thématiques du voyage et du bricolage que Sara Bourgenot présente les créations du compositeur Patrick Portella dont la démarche, à la différence de celle de Scelsi, s’accompagne d’une posture quasi ethnomusicologique (terrain, travaux muséographiques…). Julie Brown s’interroge, quant à elle, sur l’idéologie qui transparaît des « synthèses » effectuées par Bartók, autre ethnomusicologue-compositeur, entre les registres « art music » et « folk music ». Faisant le lien avec les activités ethnomusicologiques du compositeur, elle montre que, « Dans le contexte de son projet nationaliste hongrois, cette conception montre un exemple de scission entre une paysannerie idéalisée, pure et « authentique » et une culture gitane déviante et impure » (p. 111). Bartók aurait ainsi été « influencé par les doctrines culturelles et nationalistes racialisantes » (p. 111) de son temps. Toutefois, les « accents folk » de sa musique n’en restent pas moins porteurs de « significations ambivalentes » (p. 117) : ils ne sont « jamais ni une chose ni l’autre d’une façon véritablement transparente » (p. 116).
8La question des significations (du changement de signification et de la polysémie) paraît essentielle à prendre en considération dans le cadre de l’analyse des globalisations musicales. Pour François Borel, la nouvelle musique des Touaregs, issue des mouvements de résistance touaregs maliens des années 1980, aurait marqué une rupture importante avec les musiques touarègues traditionnelles. Porteurs d’un message révolutionnaire, ces musiques auraient elles-mêmes subies une transformation importante de leur signification dans le cadre de leur « réappropriation dans le contexte festivalier » occidental (p. 191).
9Dans un tout autre registre, celui du bhangra, le changement de signification constitue une condition de sa fonction diasporique. Claude Chastagner montre ainsi comment la bhangra est passé « d’une simple évocation nostalgique pour les immigrés [indo-pakistanais installés en Grande Bretagne] de la première génération » à celui d’emblème ou de référent identitaire de la diaspora indo-pakistanaise. Ce faisant, ce qui était à l’origine une danse paysanne du Panjab s’est considérablement transformé, en intégrant des éléments des musiques populaires occidentales (rap, techno, reggae, house…). Répondant à plusieurs reprises au pessimisme de Bouët, l’auteur insiste sur la dimension esthétique et sociologique de cette musique, sa « grande richesse » et sa « profonde signification » (p. 149) dans le cadre de la construction d’une identité pan-indienne dans laquelle elle fait sens (maintien du lien avec le pays d’origine, affirmation d’une double culture diasporique, usage positif des nouvelles technologies…).
10Le rapport à l’identité et aux constructions qu’il induit est également présent dans l’ethnographie des festivals au Kerala (Inde du Sud) proposée par Christine Guillebaud. En tant qu’entreprise de promotion de l’unité dans la diversité culturelle kéralaise, les festivals urbains de folklore montrent une volonté de « créer un lien culturel entre le folk, ancré dans la société villageoise […], et le monde des arts « classiques », plus urbains et transmis traditionnellement dans les milieux de hautes castes » (p. 162). L’auteur montre par ailleurs que les compétitions artistiques sont à l’origine d’une « nouvelle transmission des musiques et des danses » (p. 166) dans un cadre scolaire, l’objectif étant de faire émerger une « nouvelle catégorie sociale, celle de la jeunesse, alternative à celle de la caste » (p. 167). Ces processus participent activement à l’entrée des répertoires dans l’espace public, notamment via les CD et VCD, favorisant en retour une « auto-promotion des savoirs de caste » (p. 170).
11La contribution de Nicolas Elias à propos de la démarche et des analyses de Jérôme Cler auprès de musiciens turcs nomades sédentarisés atteste que certaines musiques demeurent cependant rétives à ces processus de reconnaissance institutionnelle. En évoquant ces « musiques mineures », qui font œuvre de « résistance passive » (p. 214) à l’étatisation et à la globalisation autant qu’à son inscription dans un processus de construction identitaire, il montre que la « résistance aux processus globalisants s’effectue non pas contre l’irruption du moderne mais contre l’invention du traditionnel » (p. 222).
12Dans un registre différent, le parcours du compositeur Xénakis illustre un autre genre de position réfractaire aux processus d’identification et de classification culturelle. De fait, Xenakis « aimait se sentir étranger ». « Constamment immigré », il accompagnait son goût pour les musiques « autres », qui ont nourri fortement ses créations, d’un rejet des racines occidentales de sa musique (« sauf pour l’instrumentation ») (Solomos, p. 240).
13Pour conclure, cet ouvrage a le mérite de rassembler une diversité d’approches du processus de globalisation. Par sa pluridisciplinarité, la variété des points de vue exprimés et la place salutaire laissée à des orientations contradictoires, il documente et questionne avec pertinence l’impact des phénomènes observés. L’ordre des articles (dont la logique pourrait être revue) et l’absence de synthèse finale rendent néanmoins peu explicite l’identification d’axes transversaux, impression renforcée par la double dimension musicologique/ethnomusicologique de l’ouvrage. La prégnance du débat sur la légitimité des approches et des objets d’étude prioritaires de l’ethnomusicologie tend à ce propos à isoler l’une de l’autre les démarches musicologiques et ethnomusicologiques. On pourrait d’ailleurs s’interroger sur l’efficacité de ce débat qui semble émerger à chaque évocation des thématiques de la globalisation. En quoi la défense systématique de postures épistémologiques face aux processus de globalisation/mondialisation contemporains n’en vient-elle pas au final à parasiter l’analyse de ces processus et des situations qui y sont reliées ? Les injonctions et affirmations catégoriques des uns appellent de fait les justifications des autres qui (comme Claude Chastagner à propos de la bhangra) peuvent juger nécessaire d’insister, à coup d’affirmations superlatives, sur la légitimité (esthétique, sociologique…) de leurs objets. Le dépassement de ce débat, par la cohabitation équilibrée et problématisée d’approches complémentaires – comme Laurent Aubert le propose – aurait sans doute permis à cet ouvrage d’intégrer l’analyse d’un ou deux tubes de « pop » internationale globalisée et/ou de l’industrie dont ils sont issus. Car, si l’on estime qu’il est éthiquement nécessaire que les ethnomusicologues se positionnent face à la mondialisation, il est alors déterminant de considérer scientifiquement la variété des formes et des situations musicales en présence. L’intégration d’objets pris en charge plus ou moins prioritairement par des disciplines ou des tendances disciplinaires différentes (ethnomusicologie d’urgence, ethnomusicologie des « jeunes musiques », musicologie, popular music studies, urban studies… qui, rappelons-le, ont toutes leurs raisons d’être) constitue de fait une condition récurrente de l’étude des globalisations musicales.
References
Bibliographical reference
Guillaume Samson, “Jacques BOUËT et Makis SOLOMOS, dir. : Musique et globalisation : musicologie, ethnomusicologie”, Cahiers d’ethnomusicologie, 25 | 2012, 245-249.
Electronic reference
Guillaume Samson, “Jacques BOUËT et Makis SOLOMOS, dir. : Musique et globalisation : musicologie, ethnomusicologie”, Cahiers d’ethnomusicologie [Online], 25 | 2012, Online since 14 November 2012, connection on 04 December 2024. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/1900
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