- 1 Le zarb ou tombak est un tambour en forme de calice en bois tourné, recouvert d’une peau de chèvre (...)
- 2 Zarb est le nom arabe de l’instrument tandis que tombak en est le nom persan. Alors que le premier (...)
1S’il existe des musiciens pour le moins atypiques dans le paysage musical français, il s’agit bien des membres de la famille Chemirani. D’origine iranienne, Djamchid Chemirani a transmis à ses fils, Keyvan et Bijan, l’art du zarb1 ou tombak2, tambour de la musique classique persane, tandis que ses deux filles, Maryam et Mardjane, se sont plutôt orientées vers le chant.
2Les hommes de la famille excellent dans la technique du zarb qu’ils ont largement contribué à faire connaître en France, tout en se distinguant par leurs démarches artistiques empreintes d’échanges avec des musiciens issus de tous horizons. En outre, leur apport dans l’évolution du jeu de l’instrument est considérable. À leur contact, le zarb a acquis un statut particulier et inédit, notamment à travers la création de leur formation familiale : le Trio Chemirani. Le travail mené autour de cet instrument a conduit à de nombreuses innovations, tant dans la manière de le confronter à d’autres univers musicaux que sur le plan technique, au niveau des types de frappes et des métriques utilisées.
3Après avoir décrit ce contexte familial, je m’intéresserai plus particulièrement ici au parcours de Keyvan, l’aîné des deux fils Chemirani. La trajectoire de ce percussionniste franco-iranien oscille entre la volonté de perpétuer un héritage, celui de la musique persane transmise par son père et maître, et la mise en œuvre d’un important travail de création au sein de pratiques musicales très diverses. Outre sa prestigieuse filiation, ce percussionniste prolifique et talentueux se distingue aussi par sa capacité à composer pour différents genres musicaux (du jazz à la musique bretonne), à s’intégrer à des musiques pour le moins éloignées de l’univers du zarb (musique baroque par exemple), et aussi à diriger des ensembles musicaux hétérogènes. Passé maître dans l’art de la rencontre entre cultures, Keyvan Chemirani apparaît désormais en France comme une figure incontournable de la percussion.
Fig. 1. Keyvan Chemirani jouant du zarb.
Photo Gilles Abegg.
4Favorisée par une connaissance personnelle approfondie de la famille Chemirani et de leur travail musical, et renforcée par des entretiens que j’ai réalisés, la rédaction de cet article s’appuie également sur la collecte de nombreux matériaux disponibles (productions discographiques aux livrets souvent instructifs, interviews et articles dont ils ont pu faire l’objet dans la presse et sur internet, sites web etc.). Par ailleurs, cet article bénéficie d’un travail de terrain que j’ai mené en collaboration avec Violeta Joubert-Solano, autour de la création Du Slam à l’Atlas en 2010. Initié par le Département des Musiques Orales et Improvisées de la Fondation Royaumont, ce projet mêlait des artistes européens à des musiciens marocains et incluait la participation de doctorants de l’EHESS. Nous avions pu suivre l’intégralité du projet : les deux résidences de création (à Agadir et Royaumont), les concerts, etc. Après cette expérience, j’ai également pu suivre au plus près la résidence de création et les différentes phases (concerts, ateliers pédagogiques…) du projet Melos dirigé par Keyvan Chemirani en 2011.
- 3 Pour une analyse étymologique du terme, nous renvoyons à l’article de Chantal Forestal (2008) dans (...)
5À l’aune des données recueillies dans ce contexte ethnographique particulier, dont il s’agira de déterminer les enjeux, l’analyse de la trajectoire musicale de Keyvan Chemirani et des différents pans de son activité artistique permettra de poser un double regard, à la fois sur les problématiques inhérentes à la vie d’un musicien aujourd’hui et sur celles liées à la musique élaborée dans un contexte globalisé, en abordant plus particulièrement ces créations appelées « transculturelles »3.
- 4 Il participe en effet au Mahabharata mis en scène par Peter Brook en 1985 au Festival d’Avignon, et (...)
6C’est à l’âge de huit ans que Djamchid Chemirani, né à Téhéran en 1942, commence à apprendre le zarb auprès du grand maître Hossein Teherani. Djamchid arrive en France en 1961 et commence rapidement à enseigner le zarb au Centre d’Étude de la Musique Orientale à Paris. Les conditions de l’enseignement en France l’obligent à transmettre autrement et, selon ses termes, « [le poussent] à développer particulièrement l’enseignement de l’aspect soliste de [s]on instrument » (Chemirani 2005 : 80). Ces conditions particulières lui permettent paradoxalement de perpétuer l’œuvre de son maître, qui avait poussé le zarb à quitter le rôle d’accompagnateur auquel il était jusqu’alors cantonné. En outre, c’est en dispensant l’enseignement du zarb à de nombreux élèves qu’il va être amené vers d’autres musiques : musique contemporaine, jazz, musique médiévale, mais aussi vers le domaine du théâtre et de la danse4. Dans un contexte français favorisé par la méconnaissance de cet instrument, Djamchid devient vite une figure recherchée par des musiciens issus de toutes sortes de formations musicales. De plus, c’est à la même époque que le grand marché des « musiques du monde » va se développer, en France et bien au-delà. Le zarb va donc bénéficier de cette conjoncture favorable et trouver un public attentif aux possibilités de cet instrument en même temps que les faveurs de certaines institutions.
- 5 En revanche, comme Djamchid l’explique lui-même, il n’a jamais réellement cherché à intégrer son in (...)
7La participation de Djamchid Chemirani à des projets de grande envergure tel que le Mahabharata de Peter Brook et d’autres créations dans lesquelles il mêle les sonorités du zarb aux instruments du jazz ou à des répertoires de musiques anciennes a certainement favorisé l’ouverture ultérieure des enfants Chemirani à de multiples expressions musicales. Parallèlement, Djamchid continue à jouer avec des musiciens iraniens renommés, de passage ou installés en France, comme Majid Kiani ou Dariush Tala’i. Entre ses mains, le zarb apparaît d’emblée comme un instrument protéiforme, adaptable, capable de se mêler à différentes pratiques artistiques et à diverses esthétiques musicales5. Dans un entretien que j’ai conduit avec lui, Djamchid Chemirani nous explique cette faculté du zarb à s’adapter à différents contextes de jeu :
Je pense que c’est dû au zarb, à l’instrument en lui-même. Le zarb a une sonorité et une technique, et une tessiture qui permettent de jouer avec, de coller avec pas mal d’instruments différents. Et donc ça facilite l’accompagnement de différentes musiques. (1er novembre 2011).
8Ce caractère protéiforme va être intégré très tôt par les enfants Chemirani comme une qualité quasiment indissociable du zarb avec lequel ils vont grandir.
- 6 Keyvan parle volontiers de la façon dont, petit, il s’endormait, bercé par les sons du zarb et des (...)
9Né à Paris en 1968 d’une mère française et d’un père iranien, Keyvan Chemirani baigne dès son enfance dans un univers façonné par cette double culture. La pratique du zarb représente une sorte de symbole de la culture persane pour le jeune garçon, qui voit son père Djamchid jouer régulièrement à la maison avec d’autres musiciens iraniens6. L’apprentissage se fait donc d’abord par imprégnation avant qu’il ne commence à aborder directement la technique de ce tambour vers l’âge de huit ans. Mais ce n’est que plus tard, après avoir fait de la batterie à l’adolescence, qu’il se consacre réellement à cet instrument qui deviendra une sorte de sceau familial.
- 7 Le udu est une cruche en terre cuite dont on frappe la panse, de manière équivalente au ghatam de l (...)
- 8 Le daf est un tambour sur cadre muni de chaînettes d’anneaux métalliques.
- 9 Le riqq est un petit tambour sur cadre muni de cymbalettes ; le bendir, autre tambour sur cadre, es (...)
10Même s’il se concentre pendant de nombreuses années sur l’apprentissage du zarb, Keyvan Chemirani s’intéresse également à d’autres types de percussions, prend quelques cours de piano et d’harmonie jazz, apprend les modes du radif persan au setar, joue du ney, tout en effectuant parallèlement des études supérieures de mathématiques jusqu’au niveau de la maîtrise. Loin de se cantonner au zarb, le musicien se forme à d’autres percussions, le udu7, le daf8 [Fig. 2] et toutes sortes de tambours sur cadres et tambourins : riqq, bendir9, etc. Il enrichit ainsi au fur et à mesure son éventail de percussions et y introduit de plus en plus de matériaux, notamment lorsqu’il se produit avec des musiciens de jazz. Il s’ouvre aussi aux instruments métalliques : cymbales, cloches… et se lance dans certaines expérimentations en créant notamment un prototype instrumental hybride inspiré du cajon flamenco qu’il croise à la forme du zarb : le zarbon. Il se plait par ailleurs à monter le daf sur un pied, détournant l’instrument de son usage habituel.
Fig. 2. zarb, daf, udu : les instruments de Keyvan Chemirani.
Photo Élina Djebbari.
- 10 Depuis 2009, il s’est mis à l’apprentissage du santur indien, dont il se sert également comme d’un (...)
11Sa passion pour la technique des percussions digitales et pour la complexité des métriques l’entraîne vers l’Inde, l’Inde du Sud en particulier, « ce paradis du percussionniste » comme il l’appelle. Il y apprend les principes métriques des tala de l’Inde du Sud et ceux du tihai et du chakradar spécifiques à l’Inde du Nord, ainsi que les onomatopées rythmiques appelées bol au nord et konnakol au sud : autant d’éléments qu’il va intégrer ensuite dans son travail rythmique et instrumental10.
12Armé de ces nouvelles ressources techniques, il les transpose et les adapte au zarb. Il développe ainsi en famille, d’abord en duo avec son père, puis en trio avec son frère Bijan, le benjamin de la famille, la polyrythmie, les métriques et les techniques de frappe de cet instrument. Le Trio Chemirani [Fig. 3] met en avant la technique du zarb, bien sûr, mais le révèle surtout dans un rôle qu’il n’avait jamais eu jusqu’alors. Le zarb, décliné en trois exemplaires sur une même scène, produit une musique polyrythmique inédite et acquiert un nouveau statut, bien éloigné de l’univers de la musique persane dont il est issu. Le Trio s’inspire notamment des poètes mystiques persans (Rumi, Hafez, Khayyam…) dont la prosodie leur inspire des rythmes qui servent de base à leurs improvisations. En effet, outre le développement de savantes compositions rythmiques et d’innovations techniques au niveau des frappes, les Chemirani sont également reconnus pour leurs grands talents d’improvisateurs. Ils donnent ainsi libre cours à leur dextérité pour évoluer de manière complexe au sein de métriques diverses, qui servent de cadre à leurs circonvolutions régulées par une grande rigueur métronomique.
Fig. 3. Le Trio Chemirani, de gauche à droite : Bijan, Djamchid, Keyvan.
Photo Catherine de Clippel.
13Le Trio Chemirani n’est pas replié sur lui-même. Bien au contraire, il a collaboré à diverses formations : avec Ross Daly, l’Ensemble Gilles Binchois, etc. De plus, le Trio accueille parfois Maryam, l’aînée de la famille. Tout autant marquée que ses frères par la culture persane, elle a appris le répertoire de chants du radif auprès de Hossein Omoumi. Cette formation familiale en quartet [Fig. 4] est appréciée des scènes des festivals et leur permet de nouvelles recherches liées aux arrangements de thèmes traditionnels. À ces occasions, Bijan laisse de temps en temps les percussions pour accompagner au saz turc les ornementations vocales de sa sœur.
Fig. 4. Le Trio devient Quartet avec Maryam Chemirani au chant.
Photo Jacques Thomas.
- 11 Le premier album du Trio est sorti en 1998 et le dernier en date Trio Chemirani invite… est paru to (...)
14Si elle est solide et pérenne11, la forme du Trio n’en est pas moins à géométrie variable et les artistes souhaitant collaborer avec les Chemirani puisent à loisir parmi les membres de cette famille de musiciens. Ainsi, c’est parfois le père qui est sollicité, parfois l’un des frères, parfois les deux, tous pouvant se remplacer les uns les autres selon leurs disponibilités : le guitariste de jazz Sylvain Luc se produit avec « les frères Chemirani », la chanteuse mongole Urna s’entoure de Djamchid et Keyvan tandis que Bijan apparaît dans l’album de Sting, If On a Winter’s Night… (2009). Si le Trio Chemirani forme une entité scénique harmonieuse, il n’annihile pas pour autant les individualités de chacun. Le lien familial n’est pas le seul prétexte de leurs collaborations mutuelles, bien au contraire, il s’agit de convoquer des personnalités artistiques originales. Ainsi Keyvan invite Bijan et Maryam sur son troisième projet en tant que directeur artistique (Battements au cœur de l’Orient, 2007), Bijan en fait de même pour ses propres réalisations : il convie toute la famille dans l’album Eos (2002), tandis que Maryam est seule intégrée au groupe Oneira qu’il fonde en 2006.
- 12 Il aime coller des peaux plus fines que cela ne se pratique en Iran, mettant ainsi en valeur les ha (...)
15Le profil de Keyvan Chemirani illustre une double tendance : porteur d’une certaine « tradition » se réclamant de la culture persane autant qu’ouvert à toutes sortes d’innovations sur l’instrument, qu’elles soient techniques (frappes, organologie…), esthétiques12, métriques, et contextuelles. À bien des égards, le parcours de ce musicien présente certaines similitudes avec celui du percussionniste indien Zakir Hussain (Bourgeau 2010 : 176-179), ce qui permet de mettre en perspective les modalités de ces trajectoires de musiciens marqués par l’ouverture et la créativité.
16Comme le remarque Laurent Aubert, « Dans le monde contemporain, où le champ musical est pratiquement illimité, les choix individuels se déterminent, consciemment ou non, en fonction de l’éducation, de la sensibilité et d’un faisceau d’affinités artistiques, sociales, politiques et idéologiques. » (Aubert 2001 : 9).
17Par la description de ces éléments biographiques, il s’agit de montrer l’environnement particulier dans lequel s’est fait l’apprentissage musical de Keyvan Chemirani, nécessaire pour comprendre le développement ultérieur du percussionniste. Dès le départ, le contexte familial dans lequel se fait l’apprentissage du zarb est en effet propice à toutes sortes d’innovations et à une grande ouverture vers diverses pratiques musicales. Au fur et à mesure de son évolution, Keyvan va traverser différents univers musicaux, le premier étant celui de la maison familiale au sein de laquelle s’élabore le langage développé par le Trio Chemirani. Il va peu à peu évoluer en dehors de ce cercle restreint, d’abord en s’intégrant au paysage musical du sud de la France (il grandit dans les Alpes de Haute-Provence), puis l’horizon s’élargit et les voyages l’emmènent de plus en plus loin. Le parcours de Keyvan est marqué par différentes rencontres qui le mettent au contact de musiques autres que celle de son père : le guitariste de flamenco Juan Carmona est d’Aubagne, près de Marseille, la chanteuse Françoise Atlan (chants sépharades) habite à l’époque Aix-en-Provence (elle vit maintenant à Marrakech depuis plusieurs années…). Il est également intégré à l’Ensemble Méditerranéen dirigé par Pedro Aledo qui lui fait côtoyer de nombreux musiciens du bassin méditerranéen. Par son activité musicale, le jeune percussionniste fait l’expérience directe d’une société multiculturelle, à l’histoire marquée par différentes vagues de migrations dont il est lui-même en partie issu. Ce contexte favorise une conception de la musique marquée par une grande diversité d’expressions, dont la mise en relations achoppe à l’établissement de catégories fermées.
18D’abord dans une phase d’apprentissage et d’expérimentation, Keyvan est sollicité pour intégrer de nombreux ensembles allant du jazz à la musique bretonne en passant par les musiques turque, grecque, flamenca, etc. Ce n’est qu’au tournant des années 2000 qu’il commence réellement à prendre la tête de projets ambitieux visant à réunir des musiciens considérés comme porteurs de différentes cultures musicales. En jetant un regard rétrospectif sur son parcours au cours de notre entretien, Keyvan Chemirani explique que sa confrontation avec d’autres musiques n’était pas gagnée d’avance, inquiet de la posture à adopter pour espérer convenir au genre musical au sein duquel il était invité à intervenir. Après ces premières expériences et l’acquisition d’un statut et d’un savoir-faire musical, il réalise le chemin parcouru :
Il m’a fallu du temps pour comprendre que la musique ce n’est pas ça, c’est-à-dire qu’on n’a pas à se poser la question d’appartenir à un style, à une branche de musique, la musique, elle n’est pas du tout cloisonnée. Il y en a qui s’évertuent à la décloisonner, mais ce n’est pas un acte politique, une revendication, c’est naturel, la musique, elle n’est pas du tout cloisonnée, elle n’a pas à être rangée dans un bac : jazz, musique du monde, musique traditionnelle, musique contemporaine… (22 novembre 2011).
19S’il est aujourd’hui revendiqué et clairement assumé, cet éclectisme n’a pas toujours été une démarche artistique volontaire. Comme l’exprime Djamchid Chemirani, il est aussi le résultat des contraintes du milieu musical dans lequel ses fils ont évolué :
C’est un peu par eux-mêmes et c’est un peu aussi par la force des choses. Puisqu’ils ne sont pas en Iran maintenant, ils jouent cet instrument en France, en Europe, et donc ils sont en quelque sorte obligés de travailler avec des musiciens européens ou d’autres cultures que la musique iranienne. Donc ils essaient de s’adapter et de travailler et de trouver des solutions à chaque musique, à chaque culture avec laquelle ils jouent, ils travaillent. Et c’est très bien ainsi. (1er novembre 2011).
- 13 S’il s’agit bien de son premier projet réunissant de nombreux artistes, Keyvan a déjà signé sous so (...)
- 14 Ces chanteurs viennent des régions suivantes : Mali, Inde du Sud, Pakistan, Bretagne, Turquie, Maro (...)
20Dans cette situation particulière, c’est assez naturellement que Keyvan Chemirani réalise en 2004 son premier projet13 rassemblant une dizaine de chanteurs avec lesquels il collabore régulièrement14. Le Rythme de la Parole offre de fait un éventail des musiques rencontrées par Keyvan depuis le début de sa carrière. Il décrit l’idée de ce projet en ces termes :
À un moment donné, je me suis dit : bon, je me mets au service de toutes ces musiques différentes, j’apprends plein de choses, c’est magnifique. Pourquoi ne serais-je pas à un moment donné la personne qui invite tous ces gens-là, séparément, comme ça, pour faire un disque qui rendrait compte aujourd’hui de mon travail ? Comment rendre compte de mon travail dans un disque ? C’est la question que je me suis posée. L’une des manières était d’inviter tous ces chanteurs issus de cultures différentes, toutes ces cultures auxquelles je me serais intéressé d’une manière ou d’une autre et qui me toucheraient, soit avec des gens avec qui j’ai l’habitude de travailler, soit avec des musiques qui me touchent vraiment et des gens que j’ai envie de rencontrer. Et on a fait ce disque, Le Rythme de la parole I, avec dix chanteurs. (22 novembre 2011).
21Dans ce premier projet, qui n’est pas encore porté par un véritable propos artistique en termes de rencontre musicale, Keyvan Chemirani se pose néanmoins comme le lien entre ces différents styles musicaux. Ce premier opus constitue le point de départ d’une recherche musicale qui va être favorisée par plusieurs opérateurs culturels.
22Confronté à des univers musicaux très variés, Keyvan Chemirani a acquis une connaissance des principes musicaux de différentes cultures du monde. De ce savoir-faire obtenu au fil de ses collaborations, il perçoit autant les similitudes que les singularités propres à chaque famille musicale dont il est amené à travailler le matériau.
- 15 D’un point de vue plus général, la pratique, la diffusion et l’enseignement des musiques traditionn (...)
23De ce point de vue, la trajectoire de l’artiste entre directement dans les nouvelles orientations de la politique culturelle française en matière de musique, telles qu’elles ont pu être définies par la circulaire ministérielle du 9 décembre 2005 visant à soutenir la création musicale et à encourager le décloisonnement des pratiques15. L’acquisition de nouveaux répertoires, l’innovation dans l’approche et l’interprétation des répertoires existants, les rencontres entre genres musicaux nécessitant une mise en œuvre particulière, la recherche de nouvelles formes de concerts et de relation avec les publics, le croisement entre les disciplines artistiques (lyrique, théâtre musical, etc.) sont autant d’aspects privilégiés par cette politique de soutien à la création musicale (Mayrand 2007 : 33). Cette nouvelle orientation privilégie notamment la mise en place et le subventionnement de résidences artistiques de création. Elle accompagne également la diffusion de la notion de diversité culturelle, très médiatisée depuis la signature de la Déclaration universelle de l’UNESCO sur la diversité culturelle en 2001, et plébiscitée au niveau des « créations transculturelles ».
24Comme le remarque à juste titre Henri-Pierre Jeudy, « Il est étonnant de voir comment les préfixes utilisés devant l’adjectif « culturel » désignent ou non une évolution des approches et des modes de gestion politique des phénomènes culturels dans le contexte actuel de la globalisation. « Inter », « multi », « trans »… ne désignent sans doute pas les mêmes manières d’interpréter de tels phénomènes, et surtout, les modalités de leur interférence. » (Jeudy 2007 : 8).
25Dans un contexte politique favorisant toutes les déclinaisons opérables avec le terme « culturel », le travail de Keyvan Chemirani va trouver un écho institutionnel qui va lui permettre de mettre en œuvre ses projets.
- 16 Les liens que les artistes et les institutions peuvent tisser entre eux leur apportent des bénéfice (...)
- 17 Keyvan a été partie prenante d’un certain nombre de projets autour du slam initiés par la Fondation (...)
26Le parcours de Keyvan est en effet lié à un certain nombre d’institutions qui l’ont soutenu ou orienté vers différentes voies de recherche musicale. La Fondation Royaumont et son département des musiques orales et improvisées dirigé depuis 1999 par Frédéric Deval ont en effet joué un rôle important dans la carrière musicale de Keyvan16. En 2005, comme une suite à son premier projet, Le Rythme de la parole II voit le jour à Royaumont après plusieurs résidences de création. Réunissant le Trio Chemirani et des artistes maliens, iraniens et indiens, ce nouveau projet a été décisif pour cet opérateur culturel investi dans la création artistique. Suite à cette expérience célébrée par la critique comme un grand succès, la Fondation Royaumont continue à explorer toutes les formes possibles de ces « créations transculturelles », en développant notamment de nombreux projets autour du slam17.
- 18 Nous laissons volontairement de côté les notions de métissage et d’hybridité qui sont également véh (...)
27Dans ce contexte spécifique, le terme « transculturel » évoque la possible abolition des frontières entre les genres, entre les « cultures », réaffirmant l’idée selon laquelle la musique est un langage universel, compréhensible et partagé par tous18. Il suffirait donc de savoir manier les paramètres musicaux comme des éléments linguistiques pour permettre le « dialogue des cultures », propice à l’harmonie du monde. Prônant la rencontre interculturelle, la volonté de dresser une image apaisée, pacifiée, de ces mélanges des genres apparait en filigrane. Cette vision irénique de la musique est exacerbée au sein de ces créations transculturelles, s’intégrant inévitablement dans le contexte de la world music où « l’hybridation est érigée en dogme » et où les musiciens doivent « se soumettre sans réserve au diktat de l’interculturel » (Aubert 2001 : 104). La musique comme agent pacificateur du monde est l’un des enjeux induits par la world music dans le contexte plus général de la globalisation. Martin Stokes relève d’ailleurs que ces notions de dialogue et d’échange servent d’arguments commerciaux à l’industrie de la world music, discours qu’il qualifie de mystificateurs et par rapport auxquels il s’agit de prendre du recul (Stokes 2004a : 372).
28Cependant, les artistes évoluant dans ce contexte n’adhèrent pas forcément à cette idéologie, s’abstenant de tenir de grands discours humanistes à propos de leur démarche musicale qui reste à leurs yeux une recherche artistique et esthétique avant d’être érigée en manifeste politique. Tel est le cas de Keyvan Chemirani. Même s’il nourrit sa démarche de ce désir de concorde, il tient également à ce qu’elle ne soit pas une opération de « lissage », voire de « polissage », des éléments musicaux qui pourraient se révéler problématiques pour la réussite du projet. Il dit à ce propos :
Cela ne m’intéressait pas de faire un travail dans une recherche d’harmonie. L’important c’est qu’effectivement, il y a une singularité de chaque tradition et de chaque chant. Cette singularité-là, il ne faut pas essayer de la tuer. Il faut accepter qu’on puisse entendre des choses qui frottent, [comme vous disiez,] ou qui soient différentes. C’est ce qui m’intéresse, ce n’est surtout pas de polir chaque culture et chaque son, ou chaque chant, de manière à ce que chacun soit ressemblant à l’autre, puisque là on perd la force de chaque culture ou de chaque chant. (2004 : 24).
29En ce sens, certains aspects de sa recherche musicale sont conçus pour s’inscrire en opposition à ce qui a été considéré comme les dérives du développement commercial de la world music en termes de nivellement esthétique et d’occidentalisation des échelles et des rythmes. Keyvan Chemirani entend par son travail, non pas participer à une sorte d’universalisation musicale qui passerait par une homogénéisation des paramètres musicaux, mais plutôt mettre en valeur la singularité de chaque culture musicale, qui ne les empêche pas de dialoguer entre elles. À cet égard, la démarche de Keyvan se situe plus dans « la promotion d’identités (où l’on considère que le style musical originel doit rester identifiable, malgré le métissage) » que dans « la déconstruction des identités » (Bachir-Loopuyt 2008 : 18), ces deux pôles qui, pour Talia Bachir-Loopuyt, sont les deux extrêmes entre lesquels oscillent l’interprétation et la mise en scène de la diversité culturelle telle qu’elle peut être entreprise dans les festivals. Cependant, il ne s’agit pas non plus de mettre en exergue certains clichés culturalistes propres à réifier une identité supposée. Bien au contraire, la recherche du percussionniste s’inscrit plutôt dans la volonté d’échapper aux pièges du collage et de la rencontre facile, de « ce qui marche tout seul » comme il le dit, et participe d’une logique de défi à laquelle il soumet sa créativité. Pour Stokes, ce type de positionnement esthétique, qui est l’une des alternatives offerte par la globalisation musicale, ne serait peut-être qu’une manière de « générer le frisson de la différence » (Stokes 2004b : 61).
30Hormis cette recherche sur les « identités musicales » et leur confrontation au sein de ses projets, les créations de Keyvan Chemirani ne sont pas portées par un projet politique formulé dans lequel la musique deviendrait le support d’une revendication ou la démonstration d’un possible, d’une utopie, d’un idéal. Cependant, nombreux sont les journalistes ou autres intermédiaires à vouloir faire de ces créations musicales un postulat qui viendrait (re)mettre en cause ou au contraire valoriser les paradigmes du métissage, de la question identitaire, de la diversité culturelle. À ce titre et dans une certaine mesure, ces créations musicales peuvent être considérées comme des OPNI (Objets Politiques Non Identifiés) selon la proposition de Denis-Constant Martin (2002), manipulées et instrumentalisées par les personnes et les institutions qui les créent, qui en parlent, qui les diffusent, plutôt que par les musiciens eux-mêmes qui en sont pourtant parties prenantes.
- 19 Ce travail fut un temps supervisé par Jean-Loup Amselle avant d’être laissé aux mains de Denis Labo (...)
31Si l’usage du terme « transculturel » est évidemment problématique et pour le moins réducteur à propos de ces créations musicales, il n’en demeure pas moins opérant dans les discours de certaines institutions qui en font le fil rouge de leur politique interne. C’est le cas de la Fondation Royaumont et du festival dirigé par Benoit Thierbergien à Grenoble, Les 38e Rugissants. Consciente de cet écueil, la Fondation Royaumont accompagne ainsi certaines des créations qu’elle met en œuvre d’une réflexion théorique menée par des chercheurs de l’EHESS (École des Hautes Études en Sciences Sociales) avec laquelle elle a signé une convention de partenariat depuis 2006. Les résidences artistiques sont envisagées comme autant de nouveaux terrains de la recherche en sciences sociales19, tandis que des colloques sont régulièrement organisés, dont certains ont abordé spécifiquement cette problématique de la « transculturalité » (2004, 2006).
32S’appuyant sur l’expérience du Rythme de la parole mené par Keyvan Chemirani au sein de l’Abbaye, Jean-Loup Amselle et son équipe de doctorants ont analysé les enjeux et les limites de ces créations. Si les travaux d’Amselle n’envisagent plus les cultures comme des ensembles homogènes, mais les observent au contraire sous l’angle de « logiques métisses » (1999), puis en termes de « branchements » (2001), il se demande si l’avènement de ces créations ne contribue pas justement à réifier les cultures mises en présence en les essentialisant :
S’agit-il de mixer, de métisser, de greffer des cultures musicales les unes sur les autres ou de faire quelque chose de sensiblement différent ? Prenons tout d’abord l’exemple du « Rythme de la parole ». Nous nous trouvons placés devant un éventail de cultures musicales comprenant l’Inde du Sud, l’Iran et le Mali et on est bien là dans ce que j’ai nommé le rôle de Royaumont comme « opérateur d’universalisation ». Mais Royaumont, en présentant ce cycle comme la rencontre de trois cultures musicales différentes, comme leur hybridation, n’a-t-il pas en un sens, simultanément, soudé les différentes composantes de chacun de ces différents ensembles culturels ? (Amselle 2006 : 8).
33Keyvan Chemirani n’est cependant pas dupe des conséquences des stéréotypes culturalistes qui peuvent être véhiculées par ce type d’échanges :
On travaille plus avec des artistes qu’avec des régions, on travaille plus avec des artistes, des hommes et des femmes, qu’avec une culture. Et donc c’est bien la rencontre des hommes et des femmes et non pas la rencontre des cultures, qui se fait ou ne se fait pas. (22 novembre 2011).
34La notion d’individu est essentielle à prendre en considération pour analyser tous les enjeux de ce type de création, alors qu’elle est justement oblitérée par les discours (trans)culturalistes.
35À juste titre, la Fondation Royaumont peut être considérée comme un « opérateur d’universalisation » (Amselle 2006 : 8), comme une succursale agissante de la globalisation musicale, comme une fabrique de mondialisation, « un laboratoire de transculturalité musicale » (Deval 2007-2008 : 22). À cet égard, Keyvan Chemirani serait à la fois le reflet et le produit d’une globalisation en marche, à moins qu’il ne soit plutôt acteur d’une globalisation parallèle. En effet, son travail concentre les problématiques inhérentes au contexte de la globalisation en termes d’accélération et de multiplication des circulations et des échanges, aboutissant à la définition de Veit Erlmann qui considère la world music comme « une nouvelle forme esthétique de l’imagination globale » : « World music is a new aesthetic form of the global imagination, an emergent way of capturing the present historical moment and the total reconfiguration of space and cultural identity characterizing societies around the globe » (Erlmann 1996 : 468).
36Les créations « transculturelles » participent directement de cette reconfiguration de « l’imagination globale », et la résidence artistique apparait comme l’un des lieux où s’articulent le global et le local, complétant l’interrogation d’Erlmann sur la matérialité des espaces de la création musicale : « If, then, some metaphorical expression is needed to describe the space in which world music is situated, it would perhaps more adequately have to be the ubiquitous nowhere of the international financial markets and the Internet. » (Erlmann 1996 : 475).
- 20 À Paris, au cours du dernier festival Au fil des voix (2012), une soirée entière a été consacrée au (...)
37Cette globalisation musicale à échelle réduite est insérée dans un contexte de globalisation plus large, dans lequel elle évolue en parallèle. À ce titre, ces rencontres musicales constituent autant de « nouveaux archipels musicaux aux contours mouvants qui ne sont pas repérés sur les vieilles cartes marines » (Thiebergien 2005 : 185). Erlmann parle de « zone-frontière » (1996 : 474), tandis que Slobin évoque l’idée d’une « quatrième dimension » : « Like falling into the fourth dimension, a music can suddenly move beyond all its natural boundaries and take on a new existence » (Slobin 1992 : 10)20. Keyvan Chemirani est l’un des artisans de ces îlots globalisants de la création musicale. Le percussionniste est par ailleurs conscient qu’il ne fait que perpétuer ce qui a de tout temps existé, même s’il le fait dans un contexte de circulation musicale bien différent, et qui plus est, complètement arbitraire.
- 21 En 2011, il participe notamment au projet Entre terre et ciel mêlant des musiciens indiens et maroc (...)
- 22 Il enregistre Les Psaumes de David de Schütz sous la direction de Benoit Haller en 2009 puis en 201 (...)
38La notion de « transculturalité » est aussi impropre à désigner efficacement ce type de création musicale, de par son incapacité à rendre compte d’un travail de recherche musicale qui ne consiste pas seulement en un croisement, à un point précis, de territoires géographiques plus ou moins éloignés, mais qui crée aussi des ponts entre des périodes historiques parfois distantes de plusieurs siècles. Les expériences de Keyvan Chemirani avec la musique médiévale (Ensemble Gilles Binchois dirigé par Dominique Vellard)21 mais aussi avec la musique baroque (La Chapelle rhénane, La Cappella mediterranea)22 sont autant de formes possibles de croisements musicaux qui décloisonnent les pratiques en même temps qu’elles déconstruisent certaines temporalités. Il s’agit sans doute là encore « du potentiel d’esthétiques alternatives » dont dispose « la diversité des traditions musicales » (Nouss 2004 : 10) qui peut être ainsi mise en œuvre dans un « jeu inédit de temporalités superposées » (Hennion 2011).
39La Fondation Royaumont n’est pas la seule institution à avoir favorisé la mise en œuvre des projets de Keyvan Chemirani. Dans un contexte de production musicale en partie régi par les réseaux des festivals, ceux-ci sont désormais partie prenante de la création musicale. Les festivals de musique du monde (Les 38e Rugissants de Grenoble, Les Suds à Arles, etc.) ont ainsi fait la part belle aux propositions des Chemirani. Le format du festival est en effet propice à diffuser les produits de « l’imagination globale » (Erlmann 1996) puisqu’il favorise selon Slobin la création d’un « monde musical sans frontières » : « A given city, festival, or shop can create a musical world without frontiers that seems to exist across, or somehow suspended above, national lines » (Slobin 1992 : 49).
- 23 Cependant, il n’accepte pas toutes les propositions qu’il reçoit.
40Keyvan Chemirani est généralement enthousiaste à l’idée de travailler en collaboration, même si certains projets ne sont pas directement le fruit de son imagination23. Il en est ainsi du projet réunissant les joueurs de balafon maliens de la famille Neba Solo et le Trio Chemirani, finalisé par l’album Falak en 2002. Ce projet a été initié par Philippe Conrath, directeur du festival Africolor, après avoir proposé à Keyvan un panel d’artistes africains avec qui une collaboration était envisageable. Sensiblement de la même manière, Benoit Thierbergien encourage Keyvan à lui proposer un projet de création avec des musiciens mauritaniens à l’occasion de son Festival international des musiques nomades de Nouakchott. Invité en tant que spectateur en 2005, Keyvan y rencontre l’artiste mauritanien Mohamed Salem Ould Meydah. L’embryon d’un nouveau projet émerge et se poursuivra en résidence aux 38e Rugissants. La création Tahawol (2008) naît de cette conjonction favorable à la mise en place d’un projet de rencontre entre les percussions iraniennes, mauritaniennes et les danses flamenca et indienne.
- 24 Le Trio ou le Quartet Chemirani se produisent régulièrement dans ces grands marchés des musiques du (...)
- 25 Keyvan Chemirani a déjà obtenu une commande d’État et une aide à l’écriture de la part de la SACEM, (...)
41De multiples intermédiaires créent autant d’interfaces entre les musiciens et la réalisation de projets musicaux. Tous ensemble façonnent le paysage musical français : directeurs de festivals, programmateurs, producteurs, journalistes, attachés de presse etc. ; un monde avec lequel il faut apprendre à composer et acquérir un sens de la diplomatie et des relations afin de constituer un réseau que l’on pourra activer en temps voulu24. Pour que les projets aboutissent, il est nécessaire d’obtenir des subventions auprès de différents organismes25, de chercher des partenaires pour obtenir des coproductions, et de trouver les artistes qui permettront de donner forme à un projet élaboré en amont.
Fig. 5. L’ensemble des musiciens de la création Melos dirigée par Keyvan Chemirani (tout à droite).
Concert à Aubervilliers dans le cadre du festival Villes des Musiques du Monde, octobre 2011.
Photo Daniel Meyer Assayag.
42Fort de cette expérience en matière de « création transculturelle » et de son inscription pérenne dans le réseau des festivals, Keyvan Chemirani prend désormais la direction artistique de projets de plus en plus ambitieux.
- 26 De plus, alors que devait commencer la première résidence de création en février 2011 en Tunisie, c (...)
- 27 Ce travail reste à faire mais une analyse fine de cette création révélerait tous les enjeux induits (...)
43Après une réalisation plus personnelle basée sur un échange entre le zarb et le tabla de Pandit Anindo Chatterjee (Battements au cœur de l’Orient, 2007), Keyvan Chemirani se voit confier par Saïd Assadi, directeur d’Accords-Croisés et du Festival Au fil des voix, la direction artistique d’un projet de grande envergure : Melos. Créé pour la première fois en 2009 au Festival des musiques sacrées de Fès, ce projet vise à réunir des musiciens grecs, espagnols et marocains. Après plusieurs déclinaisons, le « casting » se recentre finalement sur la Tunisie, qui devient en 2011 l’un des partenaires principaux de ce vaste projet financé en partie par l’Union Européenne. Keyvan Chemirani doit composer et arranger un « répertoire méditerranéen » pour un ensemble de onze musiciens grecs, espagnols, tunisiens et marocains [Fig. 5], tout en respectant un cahier des charges en partie imposé par les orientations des différentes parties prenantes du projet (festivals partenaires, coproducteurs etc.). Au terme de la résidence de création et des différentes phases du projet, cette commande s’est avérée difficile à mener tant les contraintes étaient grandes26 et cela se ressent dans la composition du répertoire27.
44Des lieux comme la Fondation Royaumont constituent de nouveaux espaces de création musicale qui déterminent en un espace-temps restreint la période de la rencontre. Loin d’être fortuite et spontanée, la rencontre dans ce cadre-là est, bien au contraire, artificielle et préméditée. De plus, ses acteurs sont prédéfinis, choisis par un « casting » selon diverses modalités. En ce sens, la résidence artistique de création concentre en elle-même les problématiques relevées par Erlmann en termes de reconfiguration spatio-temporelle induite par la world music : « the reconfigured time-space relationship in world music does away with time and place altogether » (Erlmann 1996 : 482).
- 28 A l’inverse, certaines productions n’existent que sous forme enregistrée.
45Réunis le temps d’une résidence, parfois moins, des musiciens montent ensemble un répertoire pour créer un spectacle. Ce programme sera exécuté au cours d’un concert et peut-être enregistré, mais ce n’est pas le cas de toutes les créations, loin de là. Le répertoire créé pourra éventuellement être joué à d’autres occasions mais il est aussi susceptible de rapidement tomber dans l’oubli peu après sa création28. Au mieux, une tournée le fera vivre pendant un an ou deux. Ces projets sont donc marqués par leur caractère éphémère. Cela n’empêche pas que les différents artistes impliqués dans les projets en retirent certains éléments qu’ils réutiliseront dans d’autres entreprises. Cependant, dès leur conception, Keyvan Chemirani considère plus ces projets comme une étape dans une carrière musicale que comme une fin en soi. Une fois le projet monté et montré dans quelques salles, il s’agit déjà de penser au suivant. Cela correspond encore à la logique induite par les festivals et la mise en festival des musiques qui, pour ne pas lasser un public, doivent renouveler leurs programmations d’une année sur l’autre. Dans une stratégie de carrière professionnelle, les artistes doivent s’adapter à ce format des festivals et s’engager à proposer de nouvelles créations. Dans le cas contraire, ils doivent s’attendre à en être absents, au moins quelques années, avant de pouvoir être à nouveau programmés. Le phénomène de consommation des produits culturels a des incidences certaines sur la création musicale. Celle-ci a désormais une date de péremption qu’il s’agit de ne pas dépasser !
- 29 Un projet comme Tahawol, qui n’a ni vraiment tourné ni été enregistré, n’a guère laissé de traces p (...)
46Ce phénomène pointe aussi du doigt l’une des problématiques de ces rencontres musicales éphémères. Sitôt leurs acteurs dispersés et de retour à leurs activités habituelles, le projet n’a plus d’existence effective. Il continue certainement à vivre en eux d’une manière ou d’une autre, mais il reste clairement lié aux conditions de l’espace-temps particulier qui a permis de le faire naître. En dehors des périodes de création, de répétitions et de concerts, ces répertoires, s’ils ne sont pas relayés par des vidéos postées sur internet, ont une visibilité quasiment nulle29. La création musicale s’affranchit désormais d’une appartenance à un territoire, à une localité, et le chercheur doit tenir compte de ces nouveaux paramètres.
47Comme le remarque Erlmann, « the tropes of locality, authenticity, and identity, increasingly originate from within a total hyperspace whose rules and codes may still be enigmatic at numerous levels and thus defy conventional modes of analysis […] challenge us to conceive of new ways of ‹mapping› this space. » (Erlmann 1996 : 484).
- 30 Malgré ces avantages, le lien avec l’institution partenaire peut cependant se révéler problématique (...)
48Outre la dématérialisation de cet « hyper-espace », les scènes des festivals et les résidences de création représentent de nouveaux terrains de recherches, procédant d’une reconfiguration, d’une recontextualisation des espaces de la création musicale. Ces nouveaux « lieux » suscitent néanmoins des questionnements méthodologiques. Il ne s’agit plus de prendre le temps de s’intégrer auprès d’une communauté de musiciens et de voir surgir progressivement les problématiques de la recherche. Bien au contraire, dans le cadre d’une résidence de création, le temps est très limité et il s’agit tout à la fois de collecter les matériaux, de mener les entretiens et de participer à l’action collective pour s’intégrer au groupe artificiellement déterminé. Il faut aller « droit au but », rompant ainsi avec certains préceptes essentiels du terrain en ethnomusicologie qui suppose notamment de s’appuyer sur une relation de confiance gagnée au fil du temps avec les acteurs. Cette fugacité du terrain, où il s’agit d’être productif en termes tout autant empiriques que théoriques, peut cependant s’accompagner d’une mise à disposition des différents acteurs en présence, avertis de faire l’objet d’une recherche, et d’une accessibilité rendue plus facile par le lien avec l’institution qui abrite la résidence30.
49Une temporalité limitée, un territoire en pointillé, ces créations éphémères et nomades sont désormais des éléments majeurs dans la vie musicale des artistes. Aux prises avec ces nouveaux enjeux, ils doivent constamment se renouveler sous peine d’être peu à peu oubliés et remplacés. Même si, depuis l’avènement du téléchargement sur internet, le contexte actuel privilégie le spectacle vivant au détriment de la vente de disques, la crise économique remet en cause cette tendance des dernières années. En attendant, ces créations retrouvent une nouvelle vie par leur utilisation dans les ateliers pédagogiques mis en place dans les festivals qui les produisent, assurant ainsi une autre diffusion aux œuvres produites et peut-être, par-là, une autre forme de pérennisation.
50Ces créations à durée limitée, qui ne sont ancrées dans aucun territoire précis autre que celui des scènes sur lesquelles elles sont produites, représentent cependant une ressource pour des créations musicales personnelles ultérieures. Si elles ne peuvent prétendre rester vivaces dans la mémoire d’un large public, elles apportent néanmoins aux artistes impliqués l’acquisition d’un savoir-faire spécifique, qu’ils pourront éventuellement réutiliser et recycler. Cependant, même si les artistes participant à ces rencontres se nourrissent mutuellement et s’enrichissent de ces partages, relativement rares en sont les évolutions ultérieures. Dans le parcours de Keyvan Chemirani, le projet Falak ne s’est pas prolongé au-delà de la production de l’album et de quelques concerts, et le Trio Chemirani n’a plus collaboré par la suite avec la famille de Neba Solo. Il en est de même des collaborations avec les chanteuses Nahawa Doumbia et Sudha Ragunatan dans le cadre du Rythme de la parole II, du joueur de tabla indien Anindo Chatturjee (Battements au cœur de l’Orient). En revanche, la collaboration peut aussi se poursuivre dans d’autres contextes avec certains des artistes rencontrés lors de ces projets. C’est le cas du joueur de kora malien Ballaké Sissoko, qui a participé au dernier album du Trio (Trio Chemirani invite…), justement consacré aux relations privilégiées entretenues depuis de longues années avec certains musiciens (Titi Robin, Sylvain Luc, Ross Daly…).
51Ainsi que l’exprime à ce sujet Keyvan Chemirani : « Même s’il y a des collaborations qui ne se renouvellent pas ultérieurement, il se crée quand même des familles musicales qui nous permettent de nous retrouver. Depuis le temps que je travaille avec Sylvain Luc par exemple, ou avec Ballaké [Sissoko], on a élaboré, on tient là quelque chose qui n’appartient qu’à nous. » (23 novembre 2011).
52Outre sa virtuosité de percussionniste et ses qualités de compositeur, Keyvan Chemirani est aussi considéré comme un « passeur », un « médiateur », capable de jeter des ponts entre des musiques différentes, mais aussi de tisser des liens avec toutes sortes de publics. Pédagogue averti, le musicien aime transmettre son savoir lié au zarb et ses connaissances des rythmes et des techniques de percussion de diverses régions du monde. Keyvan s’adonne volontiers à l’enseignement et dispense avec plaisir stages et autres master-classes. Pour l’avoir vu évoluer dans ce contexte particulier, il y est à n’en pas douter aussi à l’aise que sur scène. Il s’adapte à toutes sortes de publics et sait aussi bien intéresser les enfants aux métriques impaires qu’évoquer les théories et concepts de disciplines des sciences sociales dans les colloques auxquels il est régulièrement invité. Il est sensible à la théorisation qui peut être faite de son activité artistique, comme cela fut le cas dans le cadre des créations qu’il a menées à l’Abbaye de Royaumont. Et ce d’autant plus qu’il doit être à même de formuler et de conceptualiser des hypothèses de recherches lorsqu’il élabore des projets qui seront ensuite soumis à la recherche de subventions.
53Cet aspect est important à prendre en compte puisqu’il s’agit là encore d’appréhender, à travers le parcours de cet artiste singulier, certaines réalités de la vie d’un musicien en France aujourd’hui. Le musicien ne doit pas seulement savoir jouer d’un instrument : en tant que professionnel porteur de projets, d’autres tâches lui incombent. Acquérant un statut semblable à la définition de ce qu’est un « intellectuel organique » selon Gramsci (1971), le musicien doit tout à la fois savoir parler de son art, prendre une distance critique et un recul réflexif sur les activités qu’il entreprend, expliquer ce qu’il fait, dans quel but etc. Et ce pas seulement pour répondre aux questions orientées des journalistes sur certains sujets en fonction de l’actualité – dans le cas de Keyvan Chemirani, l’accent est souvent mis sur son origine iranienne, sa nationalité française étant souvent complètement oblitérée – mais aussi pour le faire parler de l’immigration, de la religion (l’islam), de l’intégration, de l’exclusion, du multiculturalisme, dans l’intention qu’il tienne des propos politiques au sujet de ses créations. Mais il doit aussi pouvoir répondre aux questions des universitaires qui s’interrogent sur les processus de la création musicale ou sur certains phénomènes contemporains comme le métissage ou la « transculturalité ».
54En acceptant d’intervenir dans des colloques ou des lieux de transmission pédagogique, Keyvan peut en retirer un matériau lui permettant d’approfondir ultérieurement ses propres recherches. Ses différentes confrontations musicales le conduisent vers l’élaboration de projets toujours plus ambitieux et complexes. Sa quête artistique s’accompagne d’une maturité grandissante que, dans un juste retour des choses, sa rencontre avec les sciences sociales lui a peut-être conférée en partie lors de ses principaux projets. Le Rythme de la parole II fut en effet un temps l’objet d’études d’anthropologues de l’EHESS impliqués dans la Fondation Royaumont, et par la suite le support d’un discours théorique portant sur l’évaluation de ce produit musical labellisé « transculturel » par Royaumont. De cette collaboration intellectuelle qui peut s’apparenter à « une belle opération de communication […] rentable en discours et propre à appâter ‹l’homme instruit› » (Peillon 2008 : 210), Keyvan en a cependant retiré un certain nombre de questionnements qui ont fait avancer sa réflexion artistique et sont désormais des outils de travail dans l’élaboration de ses projets. Il remarque en effet qu’il lui est désormais plus facile de formaliser son discours à propos de sa démarche artistique.
- 31 Le profil du percussionniste se distingue ainsi par une polyvalence toujours plus grande. En plus d (...)
55Cet aspect introduit un autre axe majeur de la politique culturelle française actuelle visant à démocratiser l’art et à le rendre accessible aux publics par divers dispositifs. C’est le cas de la résidence artistique au cours de laquelle l’artiste accepte de présenter son travail au public sous des formes diverses : première ébauche du concert, répétition, séance de travail etc. Keyvan Chemirani est donc aussi l’un de ces artistes qui évoluent sous l’œil de nombreux observateurs extérieurs : journalistes, anthropologues, programmateurs…31
56Avant même la démarche personnelle de Keyvan, l’engouement pour le zarb, instrument de prédilection et marque de la famille Chemirani, est concomitant à la diffusion des musiques du monde et, de ce fait, est à mettre en perspective dans le cadre des politiques culturelles françaises, et au-delà, dans le contexte plus large de la globalisation. Keyvan Chemirani présente un parcours singulier par son éclectisme mais, harmonieux dans son évolution. Il a su faire de sa personne et de son instrument, le zarb, le lieu de rencontre de différents langages musicaux. Le profil de Keyvan Chemirani donne au statut d’artiste toute sa complexité au regard des multiples facettes de son parcours professionnel. Son parcours est en effet marqué par la polyvalence des tâches qu’il assume (interprète, compositeur, accompagnateur, directeur artistique…), tout autant que par le grand éventail des musiques auxquelles il se confronte en tant que musicien et auquel il confronte son instrument. Même s’il se considère porteur d’une tradition, léguée par son père et maître Djamchid Chemirani, il ne tolère aucune contrainte dans sa démarche artistique résolument tournée vers la création. Rien ne l’empêche de jouer avec toutes les musiques possibles et d’apporter de nombreuses innovations dans la technique du zarb. La musique apparaît en ce cas comme un vecteur de la diffusion de la « transculturalité », elle-même reflétant le phénomène de la globalisation.
57Son appréhension sensible des musiques mises en présence au sein de ses créations semble l’avoir empêché de « tomber dans l’écueil de la fausse rencontre pavée de bonnes intentions » (Deval 2007-2008 : 23). Pourtant, même si elles sont portées par un propos artistique et musical argumenté, certaines rencontres présentent une allure semblable aux croisements musicaux les plus improbables qui fleurissent sur les scènes des festivals de musiques du monde et dans les bacs des rayons world music des grands distributeurs. Le travail de la matière musicale effectué par Keyvan Chemirani dans ses propositions artistiques, puisqu’elles ne prétendent pas être plus que cela, échappe malgré tout aux risques de dérives que ce genre de pratiques pourrait occasionner.
58Dans un monde où « les frontières culturelles s’estompent, toutes les musiques deviennent accessibles et toutes les expériences sont désormais possibles : métissages forcés, fusions interculturelles, appropriations réciproques, démarches transculturelles » (Aubert 2005 : 115), la démarche de Keyvan Chemirani, née de ce contexte globalisé, n’en est pas moins originale. Jean-Loup Amselle l’exprime en ces termes :
Je crois que le mérite de l’entreprise de Keyvan Chemirani, c’est de ne pas se confondre avec ce phénomène de masse qui est en train de devenir un phénomène de mode. Ce n’est pas une entreprise qui relève des musiques du monde, c’est une autre entreprise, qui participe d’un tout autre espace conceptuel. Il s’agit d’une véritable recherche expérimentale de laboratoire (Amselle 2004 :16).
59Ces créations musicales, telles qu’elles peuvent être conçues par différents opérateurs culturels (institutions, festivals…), entrent en résonance avec différentes problématiques intéressant le champ des sciences sociales : l’analyse des processus de création, la problématique de la « transculturalité », la question identitaire, les rapports à l’oralité… De plus, au-delà du caractère artificiel de ces rencontres musicales, il n’en demeure pas moins que, si certains projets sont abandonnés peu après leur mise en œuvre, d’autres collaborations plus fructueuses créent de nouvelles communautés musicales susceptibles de transcender les terrains habituels des anthropologues et des ethnomusicologues.
60En effet, comme l’écrit Slobin, « The implications of this worldscape for a view of music are worth considering for an ethnomusicology that is itself unmoored from older ideologies, adrift in the movement of technologies and media, and confused by constant deterritorialization of music-makers. » (Slobin 1992 : 6).
61Les créations de Keyvan Chemirani offrent donc un nouveau défi pour le chercheur, et ces « esthétiques alternatives » (Nouss 2004 : 10), en tant que nouveaux objets de recherches, participent du même coup au renouvellement d’un champ disciplinaire en pleine mutation, comme l’est celui de l’ethnomusicologie.
62L’observation du parcours de Keyvan Chemirani, de l’élaboration du Trio de zarb familial aux multiples créations « transculturelles » auxquelles il a pris part, permet de porter un regard multiple sur la pratique musicale d’un artiste à l’identité marquée par une double culture, iranienne et française, dans un contexte général privilégiant l’exaltation de la diversité culturelle et du dialogue interculturel. Son profil permet d’appréhender la manière dont la mise en œuvre d’une musique est dépendante d’un contexte institutionnel favorisant ce type de démarche et s’inscrivant plus largement dans le champ d’action des festivals, devenus des piliers de la création et de la diffusion musicale. L’institutionnalisation de ces pratiques musicales permet de les faire accéder à un autre niveau de visibilité et, partant, l’on peut se demander si cela ne contribue pas à créer une certaine élite dont Keyvan Chemirani ferait partie ? Si le percussionniste ne peut être considéré directement comme un agent de la globalisation, puisqu’il est à la fois reflet et produit d’une situation largement préexistante à son action, ses créations musicales entrent en interaction avec ce contexte globalisé et deviennent les sources d’une globalisation parallèle. À ce titre, elles permettent d’accéder à ce que Felice Dasseto appelle « la mondialisation en épaisseur » (2006). Favorisant la notion d’échanges et de dialogue entre les cultures, ces créations musicales interrogent cependant les modalités de ces rencontres.
- 32 En effet, la spécificité française de l’intermittence du spectacle a aussi des incidences sur la vi (...)
63Cet article souhaitait rendre compte, à travers le portrait d’un artiste atypique, les réalités auxquelles est confronté un musicien aujourd’hui en France, aux prises avec des questionnements pragmatiques32 tout autant qu’artistiques. Cette trajectoire permet également d’opérer une redéfinition de certains paradigmes liés à la conceptualisation des espaces de la création musicale, des flux et lieux de la circulation musicale où il s’agit plus encore d’une déterritorialisation que d’une reterritorialisation de « musiques migrantes » (Aubert 2005).
64Enfin, ce parcours original évoque le contexte plus large dans lequel évolue la musique à notre époque, qui se situe à la jonction d’orientations déterminées par des politiques culturelles nationales et des pratiques artistiques globalisées.