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Dossier : La vie d'artiste

Affirmation artistique et critères d’appréciation des chanteurs revivalistes au Salento

Flavia Gervasi
p. 187-204

Résumé

La musique que l’on entend aujourd’hui au Salento, un territoire à l’extrême sud de la région des Pouilles en Italie, est issue des répertoires des anciens paysans de la région qui disposaient d’une quantité considérable de chants associés, comme c’est le cas dans la plupart des sociétés agro-pastorales sédentaires, à différents moments de la vie d’un individu (naissance, mariage, maladie, mort, travail, etc.). Les musiciens et chanteurs de la génération actuelle ont développé, quant à eux, leurs pratiques dans le contexte du revivalisme musical contemporain (world music et globalisation), s’inspirant de la tradition musicale et surtout vocale de la paysannerie. Les répertoires musicaux se voient ainsi adaptés aux contraintes musicales et aux exigences des nouveaux contextes de performance (concerts, projets discographiques, festivals, etc.), et le statut du musicien se modifie : le chanteur paysan de la tradition laisse la place au professionnel de la musique. Recourant à une étude des critères d’appréciation que les revivalistes mettent en œuvre afin d’évaluer les pratiques musicales de la paysannerie, ainsi que celles de leurs collègues, nous avons pu observer qu’il existe une relation directe entre la grille de critères esthétiques propre à chaque chanteur et leurs parcours artistique ainsi que professionnel.

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Texte intégral

1Il existe actuellement une grande quantité de domaines de l’ethnomusicologie classique où s’est opérée – ou est en train de s’opérer – une transformation des répertoires musicaux fonctionnels – rituels, religieux, reliés au travail – en produits commercialisés dans les circuits internationaux, ce « grand souk de la world music » dont parle Laurent Aubert (2001  : 105-125).

2La musique que l’on entend aujourd’hui au Salento, un territoire à l’extrême sud de la région des Pouilles en Italie, est issue des répertoires des anciens paysans qui disposaient d’une quantité considérable de chants associés, comme c’est le cas dans la plupart des sociétés agro-pastorales sédentaires, à différents moments de la vie d’un individu (naissance, mariage, maladie, mort, travail, etc.). Les musiciens et chanteurs de la génération actuelle ont développé, quant à eux, leurs pratiques dans le contexte du revivalisme musical contemporain et des circuits de la world music, s’inspirant de la tradition musicale et surtout vocale de la paysannerie. Ces deux univers, paysan et revivaliste, en plus d’être caractérisés par deux classes d’âge différentes, s’ancrent dans deux réalités socioculturelles et économiques distinctes : d’une part le monde agro-pastoral ayant subsisté au Salento jusqu’aux années 1960 ; de l’autre la société contemporaine résultant des processus de tertiarisation, d’urbanisation et de globalisation mis en œuvre à partir de la deuxième moitié des années 1970. Les répertoires musicaux se voient ainsi adaptés aux contraintes musicales et aux exigences des nouveaux contextes de performance (concerts, festivals, projets discographiques, etc.), et le statut du musicien se modifie : le chanteur paysan de la tradition laisse la place au professionnel de la musique. Il va de soi que l’horizon esthétique des nouveaux acteurs musicaux se reconstitue sur la base de nouveaux interlocuteurs, fonctions, finalités et contextes de production, en modifiant la praxis musicale, notamment vocale, des anciens chants paysans. À travers ces stratégies d’adaptation, les héritiers de la culture paysanne menacée de disparition lui ont garanti une nouvelle forme de survivance et ils ont créé une figure professionnelle – celle du chanteur/musicien des pratiques musicales de la paysannerie – répondant à un statut socio-économique qui n’existait pas auparavant.

3Reprenant les résultats d’une enquête menée entre 2007 et 2010 auprès d’un groupe d’une dizaine de chanteurs revivalistes du Salento, parmi les plus réputés, nous montrerons comment l’affirmation professionnelle des chanteurs de ce mouvement musical reflète une tension permanente entre la nécessité de l’imitation – afin d’être associés à la tradition musicale paysanne du Salento – et la volonté de se créer un profil artistique reconnaissable. Recourant à une étude des critères d’appréciation que ces chanteurs mettent en œuvre afin d’évaluer les pratiques musicales de la paysannerie, ainsi que celles de leurs collègues revivalistes, nous avons pu observer qu’il existe une relation directe entre la grille de critères esthétiques propre à chaque chanteur et leur parcours artistique et professionnel. Les revivalistes ont pu bénéficier, à partir des années 1990, d’un mouvement de redécouverte et de mise en valeur de la culture paysanne. Leurs projets musicaux ont pu être diffusés sur les plans national et international grâce aux politiques culturelles instaurées par le gouvernement régional et aux financements des institutions locales. C’est pourquoi nous voulons aborder l’étude de l’affirmation artistique des professionnels de la musique d’origine paysanne au Salento sans jamais perdre de vue le contexte sociopolitique et culturel dans lequel les chanteurs mènent leur activité artistique et musicale. Nous tenons pourtant à créer un jeu constant de renvois entre ce contexte et la dimension individuelle de ces chanteurs en prenant en compte : la biographie et la formation musicales de chacun sur la base des circuits fréquentés ; l’expérience personnelle et le rapport avec la tradition ; l’interprétation individuelle du revivalisme ; les capacités artistiques et musicales de chacun ; et enfin les enjeux du marché musical et touristique.

Les prémisses

  • 1 Le concept a été développé en sociologie par Barry Wellman et Keith Hampton dans les années 1990, p (...)

4Si le mouvement de redécouverte de la culture musicale paysanne s’organise à ses débuts en groupes autonomes, les représentants de la politique locale commencent, après quelques années d’activité privée et indépendante, à réfléchir aux conséquences de cette vague musicale sur le plan du marketing territorial. Ils se mettent à évaluer les effets économiques et touristiques possibles d’un projet de promotion du territoire bâti sur la musique de tradition orale. Tout en consacrant des financements publics à l’organisation d’événements musicaux, les politiciens locaux interceptent la volonté exprimée par « la base » de s’approprier l’héritage des paysans, et mettent en œuvre une stratégie culturelle adaptée ; à cette fin, ils utilisent la médiation d’un groupe de chercheurs et d’opérateurs culturels de la région et développent, autour du répertoire musical qui leur est relié, une rhétorique « glocaliste 1 » à travers laquelle des éléments particuliers de la tradition du Salento, revendiquée pour sa diversité et sa portée identitaire, sont greffés dans la culture globale.

5Les actions les plus saillantes liées à cette opération de mise en valeur de la culture locale sont, d’un côté, un travail considérable de repérage, de réédition et de diffusion des enregistrements sonores et de la littérature relatifs aux pratiques rurales de tradition orale ; de l’autre, le financement et le soutien d’événements musicaux tels qu’un festival, Notte della Taranta, qui a désormais atteint une portée internationale.

6Créé en 1998 dans le village de Melpignano, qui ne compte pas plus de deux mille habitants, le festival Notte della Taranta bouleverse le cours d’un mouvement initialement plutôt indépendant dans son développement. Depuis ses premières éditions, toute l’attention des acteurs sociaux impliqués dans le revivalisme s’est portée sur cet événement. Avec ce festival commence donc un nouveau chapitre de l’histoire des musiques de tradition orale au Salento, depuis la redécouverte de la culture paysanne au début des années 1990. Le festival devient d’ailleurs, en quelques éditions, un phénomène attirant chaque été un public d’environ cent mille personnes, et donnant à une forme musicale souterraine et marginale une portée nationale, voire même internationale.

7Le même schéma est réemployé tous les ans : deux semaines de concerts de groupes locaux revivalistes, et un grand concert final dirigé par un chef d’orchestre invité, reconnu sur le plan international. De par son grand rayonnement suite à une couverture médiatique nationale depuis 2003, ce concert polarise l’attraction et l’intérêt du public et des touristes.

8La création et le succès de ce festival montre jusqu’à quel point, à travers un projet d’affirmation économique de la région sur la base des ressources reliées au paysage et à la culture orale, la politique d’institutionnalisation de ce projet est devenue le trait distinctif du Salento dans les deux dernières décennies. Les intellectuels et les chercheurs en sciences sociales ont accéléré le processus de marketing territorial, jouant un rôle clé dans la constitution et l’affirmation d’une identité salentine. Ce contexte de promotion territoriale fait office de vitrine pour les projets musicaux des chanteurs et des musiciens revivalistes.

  • 2 Les années 1970 sont marquées par une volonté de donner aux classes dominées rurales, paysannes, pa (...)

9Cependant, dans l’univers revivaliste salentin, comme les partisans d’une attitude plus philologique le montrent, aucune modification de la tradition ne passe inaperçue, ni sans engendrer des objections. Dès que ces transformations sont pointées du doigt, un contre-courant de retour aux sources prend forme afin de préconiser la sauvegarde et la réaffirmation d’une tradition que l’on estime menacée de déviance. C’est d’ailleurs le rôle que les collecteurs-musiciens d’une première vague revivaliste, active pendant les années 1970 2, se sont donné vis-à-vis des hybridations très poussées qui sont dernièrement apparues au Salento et des solutions musicales jugées non pertinentes sur le plan conceptuel (et philologique) dans le cadre de la Notte della Taranta.

10Il n’est pourtant pas négligeable que le répertoire de la paysannerie existe et vive aujourd’hui, et ce principalement dans les salles de concert et dans les festivals où il s’offre à de nouveaux auditoires. Mais si, pour être invités dans les cénacles des circuits internationaux, les musiciens doivent respecter principalement les règles particulières au monde du spectacle, les critères de reconnaissance auprès des Salentini sont d’une autre nature. Ces conventions concernent essentiellement ce qui relève de l’authenticité. Dans leur propre système culturel, les chanteurs et les musiciens revivalistes sont soumis à des processus de validation qui passent par une reconnaissance identitaire. Mais comment les critères de validation d’un chanteur ou d’un projet musical sont-ils construits ? Comment s’appliquent-ils à la pratique musicale ? Sont-ils partagés ?

11Les chanteurs revivalistes sont plongés dans une réalité fortement marquée par les attitudes que l’on considère propres à une société de consommation globalisée. Dans ces conditions socioéconomiques et culturelles, ils importent une tradition qui vient du passé, mais dont on ressent encore les échos dans la société actuelle. Dans la mesure du possible, ils voudraient en sauvegarder les valeurs et les contenus symboliques. Cependant, si les chanteurs revivalistes veulent que leur musique soit vivante, ils se voient obligés d’adapter cet héritage et de développer des pratiques musicales répondant aux besoins et aux exigences de leur contexte de vie contemporain et du marché musical. Ils sont alors obligés d’opérer une médiation entre le maintenant et l’avant, une négociation entre leur statut de citoyens du présent et celui de passeurs des pratiques et des valeurs d’une société paysanne qu’ils n’ont jamais vécue.

Fig. 1. La chanteuse Anna Cinzia Villani au Festival Notte della Taranta, 2010. Photo Tony Rizzo.

Fig. 1. La chanteuse Anna Cinzia Villani au Festival Notte della Taranta, 2010. Photo Tony Rizzo.

Un modèle d’analyse entre biographies et foyers

12Notre ethnographie s’appuie sur une étude de cas qui, de par sa perspective volontairement restreinte, se livre à l’examen minutieux d’un groupe d’individus en contexte, dont nous cherchons à approfondir l’histoire musicale et l’expérience esthétique. Nous avons exploité le potentiel d’investigation le plus puissant que les chanteurs revivalistes salentins adoptent afin d’affirmer leur propre identité artistique : la production de discours. Quant au travail analytique, nous nous sommes occupée, en premier lieu, de déceler derrière les mots l’intrigue du fonctionnement des mécanismes propres à l’appréciation et à l’expérience esthétiques ; en deuxième lieu, d’investiguer les relations entre les discours prononcés par les chanteurs revivalistes et le monde qui les entoure, les parcours et le statut artistique de ces chanteurs, ainsi que les enjeux politiques qui pèsent sur la réalité culturelle et musicale revivaliste. Pour le dire autrement, nous avons tenté de rendre les enjeux du chanteur plus visibles, interprétant les discours esthétiques relatif à leur champ d’expérience et leur horizon culturel. Sachant qu’il est impossible de saisir la complexité d’une attitude esthétique par une analyse linéaire, nous avons procédé à un découpage du flux d’expérience en créant des contextes d’observation privilégiés tels que des entretiens et des tests d’appréciation. Nous avons notamment proposé à dix chanteurs revivalistes, interviewés de façon individuelle, des tests d’appréciation centrés sur l’écoute de voix d’anciens chanteurs paysans (Gervasi 2011  : 243-278).

13L’analyse comparée des résultats de ces tests montre que les chanteurs ont des cadres référentiels plutôt diversifiés. Pour une moitié du panel, la nature de ce cadre est musicale, pour l’autre moitié elle est extramusicale. À l’intérieur de chacune de ces deux grandes catégories – musicale et extramusicale –, les réponses sont aussi hétérogènes et subjectives ; en d’autres termes, la portée subjective de l’appréciation de l’objet sonore varie de chanteur à chanteur. Pour certains, le filtre, constitué par les croyances à travers lesquelles ils apprécient une pratique vocale ou une performance, a une action régulatrice très forte, au point de leur permettre de réinterpréter les propriétés et le contenu de l’objet d’attention, indépendamment de sa réalité ontologique et contextuelle. Une chanteuse, par exemple, charge un chant polyphonique de travailleurs d’une valeur esthétique parce qu’elle envisage dans cette pratique un lien avec les chœurs de la tragédie grecque. C’est ainsi que, lors de son test d’appréciation, elle explique la nature de ce lien :

L’un de mes morceaux préférés est chanté par un chœur d’hommes. J’ai l’impression d’écouter un chœur de la tragédie grecque, un chœur très loin. Je l’aime parce que la première fois que je l’ai écouté, j’ai imaginé que les chœurs de la Grèce classique chantaient de la même façon. C’était un témoin de la culture grecque, transférée au Sud de l’Italie et conservée ici jusqu’à nos jours. Je ne sais pas dire si, du point de vue musical, mon intuition est correcte ou non, mais j’ai cette sensation.

14Un autre chanteur relie l’expressivité vocale des anciens paysans à ses principes moraux. Au cours de son test d’appréciation, son écoute semble être capturée principalement par le timbre des différentes voix, mais surtout par les qualités générales de la performance qu’il lie souvent à des facteurs d’ordre moral. S’agissant des voix, elles sont qualifiées par des adjectifs caractérisant les propriétés des sons, telles que « limpide », « complète », « résonnante », « pleine », « harmonique » ; mais elles se chargent souvent, dans l’évaluation de notre chanteur, d’une composante humaine et morale qui va au-delà de l’appréciation des formes et des qualités. Dans ce cas, les voix sont admirées parce qu’elles viennent d’une personnalité « sûre d’elle », ou parce qu’elles résonnent comme des voix « vécues » et « denses d’expérience ». De la même manière, pour qualifier une exécution de façon générale, il utilise des adjectifs tels que « profonde », « honorable », « naturelle », « non forcée », qui ne se justifient pas nécessairement en ce qui concerne les propriétés de la voix, du chant ou de la performance. En effet, il nous informe qu’il ne lui est pas facile d’expliquer les raisons de ses appréciations et que toute analyse technique constitue une attitude réductionniste pour l’appréciation d’un chant. Il déclare :

J’ai l’impression d’être soumis à une sollicitation sensorielle continue avec toutes ces écoutes. C’est difficile de dire ce qui me plaît et ce qui ne me plaît pas et pourquoi une voix me plaît. À mon avis, les raisons sont contenues dans ce qu’une voix cache. Cette chanteuse, par exemple, arrive, en chantant, à ouvrir une fenêtre sur son monde, sur sa façon d’être. Toute la puissance de la musique de tradition orale est là. Chacun se prend un espace et, exploitant ses potentialités, transfère son être à l’autre. Mais ce passage est possible seulement lorsque tout ce que l’on a appris est en harmonie avec ses propres potentialités. Je ne sais pas dire ce qui me plaît et ce qui ne me plaît pas, mais je sais que tout ce que je suis en train d’écouter représente ce que je viens d’expliquer, c’est-à-dire un individu pour lequel ce qu’il a appris est en harmonie avec ce qu’il peut faire en chantant. Alors tout est correct, tout est complet.

15Pour qu’un chant sollicite une réaction d’ordre esthétique chez notre chanteur, il est nécessaire que l’objet sonore dont il est question représente ce qu’il attend de ce chant, c’est-à-dire qu’il soit l’expression d’un sujet qui chante en harmonie avec son être et son vécu. Mais existe-t-il des paramètres qui puissent mesurer « le niveau d’harmonie » demandé par notre chanteur ? S’agit-il de propriétés intrinsèques à l’objet sonore qui peuvent être testées et mesurées aussi par d’autres sujets ? Les paramètres d’appréciation proposés par le chanteur salentin répondent, à notre avis, à une échelle de valeurs d’ordre subjectif. D’ailleurs, comment pourrait-il établir le niveau de cohérence entre l’expression vocale et le vécu d’un chanteur paysan qu’il n’a jamais connu, dont il ne connaît ni l’histoire personnelle, ni celle de la période que ce chanteur a vécue ?

16Les tests ont montré également que certains chanteurs réagissent vis-à-vis de propriétés (voix tendue, aiguë, émission à la limite des possibilités du chanteur, timbre rude) de la trace vocale censées être propres à la pratique vocale de la paysannerie salentine, et, par conséquent, belles à écouter. Il est alors intéressant d’observer comment leur appréciation fonctionne lorsque les critères d’appréciation sont de l’ordre du musical stricto sensu. À ce propos, le cas d’un extrait en particulier mérite notre attention, celui de Giorgio Vitale enregistré par l’ethnomusicologue italien Diego Carpitella en 1960 (in Agamennone 2005). L’exemple de Giorgio Vitale répond parfaitement au canon du chanteur typiquement salentin diffusé dans les circuits revivalistes : un chanteur avec une voix puissante, tendue, aiguë, forcée jusqu’à ses propres limites.

17Un des chanteurs revivalistes soumis au test d’appréciation propose le commentaire suivant après avoir écouté la voix de Vitale :

Voilà l’exemple du chanteur doué pour tout : une bonne émission du son, la capacité de moduler, une grande interprétation. Il est à même de changer la structure comme s’il était en train d’imaginer un arrangement musical. C’est l’extrait que je préfère parce que le chanteur est hors de tous les standards. J’ai toujours à l’esprit cette image du trainiere (conducteur de charrette dans l’idiome local) qui chante et qui se fait entendre à grande distance. En écoutant cette voix tendue, je suis touché. Le chanteur a une puissance interne qu’il ne peut pas contrôler, celle-ci ressort parce qu’elle est naturelle. En outre, je comprends le texte chanté, j’apprécie les capacités vocales, ses jeux de voix qui me font penser à une grande maîtrise des techniques vocales propres aux grandes écoles de chant.

18En écoutant la même voix, une chanteuse revivaliste déclare :

Celle-ci me plaît à mourir. J’aime la texture de la voix, le timbre, la technique vocale. Ce qu’il fait est très difficile à chanter, mais ce que j’aime le plus est sa voix. Du point de vue émotionnel, cette dernière me capture complètement. Je perçois sa façon de chanter comme libératoire, thérapeutique. Sa voix m’entoure, me fait rester immobile. J’imagine que, si quelqu’un chante en face de moi de la même façon, je reste hypnotisée. Il me plaît parce qu’il se donne avec toute la puissance qu’il possède.

19Dans notre panel, il y a cependant un chanteur revivaliste qui nous propose une lecture opposée de ce même extrait :

Cet chanteur chante en falsetto ; mais, à mon avis, il s’agit d’une interprétation fausse. Il a probablement entamé le chant avec une hauteur aiguë qu’il n’arrive pas à maintenir. La tonalité employée ne répond pas à sa tonalité naturelle, c’est pourquoi sa voix n’est pas naturelle non plus. C’est impossible qu’un chanteur puisse chanter si haut. Il a certainement voulu montrer toute la puissance de sa voix en présence de l’ethnomusicologue [Carpitella] et il a trop poussé dans les notes aiguës.

20Nous savons qu’en considération de son âge (il est le chanteur le plus âgé de notre panel), mais surtout de son parcours de vie, les cadres référentiels de ce revivaliste ne sont pas partagés avec les autres. Les critères de jugement mis en œuvre par ce chanteur sont empruntés à la tradition paysanne par son grand-père qui les lui a transmis de vive voix. Les critères adoptés par les chanteurs revivalistes plus jeunes – et qui n’ont pas eu un apprentissage en contexte – découlent vraisemblablement d’une reconstruction a posteriori de la pratique vocale. En outre, les commentaires portés par des anciens chanteurs paysans à l’occasion d’un test analogue à celui soumis à la nouvelle génération, rejoignent en effet les mêmes considérations que notre revivaliste (interprétation fausse, registre trop aigu et peu naturel).

21Si nous parcourons l’ensemble des commentaires, en dépit de quelques analogies dans l’attitude vis-à-vis de l’expérience d’attention esthétique et de quelques critères que l’on retrouve évoqués par plusieurs revivalistes, l’aspect le plus significatif de l’ensemble des tests est plutôt l’hétérogénéité des critères et des conduites, ainsi que la variété des approches relatives aux voix de la paysannerie (Gervasi 2011  : 270-278). De plus, en considérant que l’étendue de notre analyse se limite à un panel de dix chanteurs, cette hétérogénéité et cette variété sont particulièrement significatives dans le cadre d’une mise en perspective des critères d’appréciation et du profil esthétique de chaque chanteur. Pour quelle raison certains profils sont-ils plus semblables que d’autres ? Et pourquoi sont-ils fondamentalement dissemblables entre eux ? Afin de bien cerner ces questions, il est en premier lieu nécessaire de pratiquer une observation analytique qui place les acteurs dans leur contexte situationnel (artistique, culturel) et, en deuxième lieu, de disposer les données récoltées de façon à maintenir un dialogue permanent entre les discours des chanteurs revivalistes glanés sur le terrain et l’ensemble de leurs expériences artistiques et culturelles.

22Après avoir reconstruit leur biographie artistique et musicale, nous avons acquis la conviction que les critères d’appréciation des chanteurs sont étroitement corrélés à cette biographie, notamment à la formation et à l’apprentissage, à leurs expériences musicales précédentes ou parallèles à la pratique vocale salentine ; aux milieux culturels et artistiques fréquentés ; ainsi qu’à leur statut artistique et professionnel. C’est ainsi que, dans le dévoilement de toutes ces connexions implicites – que les chanteurs ne révèlent pas, puisqu’elles sont parfaitement intégrées à leur parcours de vie –, le travail du chercheur prend forme. Lorsque nous commençons à mettre en perspective les critères d’appréciation avec le parcours de formation, les milieux fréquentés, les biographies artistiques de chacun des chanteurs, nous nous apercevons qu’il y a souvent un rapport de causalité, quoique non rigide et pas nécessairement linéaire.

23Dans l’édition française du volume Histoires des musiques européennes, le quatrième de l’Encyclopédie dirigée par Jean-Jacques Nattiez (2006), Jean Molino consacre un article aux fondements théoriques nécessaires pour écrire l’histoire de la musique occidentale à partir d’un paradigme méthodologique alternatif au paradigme classique ancré sur des notions abstraites telles que les siècles, les époques ou les styles. Dans la perspective d’un paradigme individualiste, il propose notamment de considérer, comme point de départ d’une nouvelle histoire, les actions de l’individu situé dans ce que l’historien d’art Jacques Thuillier appelle les foyers (Molino 2006). Ceux-ci sont des « lieux dans lesquels s’est déroulée sa formation [celle de l’individu] et où il a entretenu avec ses pairs des liens directs de collaboration, de compagnonnage ou de rivalité. […] Ces foyers sont au centre de sphères d’influence, de « bassins » plus ou moins étendus – région ou nation – ; mais entretiennent en même temps des relations avec d’autres foyers : ainsi peut se constituer une « analyse géographique plurale » qui permet de prendre en compte les déplacements des artistes d’un foyer à un autre, les réseaux d’échanges entre foyers ainsi que leur hiérarchie » (Molino 2006 : 1389).

24Cette histoire de biographies et de foyers, tracée au présent, peut être l’histoire des acteurs de notre enquête, qu’il est nécessaire de situer dans un contexte culturel, d’apprentissage et d’échange, afin de comprendre comment ces deux facteurs – biographie (apport individuel) et foyer (influence du groupe, du contexte, de la société) – arrivent à caractériser le parcours d’affirmation artistique qui, selon notre hypothèse, se reflète sur les critères d’appréciation de nos chanteurs revivalistes.

25Au-delà des héritages principalement familiaux, qui ont permis à deux de nos chanteurs d’avoir une connaissance directe et ponctuelle de la grammaire musicale paysanne, il nous semble intéressant, afin de comprendre le fonctionnement du système de filtrage qui affecte l’expérience esthétique de nos chanteurs, d’apercevoir également les contacts et les liens que certains d’entre eux ont entretenus avec les foyers qui ont caractérisé (ou caractérisent encore) la vie culturelle et musicale du revivalisme contemporain.

26Nous sommes persuadée que certaines modalités de conception et de pratique de la musique de tradition orale propres à la vague revivaliste des années 1970 ont continué à circuler dans les milieux fréquentés par nos chanteurs, quoique réinterprétées aujourd’hui selon l’esprit du temps (« glocalisation », world music). Certains des sujets qui ont animé la renaissance de l’intérêt pour la culture paysanne des années 1990 sont d’ailleurs les mêmes protagonistes du mouvement idéologique des années 1970. Nous supposons notamment que ce sont surtout les chanteurs qui n’ont ni un passé directement ancré sur la pratique vocale, ni une formation musicale solide, qui s’appuient sur un langage et des attitudes empruntés au mouvement politico-culturel des années 1970. Ce mouvement possède une histoire et une identité sur lesquelles nos chanteurs se basent pour accéder à la scène musicale actuelle. Selon notre observation, l’héritage d’une idéologie teintée des couleurs de la gauche prolétaire a continué d’exercer son « pouvoir d’attraction » sur la nouvelle génération. Les principes de cette idéologie, repris, révisés et exploités aujourd’hui par les politiciens et les opérateurs culturels dans le cadre d’une dimension identitaire et de promotion touristique, permettent à nos chanteurs d’exister sur la scène de la world music (harmoniser italique ou pas) en tant qu’artistes et représentants de la culture musicale salentine.

  • 3 L’adjectif « subalterniste » renvoie à la notion de « subalterne », au sens que Gramsci (1975) lui (...)

27L’« idéologisation subalterniste 3 » de la pratique musicale exercée par les mouvements revivaliste et de redécouverte des expressions paysannes a légué en héritage une sorte d’« anthropologie active » inspirée de la pensée gramscienne, et vouée à rendre, via l’action musicale, ces expressions « un ferment d’une nouvelle culture humaniste à vocation universelle » (Amselle 2011  : 225). La culture liée au monde agricole, et donc l’ensemble des pratiques musicales paysannes, acquièrent dans cette perspective une valeur sociale qui se transmet grâce à l’action revivaliste. Cette action peut s’affirmer sur la scène musicale contemporaine en tant qu’expression musicale « glocale » et en tant que produit d’une identité reconnaissable. La valeur sociale de cette culture apparaît en filigrane dans la plupart des commentaires et des déclarations de nos chanteurs revivalistes. Au cours des tests d’appréciation portant sur les documents ethnographiques historiques, nous avons récolté un grand nombre de formules emblématiques témoignant de la valeur socioculturelle associée aux voix paysannes écoutées par nos chanteurs. Bref, ces chants engendrent chez une partie de nos chanteurs une réaction d’ordre esthétique en raison de ce qu’ils représentent, c’est-à-dire les derniers témoignages de la culture ancestrale de leur terre d’origine.

Processus rhétoriques et stylisation musicale

28Les dynamiques contemporaines de diffusion des musiques du monde permettent à n’importe qui d’avoir accès facilement à une grande quantité de musique et de s’approprier aussi aisément des styles et des langages venant d’ailleurs, mais ouverts à l’hybridation (Bohlman 2002). Dans ce sens, la Notte della Taranta constitue un contexte d’expérience incontournable pour nos chanteurs. C’est dans le cadre de cette manifestation, qu’ils ont l’occasion de collaborer avec des musiciens provenant de cultures et de genres musicaux différents et donc d’observer, d’assimiler et d’apprendre leurs pratiques, leurs langages et leurs styles. Des exemples d’hybridation musicale expérimentés dans les circuits internationaux de la world music, et appris dans le cadre du festival, ont conduit certains de nos chanteurs à se mesurer à la recherche des langages les plus variés – balkanique, dub, électronique, techno, jazz, blues, musique de banda, etc. – et propres à se mêler avec succès, à leur avis, à la grammaire et au style des répertoires paysans du Salento. Mais comment nos chanteurs soutiennent-ils alors leur attachement à la culture musicale paysanne ?

29Leur image artistique se nourrit principalement d’une aspiration explicite, et rhétorique, à l’authenticité qui constitue l’occasion d’affirmer leur propre personnalité artistique par rapport au mouvement de mise en valeur de la culture paysanne. Cette aspiration joue un rôle crucial à la fois pour légitimer leur activité locale et pour garantir l’exportation de leurs projets musicaux à l’extérieur de la région.

30Les différents milieux politiques et culturels qui gravitent autour du festival contribuent à orienter les goûts et à offrir des catégories d’appréciation d’ordre musical ainsi que des critères de valeur qui touchent aux domaines de l’éthique et de l’identité, et cela, par le biais de procédés rhétoriques. Les politiciens et les opérateurs culturels ont par exemple considéré la Notte della Taranta comme un projet culturel de rédemption économique du territoire. Ils ont réalisé un programme de développement culturel de la région à travers des discours construits autour d’une pratique musicale. Marcello Sorce Keller explique bien d’ailleurs comment la musique se prête aisément à de telles réaffectations symboliques. Le chercheur affirme que la musique « est un phénomène qui, au niveau du son, comme au niveau des comportements nécessaires à sa production, est tellement apte à se charger de valeurs symboliques que, en tant que symbole, elle peut fonctionner pour presque tout et, in primis, pour la politique » (Sorce Keller 2007 : 1133-4).

31Le contenu politique des courants revivalistes au Salento est principalement passé par les discours prononcés par les musiciens directement impliqués dans la propagande des années 1970, et de nos jours par les politiciens. Ces discours ont-ils une incidence concrète sur l’expérience artistique des chanteurs revivalistes ? La force rhétorique du langage politique a permis, grâce surtout à l’ampleur médiatique de la Notte della Taranta, de construire l’objet « musique paysanne », qui n’a jamais existé sous les formes à travers lesquelles il est présenté aujourd’hui dans la pratique musicale de nos chanteurs. Grâce à cette production de discours, la musique paysanne est perçue comme authentique parce que les spectateurs la vivent comme elle se présente à eux, c’est-à-dire comme une réalité historique. Les stratégies rhétoriques en ont en fait garanti la revitalisation avant la pratique elle-même. Nous sommes persuadée que nos chanteurs ont assimilé – consciemment ou non – ces stratégies, arrivant à affirmer sur le marché un monde musical paysan imaginé qu’ils ont créé, chacun sur la base de sa propre expérience de la paysannerie et de ses propres valeurs apprises dans les foyers qu’ils ont fréquentés. Il va de soi que les chanteurs qui ont moins d’appuis proprement musicaux pour légitimer leur proposition vocale ont besoin pour s’affirmer de développer des stratégies et un discours convaincant.

32La salentinité est un de ces concepts vagues, mais efficaces, construits in vitro par les politiciens et les opérateurs culturels pour mettre en œuvre la valorisation de la culture et des traditions paysannes. Sur ce concept, nos chanteurs ont fondé leur affirmation artistique, transférant également les procédés rhétoriques dans la pratique musicale. Celle-ci est souvent présentée sur scène ou même dans les projets discographiques comme une sorte d’expérience « synesthésique ». À travers un processus de sollicitation sonore, certains de nos chanteurs renvoient l’auditoire à une dimension visuelle et physique des espaces et des sonorités propres à la vie agricole (bruit des roues des charrettes, des feuilles des arbres, des sabots de chevaux, etc.). Ces renvois se réalisent grâce à un usage stylisé des sons et des bruits d’instruments acoustiques ou électroniques. Ces sons agissent en tant que connecteurs sensoriels entre l’ici et l’ailleurs, en mesure de traduire une perception sonore en image mentale. Ces sons stylisés contribuent ainsi à reconstituer l’environnement physique au sein duquel le chant paysan était exécuté. Autrement dit, ils accomplissent une fonction précise, qui consiste à relier la pratique musicale actuelle au monde paysan à travers un processus rhétorique d’évocation des atmosphères de la campagne, telles que celles décrites par les chercheurs (Lomax, de Martino, Carpitella, Agamennone) ou par les chanteurs paysans interviewés.

  • 4 Pratique très populaire dans l’univers paysan, les trainieri représentaient une catégorie spécifiqu (...)

33Le répertoire le mieux exploité dans le sens synesthésique est celui des pratiques vocales arie di trainiere4. Certains chanteurs salentins se sont construit une image vocale définie du « traînière », caractérisée par une hyperfonction de l’appareil phonatoire, un registre aigu, une tension dans l’émission, ainsi qu’une forte intensité, à travers lesquels s’affirme une présence vocale en relation avec l’ampleur des distances spatiales. Sur le plan musical, cette exigence expressive se traduit par une pratique vocale très peu rythmée qui favorise la puissance de la voix chantée dans un registre aigu. Ce n’est pas un hasard si les extraits musicaux d’anciens trainieri qui présentent tous ces traits sont les plus appréciés des chanteurs revivalistes. Ces extraits, aux caractéristiques vocales et musicales très reconnaissables, si bien imités, rendent par conséquent identifiable le chanteur revivaliste qui les propose en tant que chanteur salentin. C’est pourquoi les traits musicaux qui les caractérisent deviennent des paradigmes musicaux, dont le respect garantit l’appréciation de chanteurs revivalistes. Ces derniers appliquent aux chants des paysans une sorte de fragmentation des traits les plus marquants. Ensuite, ils recréent à partir des ces chants des nouvelles versions qui s’adaptent à leur propre représentation du passé. Celle-ci découle d’une sorte de négociation entre, d’une part, les attentes du public et les enjeux des autres acteurs du mouvement revivaliste (chercheurs, opérateurs culturels, politiciens, maisons de disque, directeurs de festivals, etc.) et, d’autre part, leur propre parcours musical et culturel et leurs capacités artistiques. De cette façon, les chanteurs revivalistes réifient le monde rural à travers un produit musical qui stylise jusqu’à l’exaspération les traits vocaux les plus reconnaissables. C’est pourquoi les chanteurs paysans, auxquels nous avons proposé certaines interprétations des arie di trainieri de nos chanteurs revivalistes, ne les ont ni reconnues ni acceptées en tant qu’expressions de la paysannerie salentine. En définitive, dans sa dimension revivaliste, la musique de la civilisation paysanne n’existerait que grâce à des stratégies rhétoriques qui en ont garanti la revitalisation au-delà de la grammaire, du style et des contenus propres à la civilisation agricole rurale. Ainsi, pour que ce mouvement musical existe et continue à se diffuser, il est vital qu’il se fonde sur des traits musicaux reconnaissables et que les projets artistiques de chacun soient accompagnés par une production de discours qui affirme, de façon rhétorique, la continuité entre ce mouvement et la tradition musicale paysanne.

34Selon notre observation, le paradigme esthétique de nos chanteurs coïncide avec les critères musicaux (hyperfonction de l’appareil de phonation, choix d’un registre aigu, tension dans l’émission, forte intensité de la voix, pratique vocale très peu rythmée) et extramusicaux (la valeur culturelle de l’héritage musical paysan) qui sont à la base de la rhétorique revivaliste. D’autre part, un auditeur ne connaîtra jamais la tradition musicale des chanteurs paysans du Salento en écoutant nos chanteurs ; mais il sera convaincu, grâce aux procédés rhétoriques appliqués à la pratique musicale, d’être immergé dans l’environnement dans lequel se produisait un chant de travail ou d’amour paysan.

La « signature » artistique individuelle et l’hétérogénéité des profils esthétiques

35Pourquoi les profils esthétiques de nos chanteurs, tels que nous les avons observés au cours de l’enquête, manifestent-ils une hétérogénéité quant aux critères d’appréciation, alors qu’ils partagent les mêmes procédés rhétoriques de mise en œuvre d’un projet musical ?

36Huit des dix chanteurs de notre panel sont des musiciens professionnels, c’est-à-dire que leurs revenus proviennent exclusivement de leur activité musicale. Pour eux, donner des concerts et vendre leurs projets musicaux constituent un plaisir, une satisfaction artistique, mais en même temps une exigence de survie économique. Le festival Notte della Taranta est, par exemple, la plus importante des vitrines qui leur permet de conquérir l’attention du public, des producteurs, des opérateurs musicaux et culturels, des médias. Au cours de la kermesse musicale, ils ont des espaces pour attirer l’attention et promouvoir leurs propres projets discographiques. Il est alors inévitable que, étant donné les implications médiatiques et commerciales du mouvement revivaliste et notamment du festival, une atmosphère de forte compétition prévale, bien que, dans la plupart des cas, elle ne soit pas explicitée. Cette compétition non révélée dépasse aussi les liens d’amitié très forts, les rapports d’estime et de collaboration artistique existant entre la plupart de ces chanteurs. Comment les mécanismes de cette compétition silencieuse se mettent-ils en œuvre lors du festival, mais également en dehors de la kermesse ?

Fig. 2. L’orchestre « La Notte della Taranta » à la quatorzième édition du Festival Notte della Taranta, 2011.

Fig. 2. L’orchestre « La Notte della Taranta » à la quatorzième édition du Festival Notte della Taranta, 2011.

Photo Kash Gabriele Torsello.

37Notre observation et notre analyse des comportements artistiques de nos chanteurs – choix des arrangements musicaux, des scènes où se produire, de la façon de promouvoir leurs projets, de se présenter sur scène, etc. – démontrent que ceux-ci tentent de se créer une image artistique unique et bien distinguée par rapport à celle de leurs collègues, et ce en dépit du fait que leur proposition musicale puise dans le même répertoire de chants pour les projets discographiques et les différentes scènes, à l’instar de standards de jazz. Les choix musicaux concernant les arrangements à travers lesquels nos chanteurs proposent les répertoires de tradition orale de la région constituent ce que Monique Desroches appelle la « signature individuelle », qui leur permet de se distinguer de leurs collègues et de s’affirmer sur le marché musical par rapport aux autres : « cette signature que nous avons qualifiée de ‹ singulière › s’impose en nouveau paradigme expressif. Certains jeunes artistes voient dans la scène touristique un lieu exceptionnel d’expression individuelle et d’expérimentation artistique. Le spectacle touristique se profile chez eux à la fois dans la continuité d’un lieu de mémoire et dans l’exploration ou la création musicale » (Desroches 2011  : 71).

38L’ethnomusicologue canadienne applique cette notion à l’activité des chorégraphes martiniquais qui, à travers la mise en tourisme du patrimoine musical de leur île, édifient leur identité de Martiniquais et profitent de cette occasion exceptionnelle de proposition musicale pour se mettre en valeur. Ainsi, tout l’enjeu pour l’artiste-créateur consiste alors, écrit Desroches, « à instaurer un réel dialogue entre, d’un côté, le patrimoine musical avec ses exigences expressives et son historicité et, de l’autre, la créativité individuelle et singulière du chorégraphe » (ibid.). Ne pourrait-on pas dire la même chose de nos chanteurs revivalistes ?

39L’image artistique de ces chanteurs se joue dans une tension permanente entre la nécessité d’être reconnaissables en tant que chanteurs salentini (l’authenticité) – d’où l’exigence d’accompagner leur pratique musicale d’un discours rhétorique qui légitime leur action musicale – et la nécessité de se distinguer par leur originalité et leur contribution personnelle par rapport aux autres (signature singulière) – d’où la recherche d’un style reconnaissable et la nécessité d’hybrider le répertoire du Salento avec les autres langages musicaux, selon le goût de chacun. Ils sont ainsi tiraillés entre les attentes de leurs possibles publics (local versus externe, puriste versus ouvert à l’hybridation, paysan versus non paysan, etc.) et la tentative de donner lieu à un paradigme artistique reconnu et apprécié qui s’adapte à la biographie musicale et culturelle de chacun. Il va de soi que cette tension s’inscrit dans les enjeux artistiques et commerciaux de leur statut de musiciens et qu’elle affecte l’horizon d’appréciation de nos chanteurs.

40Ce qu’ils présentent à leur public, comme l’observe Desroches pour le cas des musiciens martiniquais, « n’est pas une éventuelle authenticité d’une culture musicale, mais la mise en scène d’une authenticité singulière » (ibid.), celle de chaque chanteur qui se distingue des autres par son projet artistique personnel.

41Bien que cela ne soit jamais explicitement révélé, tout chanteur aspire à être considéré comme le représentant de la culture musicale paysanne du Salento. Les chanteurs ne reconnaissent que rarement ne pas apprécier le projet musical, la voix ou la façon de chanter d’un collègue (voire ami), mais ils s’engagent souvent dans des discours où ils expliquent comment la musique vocale de tradition orale devrait être jouée et qui, selon eux, de par son histoire personnelle à l’égard de la tradition paysanne, a le droit de chanter cette musique, et qui, par contre, devrait être exclu des circuits revivalistes salentins. Il va de soi que, dans la plupart des cas, ce qu’ils proposent comme modèles correspond à leurs propres pratique et histoire, ainsi qu’aux critères esthétiques qu’ils privilégient dans leur musique. Bref, pour ces chanteurs revivalistes, l’ensemble de ces éléments fait office de grille catégorielle pour la formulation d’un jugement de goût et, de façon générale, pour régler leur appréciation esthétique.

42Pour résumer, ils se créent une image artistique bien définie qui résulte de plusieurs facteurs : la biographie et la formation musicales de chacun sur la base des foyers fréquentés ; le rapport et l’expérience personnelle avec la tradition ; l’interprétation individuelle du revivalisme ; les capacités artistiques et musicales de chacun ; et, enfin, les enjeux du marché musical et touristique. Le processus que nous venons de reconstruire nous amène à conclure que ce ne sont pas leurs goûts qui influencent leur profil artistique, mais que, au contraire, c’est l’ensemble des facteurs que nous venons d’énoncer qui concourent à influencer leur profil artistique et leurs critères d’appréciation. Les enjeux artistiques constituent – c’est notre hypothèse – le cadre référentiel à partir duquel l’appréciation des chanteurs revivalistes se modèle.

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Bibliographie

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Notes

1 Le concept a été développé en sociologie par Barry Wellman et Keith Hampton dans les années 1990, puis approfondi par Zygmut Bauman (2004 ; 2005a ; 2005b). La glocalisation est un mouvement culturel qui utilise des outils de l’organisation sociale et des stratégies issues du système globalisé afin de mettre en valeur les aspects culturels locaux, ce qui se résume dans la formule « penser global et agir local ».

2 Les années 1970 sont marquées par une volonté de donner aux classes dominées rurales, paysannes, pastorales et parfois artisanes leur propre statut culturel en considérant leurs pratiques et leurs formes symboliques comme des expressions d’une humanité digne d’une attention intellectuelle et politique. Il s’agit en effet d’une période dans laquelle, en Italie, les principes idéologiques des partis politiques orientés à gauche intègrent les tensions sociales et civiles, ce dont rend compte la production culturelle (musique, théâtre, cinéma, etc.). À partir du début des années 1970, certains représentants de la culture locale en contact avec les expériences politiques et culturelles de la capitale, ainsi qu’un groupe de jeunes musiciens et universitaires, certains passionnés et d’autres intrigués par les traditions populaires, engendrent sur le territoire le mouvement revivaliste salentin (Santoro : 2009). La musique joue dans le contexte que nous venons de décrire un rôle de véhicule d’un message politique. L’essentiel tient dans l’affirmation de l’idéologie de soutien de la classe prolétaire.

3 L’adjectif « subalterniste » renvoie à la notion de « subalterne », au sens que Gramsci (1975) lui a attribué en la référant aux groupes sociaux qui demeurent en dehors des structures consolidées de représentation politique, comme les classes paysannes et ouvrières.

4 Pratique très populaire dans l’univers paysan, les trainieri représentaient une catégorie spécifique de travailleurs de la société paysanne, aptes au transport des marchandises sur des charrettes. Les conducteurs avaient l’habitude de chanter durant des longs parcours solitaires, souvent effectués pendant la nuit. Les détenteurs de la mémoire vivante de ces pratiques affirment que les trainieri pouvaient parfois voyager en groupe, dans une disposition de file indienne introduisant ainsi une distance entre eux, distance comblée par le chant lorsqu’il s’agissait de communiquer. Comme le décrit l’ethnomusicologue italien Maurizio Agamennone (2005) à partir des notes de terrain de Carpitella, le but de ces pratiques répondait premièrement à l’exigence de combler à travers la voix l’ampleur des espaces. C’est pourquoi la vocalité des chanteurs semble privilégier une hyperfonction de l’apparat de phonation, un registre aigu, une tension dans l’émission, ainsi qu’une forte intensité à travers lesquelles s’affirme une présence vocale en relation à l’ampleur des distances spatiales. Sur le plan musical, cette exigence expressive se traduisait dans une pratique vocale très peu rythmée qui favorisait la puissance de la voix chantée dans un registre aigu (ibid.).

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Table des illustrations

Titre Fig. 1. La chanteuse Anna Cinzia Villani au Festival Notte della Taranta, 2010. Photo Tony Rizzo.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/docannexe/image/1893/img-1.png
Fichier image/png, 219k
Titre Fig. 2. L’orchestre « La Notte della Taranta » à la quatorzième édition du Festival Notte della Taranta, 2011.
Crédits Photo Kash Gabriele Torsello.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/docannexe/image/1893/img-2.png
Fichier image/png, 317k
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Pour citer cet article

Référence papier

Flavia Gervasi, « Affirmation artistique et critères d’appréciation des chanteurs revivalistes au Salento »Cahiers d’ethnomusicologie, 25 | 2012, 187-204.

Référence électronique

Flavia Gervasi, « Affirmation artistique et critères d’appréciation des chanteurs revivalistes au Salento »Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 25 | 2012, mis en ligne le 31 décembre 2014, consulté le 05 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/1893

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Auteur

Flavia Gervasi

Flavia Gervasi a obtenu un doctorat en musicologie à l’Université de Montréal sous la direction de Jean-Jacques Nattiez. Sa thèse est une étude comparative qui porte sur l’esthétique de tradition orale de deux groupes de chanteurs (paysans et revivalistes) du sud de l’Italie (Salento). Elle est actuellement post-doctorante à l’Université Laval (Québec) où elle travaille sur la phonostylistique de la voix des chanteurs revivalistes du Salento. Chercheuse associée et coordinatrice du laboratoire MCAM (Université de Montréal), elle participe au programme de recherche CRSH Étude comparative des critères d’évaluation esthétique et du jugement de goût (2010-2013), dirigé par Nathalie Fernando.

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