1La « cause palestinienne » (al-qadiya al-filastiniyya) désigne le combat pour l’obtention d’un État selon des conditions justes et acceptables et son corollaire, la reconnaissance du droit au retour des réfugiés. La revendication est soutenue par les rappeurs palestiniens au Liban ; ils placent même leur art au service de cette exigence. Mais en parallèle, ils ont le souci de légitimer une pratique entachée d’immoralité dont les qualités artistiques et le caractère exogène sont critiqués par des acteurs culturels locaux. Au Proche-Orient depuis les années 2000, ils explorent en pionniers les contours d’un rap palestinien arabe, proche des préoccupations des réfugiés. Ils le conçoivent comme une arme musicale pour recouvrer des droits inaliénables, tout en développant des contenus moins directement politiques. La forme musicale est alors adaptée aux ambiances que l’on souhaite installer. En promouvant la « cause » de cette musique, les rappeurs affirment et tentent de faire valider leur statut d’artiste à part entière.
2Les enjeux de reconnaissance, les tensions que provoquent les divers recoupements et dissensions entre les destinations de la musique (artistique, politique, commerciale), la difficulté de la professionnalisation ou encore les transactions sur les conventions esthétiques sont abordés à travers les engagements d’un chanteur et compositeur palestinien au Liban.
- 1 Sauf mention contraire, les faits rapportés et les paroles relatées dans ce texte proviennent des d (...)
3Amru a pour nom de scène Uslub (« style »). Il est l’un des cinq membres du groupe Katibé Khamsé (phalange 5) qui vivent dans le camp de Burj al-Barajné ou dans son voisinage direct, dans la banlieue Sud de Beyrouth1. Le flow incisif délivrant un message de critique sociale et de réforme politique s’insère dans des boucles musicales obtenues par l’échantillonnage de musiques orientales, occidentales, et de productions palestiniennes de diverses époques. Les emprunts concernent autant des discours politiques et poétiques (notamment de Mahmoud Darwich) que des musiques ou des dialogues extraits de films de fiction. Ce matériau est mixé dans les compositions musicales, avec des inserts provenant de l’environnement sonore quotidien, dont ceux enregistrés dans les ruelles du camp de réfugiés.
Fig. 1. Aux manettes dans le studio…
Photo Nicolas Puig (2012).
- 2 Au-delà du sens habituel du terme (rythme, battue…), il est employé dans le sens plus large de bouc (...)
4Amru conçoit le rap comme une pédagogie destinée à éduquer les nouvelles générations pour lesquelles le retour en Palestine est une échéance si éloignée qu’elle est renvoyée à un horizon eschatologique. Il s’agit de rappeler, à ceux qui l’auraient oublié, qui ils sont et d’où ils viennent. En attendant d’évaluer les effets de ce rap « performatif » – car il est censé produire des effets sociaux –, constatons que les voies de la professionnalisation tardent à s’ouvrir ; la situation économique s’en ressent. La location d’un local aveugle au premier sous-sol d’un immeuble situé aux abords immédiat du camp de Burj al-Barajné et son aménagement en studio semi-professionnel doivent permettre à terme de toucher les dividendes de la fabrique des beats2, à laquelle Amru/Uslub consacre désormais la majeure partie de son temps.
5Entre reformulation culturelle et esthétique inédite, le parcours de ce musicien dessine le contour des vies d’une nouvelle génération d’artistes palestiniens et met en lumière le renouvellement en cours des codes partagés et des contenus discursifs. Le rap enrichit les paysages musicaux des camps de réfugiés palestiniens au Liban dont la description est un préalable à l’examen des engagements de Amru, qu’ils soient politiques, sociaux, esthétiques ou professionnels. La notion de mouvement, que celui-ci mobilise pour décrire sa musique, embrasse l’ensemble des déplacements induits par la pratique musicale.
- 3 « Associations » (Jama’iyat). Extrait du refrain : « Les associations ! Ils disposent de l’argent d (...)
6Dans les camps, les associations et les partis politiques exercent une grande influence sur les scènes musicales. Les organisations, vertement dénoncées par Katibé Khamsé dans une chanson très appréciée par la frange de la jeunesse où elle circule3, encadrent la production culturelle en lui assignant un rôle de maintien de l’identité dans l’exil et de soutien à la cause.
- 4 Le Liban compte douze camps et plusieurs groupements abritant selon un comptage récent 260 à 280?00 (...)
- 5 Le récent succès sur le marché de l’art arabe d’un artiste originaire de Sabra semble indiquer une (...)
- 6 Dénommées mawal (pl. mawawil), le terme désigne dans plusieurs pays arabes la poésie chantée. On n’ (...)
7Le plasticien Kamel Boullata note que plus les artistes palestiniens s’éloignent des camps, plus leurs créations se démarquent des esthétiques figuratives aux contenus politiques explicites popularisés par la rhétorique nationaliste4. L’approche est alors plus personnelle et expérimentale et les références aux expériences politiques s’amenuisent, voire s’effacent (Boullata 2003 : 23). Si l’assertion est encore recevable s’agissant des arts plastiques5, l’application de cette idée à la musique mérite une discussion. J’ai argué dans un article précédent (2008) qu’il existe dans les camps des espaces desquels émergent des contenus affranchis de la dimension politique que supportent les orchestres de musique palestinienne évoluant dans la dépendance des organisations politiques et associatives. Nombre de moments musicaux durant lesquels l’ambition esthétique se suffit à elle-même prennent place dans les cadres formels des répétitions, ainsi que dans les espaces domestiques où l’inspiration s’exprime librement. Il est vrai que, sans être clandestine, cette production n’est pas destinée à un public. Mais il en va tout autrement du vigoureux courant dénommé shaabi (« populaire »), qui se développe depuis une dizaine d’année au service de la dabké, une danse collective présente dans l’ensemble du Proche-Orient à laquelle les jeunes s’adonnent avec enthousiasme, notamment durant les fêtes de fiançailles et de mariage. Il s’agit d’une musique électrifiée aux tempos rapides jouée par un clavier (qui remplace le oud) équipé de boîtes à rythmes, une ou des percussions et un chanteur. Le shaabi intègre des plages d’improvisation vocale6 et des salutations aux convives. On peut entendre également les chants spécifiques des processions de fiançailles et de mariage (zaffé) lorsque parents et connaissances accompagnent à pied le mari de son domicile jusqu’à l’appartement d’un ami où, rasé puis coiffé, il se lave et revêt le costume d’apparat pour la noce à venir.
- 7 De nombreux parcours témoignent de ces déplacements qui alternent cadre nationaliste, politique et/ (...)
8Les camps abritent donc des répertoires relativement diversifiés, autant de « provinces musicales » qui se recoupent partiellement – les musiciens voyageant souvent de l’une à l’autre7 – au sein desquelles les performances publiques sont soit à dominante politique – elles apparaissent alors sous une forme relativement fixée – soit directement festives quand il s’agit d’animer les cérémonies familiales.
- 8 On note, dès son apparition, l’important intérêt suscité par le rap palestinien, au Liban comme en (...)
9Dans ce paysage, le rap contraste encore, même s’il trouve progressivement une place dans les espaces de la musique politique, plutôt sous l’aile de courants « laïques et progressistes » tel que le Front Populaire de Libération de la Palestine, mais pas uniquement. Il prolonge de la sorte l’important courant de musique politique et nationaliste qui existe depuis les années 1970, tout en en modifiant la forme et les contenus (Puig 2007). Plus médiatique que populaire à ses débuts8, il commence à trouver un espace de performance dans les camps de Beyrouth.
- 9 Entretiens avec le compositeur arrangeur des chansons du groupe al-Waad du Hamas (2007) et avec le (...)
10Malgré cela, le rap fait encore l’objet du rejet de certains entrepreneurs culturels qui lui reprochent sa faible valeur artistique, son extranéité et au final son inutilité pour la cause. Ces délibérations sont pour l’instant surtout le fait d’acteurs religieux, mais elles émanent aussi d’autres responsables appartenant aux courants laïques qui usent d’un registre artistique pour le discréditer : « ceux qui font ça ne savent rien faire d’autre, ils ne savent pas jouer d’un instrument ou chanter »9.
Fig. 2. Amru dans le café culturel Zico House à Hamra, Beyrouth (devant le portrait de Mohamed Abdel Wahab).
Photo Nicolas Puig (2012).
11D’autres insistent sur son caractère exogène et sur le fait qu’il est importé de l’Occident : Amru le reconnait quand il explique que « le Hamas et le Jihad (islamique) ne nous aiment pas, ils trouvent qu’on ressemble à des étrangers ».
12Or, la participation politique est centrale à ses yeux. Il estime que le rap est investi d’un rôle de mobilisation des plus jeunes qui ne disposent pas des clés leur permettant d’analyser leur situation. Les chansons de Katibé Khamsé entrelacent les considérations prosaïques sur la vie des camps, la dénonciation de la condition des réfugiés et les rappels du droit au retour. Elles prennent la forme de chroniques du quotidien, de narrations des problèmes de services urbains ou de la vétusté des camps ; narrations qui témoignent, au détour de quelques formules poétiques, de l’attachement que les habitants éprouvent à l’égard de leur lieu de vie. Ces créations investissent différemment le politique, elles en proposent une version déconnectée des grands récits nationalistes, plus individualisée, ludique et localisée.
13Amru modifie, avec les rappeurs locaux, la formule qui lie la production culturelle au registre politique en renouvelant les standards de la chanson politique. Il développe en parallèle un espace spécifique pour des créations politiques par dérivation, voire totalement apolitiques. Cette démarche est le fruit d’une pratique vieille d’une dizaine d’années.
- 10 The United Nations Relief and Works Agency : l’organisme des Nations Unies en charge des réfugiés p (...)
14Amru débute dans le rap en montant un groupe avec Nader, qui a depuis adopté le nom de scène Shahid Ayan (« témoin visuel »). Ils font connaissance sur les bancs d’une école de l’Unrwa10. Le groupe se nomme Rapname, et son inspiration provient des vidéoclips diffusés par les chaînes satellitaires qui commencent à se multiplier. Fascinés par ce nouveau langage et par l’énergie qu’il dégage, les deux rappeurs débutent l’apprentissage de la scansion particulière au rap et se mettent à en acquérir les différentes techniques. Amru obtient une collection de CD que lui cède un voisin qui quitte le Liban. Il les écoute avec beaucoup de plaisir, sans savoir qu’ils sont du rappeur américain Tupac !
15La rencontre de Amru et Nader met en présence deux personnalités au profil différent. Le premier est issu d’une famille relativement aisée au regard des standards des niveaux de vie des réfugiés. Avec son grand frère, qui écrit de la poésie, et sa mère, écrivaine, il vit dans un grand appartement tout proche du camp, mais hors de ses frontières, que leur prête un oncle vivant à l’étranger ; son père a été tué durant la guerre du Liban (1975-1990). Attiré très jeune par une carrière artistique, il a été acteur dans l’une des troupes de théâtre du parti Fatah. Nader quant à lui vient d’un milieu plus modeste. Il réside dans le camp de Burj el-Barajné et s’y employa un temps comme DJ tout en poursuivant des études de psychologie à l’Université arabe.
16Puis, ils rencontrent les autres membres du groupe Katibé Khamsé ; ils se reconnaissent d’ailleurs dans un premier temps à leur commune observance des codes vestimentaires du hip-hop. Les premières chansons de Rapname ou de Katibé sont dénuées de charges politiques, elles traitent du showbiz arabe (figure classique de la dénonciation du star system) ou du centre-ville de Beyrouth comme d’un lieu gangrené par l’argent.
17Progressivement, le groupe adopte un angle politique et place sa sagacité critique au service de la dénonciation de la discrimination et du « racisme de nationalité » à l’encontre des Palestiniens. S’attaquant au clientélisme régnant dans les camps sous la domination des organisations, il outrepasse les thèmes habituels de la chanson politique. Son premier album était placé directement sous l’égide de cette antienne : « Bienvenue dans les camps ». Il est d’abord produit avec l’aide d’une association dans un petit studio de Beyrouth, puis retravaillé et distribué par le producteur Incognito de Beyrouth. En cherchant à écrire une chanson sur la Palestine, l’inspiration des rappeurs les amène plutôt vers ce qui symbolise leur situation présente, à savoir les camps de réfugiés. Le deuxième album est financé par les revenus provenant des concerts et de la vente du premier opus. Il a pour vocation d’intéresser un public plus large dans les pays arabes, en mettant en avant le sujet plus général du droit au retour qui concerne l’ensemble des réfugiés. Le titre de l’album reflète cette volonté : « La route [pour le retour en Palestine] est toute tracée » (at-tariq wahid marsum). Cette phrase constitue le leitmotiv du disque, elle ouvre le CD sur fond d’un ancien discours de Georges Habache (créateur avec Ahmad Jibril du Front populaire de libération de la Palestine) à l’occasion de l’élargissement de détenus palestiniens par Israël, et apparaît régulièrement dans les différentes chansons.
Fig. 3. Concert de Katibé Khamsé dans le centre de Beyrouth. Fête de la musique 2008.
Photo Nicolas Puig.
- 11 La relation des intellectuels, artistes et militants libanais avec les mondes des camps existe de l (...)
18Régulièrement médiatisés, les membres du groupe développent un rôle social en rapport avec leur nouveau statut. Ils enchainent les concerts et contribuent à diffuser le rap dans les camps, par leur audience comme par le biais de quelques concerts donnés à Chatila, dans la salle du peuple du club de jeunesse située au milieu du camp, que quelques Beyrouthins et étrangers sensibles à la cause, fréquentent à l’occasion pour assister à des spectacles et des concerts11.
19Katibé Khamsé jouit désormais d’une petite réputation dans le milieu musical local ; il se produit régulièrement dans les salles de Beyrouth. Mais le groupe est maintenant à géométrie variable, et les projets musicaux qu’orchestre Amru depuis le studio impliquent différentes configurations et non plus nécessairement les cinq rappeurs ensemble. Il achève la musique d’un morceau continu de 23’39 minutes intitulé « séparation » (« rythmes pour briser les frontières » 2012) dans lequel se succèdent des groupes et des chanteurs palestiniens originaires de l’ensemble du Proche-Orient (Ramallah, Jérusalem Est, Gaza, Amman, Irbid) et des rappeurs libanais12. En réunissant sur une même plage musicale des musiciens séparés, cet enregistrement défie les logiques géopolitiques de morcellement des populations palestiniennes.
20Il a également écrit la musique d’un pilote pour une série documentaire traitant des Palestiniens dispersés à la demande de la chaine al-Jezira. Il s’agit de l’échange épistolaire de deux amis qui se tisse autour du café comme emblème de l’appartenance et source de la nostalgie (Lettres de la diaspora palestinienne).
21Ainsi, Katibé Khamsé devient une idée ou un principe, un groupe initiateur et prosélyte, qui a pour ambition d’initier des vocations tandis qu’Amru poursuit des projets artistiques diversifiés sollicitant des participations variées. À l’instar des rappeurs algériens dix années plus tôt, il se trouve dans une « phase d’élaboration d’une identité musicale plus tournée vers la professionnalisation » (Miliani 2002 : 766).
22Celle-ci prend appui sur le studio qui est aussi, surtout, un espace de rencontre, de répétition et de création pour le groupe qui dispose d’un lieu à partir duquel il est à même de gérer ses relations sociales, qu’elles soient amicales ou professionnelles. Il constitue un « propre » (De Certeau 1990 : 59) où se construisent les compétences à l’origine des dynamiques collectives à venir. Il peut même devenir un « chez-soi », un hébergement, pour quelques heures, une nuit ou davantage. Loué depuis 2010, il a été entièrement aménagé ; il est situé dans le même pâté d’immeubles que l’appartement de la famille d’Amru, dans la partie du quartier de Haret Hrayk qui jouxte le camp de Burj al-Barajné.
23Au final, le studio représente, à ce moment du parcours d’Amru, un lieu où les différents engagements du compositeur se conjuguent et sont mis en pratique.
24D’usage courant dans la sociologie américaine qui a produit déjà en 1960 un article de fond sur ses significations (Becker 2006 pour la traduction française), la notion d’engagement est appropriée pour décrire la conduite de vie d’Amru. En effet, plus qu’un simple positionnement politique, l’engagement désigne une façon de s’insérer dans les mondes sociaux par une démarche volontaire. En ce sens, il correspond à un effort pour mettre en cohérence les activités poursuivies au quotidien. Ce positionnement constitue certainement une clé de lecture du parcours d’Amru. Il doit s’appréhender dans sa profondeur temporelle : une évolution sur plus d’une dizaine d’années où se mettent en place les orientations personnelles et la formation technique et artistique.
- 13 On dénombre très peu de rappeuses à l’heure actuelle. Par ailleurs si certaines palestiniennes assi (...)
25Intervenant au moment de l’adolescence, la passion pour le rap, à l’instar de celle suscitée par d’autres musiques dans les générations précédentes, est pour les jeunes hommes13 un vecteur de subjectivation, une façon de s’approprier des codes et une esthétique qui permettent de s’inscrire dans son temps, de façon satisfaisante, créatrice et ludique. Le rap est alors une matrice de formation et d’insertion dans le monde, aux échelles locale et transnationale. Puis, la pérennité de l’engagement dans le hip-hop, c’est-à-dire l’ensemble des activités artistiques et techniques qui s’y rapportent, construit progressivement un rôle social. Celui-ci détermine une façon d’apparaître aux autres en vertu du mode de participation aux ordres collectifs : rappeurs, graffeurs et compositeurs palestiniens, producteurs de textes, artistes et performeurs, personnages bénéficiant d’une certaine aura ou suscitant de l’indifférence, provoquant admiration ou mépris, intérêt ou dédain. Dans la construction de son rôle social, Amru souhaite légitimer sa musique au sein des milieux culturels palestiniens du Liban. L’aspect exogène du rap, musique d’invention américaine, même si elle continue d’être la source d’une contre-culture ici et là, n’est pas sans soulever des interrogations. La dénonciation de l’impérialisme sioniste et occidental au moyen d’un média artistique parfois perçu comme totalement extérieur aux traditions palestiniennes paraît en effet paradoxale. Une partie du lexique est anglaise, à commencer par le terme lui-même dont l’origine étrangère est manifeste ; ainsi de la périphrase : « il chante du rap » (bighannî rab), des termes musicologiques (beats, loops, drums…) ou des logiciels comme le fameux fruity loops. De surcroît, ce courant véhicule des images négatives qui renvoient à l’univers gangsta rap : drogues, femmes dénudées, belles voitures… Les rappeurs ne cessent de se différencier de cette tendance. S’ils adoptent à l’occasion des postures belliqueuses, ils affichent volontiers leur respect des traditions et des valeurs familiales.
26Le point essentiel de la démarche est résumé par Amru, qui énonce une conception militante du rap arabe. Lors de ses prises de position dans les médias, il le distingue clairement des versions occidentales qu’il juge futiles. Le rap doit être résistant et combattant, et pour cela répondre à trois caractéristiques : la sincérité, la vérité et la défense d’une véritable cause. Dans le cas contraire, il est n’est pas légitime. À l’occasion d’une émission de télévision en décembre 2011, sur la chaîne « Palestine aujourd’hui », il enjoint à celui qui tomberait dans la facilité d’une musique apolitique de partir et de faire autre chose. Cette production normative renvoie à une conception qui arrime intrinsèquement le politique à la vie quotidienne et débouche sur un effet de légitimation endogène du rap, en montrant sa capacité à prendre en compte les préoccupations des nouvelles générations de réfugiés tout en s’inscrivant dans la lignée de la chanson politique. Il propose ainsi un nouveau découpage des objets politiques par lequel s’exprime l’expérience contemporaine des réfugiés.
27L’allégeance à la cause ne garantit pas une intégration en tant que musicien dans la société réfugiée. Ce serait plutôt le contraire, tant les musiciens insérés dans les cadres de la production musicale institutionnelle s’en démarquent quand il s’agit de mettre en avant une compétence artistique. Mais, en restant à l’écart des organisations associatives et politiques, les rappeurs n’accèdent pas aux rémunérations, certes très modestes, qu’elles dispensent.
28Or la valorisation économique de la pratique se révèle particulièrement difficile. Les scènes sont rares et permettent tout juste de financer l’autoproduction de l’album suivant, une partie des frais du studio et des acquisitions de matériel. Les ventes du CD commercial de Katibé Khamsé sont peu importantes : d’une part le marché du disque est très étroit, et d’autre part le public cible du groupe n’est de toute façon pas en mesure de l’acheter. On ne trouve d’ailleurs leur production que de façon exceptionnelle parmi les copies d’albums de variétés locales et internationales arabes et les compils (on les appelle « cocktails ») sur les étals des détaillants dans les camps, tandis qu’y figurent invariablement les musiques palestiniennes dites patrimoniales, nationalistes ou politiques.
29Une solution envisageable consiste à se tourner vers une activité connexe permettant de valider les apprentissages en autodidacte effectués dans le camp et à investir des espaces de professionnalisation. Yassin, l’un des deux musiciens du groupe I-Voices, du camp de Burj al-Barajneh à Beyrouth, poursuit depuis deux ans des études d’ingénieur du son au Canada. Il y développe un savoir empirique, acquis avec des moyens techniques limités, et acquiert une connaissance plus systématique qui lui permettra d’investir des circuits professionnels. Loin de ces stratégies de validation académique d’un savoir, Amru poursuit une voie alternative en investissant le studio afin d’y proposer ses propres services pour des enregistrements et des montages. Depuis l’année 2010, il s’y consacre entièrement et a cessé ses autres activités professionnelles : d’abord en tant que cuisinier – il est diplômé d’une école hôtelière –, puis comme manutentionnaire – il acheminait les bonbonnes d’eau potable dans les appartements de la ville. Le studio tourne modestement grâce aux quelques jeunes rappeurs qui viennent graver une chanson ou deux qu’ils pourront ensuite faire circuler auprès de leurs amis, en direct, au moyen des smartphones, ou en la mettant en ligne sur le web. Ils apportent avec eux leur propre sample, la plupart du temps téléchargé de sites internet, des « beats d’occasion » comme les désigne Amru. Lui a bien l’ambition de commercialiser les siens, mais tant qu’il ne parvient pas à les vendre à un prix juste, « je ne sais pas, dans les dix mille dollars » – il lance le chiffre un peu au hasard – il aime autant les partager gratuitement dans le cadre de ses différents projets artistiques. Car, dit-il en toute sincérité, c’est difficile de composer des beats et cela demande du temps (et certainement du talent) ; de plus, il vient de s’équiper d’un matériel coûteux, même s’il a pu l’obtenir à prix réduit, et il n’envisage donc pas de les brader. Il entend répondre à son ambition esthétique en élargissant sa palette créative, en multipliant les projets et en espérant des retombées économiques. Cette diversification musicale est permise par une spécialisation professionnelle qui, bien que précaire, est assez rare pour être soulignée. La grande majorité des musiciens, rappeurs ou pas, exercent une activité sans aucun rapport avec la pratique artistique, ce qui n’est guère surprenant : en matière musicale, les frontières entre amateurisme et professionnalisme étant, au Liban comme ailleurs, très floues.
Fig. 4. Couverture de la mixtape « Séparation » (2012).
Dessin de Wissam Qleylat.
30La rencontre avec une flûtiste française d’origine syrienne avec laquelle il a travaillé à l’occasion de la production du premier album commercial de Katibé Khamsé est pour lui une source de nouvelles expérimentations, dont certaines sont uniquement instrumentales. Tout comme les fonds sonores qu’il compose depuis peu pour accompagner les poésies que son frère, Abdel Rahman, écrit et déclame.
31La multiplication des projets, qui apparaît comme banale dans la vie d’un artiste, prend une autre résonance dans le contexte des réfugiés palestiniens au Liban. En se développant dans le sillage d’une pratique qui tire sa légitimité de son soutien à la cause, elle est l’occasion d’explorer des ambiances différentes, « plus mélancoliques » par exemple, et de proposer des esthétiques en accord avec ces thématiques.
32Amru définit le rap comme une matière en mouvement : « tu prends une chose et tu en fais du rythme, ce n’est pas fixé ; tu prends ce qui existe et tu le transformes en rap ». Il se voit volontiers comme un compositeur d’un type particulier, un créateur de sample et un chercheur de sons. Il parcourt parfois le camp muni d’un enregistreur pour capter la sonorité matinale d’un petit café du camp – quelques chaises en plastique dans une ruelle entourent un comptoir en contreplaqué où sont disposés quelques boîtes de conserves et un percolateur manuel – le vrombissement des scooters, le klaxon de la charrette du vendeur de galettes de pain aux épices, ou encore des bribes de discussions entre deux habitants. Il vient d’acquérir un lot de 33 tours chez un brocanteur de la banlieue pour une bouchée de pain. « Il n’imaginait pas qu’on puisse encore en faire quelque chose », confie-t-il satisfait de sa trouvaille. Différents moments sonores sont ainsi amalgamés aux rythmes et aux mélodies des compositions.
- 14 Pour une synthèse sur la langue du rap français voir Martin 2010 (chapitre III : « Le français du r (...)
33Chaque membre écrit son propre couplet au sein du groupe Katibé, et les narrations suivent les règles propres à l’écriture du rap, en visant à contribuer de façon efficace au sentiment esthétique et à l’énergie de la musique. La morphologie de l’arabe se prête particulièrement bien à la scansion musicale dans la mesure où elle permet de multiplier les paronomases, les assonances et les rimes, qui constituent les procédés stylistiques dominant de l’écriture14. Les effets de style soulignent le rythme et renforcent l’efficacité musicale.
34Dans le rap « résistant », le beat doit coller aux paroles pour donner un élan spécifique et établir une correspondance entre la musique et sa destination. Pour cette raison, le chant des rappeurs est toujours accompagné dès les premiers mots par le battement de la grosse caisse : « Dans les chansons de Katibé, ça ne va pas de commencer la chanson sans beat ; si tu veux suivre des ambiances plus variées ou mélancoliques, alors c’est possible ».
35Le découpage d’objets politiques retranscrits de façon sensible dans une forme musicale répond à une logique éthique selon laquelle « les formes de l’art et celles de la politique s’identifient directement les unes aux autres » (Rancière 2008 : 72). De ce point de vue, le rap palestinien au Liban s’inscrit dans des tendances souvent observées. Décrivant la situation en Algérie, Hadj Miliani constate son adéquation au schéma global suivant : « le rap naît dans des situations sociales critiques et, dans la plupart des cas, dans les espaces urbains stigmatisés (quartiers populaires, banlieues, etc.) », il « inaugure des modalités musicales nouvelles : manières de faire de la musique et manières de construire une esthétique musicale », enfin, « il est un « outil politico-social. Il véhicule d’une manière affirmée des valeurs et des attentes sociales […] » (2002 : 767). C’est d’ailleurs bien ainsi que les rappeurs l’identifient : comme la musique universelle de la contestation et de la subversion des ordres établis.
36L’adéquation de la forme à la fonction est plus généralement le propre des musiques nationalistes. Les marches militaires orientalisantes ou les chansons faisant appel à des chœurs martiaux font résonner la forme avec le contenu du message. Une correspondance immédiate est établie entre une convention esthétique et une expressivité particulière. Cet assujettissement de la musique au message politique et social ressortit à une esthétique appliquée. Elle qualifie ce type particulier d’exercice par lequel la fonction que l’on attribue à une musique (ou à une œuvre en général) détermine sa forme. Cette œuvre est aussi celle par laquelle le musicien – ici le rappeur – négocie sa présence sociale, le rôle principal par lequel il se définit et se manifeste aux autres. Amru insiste sur l’aspect performatif de la musique, elle doit mettre la société en mouvement, elle est considérée comme un instrument d’éducation et de réforme sociale.
- 15 La notion désigne « la représentation collective d’un ordre édénique – d’un temps avant le temps – (...)
- 16 Herzfeld renvoie aux travaux de Dorn et de Turino, pour ce qui est de la dimension musicale de cett (...)
37Les jeunes musiciens partagent la volonté de s’inscrire dans une généalogie musicale palestinienne, laquelle n’est pas elle-même exempte d’emprunts multiples. Amru cite le cas de l’orchestre al-Ashiqin, qui utilisait des percussions latines, pour souligner que le recours à des instruments ou des sons de diverses provenances ne lui pose pas de problème particulier. La question de l’authenticité, quasiment consubstantielle au rap (Martin 2007) comme aux musiques en général (Le Menestrel et al. 2012), est investie d’une dimension stratégique supplémentaire dans le contexte réfugié. Le respect des formes culturelles – comme celui de la morphologie urbaine du camp – fut longtemps considéré comme le rappel inaltérable de la condition du Palestinien en exil et la garantie de la pérennité du combat pour les droits. La mémoire est ainsi cristallisée dans des cadres dont la fixité la préserve de l’oubli par la dispersion. Les cérémonies de commémoration sont le lieu privilégié de présentation d’œuvres rejouant sans cesse les scènes de perte, de dépossession et d’exil. La reproduction de ces discours conduit à une ritualisation des performances et instaurent un sentiment de communauté forgé autour d’une nostalgie structurelle (Herzfeld 2007 : 174)15. Le discours des rappeurs renouvelle la rhétorique de la lutte en intégrant les questions relatives aux droits sociaux, à la stigmatisation et aux ségrégations dans le pays hôte, comme celles inhérentes au clientélisme dans les milieux politiques et associatifs palestiniens. Les chansons et les positions du groupe Katibé redessinent ainsi les modes d’expression du nationalisme. L’apport du rap, et son ambition, est d’actualiser les contenus des discours et de redéfinir les contours de l’entre-soi, c’est-à-dire les différents éléments culturels qui créent une familiarité et un sentiment de proximité entre les personnes qui le partagent. Michael Herzfeld appelle « intimité culturelle » cet espace collectif ouvert dans l’entre-soi des nations dans lequel s’échangent des significations formant un « continuum sémantique qui inclut le silence, les gestes, la musique, l’environnement construit, et les valeurs économiques civiles et sociales » (2007 : 18). Cette intimité n’implique pas une unanimité : l’installation du rap dans les milieux réfugiés fussent-ils arabes et résistants, instaure une « disémie musicale »16. La « disémie » désigne la tension formelle ou codée entre l’auto-représentation officielle et ce qui se passe dans le secret de l’introspection collective. Herzfeld indique qu’elle est probablement plus adapté pour les « pays entretenant une relation ambiguë avec les images idéales d’une culture puissante […] » (ibid. : 17).
38On peut tout aussi bien appliquer le terme à l’écart qui existe entre les formes culturelles officielles et le rap palestinien. Le regard ironique que portent les rappeurs de Katibé Khamsé sur la répétition des symboles de l’identité palestinienne dans les chansons patrimoniales et nationalistes rend manifeste cette distance. D’une part, ils ne se sentent pas réellement concernés par la réitération des images d’un passé agreste, d’autre par la chanson nationaliste leur paraît figée dans des standards dépassés. Comme le constate Amru, en souriant, « nos responsables sont restés paralysés dans les années quatre-vingt, ils ne sont pas arrivés jusqu’à aujourd’hui, c’est ça le problème […], ils ne comprennent plus rien à ce qu’il se passe ». Le discours nostalgique sur l’exil et la dépossession et le rappel d’un mode de vie imaginé autour de quelques emblèmes tels que les oliviers, les orangers, les rythmes de la vie villageoise sont perçus comme anachroniques par rapport au cadre de vie à Beyrouth et aux aspects urbains du rap, solidement ancré dans la ville.
39Cette distanciation souligne une transition générationnelle mais ne signifie pas l’abandon de la cause, bien au contraire. Amru et l’ensemble du groupe estiment incarner la chanson politique sous une forme modernisée à laquelle les jeunes générations sont plus sensibles. C’est donc, dans ce cas, moins la force d’une autorité publique, que son décalage par rapport à l’expérience d’une jeunesse urbaine qui crée la disémie musicale. Les rappeurs défrichent ainsi de nouvelles conventions, sans se situer dans une confrontation. Ils s’inscrivent plutôt dans la continuité de la musique nationaliste palestinienne en insérant dans leurs samples des extraits des groupes emblématiques de ce courant.
40Leur position est en effet de revendiquer une filiation culturelle palestinienne et, au-delà, arabe, ce dont témoigne le recours à la chanson égyptienne du XXe siècle. L’insertion dans le patrimoine national se fait ainsi par métonymie : par la citation des œuvres du passé – films, musiques ou poésie – actualisées par le mode de composition rap et électro.
- 17 Jean-Noël Ferrié indique que « l’encodage [des objets transnationaux] installe […] le local dans l’ (...)
41Le nom d’artiste adopté par Amru est en adéquation avec l’évolution de ses goûts personnels et de sa conception du rap. Il reflète la volonté de trouver une signature personnelle dans la composition et souligne la recherche d’une élégance ; il répond à l’objectif d’arabiser le rap et de l’adapter aux contingences locales. Parfois rejetée, le plus souvent ignorée, cette musique représente pour les rappeurs une façon de s’accorder à leur temps en participant à un courant musical planétaire17. Puis ce mode de référencement cède progressivement la place à une autre forme d’accroche, par laquelle il s’agit de s’approprier le rap conçu comme une matrice expressive de la rébellion et de la contestation, tout en développant une expressivité plus intimiste. La critique de l’occupation, de l’impérialisme ou du sionisme s’efface alors au profit de délibérations sur la personne humaine, de tours et détours de l’amour ou de sujets mêlant échappées surréalistes et considérations sur le quotidien.
42En tant qu’artiste engagé, Amru bénéficie d’un statut auprès d’une partie de la société des camps. Il constate avec lucidité que « les gens n’écoutent pas de rap, ils écoutent Katibé Khamsé parce qu’on traite de sujets qui leur sont proches ». Mais, la qualité artistique du rap fait débat.
43Lors d’une pluvieuse soirée de l’hiver 2007-2008, dans un studio de Beyrouth se déroule une session d’enregistrement du premier CD de Katibé Khamsé. À cette occasion, Amru explique patiemment à l’ingénieur du son qui manifeste son scepticisme que le rap ressortit aux disciplines artistiques. Le rappeur insiste sur le travail que la création des boucles et la maîtrise du flow impliquent, et sur le temps nécessaire pour parvenir à un résultat satisfaisant. Dans l’univers esthétique de l’ingénieur, où les planètes mélodiques s’agencent délicatement autour des étoiles de la musique arabe, le rap fait l’effet d’un trou noir.
44La reconnaissance du caractère artistique de l’activité de création des samples, quelle que soit la destination de la musique, reste à discuter. Les contenus de la pratique de composition demandent à être fixés, les différentes opérations à être explicitées : le choix des emprunts et leur légitimité, leur modification et insertion dans la boucle, l’élaboration des rythmes, la technicité (ou la virtuosité) sonore et surtout, in fine, la place de l’inspiration et du talent. La validation artistique est donc tributaire de ces critères d’évaluation qui se superposent à ceux liés à la contribution à la cause.
45La question de la reconnaissance est évidemment centrale dans les professions artistiques. Elle se décline spécifiquement dans les mondes réfugiés au Liban. Sans doute les connexions établies par Amru avec les rappeurs de la région, à commencer par ceux des territoires palestiniens et ses différentes explorations musicales participent-elles de la recherche d’une ouverture des possibles. Il reste à tracer la route qui mène, non pas tant à la Palestine qu’à une vie d’artiste inédite, celle d’un compositeur palestinien au Liban, créateur de samples, de musique électronique et chanteur de rap ; les années qui viennent nous en dirons l’issue.