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AccueilCahiers d’ethnomusicologie25Dossier : La vie d'artisteLe virtuose

Dossier : La vie d'artiste

Le virtuose

Conte de l’Inde carnatique1
Fabrice Contri
p. 157-172

Résumé

Cet article aborde la question des relations entre musique et croyance, plus largement entre art et dévotion religieuse, dans le contexte de la tradition carnatique (Inde du Sud). Il revêt la forme d’un court récit qui mêle la réalité – celle des faits observés, des paroles entendues, des documents collectés lors de voyages de recherche en Inde – et la fiction. L’invention littéraire a avant tout permis, à travers la création d’une histoire, de relier plusieurs expériences de terrain dans une même trame narrative, de leur donner corps et, par le jeu de la description objective et de l’interprétation, naturellement subjective, de poser la problématique de l’art, de sa nature et ses usages. Dans ce texte, un musicien, nommé Hari, sera irrésistiblement attiré par une carrière de virtuose et amené à prendre une cruelle décision : satisfaire ses désirs musicaux et les attentes de son auditoire, au péril de la vie de ses proches. Dans divers rituels, certains actes peuvent avoir des effets néfastes s’ils ne sont pas correctement réalisés. On rapporte également, au sein de la tradition carnatique, que plusieurs compositions musicales du répertoire seraient dotées de pouvoirs surnaturels. Ainsi, les musiciens qui choisissent d’interpréter ces œuvres, ou de renoncer à le faire, doivent être instruits d’un savoir particulier et emplis d’humilité comme de sagesse.

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Texte intégral

  • 1 Bien que basé sur plusieurs enquêtes de terrain, ce récit associe des éléments de fiction à l’obser (...)
  • 2 S. Ramanujam, décembre 2004, à propos du rituel Kaiśika Nātakam, Tirukkurunkudi, Tamil Nadu (commun (...)

« Il fit cette offrande chantée avec beaucoup d’art.
Mais, se demanda-t-il, pourquoi ce chant ? » 2
S. Rāmanujam

  • 3 Pūjā : rituel d’offrande.

1Le prêtre baissa le voile devant l’image divine. La nuit venait de tomber. La pūjā3 était achevée. Les récitations et les chants qu’avait entonnés Hariprasād laissèrent bientôt place au vrombissement des hautbois et aux roulements des tambours. L’énergie du rituel s’était transmise dans leurs sons mats et éreintants. Odeurs moites et entêtantes des offrandes, fumée opaque de l’encens : la cérémonie avait captivé tous les sens.

  • 4 Rasa : saveur, essence, suc.

2Sur la fresque du sanctuaire, Viṣṇu, étendu sur l’immortel serpent, dormait. Immergé dans l’oubli du sommeil, il goûtait le rasa4 du monde à venir qui, bientôt, jaillirait de son rêve. Aux portes du temple, la foule des dévots regagnait déjà l’âpre quotidien des hommes.

Comment le musicien de temple s’abandonna à l’appel des sens et de la mémoire…

3Hariprasād retrouva la vie grouillante de la ville. Il enfourcha sa moto en toute hâte car il était attendu pour chanter à quelques kilomètres du temple. Il slalomait à présent entre les camions, les charrettes, les rickshaws et les voitures. De tous côtés, telle une armée de singes, les klaxons glapissaient. Les pluies abondantes des dernières semaines avaient inondé les rues. Un marchand ambulant poussait péniblement une carriole qui lui servait de boutique. Du bout de sa canne, un vieil homme semblait tâter l’eau d’une flaque pour en sonder la profondeur.

4Encore abasourdi par les outrances du rituel, Hariprasād tentait lui aussi d’avancer, à tout prix. Après quelques centaines de mètres, il dut s’arrêter. Sur un petit pont, deux camions se faisaient face comme deux énormes insectes phosphorescents et multicolores. L’un comme l’autre avaient cherché à forcer le passage et aucun d’eux ne voulait reculer.

5Ce soir-là avait quelque chose de particulier : Henry Higgins, après une longue absence, était rentré la veille d’Angleterre et, pour célébrer son retour, il avait souhaité qu’eût lieu, dans son ancienne maison, un concert. Comme en ses lointains temps de gloire, sa demeure allait de nouveau retentir des plus enchanteresses mélodies. Hariprasād avait toujours été émerveillé par ces prodigieux musiciens, ces voluptueuses danseuses qui, à chaque période de fêtes, peuplaient le salon de musique de l’Anglais. Seule la vision de la divinité dans le temple, lors du rituel, lui paraissait surpasser l’irréelle beauté de ce spectacle.

6Vingt ans plus tôt, Higgins avait quitté l’Inde après avoir vendu une grande partie de ses terres, de ses biens, laissé vide sa maison et abandonné sa jeune épouse indienne… Aucun de ses proches, pas même Hari, n’avait pu le retenir. Soudain, sans la moindre effusion, ni adieu, il était rentré en Angleterre.

7Hariprasād allait-il se retrouver bloqué toute la soirée devant ce pont ? Aucun des camions n’avait bougé d’un centimètre. Aucun ne se résoudrait-il jamais à faire marche arrière ! Le pauvre garçon se sentait comme un fauve en cage. Cette fois, c’était lui qui allait accompagner les gracieuses danseuses, emplir de ses chants le salon de musique d’Henry, car c’était lui que le vieil Anglais avait réclamé ce soir pour être le soliste du concert, lui, le « petit Hari », que le vieil homme aurait pourtant dû définitivement oublier ! Serrés contre les hautes rampes du pont, les deux engins ne lui laissaient aucune chance d’aller plus loin.

8Il devait encore rendre visite à son maître, car il ne jouait jamais sans que ce dernier lui eût accordé sa bénédiction. Il décida finalement de prendre une autre route, que les trombes de la mousson avaient recouverte de leur écume. C’était un dédale de ruelles, mais il en connaissait chaque pierre, la moindre ornière. Le jeune musicien avait si souvent parcouru les multiples chemins qui menaient à la maison de son maître ! Cette école où il avait vécu comme un fils, durant toutes ses années d’apprentissage, chantant, depuis l’aube jusqu’au soir, les poèmes enivrants des saints poètes.

  • 5 Garbhagha : saint des saints d’un temple hindou.

9Hari était maintenant sorti de la ville ; il roulait à toute vitesse au milieu des rizières. La terre et l’eau se confondaient dans les lueurs lunaires qui baignaient la plaine et les montagnes voisines. Ce soir-là, la divinité avait elle aussi brillé dans le garbhagha5 d’un reflet particulièrement intense. Hari aurait voulu naviguer, glisser, sur cet immense miroir nocturne. Il roulait aussi vite qu’il le pouvait, poussant le pauvre moteur de sa moto à ses limites.

10Soudain, il y eut un bruit sec, un choc métallique, une forte étincelle. Il parcourut encore quelques mètres, luttant contre le sort, puis fut projeté sur le bas-côté, face contre terre. Il sentit un froid vif pénétrer le bas de son corps. Un coup rapide et net, puis plus rien, comme s’il s’était simplement allongé pour se reposer là, à même le sol. Il huma la terre : elle était humide. Il avait toujours aimé cette odeur de l’après-mousson.

  • 6 Tañjāvūr ou Tanjore qui, du XVIIe au XIXe siècle, a été la capitale culturelle, et notamment musica (...)

11Un autre lieu apparut alors en sa mémoire, une autre rizière, resplendissante. Il se rappela qu’il avait attendu durant des heures sur ses bords, bien des années auparavant, avec Henry Higgins et son fils Carol, qu’un véhicule vînt les secourir. Ce jour-là, à l’aube, tous trois avaient quitté les montagnes des Ghâts et pris la route de Tañjāvūr6. Une route chaotique, pleine d’embûches. L’essieu de leur voiture malmenée avait fini par percer le plancher de l’habitacle sous les coups des redoutables nids de poule qui criblaient la chaussée et auxquels même la plus endurante des jeeps n’aurait pu résister.

12Hari eut soudain la vision de ce paysage oublié. Il fut meurtri par ce souvenir aussi brutalement que par sa chute. Les membres ankylosés, une joue prise dans l’épaisse glaise du sol, il ne réussissait toujours pas à se relever. Il entendait encore le ronronnement de la moto qui, bien que faible, ne s’était pas arrêté. Il était épuisé. Quelques minutes passèrent. Finalement, le moteur céda et laissa place au silence…

Fig.1. « Sur une fresque du temple, Viṣṇu, étendu sur l’immortel serpent, dormait. Immergé dans l’oubli du sommeil, il goûtait le rasa du monde à venir qui bientôt jaillirait de son rêve ».

Fig.1. « Sur une fresque du temple, Viṣṇu, étendu sur l’immortel serpent, dormait. Immergé dans l’oubli du sommeil, il goûtait le rasa du monde à venir qui bientôt jaillirait de son rêve ».

Viṣṇu Nārāyaṇa, temple de Śrī Rangānathasvāmi, Tiruchirappalli (?).

Photo Fabrice Contri, 1997.

  • 7 Kokila : « coucou noir ou indien ; fréquemment évoqué dans la poésie hindoue, son cri musical étant (...)

13Hari se serait endormi si, au loin dans la forêt, un kokila7 ne s’était mis à chanter. Dans sa confusion, l’étonnante mélodie de l’oiseau surgit avec clarté. Ce n’étaient pas là seulement quelques notes perdues au milieu d’une course folle, mais, soudain, comme le rappel d’un chant plus essentiel. Hari éprouva alors l’étrange sentiment que tous ces événements imprévus et contradictoires s’étaient conciliés pour le guider vers cette secrète musique. Il y goûta et songea : « Kokila, Kokila… ».

14Kokila, l’Amoureux… tel était le surnom qu’il avait donné à Carol, son compagnon d’enfance, l’espoir d’Henry, il y avait bien des années…

Comment le jeune artiste apprit les secrets du métier…

  • 8 Musique carnatique : musique classique du Sud de l’Inde.
  • 9 Vidvān : celui qui sait. Dans la tradition musicale, ce terme désigne un maître accompli en son art

15Hari, encore enfant, venait à peine de commencer son apprentissage lorsqu’il vit un matin arriver Carol accompagné de son père. Ce dernier voulait que son fils apprît la musique carnatique8. Il était rare qu’un Européen se lançât dans l’étude de cet art si complexe, plus extraordinaire encore qu’un maître d’exception le prît comme disciple. Mais il s’agissait du fils de Higgins ! Henry Higgins, cet érudit, cet esthète unanimement apprécié que l’on appelait familièrement « l’Anglais » jouissait d’une haute réputation auprès de la communauté indienne, parmi ces gens du Sud encore profondément hindous. Sans doute devait-il une grande partie de cette notoriété à ses vastes connaissances, son exquise sensibilité plutôt qu’à sa fortune. Ce ne fut ainsi une surprise pour personne lorsque le maître de Hari accepta Carol, sans aucune réticence. Ce geste du vidvān9 était la marque d’un profond respect et scellait une longue amitié.

16Les jeunes garçons furent initiés côte à côte à toutes les subtilités de la tradition carnatique. Dès les premières leçons, l’un et l’autre manifestèrent d’incroyables facilités. On eût dit qu’ils possédaient en eux l’harmonie secrète du rythme et de la mélodie et, malgré leurs origines différentes, ils finirent par se ressembler, en musique comme dans la vie quotidienne.

17Hari était issu d’une famille d’officiants de temple, musicienne de fait. L’appartenance à cette caste vénérable était sa seule fortune. Quant au père de Carol, il s’était attaché à cette région de l’Inde pour de plus profondes raisons que le seul bénéfice de ses plantations de thé : ne lui semblait-il pas, à tout instant, percevoir dans les gestes quotidiens, mais pleins de ferveur, de « ce peuple du bout du monde » les plus merveilleuses expressions de l’art ? D’autres marchands se seraient contentés de superviser leur domaine depuis une grande ville de l’Inde ou de l’Europe. Higgins, lui, était resté dans les montagnes du Sud, « les marches de Hanumān ».

  • 10 Gurukula : littéralement, maison du maître.

18Conformément à l’ancienne tradition du gurukula10, Hari et Carol passèrent une grande partie de leur enfance chez leur maître, ne regagnant leur famille que lors de certaines fêtes. Mais durant ces périodes, ils n’étaient guère davantage séparés. « Hari, Hari, demain, je viendrai te chercher ! » : le lendemain, aux premières heures du jour, une luxueuse automobile attendait devant la porte de la maison de Hari. « Hari, nous devons répéter ! » Durant ces journées de vacances, Carol se montrait presque plus zélé que son petit compagnon de jeu. Dans le calme du matin, le salon de musique de la maison de Higgins résonnait de leur concert : « un jour, toi et moi, nous serons des artistes, les rois de l’assemblée ! » Ils se délectaient des applaudissements et des éloges d’un public imaginaire. Même le plus érudit des vidvān n’éprouva sans doute jamais un tel plaisir ! Et Carol, le soir, comme effrayé par le silence, ne voulait pas laisser s’en aller son ami. Depuis la fenêtre du premier étage, il regardait l’auto partir et, avant qu’elle ne disparaisse derrière l’épais rideau de la forêt, il s’écriait : « Hari, Hari, où que tu sois, je t’entendrai chanter… ».

19Les deux disciples franchirent avec aisance tous les difficiles obstacles de la technique et de l’art. Les poèmes qu’ils chantaient célébraient invariablement l’amour des dieux et des hommes. La mère de Hari voyait en ces gamins l’innocence et la grâce de Hanumān qui, répétant le nom de Rāma, franchit l’océan d’une seule enjambée, porta dans ses bras une montagne entière. Parfois, lorsqu’elle les observait gesticuler en tout sens dans la cour de la maison, elle plaisantait, les comparant de nouveau au petit animal. Cette vie extraordinaire qui les unissait aurait pu transformer les pires épreuves en un jeu plaisant et sans fin.

20Peu à peu, Hari et Carol se produisirent en-dehors du cercle magistral. Ce furent d’abord les gens de la famille et de la maisonnée, puis ceux du voisinage qui les entendirent. On les sollicita toujours plus loin, plus expressément, comme si un charme singulier attirait vers eux un public sans cesse grandissant. Ils avaient à peine treize ans.

Suite de l’ascension des jeunes virtuoses…

  • 11 ā : luth indien.

21Un jour, Henry reçut une enveloppe : K.S. Padmanābha, le plus fameux joueur de ā11 du pays, à qui l’on avait maintes fois vanté les dons fabuleux de ces prodiges, invitait Hari et Carol à venir chanter chez lui, à Tañjāvūr, l’ancienne capitale musicale du Sud de l’Inde. Hari avait fait un rêve dans lequel il s’était senti irrésistiblement attiré par les secrètes mélodies qui s’échappaient du grand temple de Bṛhadīśvara. Ce sanctuaire figurait pour lui le centre véritable du monde, son nombril musical.

  • 12 Ambassador : voiture spacieuse, surtout employée comme taxi, emblématique d’un certain standing aut (...)

22Les deux amis partirent un matin, de bonne heure. Henry, qui connaissait fort bien les difficiles routes de l’Inde, avait préféré les accompagner plutôt que de les confier à l’un de ses domestiques. À mi-chemin, tandis qu’ils ressentaient les premières fatigues du voyage, leur voiture tomba en panne, si bien qu’ils se retrouvèrent immobilisés sur le bord de la route, en pleine campagne, à plusieurs heures encore de Tañjāvūr. La glorieuse Ambassador12 n’était plus qu’une antique carcasse. Le soleil était dur et cuisant, l’air gorgé d’humidité, étouffant. Carol aurait été prêt à tout pour qu’un bus ou un taxi les prît tout de suite ; il se voyait déjà le lendemain soir devant son public, sale, essoufflé, incapable de murmurer le moindre mot ou d’ânonner la plus banale des chansons.

23Henry voulait arrêter la prochaine voiture qui arriverait, mais il fallait d’abord évacuer la sienne. Le trafic était rare. Un homme qui les observait depuis quelques minutes finit par aller vers eux et leur adresser la parole ; il les invita à le suivre, dans son village, « tout près ». Henry lui expliqua l’urgence de la situation, la longueur de leur trajet, l’invitation à Tañjāvūr… L’homme n’était pas vieux, mais il avait l’air épuisé. Il ne répondit pas à Henry. Néanmoins, il lui fit signe de l’accompagner. Sous la chaleur du début d’après-midi, Hari et Carol peinaient. Henry s’apprêtait à prendre les bagages lorsqu’un porteur accourut. L’homme ouvrit un grand parapluie noir pour les abriter du soleil. La petite troupe, marchant à petits pas, ressemblait à l’une de ces processions royales dont les nobles personnages progressent lentement sous d’imposantes ombrelles.

24Bien qu’ils ne fussent attendus que le lendemain, Henry s’impatientait. La maison de leurs hôtes était exiguë. Elle ne pouvait guère abriter plus de deux ou trois personnes. On convia les invités à s’asseoir sur un banc de bois : face à eux, un petit autel au-dessus duquel trônaient les portraits des aïeux et des divinités tutélaires ; les murs, d’un bleu délavé, leur tenaient lieu de ciel. Une vieille femme arriva avec des boissons et quelques sucreries ; les enfants n’y prêtèrent pas attention.

25Henry se leva : ce qu’il lui fallait, c’était deux ou trois gaillards solides ou bien un buffle pour tirer son véhicule ! Il entendit gémir dans la chambre voisine. Il allait pénétrer dans la pièce lorsque l’homme se précipita à ses pieds :

Babu, babu, si vous vouliez bien nous venir en aide ! Comme vous nous voyez là, nous ne sommes que des pauvres paysans… Ma fille est si malade, ma pauvre petite… et je suis moi-même bien fatigué. Et ce soleil…

26Henry ne savait que répondre. En vérité, il n’avait aucune envie, pour l’heure, de s’attendrir sur la détresse de cette famille. Il sortit furtivement quelques roupies de sa poche, mais l’homme lui saisit aussitôt la main pour qu’il les reprît :

— Vos deux fils… si vous pouviez seulement accepter de rester jusqu’à demain matin parmi nous et de chanter pour ma fille. Elle ne désirait qu’une chose : être danseuse, pour nous autres, pour les dieux. Ici, nous ne pouvons plus rien pour elle. Et le médecin… Il n’y a plus que les dieux. Si vos fils voulaient bien chanter… cela la soulagerait peut-être un peu…

27Henry, pourtant rompu aux plus difficiles transactions que lui imposait le commerce, se sentait bien embarrassé. Carol tirait sur le pantalon de son père : « Papa, papa, nous allons manquer le concert ! » Au-dehors, un des villageois arrivait avec une vache et une corde. Hari, plus insouciant peut-être, fredonnait et Henry n’aurait su dire si c’était là une marque d’impatience ou de compassion pour la jeune fille. Il pensa que, de toute façon, ils ne pouvaient attendre davantage. Il laissa de l’argent pour la surveillance de la voiture, puis promit de repasser sur le chemin du retour. Alors il verrait comment venir en aide à ces gens.

Fig. 2. « Hari avait fait un rêve dans lequel il s’était senti irrésistiblement attiré par les secrètes mélodies qui s’échappaient du grand temple de Bṛhadīśvara. Ce sanctuaire figurait pour lui le centre véritable du monde, son nombril musical ».

Fig. 2. « Hari avait fait un rêve dans lequel il s’était senti irrésistiblement attiré par les secrètes mélodies qui s’échappaient du grand temple de Bṛhadīśvara. Ce sanctuaire figurait pour lui le centre véritable du monde, son nombril musical ».

Temple de Bṛhadīśvara, Tañjāvūr.

Photo Fabrice Contri, 2002.

28L’homme et son épouse, cachant leur détresse, les regardèrent s’éloigner. L’Ambassador fut soigneusement mise de côté et un camionneur prit Henry et les deux jeunes virtuoses dans sa cabine.

Où Hari se laissa séduire par les éclats de la vie d’artiste…

29Le lendemain matin, les trois infortunés voyageurs parvinrent enfin à Tañjāvūr. Ils furent accueillis dans l’immense demeure de Śrī K.S. Padmanābha tels de véritables princes. La préparation du concert requérait l’attention de toute la maisonnée qui s’activait autour de ses invités, comme une mère auprès d’un enfant émergeant de son sommeil. Les garçons furent emmenés dans leurs appartements tandis que l’on convia Henry à rencontrer le maître des lieux.

30Hari et Carol déjeunèrent seuls puis se reposèrent quelques heures. Après s’être baignés dans le bassin d’un petit temple voisin, ils remontèrent dans leur logement. Impatients de la soirée à venir, ils échauffèrent leur voix et leur esprit par de complexes phrases rythmiques qui, à elles seules, auraient suffi à dégourdir le plus taciturne des publics. Tadhim-kenatom takete tadhim… Les percussionnistes et le violoniste qui avaient été choisis pour les accompagner lors du récital les rejoignirent peu après. Ils appartenaient à la fine fleur des musiciens du Sud de l’Inde. Henry avait un moment redouté que la présence de tels maîtres ne troublât ses deux protégés, mais il n’en fut rien. Ce concert, dans leur commune intimité, Hari et Carol l’avaient maintes et maintes fois répété. Il leur semblait même, pendant qu’ils en réglaient les plus infimes détails comme l’on enfile les perles d’un collier, que tout leur apprentissage les y avaient menés.

31Henry fut impressionné par la somptuosité des lieux. La demeure, plutôt une sorte de palais, resplendissait encore des feux des anciennes dynasties nāyak et marathes dont les rois esthètes durent leurs principales victoires à l’ardeur de leur dévotion et à leur raffinement artistique plus qu’à leur puissance militaire. Il éprouvait une affinité profonde avec les précieux objets que recelait cette maison et dont le prestigieux propriétaire était en quelque sorte le fleuron. Enveloppé dans son dhoī de cotonnade blanche, ce dernier brillait comme une antique lampe rituelle dont l’étain, bien que terni par les piqûres du temps, paraissait refléter quelque monde merveilleux. L’Anglais avait apporté dans ses bagages des feuilles de son thé le plus rare ; à cinq heures, on servit la boisson sur l’ample terrasse à colonnade. Les deux hommes, qu’un subtil accord unissait, avaient l’air de monarques surgis d’un autre âge.

32Hari et Kokila – Carol avait adopté ce surnom pour la scène – prirent finalement place dans le salon de musique. Les invités s’étaient assis devant la petite scène que l’on avait éclairée, pour l’occasion, de torches et de lampes à huile, « à la manière ancienne ». On vérifiait la juste intonation de la tapūrā lorsque Śrī K.S. Padmanābha fit son entrée.

  • 13 Rāga : mode mélodique de la musique indienne.
  • 14 Bhāva : état, émotions liés, notamment, à une expérience esthétique.
  • 15 Śruti : l’audition. Ce terme désigne plus spécifiquement, en musique, la justesse de fréquence : ce (...)
  • 16 Ślōka : ici, vers sanskrits chantés.

33Les deux musiciens commencèrent par une brillante composition qui révéla leur impressionnante technique. Ils poursuivirent par une longue et savante improvisation qui, partie d’un son unique, prit peu à peu forme, se développa, s’anima – dessinant avec toujours plus de netteté les contours du rāga13. Ainsi croît, se métamorphose la graine avec une patiente lenteur, suivant sa propre nature. Le temps lui-même, captif de cette science, paraissait se contracter et se dilater au rythme de leur invention. Un réseau de délicates mélodies et de rythmes subtils naissait de la rencontre des voix et des instruments aux timbres riches d’infinies nuances. La parole et la musique s’étaient fondues dans le bhāva14. Telle était la justesse, la suprême saveur de cette musique. Śruti15. Portés par un irrésistible élan de vie, les sons emplirent bientôt tout le salon qui parut ne plus pouvoir les contenir. Le ślōka16 qui conclut le concert, simple et humble prière, ramena l’auditoire à la sérénité des premières notes. Śrī K.S. Padmanābha sentait pourtant que vibrait toujours en lui l’énergie du concert et attendait, secrètement, que le silence dans lequel bientôt elle se concentrerait, le menât ailleurs.

34La tapūrā se tut. Le commanditaire du concert, s’apprêtait, selon la tradition, à honorer de son offrande les solistes quand un vieillard, qui s’était tenu jusqu’alors dans l’ombre, interrompit son geste, sans crainte de l’outrage, et, désignant du doigt Hariprasād, demanda à ce dernier de chanter une ultime composition :

  • 17 Gandharva : musicien céleste.
  • 18 Kti : catégorie de composition musicale du répertoire carnatique.
  • 19 Akayaliga : de akaya, impérissable, indestructible, et liga, signe, phallus ; Śiva désigné comm (...)

— Ce jeune Ghandarva17 nous ferait-il l’honneur d’interpréter pour nous cet insurpassable kti18 que l’on nomme Akayaliga19 ?

35Certes, l’incongruité de la demande surprit Hari mais le fait que cet homme sût qu’il avait été instruit de ce chant, connu seulement de quelques rares initiés, l’étonna plus encore.

  • 20 Selon de similaires croyances, certaines compositions de la tradition carnatique posséderaient des (...)
  • 21 Bhakta : adepte de la bhakti, courant dévotionnel de l’hindouisme.
  • 22 Tyāgarāja aurait composé le kti Nā jīvādhāra, qui célèbre l’extase mystique, afin de soigner un ho (...)
  • 23 Svāmi : marque de respect, titre honorifique signifiant maître, seigneur.

36Hari n’ignorait pas que l’on prêtait d’étranges pouvoirs à cette œuvre20. Akayaliga… C’était là un chant qui ouvrait les portes de tous les temples, écartait le voile qui dissimule la divinité s’il jaillissait de la bouche et du cœur d’un sage véritable. On rapportait qu’il parvenait à dissiper les pires maux et que le saint bhakta21 qui l’avait composé dans un état d’extase avait atteint l’ultime libération22. Cette louange à l’impérissable Liga, à Śiva, le Maître du temps, pouvait aussi avoir de désastreuses conséquences, ajoutait-on, lorsqu’elle n’était pas motivée par un complet don de soi. Le jour et la nuit ne sont jamais séparés que par d’indistinctes frontières… Hari comprit que le vieillard qui venait de lui lancer ce défi cruel ne pouvait être un individu ordinaire. D’ailleurs, le noble Svāmi23 ne s’offusqua pas de l’attitude de cet être singulier, bien au contraire, il s’adressa à Hari pour le prier à son tour de chanter cette redoutable composition.

37Hari se trouvait désormais face à deux mondes opposés : celui de cette communauté indienne, si attentive à ses prouesses, et celui de Kokila et de Henry, les deux étrangers qui ignoraient l’enjeu véritable de ce kti. Il regarda ses auditeurs qui, il y a quelques minutes à peine, lui apparaissaient encore si proches, mêlés, mais qui semblaient maintenant appartenir à deux univers qui se heurtaient comme si la violence du conflit intérieur auquel il était en proie se projetait hors de lui.

  • 24 Annamācārya (1408-1503) : compositeur de l’Āndhra Pradesh. Jñanadeva (1275-1296) : poète du Maharas (...)

38Hari avait tant rêvé de ce concert ! Lui et Kokila avaient si bien répondu aux attentes de leur maître, de leur famille et, jusqu’à cet instant, de leur auditoire ! Une vie brillante d’artiste leur serait sûrement offerte après un si mémorable succès ; qui aurait pu venir obscurcir ce triomphe ? Hari savait fort bien qu’ils vivaient un moment crucial de leur existence. Il ne devait pas faillir. Comment se serait-il permis de refuser ce qu’exigeait le maître des lieux, celui qui tenait entre ses mains leur carrière de musiciens, ce descendant des plus prestigieuses lignées de Mahārāja de Tañjāvūr qui avait le loisir d’ouvrir toutes grandes les portes de leur réussite ou de les fermer, définitivement peut-être, d’un simple tour de clé ! Mais Hari ne pouvait prévoir précisément les conséquences de son chant : il était certes déjà un artiste accompli et devait essayer de combler le Svāmi, mais, en l’occurrence, n’était-ce pas à la sagesse de lui dicter son action ? Il n’avait que treize ans et n’était ni Annamācārya ni Jñanadeva24… Peu lui importait en fait ce qui pouvait arriver au public de ce concert, à ces inconnus dont il ignorait tout, dont il n’avait pas même discerné les visages. Oserait-il, cependant, mettre en péril Kokila et Henry ?

  • 25 Il s’agit ici, plus précisément, du rituel du Bhadrakāi-tiyyaṭṭụ, au Kerala, qui est sans lien dir (...)

39Il se souvint alors avoir assisté à l’un de ces rituels où l’on dessine sur le sol, avec des poudres colorées, le corps de la déesse-mère25. Lorsque l’officiant avait aperçu Carol, n’avait-il pas préféré commettre une erreur volontaire dans la fabrication de l’image, qu’il savait pourtant parfaitement reproduire, afin de ne pas compromettre la sécurité du petit Anglais ?

  • 26 Lorsque je décidai de consacrer un article sur le Bhadrakāi-tiyyaṭṭụ, rituel où l’on dessine un ka(...)

— Une telle figure est dotée de puissants pouvoirs. Nul ne connaît tous les effets qu’ils pourraient avoir sur une personne étrangère à nos croyances, avait-il confié à Hari26.

40Qu’en serait-il du charme de ce chant ? Hariprasād, guetté de tous côtés par ces esthètes, dans la maison du plus célèbre vidvān de Tañjāvūr, pouvait-il se permettre le moindre écart ?

41Kokila attendait, il fixait Hari des yeux : « Hari, Hari, où que tu sois, je t’entendrai chanter… Chante, chante maintenant, Hari ! », semblait-il implorer. « Peu importent les dorures, la magnificence de ces seigneurs, la gloire des salles de concert et leurs richesses… », ajouta une mystérieuse voix que seul perçut Hari. Un messager intérieur qui le mettait en garde contre les dangers de ce chant : « Sauve-toi, protège-les ! » Il aurait voulu sortir en courant de l’écrin maléfique de cette salle, aussi vite que ses jambes le pouvaient et, une fois à la lumière du dehors, tout recommencer, revenir au premier jour, celui de la première leçon.

42Henry se leva et s’approcha de la scène :

— Alors Hariprasād, serais-tu devenu muet ? Veuillez bien patienter, Svāmi, notre soliste a seulement besoin de quelques instants pour se concentrer. La chose n’est assurément pas facile, même pour le plus habile des virtuoses…

43Hari vit le grand lustre de cristal vaciller. Il attendit encore un peu, puis décida malgré tout de se lancer :

Ô Akṣayaliṅga ! Toi que nul n’engendra !
Ô, Maître de myriades de mondes…

44Il porta ce chant à son plus haut degré de perfection.

Fig. 3. « Une telle figure est dotée de puissants pouvoirs. Nul ne sait quels pourraient en être tous les effets sur une personne étrangère à nos croyances ».

Fig. 3. « Une telle figure est dotée de puissants pouvoirs. Nul ne sait quels pourraient en être tous les effets sur une personne étrangère à nos croyances ».

Rituel du Bhadrakāli-Thiyyaṭṭụ, kaam de Bhadrakāli par V. Sasidhara Sarma, Vaikom, Kerala.

Photo Fabrice Contri, 2000.

Ce qui advint aux auditeurs captifs des charmes du chant…

45Sur la route du retour, Henry retrouva sa voiture dans le petit village où il l’avait laissée deux jours plus tôt. Malgré l’ampleur des dégâts, elle avait été impeccablement réparée. Juste à côté, une vache ruminait l’herbe fraîchement coupée. La jeune fille et sa famille s’en étaient allés sans laisser de traces.

46Henry et les enfants repartirent. Carol était encore enthousiasmé par la prodigieuse soirée qu’il venait de vivre, riche des présents et des promesses de l’estimable Svāmi. Hari regardait au loin les rizières miroiter. Il réalisait maintenant qu’il n’avait accepté de chanter le kti que pour briller devant son public.

47Quand il regagna le salon de musique, celui-ci n’avait pas changé.

48Une semaine s’écoula…

49Le huitième jour, Henry apprit le décès soudain de Śrī K.S. Padmanābha, terrassé durant son sommeil par une attaque cérébrale. Hari fut presque rassuré par cette nouvelle : n’était-ce pas la fin la moins cruelle possible de sa sourde angoisse ? Le charme du kti, n’avait-il pas agi ? Le Svāmi, après tout, n’était-il pas le principal responsable du sacrilège !

— Cela ne paraît pas te désoler ! Tu n’es même pas surpris ! lui dit Carol. Qu’allons-nous faire ? Que vont devenir tous nos beaux projets ?

50Carol fut dérouté par le sourire de Hari. Il regarda son ami avec dépit.

— Et notre concert ? Et les présents du Svāmi ? Ce succès, ce voyage, tout cela pour rien, subitement évanoui ?

51Carol sortit brusquement du salon de musique où ils avaient prévu de répéter. Hari songea que c’était la première fois qu’ils se disputaient ou, du moins, qu’un différend les séparait.

52Le soir qui suivit cette amère rencontre, Carol fut pris d’une forte fièvre. Ses parents n’y prêtèrent guère attention : ce devait être là les effets de la déception et de la colère. Une bonne nuit de repos et quelque médecine feraient sans doute l’affaire.

53Seul dans sa chambre, Carol mourut à son tour, au petit matin. Le médecin, désemparé par une mort si précoce, conclut à une crise foudroyante de paludisme.

54Henry quitta quelques semaines plus tard les montagnes des Ghâts et partit au loin. Hari resta dans la région mais cessa de chanter, excepté lors des services religieux.

Ce que l’artiste découvrit…

55Hari était toujours allongé sur la route, au milieu des rizières. Il réussit enfin, avec peine, à se redresser puis à s’asseoir. La lune était maintenant passée derrière la crête des montagnes. L’oiseau s’était tu. Seule la ville éclairait encore de ses lueurs lointaines le paysage. Après qu’il eut repris ses esprits, le pauvre voyageur regarda sa montre : elle s’était brisée lors de l’accident. Il ne pouvait déterminer combien de temps il était resté ainsi assoupi, à mi-chemin entre le souvenir et le rêve. Il ne se trouvait probablement qu’à quelques kilomètres de la maison de Higgins… Peut-être une voiture ou même une simple mobylette finirait-elle par arriver ? Peut-être réussirait-il à rejoindre à pied le prochain village puis à trouver quelqu’un pour l’aider… Il essaya de se lever mais il ne put y parvenir.

56Soudain, il crut entendre des cris. Il pensa tout d’abord à un animal, puis il comprit qu’il s’agissait de pleurs. Ceux d’un jeune enfant… Il les sentit lentement se rapprocher et perçut aussi des bruits de pas. Il appela :

— Holà, holà ! Par ici ! S’il vous plaît, j’ai besoin d’aide !

57Les pas cessèrent. Personne ne répondit.

— Par ici, n’ayez pas peur ! J’ai eu un accident, je ne veux rien de plus que votre aide…

58lança Hari d’un ton qui se voulait rassurant.

— J’ai glissé. Je suis tombé. Je dois aller chanter pour un concert. Henry Higgins… Dans la maison de Henry. Vous connaissez ? Où allez-vous ? Ma moto est hors d’usage. Y a-t-il quelqu’un tout près d’ici qui aurait un véhicule ?

59Hari distingua une femme tenant un nourrisson dans ses bras. Le gamin piaillait de plus en plus fort, sa mère s’efforçait de le calmer par de douces paroles. Ce n’était pas de colère qu’il criait : il paraissait souffrir. La femme, enfin, s’adressa à Hari :

– Qui êtes-vous ? Pardon, Monsieur, je ne vous voyais pas… chut, chut, Śankhu, ne pleure pas ! Là, là, tout ira bien… Désolée, Monsieur, je vais dans l’autre direction, vers la ville. Si j’avais une voiture, j’aurais déjà emmené mon fils chez le médecin. Excusez-moi !

60Dans la pénombre, elle s’approcha de Hari et s’accroupit pour se mettre à sa hauteur. Celui-ci tendit les mains et les posa sur le nourrisson. Il dégagea un pan du sari qui enveloppait le petit corps, brûlant, humide de fièvre et crispé par la douleur.

61La femme voulut fuir. Hari chercha à la retenir. Il avait osé poser ses mains sur elle et son fils et il craignait de l’avoir à nouveau effrayée. Malgré sa propre inquiétude, malgré les sanglots de l’enfant, Hari se mit à chanter. Une composition dans le rāga Nīlambari, la plus ancienne qu’il connût. Mais ce n’était pas ce qui lui importait. Nīlambari… le rāga que chantent les mères pour bercer les nouveaux-nés et les prêtres pour endormir les statues divines :

  • 27 Uyyāla lgavayya, kti de Tyāgarāja (Rao 1999 : 523).

O Rāma ! Puisses-tu danser comme je t’ai bercé !
O doux Rāma ! Puisses-tu danser comme je t’ai fait danser dans le berceau de mes chants27

62Lorsqu’il eut terminé, il leva les yeux vers cette femme. Il n’avait pas encore véritablement regardé son visage, il fut surpris par la radieuse beauté qui en émanait. Elle n’osait pas bouger. Peut-être ne le voulait-elle plus ? Il chercha à se lever. Il avait envie de les enlacer, elle et son fils.

63Elle posa délicatement l’enfant sur les genoux de Hari et s’assit à côté de lui.

64Hari écouta le silence de la nuit. Sans doute le hasard seul avait-il causé la mort du Svāmi et de Kokila…

65L’enfant, paisiblement, s’était endormi.

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Bibliographie

AUBERT Laurent, 2004, Les feux de la déesse, Rituels villageois du Kerala (Inde du Sud). Lausanne : Payot, collection anthropologie.

CONTRI Fabrice, 2003, Le Bhadrakālī-Thiyyattu, un rituel domestique du Kerala. Actes du 1er Congrès du Réseau Asie (Paris), communication en ligne : www.reseau-asie.com

CONTRI Fabrice, 2005, Le Kaiśika Nātakam : renaissance d’un rituel théâtral et musical du Tamil Nadu. Actes du 2e Congrès du Réseau Asie (Paris), communication en ligne www.reseau-asie.com

CONTRI Fabrice, 2009, « Improviser sans trou de mémoire », Cahiers d’ethnomusicologie 22 : « Mémoire, traces, histoire » : 81-99.

GOVINDA Rao T.K., 1995, Compositions of Tyāgarāja. Chennai : Gānamandir Publications.

MONIER-WILLIAMS Sir Monier, 1990 [1899], A Sanskrit-English Dictionary. Delhi : Motilal Banarsidass Publishers PVT. LTD.

PARTHASARATHY T.S., 1976, The Musical Heritage of Sri Muthuswami Dikshitar. Bombay & Baroda : Indian Musicological Society.

RAMASWAMI AIYAR, M.S., 2003 [1927], Thiagaraja, A Great Musician Saint (1759-1847). New Delhi, Chennai : Asian Educational services.

SARADA T., Bharati NALINAKSHAN et Viji SWAMINATHAN, 2004, Song from Pilgrimage, Similarities of a Theme : Impediments for Darshan, in Sruti Ranjani 14(1), novembre 2004. Delaware Valley : The Indian Music and Dance Society.

SUBBA RAO B., 1996, Raganidhi, A Comparative Study of Hindustani and Karnatak Raga, 4 vol. Madras : The Music Academy.

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Notes

1 Bien que basé sur plusieurs enquêtes de terrain, ce récit associe des éléments de fiction à l’observation ethnographique. Par ce moyen, peu ordinaire dans une revue d’ethnomusicologie, mon but a été de rassembler différents événements dont l’expérience m’a fortement fait ressentir la coïncidence. En ce sens, l’univers du conte – si propre à la mémoire de la tradition – m’est apparu opportun pour relater les faits et exprimer certaines émotions qui forment aussi une part de la réalité. J’ai, par ailleurs préalablement consacré plusieurs articles à caractère scientifique aux évènements réels que je cite ici ; ces derniers sont issus tant de l’univers de la musique classique de l’Inde du Sud que de divers rituels de temple du Tamil Nadu et du Kerala, en lien ou non avec l’univers de la tradition carnatique.

2 S. Ramanujam, décembre 2004, à propos du rituel Kaiśika Nātakam, Tirukkurunkudi, Tamil Nadu (communication personnelle). Ce rituel, qui renaît depuis 1999 sous le patronage de Anita Ratnam et S. Ramanujam, tire sa substance du Varāha Purāa. Dans ce dernier, Viṣṇu narre un épisode de la vie d’un dévot, Nambāduvan, venu le vénérer au temple de Tirukkurunkudi (montagnes des Ghâts, Tamil Nadu). Sur le chemin de son pèlerinage, Nambāduvan se fait arrêter par un rākasa (ogre) qui désire le dévorer. Il obtient néanmoins un sursis de sa part : le rākasa lui laisse le temps d’aller prier au temple. Nambāduvan lui a promis de revenir ! L’insensé dévot se rend au temple, chante devant l’idole de Viṣṇu … « Il fit cette offrande chantée avec beaucoup d’art. Mais, se demanda-t-il, pourquoi ce chant ? ». Nambāduvan recevra par la voie de ce chant interprété avec ferveur, la bénédiction du dieu. Puis, après avoir douté de la décision qu’il devait prendre, il remettra finalement ce bien subtil au rākasa. Suite à ce don, Nambāduvan sera épargné par l’ogre qui, à son tour, sera délivré de sa malédiction… On apprendra, en effet, que le rākśasa était, en fait, un brâhmane à qui l’on avait jeté un sort et qui attendait de rencontrer un dévot sincère pour l’en libérer (Contri 2005).

3 Pūjā : rituel d’offrande.

4 Rasa : saveur, essence, suc.

5 Garbhagha : saint des saints d’un temple hindou.

6 Tañjāvūr ou Tanjore qui, du XVIIe au XIXe siècle, a été la capitale culturelle, et notamment musicale, du Tamil Nadu.

7 Kokila : « coucou noir ou indien ; fréquemment évoqué dans la poésie hindoue, son cri musical étant censé inspirer de tendres émotions » (Monier-Williams 1990 : 312).

8 Musique carnatique : musique classique du Sud de l’Inde.

9 Vidvān : celui qui sait. Dans la tradition musicale, ce terme désigne un maître accompli en son art.

10 Gurukula : littéralement, maison du maître.

11 ā : luth indien.

12 Ambassador : voiture spacieuse, surtout employée comme taxi, emblématique d’un certain standing automobile indien, il y a quelques années encore.

13 Rāga : mode mélodique de la musique indienne.

14 Bhāva : état, émotions liés, notamment, à une expérience esthétique.

15 Śruti : l’audition. Ce terme désigne plus spécifiquement, en musique, la justesse de fréquence : celle-ci passe aussi par la justesse de l’intention émotionnelle. Une seule note d’un grand maître, jouée avec le parfait śruti, est censée valoir toutes les musiques. Tel était ainsi considéré le sa (premier degré du mode) de début des concerts de T.R. Mah?li?gam ou de M.S. Subbulakshmi.

16 Ślōka : ici, vers sanskrits chantés.

17 Gandharva : musicien céleste.

18 Kti : catégorie de composition musicale du répertoire carnatique.

19 Akayaliga : de akaya, impérissable, indestructible, et liga, signe, phallus ; Śiva désigné comme « Celui qui possède un liga indestructible » (Dominique Wohlschlag, communication personnelle).
Plusieurs compositions des grands saints poètes et musiciens de l’Inde du Sud sont parfois reconnues pour être dotées de pouvoirs extraordinaires. Il convient évidemment de « bien savoir les chanter ». Les biographies des grandes figures de l’histoire musicale carnatique sont ainsi, traditionnellement, emplies de miracles. Un kti de Muttusvāmi Dīkṣitar est intitulé Akayaliga vibhō. La tradition rapporte que ce fameux compositeur parvint, en chantant cette composition, à ouvrir la porte du saint des saints de Kīvalur auquel un brâhmane lui refusait l’accès. Muttusvāmi Dīkṣitar reçut le darśana (la vision) de la divinité, fruit de sa prière. Dans ce cas, une composition est directement associée à un fait miraculeux.

20 Selon de similaires croyances, certaines compositions de la tradition carnatique posséderaient des vertus curatives, alors que d’autres seraient investies de charmes néfastes pour qui ne saurait pas convenablement les interpréter. « On raconte qu’un jour, un grand musicien qui maîtrisait plusieurs centaines de kti refusa de chanter l’une de ces compositions emplies d’une étrange puissance. S’il connaissait toutes les grandes œuvres que comprenait le répertoire, il ignorait encore certaines intentions que contenait son propre coeur » (P.N. Raghava Kurupp, chanteur de sōpāna, Kerala, communication personnelle).

21 Bhakta : adepte de la bhakti, courant dévotionnel de l’hindouisme.

22 Tyāgarāja aurait composé le kti Nā jīvādhāra, qui célèbre l’extase mystique, afin de soigner un homme souffrant de graves maux d’estomac – selon la tradition la plus commune, Śarabhōjī II, un des rois de Tañjāvūr, aurait été le patient. On prête de même à Muttusvāmi Dīkṣitar certains pouvoirs de guérison. Ce dernier aurait ainsi composé le premier de ses célèbres Navagraha Kti dans l’intention de guérir l’un de ses disciples en lui demandant de l’interpréter.

23 Svāmi : marque de respect, titre honorifique signifiant maître, seigneur.

24 Annamācārya (1408-1503) : compositeur de l’Āndhra Pradesh. Jñanadeva (1275-1296) : poète du Maharashtra. Ces deux génies furent extraordinairement précoces.

25 Il s’agit ici, plus précisément, du rituel du Bhadrakāi-tiyyaṭṭụ, au Kerala, qui est sans lien direct avec la tradition carnatique. Dans ce rituel, la réalisation du kaam, ou dessin à base de poudres colorées, constitue une étape importante dans la manifestation progressive de la déesse (cf. Contri 2003).

26 Lorsque je décidai de consacrer un article sur le Bhadrakāi-tiyyaṭṭụ, rituel où l’on dessine un kaam représentant la déesse Bhadrakāli, l’un de ses principaux officiants (V. Sasidhara Sarma) me confia devoir commettre une erreur dans son dessin quand je lui annonçai mon projet de faire publier certaines de mes enquêtes, avec photos, dans le cadre d’un colloque (www.reseau-asie.com).

27 Uyyāla lgavayya, kti de Tyāgarāja (Rao 1999 : 523).

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Table des illustrations

Titre Fig.1. « Sur une fresque du temple, Viṣṇu, étendu sur l’immortel serpent, dormait. Immergé dans l’oubli du sommeil, il goûtait le rasa du monde à venir qui bientôt jaillirait de son rêve ».
Légende Viṣṇu Nārāyaṇa, temple de Śrī Rangānathasvāmi, Tiruchirappalli (?).
Crédits Photo Fabrice Contri, 1997.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/docannexe/image/1891/img-1.png
Fichier image/png, 579k
Titre Fig. 2. « Hari avait fait un rêve dans lequel il s’était senti irrésistiblement attiré par les secrètes mélodies qui s’échappaient du grand temple de Bṛhadīśvara. Ce sanctuaire figurait pour lui le centre véritable du monde, son nombril musical ».
Légende Temple de Bṛhadīśvara, Tañjāvūr.
Crédits Photo Fabrice Contri, 2002.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/docannexe/image/1891/img-2.png
Fichier image/png, 244k
Titre Fig. 3. « Une telle figure est dotée de puissants pouvoirs. Nul ne sait quels pourraient en être tous les effets sur une personne étrangère à nos croyances ».
Légende Rituel du Bhadrakāli-Thiyyaṭṭụ, kaam de Bhadrakāli par V. Sasidhara Sarma, Vaikom, Kerala.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/docannexe/image/1891/img-3.png
Fichier image/png, 273k
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Pour citer cet article

Référence papier

Fabrice Contri, « Le virtuose »Cahiers d’ethnomusicologie, 25 | 2012, 157-172.

Référence électronique

Fabrice Contri, « Le virtuose »Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 25 | 2012, mis en ligne le 31 décembre 2014, consulté le 05 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/1891

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Auteur

Fabrice Contri

Fabrice Contri est ethnomusicologue et musicien. Conjointement à l’étude de la musique classique occidentale (CNR de Boulogne-Billancourt et CNSMD de Paris ; Université Sorbonne-Paris IV), il s’est consacré aux musiques traditionnelles et notamment à celles de l’Inde du Sud et d’Italie. Après avoir occupé le poste de professeur chargé de la programmation au CNR de Boulogne-Billancourt et enseigné l’ethnomusicologie dans ce conservatoire et en Université (Poitiers, Angers – UCO), il est depuis janvier 2001 professeur au CNSMD de Lyon. Il collabore en outre régulièrement avec les Ateliers d’ethnomusicologie de Genève.

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