- 1 Bien que basé sur plusieurs enquêtes de terrain, ce récit associe des éléments de fiction à l’obser (...)
- 2 S. Ramanujam, décembre 2004, à propos du rituel Kaiśika Nātakam, Tirukkurunkudi, Tamil Nadu (commun (...)
« Il fit cette offrande chantée avec beaucoup d’art.
Mais, se demanda-t-il, pourquoi ce chant ? » 2
S. Rāmanujam
- 3 Pūjā : rituel d’offrande.
1Le prêtre baissa le voile devant l’image divine. La nuit venait de tomber. La pūjā3 était achevée. Les récitations et les chants qu’avait entonnés Hariprasād laissèrent bientôt place au vrombissement des hautbois et aux roulements des tambours. L’énergie du rituel s’était transmise dans leurs sons mats et éreintants. Odeurs moites et entêtantes des offrandes, fumée opaque de l’encens : la cérémonie avait captivé tous les sens.
- 4 Rasa : saveur, essence, suc.
2Sur la fresque du sanctuaire, Viṣṇu, étendu sur l’immortel serpent, dormait. Immergé dans l’oubli du sommeil, il goûtait le rasa4 du monde à venir qui, bientôt, jaillirait de son rêve. Aux portes du temple, la foule des dévots regagnait déjà l’âpre quotidien des hommes.
3Hariprasād retrouva la vie grouillante de la ville. Il enfourcha sa moto en toute hâte car il était attendu pour chanter à quelques kilomètres du temple. Il slalomait à présent entre les camions, les charrettes, les rickshaws et les voitures. De tous côtés, telle une armée de singes, les klaxons glapissaient. Les pluies abondantes des dernières semaines avaient inondé les rues. Un marchand ambulant poussait péniblement une carriole qui lui servait de boutique. Du bout de sa canne, un vieil homme semblait tâter l’eau d’une flaque pour en sonder la profondeur.
4Encore abasourdi par les outrances du rituel, Hariprasād tentait lui aussi d’avancer, à tout prix. Après quelques centaines de mètres, il dut s’arrêter. Sur un petit pont, deux camions se faisaient face comme deux énormes insectes phosphorescents et multicolores. L’un comme l’autre avaient cherché à forcer le passage et aucun d’eux ne voulait reculer.
5Ce soir-là avait quelque chose de particulier : Henry Higgins, après une longue absence, était rentré la veille d’Angleterre et, pour célébrer son retour, il avait souhaité qu’eût lieu, dans son ancienne maison, un concert. Comme en ses lointains temps de gloire, sa demeure allait de nouveau retentir des plus enchanteresses mélodies. Hariprasād avait toujours été émerveillé par ces prodigieux musiciens, ces voluptueuses danseuses qui, à chaque période de fêtes, peuplaient le salon de musique de l’Anglais. Seule la vision de la divinité dans le temple, lors du rituel, lui paraissait surpasser l’irréelle beauté de ce spectacle.
6Vingt ans plus tôt, Higgins avait quitté l’Inde après avoir vendu une grande partie de ses terres, de ses biens, laissé vide sa maison et abandonné sa jeune épouse indienne… Aucun de ses proches, pas même Hari, n’avait pu le retenir. Soudain, sans la moindre effusion, ni adieu, il était rentré en Angleterre.
7Hariprasād allait-il se retrouver bloqué toute la soirée devant ce pont ? Aucun des camions n’avait bougé d’un centimètre. Aucun ne se résoudrait-il jamais à faire marche arrière ! Le pauvre garçon se sentait comme un fauve en cage. Cette fois, c’était lui qui allait accompagner les gracieuses danseuses, emplir de ses chants le salon de musique d’Henry, car c’était lui que le vieil Anglais avait réclamé ce soir pour être le soliste du concert, lui, le « petit Hari », que le vieil homme aurait pourtant dû définitivement oublier ! Serrés contre les hautes rampes du pont, les deux engins ne lui laissaient aucune chance d’aller plus loin.
8Il devait encore rendre visite à son maître, car il ne jouait jamais sans que ce dernier lui eût accordé sa bénédiction. Il décida finalement de prendre une autre route, que les trombes de la mousson avaient recouverte de leur écume. C’était un dédale de ruelles, mais il en connaissait chaque pierre, la moindre ornière. Le jeune musicien avait si souvent parcouru les multiples chemins qui menaient à la maison de son maître ! Cette école où il avait vécu comme un fils, durant toutes ses années d’apprentissage, chantant, depuis l’aube jusqu’au soir, les poèmes enivrants des saints poètes.
- 5 Garbhagṛha : saint des saints d’un temple hindou.
9Hari était maintenant sorti de la ville ; il roulait à toute vitesse au milieu des rizières. La terre et l’eau se confondaient dans les lueurs lunaires qui baignaient la plaine et les montagnes voisines. Ce soir-là, la divinité avait elle aussi brillé dans le garbhagṛha5 d’un reflet particulièrement intense. Hari aurait voulu naviguer, glisser, sur cet immense miroir nocturne. Il roulait aussi vite qu’il le pouvait, poussant le pauvre moteur de sa moto à ses limites.
10Soudain, il y eut un bruit sec, un choc métallique, une forte étincelle. Il parcourut encore quelques mètres, luttant contre le sort, puis fut projeté sur le bas-côté, face contre terre. Il sentit un froid vif pénétrer le bas de son corps. Un coup rapide et net, puis plus rien, comme s’il s’était simplement allongé pour se reposer là, à même le sol. Il huma la terre : elle était humide. Il avait toujours aimé cette odeur de l’après-mousson.
- 6 Tañjāvūr ou Tanjore qui, du XVIIe au XIXe siècle, a été la capitale culturelle, et notamment musica (...)
11Un autre lieu apparut alors en sa mémoire, une autre rizière, resplendissante. Il se rappela qu’il avait attendu durant des heures sur ses bords, bien des années auparavant, avec Henry Higgins et son fils Carol, qu’un véhicule vînt les secourir. Ce jour-là, à l’aube, tous trois avaient quitté les montagnes des Ghâts et pris la route de Tañjāvūr6. Une route chaotique, pleine d’embûches. L’essieu de leur voiture malmenée avait fini par percer le plancher de l’habitacle sous les coups des redoutables nids de poule qui criblaient la chaussée et auxquels même la plus endurante des jeeps n’aurait pu résister.
12Hari eut soudain la vision de ce paysage oublié. Il fut meurtri par ce souvenir aussi brutalement que par sa chute. Les membres ankylosés, une joue prise dans l’épaisse glaise du sol, il ne réussissait toujours pas à se relever. Il entendait encore le ronronnement de la moto qui, bien que faible, ne s’était pas arrêté. Il était épuisé. Quelques minutes passèrent. Finalement, le moteur céda et laissa place au silence…
Fig.1. « Sur une fresque du temple, Viṣṇu, étendu sur l’immortel serpent, dormait. Immergé dans l’oubli du sommeil, il goûtait le rasa du monde à venir qui bientôt jaillirait de son rêve ».
Viṣṇu Nārāyaṇa, temple de Śrī Rangānathasvāmi, Tiruchirappalli (?).
Photo Fabrice Contri, 1997.
- 7 Kokila : « coucou noir ou indien ; fréquemment évoqué dans la poésie hindoue, son cri musical étant (...)
13Hari se serait endormi si, au loin dans la forêt, un kokila7 ne s’était mis à chanter. Dans sa confusion, l’étonnante mélodie de l’oiseau surgit avec clarté. Ce n’étaient pas là seulement quelques notes perdues au milieu d’une course folle, mais, soudain, comme le rappel d’un chant plus essentiel. Hari éprouva alors l’étrange sentiment que tous ces événements imprévus et contradictoires s’étaient conciliés pour le guider vers cette secrète musique. Il y goûta et songea : « Kokila, Kokila… ».
14Kokila, l’Amoureux… tel était le surnom qu’il avait donné à Carol, son compagnon d’enfance, l’espoir d’Henry, il y avait bien des années…
- 8 Musique carnatique : musique classique du Sud de l’Inde.
- 9 Vidvān : celui qui sait. Dans la tradition musicale, ce terme désigne un maître accompli en son art
15Hari, encore enfant, venait à peine de commencer son apprentissage lorsqu’il vit un matin arriver Carol accompagné de son père. Ce dernier voulait que son fils apprît la musique carnatique8. Il était rare qu’un Européen se lançât dans l’étude de cet art si complexe, plus extraordinaire encore qu’un maître d’exception le prît comme disciple. Mais il s’agissait du fils de Higgins ! Henry Higgins, cet érudit, cet esthète unanimement apprécié que l’on appelait familièrement « l’Anglais » jouissait d’une haute réputation auprès de la communauté indienne, parmi ces gens du Sud encore profondément hindous. Sans doute devait-il une grande partie de cette notoriété à ses vastes connaissances, son exquise sensibilité plutôt qu’à sa fortune. Ce ne fut ainsi une surprise pour personne lorsque le maître de Hari accepta Carol, sans aucune réticence. Ce geste du vidvān9 était la marque d’un profond respect et scellait une longue amitié.
16Les jeunes garçons furent initiés côte à côte à toutes les subtilités de la tradition carnatique. Dès les premières leçons, l’un et l’autre manifestèrent d’incroyables facilités. On eût dit qu’ils possédaient en eux l’harmonie secrète du rythme et de la mélodie et, malgré leurs origines différentes, ils finirent par se ressembler, en musique comme dans la vie quotidienne.
17Hari était issu d’une famille d’officiants de temple, musicienne de fait. L’appartenance à cette caste vénérable était sa seule fortune. Quant au père de Carol, il s’était attaché à cette région de l’Inde pour de plus profondes raisons que le seul bénéfice de ses plantations de thé : ne lui semblait-il pas, à tout instant, percevoir dans les gestes quotidiens, mais pleins de ferveur, de « ce peuple du bout du monde » les plus merveilleuses expressions de l’art ? D’autres marchands se seraient contentés de superviser leur domaine depuis une grande ville de l’Inde ou de l’Europe. Higgins, lui, était resté dans les montagnes du Sud, « les marches de Hanumān ».
- 10 Gurukula : littéralement, maison du maître.
18Conformément à l’ancienne tradition du gurukula10, Hari et Carol passèrent une grande partie de leur enfance chez leur maître, ne regagnant leur famille que lors de certaines fêtes. Mais durant ces périodes, ils n’étaient guère davantage séparés. « Hari, Hari, demain, je viendrai te chercher ! » : le lendemain, aux premières heures du jour, une luxueuse automobile attendait devant la porte de la maison de Hari. « Hari, nous devons répéter ! » Durant ces journées de vacances, Carol se montrait presque plus zélé que son petit compagnon de jeu. Dans le calme du matin, le salon de musique de la maison de Higgins résonnait de leur concert : « un jour, toi et moi, nous serons des artistes, les rois de l’assemblée ! » Ils se délectaient des applaudissements et des éloges d’un public imaginaire. Même le plus érudit des vidvān n’éprouva sans doute jamais un tel plaisir ! Et Carol, le soir, comme effrayé par le silence, ne voulait pas laisser s’en aller son ami. Depuis la fenêtre du premier étage, il regardait l’auto partir et, avant qu’elle ne disparaisse derrière l’épais rideau de la forêt, il s’écriait : « Hari, Hari, où que tu sois, je t’entendrai chanter… ».
19Les deux disciples franchirent avec aisance tous les difficiles obstacles de la technique et de l’art. Les poèmes qu’ils chantaient célébraient invariablement l’amour des dieux et des hommes. La mère de Hari voyait en ces gamins l’innocence et la grâce de Hanumān qui, répétant le nom de Rāma, franchit l’océan d’une seule enjambée, porta dans ses bras une montagne entière. Parfois, lorsqu’elle les observait gesticuler en tout sens dans la cour de la maison, elle plaisantait, les comparant de nouveau au petit animal. Cette vie extraordinaire qui les unissait aurait pu transformer les pires épreuves en un jeu plaisant et sans fin.
20Peu à peu, Hari et Carol se produisirent en-dehors du cercle magistral. Ce furent d’abord les gens de la famille et de la maisonnée, puis ceux du voisinage qui les entendirent. On les sollicita toujours plus loin, plus expressément, comme si un charme singulier attirait vers eux un public sans cesse grandissant. Ils avaient à peine treize ans.
21Un jour, Henry reçut une enveloppe : K.S. Padmanābha, le plus fameux joueur de vīṇā11 du pays, à qui l’on avait maintes fois vanté les dons fabuleux de ces prodiges, invitait Hari et Carol à venir chanter chez lui, à Tañjāvūr, l’ancienne capitale musicale du Sud de l’Inde. Hari avait fait un rêve dans lequel il s’était senti irrésistiblement attiré par les secrètes mélodies qui s’échappaient du grand temple de Bṛhadīśvara. Ce sanctuaire figurait pour lui le centre véritable du monde, son nombril musical.
- 12 Ambassador : voiture spacieuse, surtout employée comme taxi, emblématique d’un certain standing aut (...)
22Les deux amis partirent un matin, de bonne heure. Henry, qui connaissait fort bien les difficiles routes de l’Inde, avait préféré les accompagner plutôt que de les confier à l’un de ses domestiques. À mi-chemin, tandis qu’ils ressentaient les premières fatigues du voyage, leur voiture tomba en panne, si bien qu’ils se retrouvèrent immobilisés sur le bord de la route, en pleine campagne, à plusieurs heures encore de Tañjāvūr. La glorieuse Ambassador12 n’était plus qu’une antique carcasse. Le soleil était dur et cuisant, l’air gorgé d’humidité, étouffant. Carol aurait été prêt à tout pour qu’un bus ou un taxi les prît tout de suite ; il se voyait déjà le lendemain soir devant son public, sale, essoufflé, incapable de murmurer le moindre mot ou d’ânonner la plus banale des chansons.
23Henry voulait arrêter la prochaine voiture qui arriverait, mais il fallait d’abord évacuer la sienne. Le trafic était rare. Un homme qui les observait depuis quelques minutes finit par aller vers eux et leur adresser la parole ; il les invita à le suivre, dans son village, « tout près ». Henry lui expliqua l’urgence de la situation, la longueur de leur trajet, l’invitation à Tañjāvūr… L’homme n’était pas vieux, mais il avait l’air épuisé. Il ne répondit pas à Henry. Néanmoins, il lui fit signe de l’accompagner. Sous la chaleur du début d’après-midi, Hari et Carol peinaient. Henry s’apprêtait à prendre les bagages lorsqu’un porteur accourut. L’homme ouvrit un grand parapluie noir pour les abriter du soleil. La petite troupe, marchant à petits pas, ressemblait à l’une de ces processions royales dont les nobles personnages progressent lentement sous d’imposantes ombrelles.
24Bien qu’ils ne fussent attendus que le lendemain, Henry s’impatientait. La maison de leurs hôtes était exiguë. Elle ne pouvait guère abriter plus de deux ou trois personnes. On convia les invités à s’asseoir sur un banc de bois : face à eux, un petit autel au-dessus duquel trônaient les portraits des aïeux et des divinités tutélaires ; les murs, d’un bleu délavé, leur tenaient lieu de ciel. Une vieille femme arriva avec des boissons et quelques sucreries ; les enfants n’y prêtèrent pas attention.
25Henry se leva : ce qu’il lui fallait, c’était deux ou trois gaillards solides ou bien un buffle pour tirer son véhicule ! Il entendit gémir dans la chambre voisine. Il allait pénétrer dans la pièce lorsque l’homme se précipita à ses pieds :
— Babu, babu, si vous vouliez bien nous venir en aide ! Comme vous nous voyez là, nous ne sommes que des pauvres paysans… Ma fille est si malade, ma pauvre petite… et je suis moi-même bien fatigué. Et ce soleil…
26Henry ne savait que répondre. En vérité, il n’avait aucune envie, pour l’heure, de s’attendrir sur la détresse de cette famille. Il sortit furtivement quelques roupies de sa poche, mais l’homme lui saisit aussitôt la main pour qu’il les reprît :
— Vos deux fils… si vous pouviez seulement accepter de rester jusqu’à demain matin parmi nous et de chanter pour ma fille. Elle ne désirait qu’une chose : être danseuse, pour nous autres, pour les dieux. Ici, nous ne pouvons plus rien pour elle. Et le médecin… Il n’y a plus que les dieux. Si vos fils voulaient bien chanter… cela la soulagerait peut-être un peu…
27Henry, pourtant rompu aux plus difficiles transactions que lui imposait le commerce, se sentait bien embarrassé. Carol tirait sur le pantalon de son père : « Papa, papa, nous allons manquer le concert ! » Au-dehors, un des villageois arrivait avec une vache et une corde. Hari, plus insouciant peut-être, fredonnait et Henry n’aurait su dire si c’était là une marque d’impatience ou de compassion pour la jeune fille. Il pensa que, de toute façon, ils ne pouvaient attendre davantage. Il laissa de l’argent pour la surveillance de la voiture, puis promit de repasser sur le chemin du retour. Alors il verrait comment venir en aide à ces gens.
Fig. 2. « Hari avait fait un rêve dans lequel il s’était senti irrésistiblement attiré par les secrètes mélodies qui s’échappaient du grand temple de Bṛhadīśvara. Ce sanctuaire figurait pour lui le centre véritable du monde, son nombril musical ».
Temple de Bṛhadīśvara, Tañjāvūr.
Photo Fabrice Contri, 2002.
28L’homme et son épouse, cachant leur détresse, les regardèrent s’éloigner. L’Ambassador fut soigneusement mise de côté et un camionneur prit Henry et les deux jeunes virtuoses dans sa cabine.
29Le lendemain matin, les trois infortunés voyageurs parvinrent enfin à Tañjāvūr. Ils furent accueillis dans l’immense demeure de Śrī K.S. Padmanābha tels de véritables princes. La préparation du concert requérait l’attention de toute la maisonnée qui s’activait autour de ses invités, comme une mère auprès d’un enfant émergeant de son sommeil. Les garçons furent emmenés dans leurs appartements tandis que l’on convia Henry à rencontrer le maître des lieux.
30Hari et Carol déjeunèrent seuls puis se reposèrent quelques heures. Après s’être baignés dans le bassin d’un petit temple voisin, ils remontèrent dans leur logement. Impatients de la soirée à venir, ils échauffèrent leur voix et leur esprit par de complexes phrases rythmiques qui, à elles seules, auraient suffi à dégourdir le plus taciturne des publics. Tadhim-kenatom takete tadhim… Les percussionnistes et le violoniste qui avaient été choisis pour les accompagner lors du récital les rejoignirent peu après. Ils appartenaient à la fine fleur des musiciens du Sud de l’Inde. Henry avait un moment redouté que la présence de tels maîtres ne troublât ses deux protégés, mais il n’en fut rien. Ce concert, dans leur commune intimité, Hari et Carol l’avaient maintes et maintes fois répété. Il leur semblait même, pendant qu’ils en réglaient les plus infimes détails comme l’on enfile les perles d’un collier, que tout leur apprentissage les y avaient menés.
31Henry fut impressionné par la somptuosité des lieux. La demeure, plutôt une sorte de palais, resplendissait encore des feux des anciennes dynasties nāyak et marathes dont les rois esthètes durent leurs principales victoires à l’ardeur de leur dévotion et à leur raffinement artistique plus qu’à leur puissance militaire. Il éprouvait une affinité profonde avec les précieux objets que recelait cette maison et dont le prestigieux propriétaire était en quelque sorte le fleuron. Enveloppé dans son dhoṭī de cotonnade blanche, ce dernier brillait comme une antique lampe rituelle dont l’étain, bien que terni par les piqûres du temps, paraissait refléter quelque monde merveilleux. L’Anglais avait apporté dans ses bagages des feuilles de son thé le plus rare ; à cinq heures, on servit la boisson sur l’ample terrasse à colonnade. Les deux hommes, qu’un subtil accord unissait, avaient l’air de monarques surgis d’un autre âge.
32Hari et Kokila – Carol avait adopté ce surnom pour la scène – prirent finalement place dans le salon de musique. Les invités s’étaient assis devant la petite scène que l’on avait éclairée, pour l’occasion, de torches et de lampes à huile, « à la manière ancienne ». On vérifiait la juste intonation de la taṃpūrā lorsque Śrī K.S. Padmanābha fit son entrée.
- 13 Rāga : mode mélodique de la musique indienne.
- 14 Bhāva : état, émotions liés, notamment, à une expérience esthétique.
- 15 Śruti : l’audition. Ce terme désigne plus spécifiquement, en musique, la justesse de fréquence : ce (...)
- 16 Ślōka : ici, vers sanskrits chantés.
33Les deux musiciens commencèrent par une brillante composition qui révéla leur impressionnante technique. Ils poursuivirent par une longue et savante improvisation qui, partie d’un son unique, prit peu à peu forme, se développa, s’anima – dessinant avec toujours plus de netteté les contours du rāga13. Ainsi croît, se métamorphose la graine avec une patiente lenteur, suivant sa propre nature. Le temps lui-même, captif de cette science, paraissait se contracter et se dilater au rythme de leur invention. Un réseau de délicates mélodies et de rythmes subtils naissait de la rencontre des voix et des instruments aux timbres riches d’infinies nuances. La parole et la musique s’étaient fondues dans le bhāva14. Telle était la justesse, la suprême saveur de cette musique. Śruti15. Portés par un irrésistible élan de vie, les sons emplirent bientôt tout le salon qui parut ne plus pouvoir les contenir. Le ślōka16 qui conclut le concert, simple et humble prière, ramena l’auditoire à la sérénité des premières notes. Śrī K.S. Padmanābha sentait pourtant que vibrait toujours en lui l’énergie du concert et attendait, secrètement, que le silence dans lequel bientôt elle se concentrerait, le menât ailleurs.
34La taṃpūrā se tut. Le commanditaire du concert, s’apprêtait, selon la tradition, à honorer de son offrande les solistes quand un vieillard, qui s’était tenu jusqu’alors dans l’ombre, interrompit son geste, sans crainte de l’outrage, et, désignant du doigt Hariprasād, demanda à ce dernier de chanter une ultime composition :
- 17 Gandharva : musicien céleste.
- 18 Kṛti : catégorie de composition musicale du répertoire carnatique.
- 19 Akṣayaliṇga : de akṣaya, impérissable, indestructible, et liṅga, signe, phallus ; Śiva désigné comm (...)
— Ce jeune Ghandarva17 nous ferait-il l’honneur d’interpréter pour nous cet insurpassable kṛti18 que l’on nomme Akṣayaliṇga19 ?
35Certes, l’incongruité de la demande surprit Hari mais le fait que cet homme sût qu’il avait été instruit de ce chant, connu seulement de quelques rares initiés, l’étonna plus encore.
- 20 Selon de similaires croyances, certaines compositions de la tradition carnatique posséderaient des (...)
- 21 Bhakta : adepte de la bhakti, courant dévotionnel de l’hindouisme.
- 22 Tyāgarāja aurait composé le kṛti Nā jīvādhāra, qui célèbre l’extase mystique, afin de soigner un ho (...)
- 23 Svāmi : marque de respect, titre honorifique signifiant maître, seigneur.
36Hari n’ignorait pas que l’on prêtait d’étranges pouvoirs à cette œuvre20. Akṣayaliṇga… C’était là un chant qui ouvrait les portes de tous les temples, écartait le voile qui dissimule la divinité s’il jaillissait de la bouche et du cœur d’un sage véritable. On rapportait qu’il parvenait à dissiper les pires maux et que le saint bhakta21 qui l’avait composé dans un état d’extase avait atteint l’ultime libération22. Cette louange à l’impérissable Liṅga, à Śiva, le Maître du temps, pouvait aussi avoir de désastreuses conséquences, ajoutait-on, lorsqu’elle n’était pas motivée par un complet don de soi. Le jour et la nuit ne sont jamais séparés que par d’indistinctes frontières… Hari comprit que le vieillard qui venait de lui lancer ce défi cruel ne pouvait être un individu ordinaire. D’ailleurs, le noble Svāmi23 ne s’offusqua pas de l’attitude de cet être singulier, bien au contraire, il s’adressa à Hari pour le prier à son tour de chanter cette redoutable composition.
37Hari se trouvait désormais face à deux mondes opposés : celui de cette communauté indienne, si attentive à ses prouesses, et celui de Kokila et de Henry, les deux étrangers qui ignoraient l’enjeu véritable de ce kṛti. Il regarda ses auditeurs qui, il y a quelques minutes à peine, lui apparaissaient encore si proches, mêlés, mais qui semblaient maintenant appartenir à deux univers qui se heurtaient comme si la violence du conflit intérieur auquel il était en proie se projetait hors de lui.
- 24 Annamācārya (1408-1503) : compositeur de l’Āndhra Pradesh. Jñanadeva (1275-1296) : poète du Maharas (...)
38Hari avait tant rêvé de ce concert ! Lui et Kokila avaient si bien répondu aux attentes de leur maître, de leur famille et, jusqu’à cet instant, de leur auditoire ! Une vie brillante d’artiste leur serait sûrement offerte après un si mémorable succès ; qui aurait pu venir obscurcir ce triomphe ? Hari savait fort bien qu’ils vivaient un moment crucial de leur existence. Il ne devait pas faillir. Comment se serait-il permis de refuser ce qu’exigeait le maître des lieux, celui qui tenait entre ses mains leur carrière de musiciens, ce descendant des plus prestigieuses lignées de Mahārāja de Tañjāvūr qui avait le loisir d’ouvrir toutes grandes les portes de leur réussite ou de les fermer, définitivement peut-être, d’un simple tour de clé ! Mais Hari ne pouvait prévoir précisément les conséquences de son chant : il était certes déjà un artiste accompli et devait essayer de combler le Svāmi, mais, en l’occurrence, n’était-ce pas à la sagesse de lui dicter son action ? Il n’avait que treize ans et n’était ni Annamācārya ni Jñanadeva24… Peu lui importait en fait ce qui pouvait arriver au public de ce concert, à ces inconnus dont il ignorait tout, dont il n’avait pas même discerné les visages. Oserait-il, cependant, mettre en péril Kokila et Henry ?
- 25 Il s’agit ici, plus précisément, du rituel du Bhadrakāḻi-tiyyaṭṭụ, au Kerala, qui est sans lien dir (...)
39Il se souvint alors avoir assisté à l’un de ces rituels où l’on dessine sur le sol, avec des poudres colorées, le corps de la déesse-mère25. Lorsque l’officiant avait aperçu Carol, n’avait-il pas préféré commettre une erreur volontaire dans la fabrication de l’image, qu’il savait pourtant parfaitement reproduire, afin de ne pas compromettre la sécurité du petit Anglais ?
- 26 Lorsque je décidai de consacrer un article sur le Bhadrakāḻi-tiyyaṭṭụ, rituel où l’on dessine un ka(...)
— Une telle figure est dotée de puissants pouvoirs. Nul ne connaît tous les effets qu’ils pourraient avoir sur une personne étrangère à nos croyances, avait-il confié à Hari26.
40Qu’en serait-il du charme de ce chant ? Hariprasād, guetté de tous côtés par ces esthètes, dans la maison du plus célèbre vidvān de Tañjāvūr, pouvait-il se permettre le moindre écart ?
41Kokila attendait, il fixait Hari des yeux : « Hari, Hari, où que tu sois, je t’entendrai chanter… Chante, chante maintenant, Hari ! », semblait-il implorer. « Peu importent les dorures, la magnificence de ces seigneurs, la gloire des salles de concert et leurs richesses… », ajouta une mystérieuse voix que seul perçut Hari. Un messager intérieur qui le mettait en garde contre les dangers de ce chant : « Sauve-toi, protège-les ! » Il aurait voulu sortir en courant de l’écrin maléfique de cette salle, aussi vite que ses jambes le pouvaient et, une fois à la lumière du dehors, tout recommencer, revenir au premier jour, celui de la première leçon.
42Henry se leva et s’approcha de la scène :
— Alors Hariprasād, serais-tu devenu muet ? Veuillez bien patienter, Svāmi, notre soliste a seulement besoin de quelques instants pour se concentrer. La chose n’est assurément pas facile, même pour le plus habile des virtuoses…
43Hari vit le grand lustre de cristal vaciller. Il attendit encore un peu, puis décida malgré tout de se lancer :
Ô Akṣayaliṅga ! Toi que nul n’engendra !
Ô, Maître de myriades de mondes…
44Il porta ce chant à son plus haut degré de perfection.
Fig. 3. « Une telle figure est dotée de puissants pouvoirs. Nul ne sait quels pourraient en être tous les effets sur une personne étrangère à nos croyances ».
Rituel du Bhadrakāli-Thiyyaṭṭụ, kaḻam de Bhadrakāli par V. Sasidhara Sarma, Vaikom, Kerala.
Photo Fabrice Contri, 2000.
45Sur la route du retour, Henry retrouva sa voiture dans le petit village où il l’avait laissée deux jours plus tôt. Malgré l’ampleur des dégâts, elle avait été impeccablement réparée. Juste à côté, une vache ruminait l’herbe fraîchement coupée. La jeune fille et sa famille s’en étaient allés sans laisser de traces.
46Henry et les enfants repartirent. Carol était encore enthousiasmé par la prodigieuse soirée qu’il venait de vivre, riche des présents et des promesses de l’estimable Svāmi. Hari regardait au loin les rizières miroiter. Il réalisait maintenant qu’il n’avait accepté de chanter le kṛti que pour briller devant son public.
47Quand il regagna le salon de musique, celui-ci n’avait pas changé.
48Une semaine s’écoula…
49Le huitième jour, Henry apprit le décès soudain de Śrī K.S. Padmanābha, terrassé durant son sommeil par une attaque cérébrale. Hari fut presque rassuré par cette nouvelle : n’était-ce pas la fin la moins cruelle possible de sa sourde angoisse ? Le charme du kṛti, n’avait-il pas agi ? Le Svāmi, après tout, n’était-il pas le principal responsable du sacrilège !
— Cela ne paraît pas te désoler ! Tu n’es même pas surpris ! lui dit Carol. Qu’allons-nous faire ? Que vont devenir tous nos beaux projets ?
50Carol fut dérouté par le sourire de Hari. Il regarda son ami avec dépit.
— Et notre concert ? Et les présents du Svāmi ? Ce succès, ce voyage, tout cela pour rien, subitement évanoui ?
51Carol sortit brusquement du salon de musique où ils avaient prévu de répéter. Hari songea que c’était la première fois qu’ils se disputaient ou, du moins, qu’un différend les séparait.
52Le soir qui suivit cette amère rencontre, Carol fut pris d’une forte fièvre. Ses parents n’y prêtèrent guère attention : ce devait être là les effets de la déception et de la colère. Une bonne nuit de repos et quelque médecine feraient sans doute l’affaire.
53Seul dans sa chambre, Carol mourut à son tour, au petit matin. Le médecin, désemparé par une mort si précoce, conclut à une crise foudroyante de paludisme.
54Henry quitta quelques semaines plus tard les montagnes des Ghâts et partit au loin. Hari resta dans la région mais cessa de chanter, excepté lors des services religieux.
55Hari était toujours allongé sur la route, au milieu des rizières. Il réussit enfin, avec peine, à se redresser puis à s’asseoir. La lune était maintenant passée derrière la crête des montagnes. L’oiseau s’était tu. Seule la ville éclairait encore de ses lueurs lointaines le paysage. Après qu’il eut repris ses esprits, le pauvre voyageur regarda sa montre : elle s’était brisée lors de l’accident. Il ne pouvait déterminer combien de temps il était resté ainsi assoupi, à mi-chemin entre le souvenir et le rêve. Il ne se trouvait probablement qu’à quelques kilomètres de la maison de Higgins… Peut-être une voiture ou même une simple mobylette finirait-elle par arriver ? Peut-être réussirait-il à rejoindre à pied le prochain village puis à trouver quelqu’un pour l’aider… Il essaya de se lever mais il ne put y parvenir.
56Soudain, il crut entendre des cris. Il pensa tout d’abord à un animal, puis il comprit qu’il s’agissait de pleurs. Ceux d’un jeune enfant… Il les sentit lentement se rapprocher et perçut aussi des bruits de pas. Il appela :
— Holà, holà ! Par ici ! S’il vous plaît, j’ai besoin d’aide !
57Les pas cessèrent. Personne ne répondit.
— Par ici, n’ayez pas peur ! J’ai eu un accident, je ne veux rien de plus que votre aide…
58lança Hari d’un ton qui se voulait rassurant.
— J’ai glissé. Je suis tombé. Je dois aller chanter pour un concert. Henry Higgins… Dans la maison de Henry. Vous connaissez ? Où allez-vous ? Ma moto est hors d’usage. Y a-t-il quelqu’un tout près d’ici qui aurait un véhicule ?
59Hari distingua une femme tenant un nourrisson dans ses bras. Le gamin piaillait de plus en plus fort, sa mère s’efforçait de le calmer par de douces paroles. Ce n’était pas de colère qu’il criait : il paraissait souffrir. La femme, enfin, s’adressa à Hari :
– Qui êtes-vous ? Pardon, Monsieur, je ne vous voyais pas… chut, chut, Śankhu, ne pleure pas ! Là, là, tout ira bien… Désolée, Monsieur, je vais dans l’autre direction, vers la ville. Si j’avais une voiture, j’aurais déjà emmené mon fils chez le médecin. Excusez-moi !
60Dans la pénombre, elle s’approcha de Hari et s’accroupit pour se mettre à sa hauteur. Celui-ci tendit les mains et les posa sur le nourrisson. Il dégagea un pan du sari qui enveloppait le petit corps, brûlant, humide de fièvre et crispé par la douleur.
61La femme voulut fuir. Hari chercha à la retenir. Il avait osé poser ses mains sur elle et son fils et il craignait de l’avoir à nouveau effrayée. Malgré sa propre inquiétude, malgré les sanglots de l’enfant, Hari se mit à chanter. Une composition dans le rāga Nīlambari, la plus ancienne qu’il connût. Mais ce n’était pas ce qui lui importait. Nīlambari… le rāga que chantent les mères pour bercer les nouveaux-nés et les prêtres pour endormir les statues divines :
- 27 Uyyāla lgavayya, kṛti de Tyāgarāja (Rao 1999 : 523).
O Rāma ! Puisses-tu danser comme je t’ai bercé !
O doux Rāma ! Puisses-tu danser comme je t’ai fait danser dans le berceau de mes chants27…
62Lorsqu’il eut terminé, il leva les yeux vers cette femme. Il n’avait pas encore véritablement regardé son visage, il fut surpris par la radieuse beauté qui en émanait. Elle n’osait pas bouger. Peut-être ne le voulait-elle plus ? Il chercha à se lever. Il avait envie de les enlacer, elle et son fils.
63Elle posa délicatement l’enfant sur les genoux de Hari et s’assit à côté de lui.
64Hari écouta le silence de la nuit. Sans doute le hasard seul avait-il causé la mort du Svāmi et de Kokila…
65L’enfant, paisiblement, s’était endormi.