- 1 Les Chrétiens orthodoxes et les Juifs éthiopiens se sont dotés de chantres professionnels, dabtara,(...)
1Si la présence de musiciens professionnels est attestée de longue date en Éthiopie1, leur statut a connu de profondes mutations depuis la fin du XIXe siècle. Ces changements socio-musicaux semblent liés à plusieurs facteurs tels que :
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le projet de modernisation nationale amorcé par Haile Selassie dans les années 1940,
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l’influence des musiques européennes et américaines, que l’on décèle dans nombre de genres éthiopiens, tels que l’Ethio-jazz ou l’Ethiopian Groove des années 1960-1970 ou encore le rap, la pop, le hip-hop et le reggae éthiopien des années 1990-2000,
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l’électrification des instruments de musique (guitare, lyre, synthétiseur),
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le développement des outils de communication (cassettes, CDs, radio, télévision, Internet),
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et l’évangélisation protestante de l’Éthiopie, qui est à l’origine de nouvelles pratiques musicales dès les années 1860.
Fig. 1. De l’Abyssinie à la « Grande Éthiopie ».
2Cet article vise à retracer l’histoire de ces transformations majeures, en se plaçant tour à tour du point de vue de l’historien, de l’ethnologue et de l’ethnomusicologue. À travers l’analyse des politiques culturelles menées en Éthiopie des années 1940 à nos jours, je commencerai par montrer comment la musique fut utilisée à des fins de construction nationale. Il en ressortira que l’uniformisation culturelle, prônée successivement par Haile Selassie et Haile Mariam Mengistu, conduisit à l’édification d’un patrimoine standardisé, joué par des fonctionnaires de la musique. Il sera ensuite démontré que l’adoption d’une constitution ethno-fédérale, en décembre 1994, provoqua l’effet inverse. En valorisant la diversité musicale de la Nation et en démocratisant l’exercice des musiques nationales, cette constitution favorisa l’élaboration d’un patrimoine composite, pratiqué par des musiciens – professionnels et amateurs – indépendants.
3Mon attention se portera alors sur les musiques évangéliques éthiopiennes, qui ont régulièrement été combattues par l’État, majoritairement orthodoxe. À partir de mes enquêtes de terrain et de l’ensemble des sources disponibles, je m’attacherai à reconstituer l’histoire de ces musiques, des années 1860 à nos jours. Du travail d’inculturation musicale, réalisé par les missionnaires, à l’émergence de musiques pop évangéliques ethniques, en réponse à l’ethno-fédéralisme, je tenterai de dresser un état des lieux de nos connaissances sur ce répertoire méconnu, qui n’a cessé d’évoluer pendant plus d’un siècle, en situation d’évangélisation, d’émigration et de construction nationale.
4Au XIXe siècle, l’Éthiopie se réduisait à sa partie septentrionale. Elle acquit ses frontières actuelles au cours de trois conquêtes successives, menées par l’empereur Menelik II entre 1879 et 1904. En incorporant des territoires qui se situaient en dehors de toute autorité étatique, Menelik fonda ce qu’il est convenu d’appeler la Grande Éthiopie (Greater Ethiopia). Cette expansion territoriale souleva aussitôt le problème de la construction nationale. Pour maintenir son autorité, le pouvoir central allait devoir construire une unité nationale qui reconnaisse dans le même temps la diversité fondatrice de ce nouvel espace éthiopien.
5Les autorités impériales ont peu utilisé la religion pour établir cette unité. Des communautés chrétiennes orthodoxes virent néanmoins le jour dans chacun des groupes conquis. Le christianisme orthodoxe (Tewahedo) et ses musiques liturgiques (zema) et paraliturgiques (mazmur) établirent une forme d’unité nationale qui transcende encore aujourd’hui les particularismes ethniques. Certaines musiques sont toutefois restées spécifiques à un lieu et continuent ainsi à faire office de marqueurs régionaux. Au Sud, par exemple, les chrétiens orthodoxes de la société dorze utilisent une majorité de chants dorze et une minorité de chants nord-éthiopiens.
6Il fallut attendre les années 1940 pour voir apparaître la première politique musicale liée au projet de construction nationale, car jusqu’alors, la musique n’était pas la priorité de l’empire, trop occupé, au début du XXe siècle, par la succession conflictuelle de Menelik II. Après le règne chaotique de son petit-fils Iyassou (de 1913 à 1916) puis de sa fille Zewditu (de 1916 à 1930), son neveu Haile Selassie réussit à s’imposer. Mais le règne de ce dernier fut brutalement interrompu par l’occupation italienne, de 1936 à 1941. Lorsqu’il récupéra son trône, après cinq ans d’exil en Angleterre, Haile Selassie décida de réformer en profondeur le système impérial et projeta de bâtir un État-Nation moderne. C’est dans ce contexte de construction nationale que l’État éthiopien créa les premiers orchestres nationaux, seuls habilités à se produire sur scène, dans les théâtres et à l’étranger. Parmi ces orchestres officiels, composés de musiciens payés par l’État, on trouvait des ensembles symphoniques, des orchestres de musique « moderne » et des groupes folkloriques.
7Les orchestres dits modernes (zemenawi orchestras) avaient pour mission de produire des musiques censées refléter la modernité de la Nation. Composés de musiciens professionnels, ces orchestres étaient rattachés à des institutions aussi variées que l’Aguer Feqer Mahber ou le National Theater, dans lesquelles ils se produisaient. L’originalité de leurs musiques résultait de la rencontre entre plusieurs genres, tels que le jazz, le rock, le funk, la musique cubaine et diverses musiques du Nord de l’Éthiopie. Ce mélange donna le jour à ce que Francis Falceto appelle « l’âge d’or » de la musique éthiopienne, qui va des années 1960 au début des années 1970. C’est en effet à cette période que des musiciens comme Mahmud Ahmed, Telahun Gessese ou Bezunesh Bekele ont publié la plupart de leurs albums. C’est également dans les années 1970 que le pianiste Mulatu Astatqe inventa un nouveau genre, l’Éthio-jazz, après avoir reçu une formation musicale à l’étranger (Shelemay 2009 : 1155, n. 3).
Fig. 2. Izra Folk Music and Dance Group, l’actuel orchestre folklorique du National Theater
Source : site web du Ministère de la culture éthiopien.
8Force est de constater que la majorité des musiciens concernés venaient du centre historique de l’Éthiopie. Mis à part Mahmud Ahmed, issu d’une famille musulmane, la plupart des chanteurs « modernes » étaient chrétiens orthodoxes, à l’instar des autorités impériales. Tous les chanteurs modernes chantaient en amharique, la langue nationale, et utilisaient des rythmes et modes musicaux issus du Nord. Autrement dit, la musique moderne nationale fut construite en milieu urbain, dans la capitale de l’empire, Addis Abeba, par des artistes professionnels payés par l’État pour moderniser les musiques du Nord de l’Éthiopie. Cette modernisation passa par l’utilisation d’instruments importés (comme la guitare, la batterie, le piano, les cuivres, etc.) et par l’appropriation de musiques européennes et américaines (Falceto 2001 : 52-66 et 2002 : 725, note 20). Dans ce contexte, de nouvelles catégories ont émergé, comme celles de musiciens (muziqäñña), chanteurs (demtsawi), instrumentistes (täch’awach) ou artistes (artist) (Bolay 2004 : 823).
- 2 Ce substantif, qui signifie « comité » en amharique, est utilisé ici en référence à la junte milita (...)
9Après l’arrivée au pouvoir de Mengistu en 1974, le mot d’ordre était toujours le même : jouer une musique moderne nationale éthiopienne, qui continue à transcender les différences ethniques, à condition que les paroles des chants n’aillent pas à l’encontre du pouvoir et soient compatibles avec les valeurs marxistes-léninistes véhiculées par le nouveau régime, dirigé par le Derg2. Dans ce contexte, certains musiciens ont continué à se produire sur scène, au sein de formations telles que Ethio Stars ou Roha Band, qui jouaient encore dans les hôtels éthiopiens dans les années 1980. Mais cette période se caractérisa surtout par le départ de nombreux musiciens à l’étranger. Cherchant à fuir le régime dictatorial de Mengistu, la majeure partie d’entre eux s’est installée à Washington, où s’est formée la plus importante communauté de la diaspora éthiopienne (Shelemay 2009 : 1155).
10Les musiques modernes éthiopiennes ont continué à évoluer dans ce contexte. L’utilisation du synthétiseur s’est généralisée et on assista à l’émergence d’une musique pop éthiopienne et de nouveaux corps professionnels (producteurs, arrangeurs, diffuseurs, etc.). La catégorie des nouvelles musiques (addis musica) s’est très vite diversifiée par l’intégration de nouveaux genres, tels que le reggae, la soul, le rap, le RnB et la techno, renouvelés sous une forme éthiopienne. Généralement chantées en amharique et enregistrées dans des studios américains, ces musiques circulent aujourd’hui en Éthiopie et au sein de sa diaspora, sur des supports aussi variés que des cassettes, CD, DVD, la radio, la télévision ou Internet. Ce faisant, elles participent à la construction d’une identité éthiopienne transnationale. Dans ce contexte, un phénomène de mode quasi institutionnalisé est intéressant à relever. Presque tous les ans, un album se démarque des autres et investit l’espace public, où il est écouté « en boucle » dans les bars, restaurants, bus et taxis éthiopiens.
11Depuis la chute de Mengistu en 1991 et la ratification de la constitution ethno-fédérale en 1994, les musiques et langues chantées se sont peu à peu diversifiées. Un nombre croissant d’artistes pop proviennent aujourd’hui des moyennes et grandes périphéries, et chantent dans leur langue d’origine, autre que l’amharique. L’immense majorité d’entre eux demeure néanmoins originaire du Nord. Parmi eux, certains chanteurs continuent de mener une carrière internationale à l’extérieur de l’Éthiopie, comme Aster Aweke ou Gigi, qui ont enregistré la plupart de leurs albums aux États-Unis. D’autres musiciens tels que Mulatu Astatqe mènent une carrière transnationale partagée entre l’Éthiopie et les communautés de la diaspora éthiopienne (Shelemay 2007 : 1085-1086).
12La collection de disques Éthiopiques, qui a réédité de nombreux enregistrements des années 1960 et 1970, a également contribué au renouveau de la musique « moderne » éthiopienne, tant en Éthiopie qu’à l’étranger. Après avoir quasiment disparu sous le régime révolutionnaire, les musiques de l’« âge d’or » trouvent aujourd’hui une seconde vie dans les pays du Nord et en Éthiopie, où elles sont jouées par des Occidentaux et des musiciens éthiopiens. Malgré leur succès international, les Éthiopiens continuent à considérer ces musiques comme relevant du passé ou du répertoire classique (Ethiopian oldies).
- 3 Littéralement « orchestres traditionnels » (yebahile orchestras).
- 4 Vièle (masinqo), flûte (washint), lyre (krar), tambour (kabaro).
- 5 L’amharique, la langue nationale.
13Les orchestres folkloriques3 ont également vu le jour dans les années 1940, sous l’impulsion du régime impérial d’Haile Selassie. Ils étaient censés représenter la diversité ethnique de l’Éthiopie tout en la renouvelant sous une forme nationale. Les musiciens qui composaient ces orchestres provenaient généralement du centre historique de l’Éthiopie et ne connaissaient pas grand chose, si ce n’est rien, aux musiques des groupes conquis. C’est ce qui explique que, sur les quatre-vingt groupes ethnolinguistiques recensés à l’échelle nationale, seuls une dizaine furent représentés par ces ensembles folkloriques. Ces derniers ont entièrement recomposé certaines musiques du Nord, du Centre voire même du Sud, souvent méconnu et méprisé. Pour ce faire, ils ont eu recours à deux procédés : un procédé d’homogénéisation, qui consistait à utiliser un même instrumentarium4 et une même langue pour les paroles des chants5 ; et un procédé de différenciation, qui visait à exprimer la diversité ethnique par-delà ces constantes nationales.
14Chacune des régions représentées s’est ainsi vue attribuer un ensemble de rythmes, de mélodies, de paroles, de danses et de costumes, complètement réinventés pour la scène, mais qui ont néanmoins contribué à façonner l’imaginaire national des groupes ethniques éthiopiens. À titre d’exemple, on peut citer le costume rouge, jaune, orange et noir des Wolayta, la danse spectaculaire des Gurague ou la crinière des Oromo.
15Dans les années 1960, les premiers orchestres non officiels ont commencé à se produire dans les hôtels, bars, clubs, restaurants et salles de concerts, pour le plus grand plaisir des touristes et des élites éthiopiennes, qui ont entretenu le mythe des ethnies réifiées que l’on donnait à voir sur scène.
16Au milieu du XXe siècle, les musiciens itinérants du Nord éthiopien (azmari) ont progressivement changé de statut en se sédentarisant dans les villes et en intégrant les orchestres folkloriques nationaux : « La vie quotidienne de nombreux azmari se trouva ainsi transformée par l’attribution d’un travail régulier et rémunéré. À travers ce statut de fonctionnaire, ils acquirent également une reconnaissance nouvelle : le musicien ‹marginal et vagabond› se transforma alors en un élément actif du patrimoine culturel éthiopien » (Bolay 2004 : 823).
- 6 Aujourd’hui, certains azmari mènent aussi une carrière internationale.
17Si les azmari se produisaient dans les théâtres nationaux, ils ont très vite ouvert des cabarets (azmari bet) pour jouer leurs propres musiques folkloriques6. Sous le Derg, leur participation aux orchestres kinet a encore modifié leur statut. En effet, le régime utilisait ces ensembles folkloriques à des fins de propagande pour diffuser les valeurs marxistes-léninistes de la révolution (Eshete 2008 : 443).
18Tous les types de musiques folkloriques ont fait l’objet de nombreux enregistrements et ont largement été diffusés par les médias. Depuis les années 1960, elles sont enseignées dans les écoles de musiques, comme la Yared School, qui a ouvert ses portes en 1967. Dans les années 1970, l’utilisation massive du synthétiseur tend aujourd’hui à remplacer les instruments acoustiques. On trouve enfin depuis quelques années des cours, manuels et DVDs destinés à l’apprentissage de ces musiques et danses. La Yared School a également diversifié ses enseignements et produit maintenant des musiciens professionnels, aussi bien de musique classique que folklorique, de jazz ou de pop éthiopiens.
- 7 On trouvera un exemple oromo bien documenté dans Qashu 2011.
19Pour expliquer le succès des musiques folkloriques dans les grandes villes et certaines zones rurales, on peut mettre en avant l’autoritarisme de l’État éthiopien, mais aussi la politique d’uniformisation culturelle, qui a été menée par Haile Selassie puis Haile Mariam Mengistu, sous une forme impériale d’abord, dictatoriale ensuite. Le tourisme a lui aussi joué un rôle central dans la formation des musiques folkloriques de la Nation. Si ces orchestres sont toujours en vigueur aujourd’hui, la situation a changé depuis la chute de Mengistu et l’adoption d’une nouvelle constitution en 1994. En reconnaissant aux peuples d’Éthiopie le droit d’exprimer, de promouvoir et de préserver leurs cultures musicales, cette constitution ethno-fédérale affiche une volonté de rupture à l’égard des politiques antérieures d’uniformisation culturelle. Elle eut pour effet de faire émerger, sur la scène éthiopienne, des groupes folkloriques issus de toutes les régions du pays, et non plus seulement du Nord et du Centre de l’Éthiopie. De fait, les musiques, danses, instruments, paroles des chants et langues utilisées se sont considérablement diversifiées, et ne se limitent plus aux seuls langues et instruments des régions amhara et tigray7.
- 8 Pour de plus amples détails sur ce programme, cf. Tourny 2006, Ferran 2006 et Ohinata 2009.
20L’ethno-fédéralisme a également créé les conditions favorables pour la mise en place de projets pilotés par des organisations de patrimonialisation, telles que l’Unesco ou la fondation américaine Christensen. Dans le cadre de la Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel, qui fut ratifiée en 2006 par le gouvernement éthiopien, l’Unesco a piloté pendant quatre ans (de 2005 à 2008) un projet financé par la Norvège et destiné à sauvegarder les musiques dites traditionnelles d’Éthiopie. J’ai moi-même participé à ce projet avec une vingtaine d’ethnomusicologues européens, américains, japonais et éthiopiens. Ce programme, initié et dirigé par l’ethnomusicologue Olivier Tourny, comportait quatre volets : le premier consistait à identifier, documenter et inventorier les musiques rencontrées sur le terrain ; le second visait à archiver les enregistrements ; le troisième s’attachait à renforcer les capacités locales, en formant des Éthiopiens à l’ethnomusicologie et à l’enquête de terrain ; le quatrième visait à promouvoir les musiques traditionnelles d’Éthiopie, en sensibilisant les instances gouvernementales et l’opinion publique sur la nécessité de préserver ce patrimoine8.
Fig. 3. Les onze régions-États à base « ethnique » de l’Éthiopie fédérale.
21La Fondation américaine Christensen, qui travaille au maintien de la diversité bioculturelle à l’échelle planétaire, a soutenu, ces six dernières années, quatorze projets visant à promouvoir les cultures musicales du Sud-Ouest éthiopien. Dans la ville d’Arba Minch, elle a financé la mise en place d’un festival de musique traditionnelle. L’association britannique Global Music Exchange fut à l’initiative de ce festival. Pour le mener à bien, elle développa un partenariat local avec l’association éthiopienne GIAMA et le Bureau de l’Information et de la Culture, tous deux basés à Arba Minch. Selon les organisateurs, les objectifs du festival étaient triples : mettre en scène la diversité musicale de la région, permettre aux sociétés voisines de mieux se connaître et d’atténuer les conflits ethniques, et faire découvrir aux Occidentaux ces musiques encore méconnues, en les enregistrant, mais aussi en développant une nouvelle forme d’ethno-tourisme musical.
Fig. 4. Flûtistes maale. Chefferie de Irbo, Éthiopie méridionale.
Photo Hugo Ferran, août 2006.
22Lors du festival, les sociétés du Sud-Ouest éthiopien se mettent en scène en jouant des musiques « traditionnelles ». En réalité, ces musiques sont toutes « folkloriques », dans le sens où elles sont décontextualisées et subissent un formatage formel et structurel pour être jouées sur scène. Mais le degré de folklorisation de ces musiques varie d’une société à l’autre. Les spécialistes de l’Éthiopie contemporaine s’accordent à dire que, plus les sociétés sont proches du centre éthiopien, plus elles subissent les influences du pouvoir central (Clapham 2002). Ceci est également vrai pour la musique. Plus les sociétés sont proches du centre politique, plus leurs musiques font l’objet d’une folklorisation importante, dans le contexte ethno-fédéral. Les Wolayta, par exemple, ont complètement folklorisé leurs musiques dans les années 1990, contrairement aux Ari qui commencent tout juste à entreprendre ce travail.
23Ceci étant, la proximité géographique avec le Centre ne suffit pas à expliquer ces différences. Il faut également prendre en considération les routes et circuits touristiques. Les Mursi, qui se trouvent dans l’extrême Sud de l’Éthiopie et qui sont peu influencés par le pouvoir central, ont par exemple folklorisé leurs pratiques dans les années 1990, quand ils ont compris qu’ils étaient devenus une véritable attraction touristique et qu’ils pouvaient en tirer profit. À l’inverse, les Maale, qui vivent plus au Nord, mais qui restent à l’écart de ces réseaux touristiques, n’ont pas encore entrepris ce travail.
24Naturellement, le festival d’Arba Minch a fait ressortir ces différences. Lorsqu’ils y ont participé, en 2005, les Mursi ont cherché à répondre aux attentes des touristes, en mettant en avant des éléments désuets de leur culture, comme le plateau labial des femmes, les combats de bâtons masculins, les peintures corporelles ou encore les peaux de léopard et de zébu. Quant aux Maale, qui sont intervenus en 2007, ils ont plutôt cherché à affirmer leur place dans le paysage ethno-politique du Sud éthiopien.
25Comment expliquer alors que le festival d’Arba Minch ait été interdit par le gouvernement en 2009 ? Selon le gouvernement, le certificat d’enregistrement de l’association organisatrice, GIAMA, ne serait plus aux normes. En réalité, les instances régionales ont subi de fortes pressions de la part des évangéliques du Sud, qui se sentaient menacés par ce festival. Après avoir combattu pendant de longues années les pratiques dites « traditionnelles », comme la polygynie, le culte des ancêtres et les musiques rituelles, ils n’ont pas accepté la promotion de répertoires qu’ils qualifient de « païens » ou de « sataniques ».
26Il ressort que la politique d’uniformisation musicale menée par Selassie puis Mengistu a donné naissance à différents types de musiques nationales : symphonique, moderne et folklorique. Ces dernières se sont progressivement électrifiées, en Éthiopie et dans sa diaspora. Dans le cadre de la nouvelle constitution ethno-fédérale, ces répertoires ont continué à évoluer. Des musiques pop ethniques ont vu le jour et un folklore musical diversifié s’est constitué sous l’impulsion de diverses populations locales et organisations, qui doivent néanmoins composer avec les lobbies évangéliques. Les musiques chrétiennes orthodoxes ont, elles aussi, contribué à bâtir l’unité musicale de la Nation, avec des variantes régionales, tandis que les musiques dites « traditionnelles », toujours en vigueur dans les zones rurales, n’ont jamais cessé d’exister, de s’adapter à ces nouveaux contextes et d’exprimer des identités locales en perpétuel renouvellement.
- 9 Contre 43,5 % de Chrétiens orthodoxes, 33,9 % de Musulmans sunnites, 2,65 % de « Traditionnels », 0 (...)
27Les musiques évangéliques éthiopiennes, dont il sera question maintenant, sont difficiles à saisir tant elles ont évolué dans le temps et l’espace. Apparues à la fin du XIXe siècle sous l’impulsion initiale de la Swedish Evangelical Mission, ces musiques ont commencé à se développer dans le Nord éthiopien. Dès lors, elles n’ont cessé de circuler et d’interagir, entre elles ou avec d’autres, sur un territoire toujours plus grand, dépassant rapidement les frontières nationales. Je m’attacherai à retracer ici l’histoire de ce répertoire méconnu, qui représente pourtant 18,5 % de la population éthiopienne9 et une large partie de sa diaspora.
- 10 Précisons que cette région fait désormais partie de l’Érythrée depuis son indépendance en 1993.
28Au XVIIIe siècle, l’Église évangélique luthérienne de Suède fut traversée par un mouvement piétiste de renouveau engagé par le prédicateur laïque Carl Olof Rosenius. Un siècle plus tard, ce mouvement fonda, en 1861, la Swedish Evangelical Mission, une société missionnaire vouée à porter le message évangélique dans le monde. Cinq ans après sa fondation, la SEM s’implanta dans le Nord de l’Éthiopie, avec l’accord de Menelik II10. Postés à Massaoua, au bord de la mer Rouge, les missionnaires de la SEM furent les premiers à travailler à l’élaboration de musiques évangéliques éthiopiennes et à introduire des instruments exogènes, tels que l’accordéon ou l’harmonium, pour accompagner les nouveaux cantiques éthiopiens (Nilsson 2003 : 14). Les sources ne disent pas si les missionnaires ont essayé d’enseigner tels quels les chants liturgiques suédois. En revanche, elles nous apprennent qu’ils étaient à la fois soucieux de mettre fin aux musiques « traditionnelles » – associées au monde païen – et désireux de trouver des musiques adaptées au service religieux. Les missionnaires ont alors entrepris un travail de traduction des chants suédois en amharique. Ces chants étaient issus d’hymnaires classiques (apparus en Suède aux XVIIe et XVIIIe siècles) ou contemporains (composés par les compositeurs du « Réveil », comme Lina Sandell ou Oskar Anhelf). Les missionnaires de la SEM traduisirent aussi des chants tirés de l’hymnaire américain Sacred songs and solos composé par le méthodiste Ira D. Sankey (Nilsson 2003 : 92). Dans les deux cas, ils ne touchèrent pas à la musique, qui conserva sa forme chorale à trois ou quatre voix.
29Ce travail aboutit à la publication en 1881 d’un recueil de chants, appelé « Les hymnes de la congrégation » (Yegubae Mezmurat), dans lequel la musique était notée à l’aide de partitions. Les Suédois ont très vite compris que la notation musicale et la forme contrapuntique des chants constituaient des freins à la réception des hymnes. Ils changèrent alors de stratégie, en réduisant le nombre de voix, en introduisant des rythmes et des mélodies du Nord éthiopien et en adoptant un mode de transmission oral de la musique. C’est ce qui explique l’absence de partitions dans la seconde édition du Yegubae Mezmurat publiée en 1887. Dans les hymnaires qu’ils produisirent par la suite, les missionnaires ont toujours cherché à s’approcher au plus près de la culture musicale de l’Éthiopie septentrionale.
30Dans ce travail de traduction musicale, certains Éthiopiens ont joué un rôle considérable en créant notamment de nouvelles hymnodies par la fusion des éléments de musiques éthiopiennes et des cantiques importés. C’est le cas d’Onesimos Nesib, un ancien esclave oromo, qui se convertit en 1871 auprès de missionnaires de la SEM. Après avoir séjourné en Suède, de 1876 à 1881, il retourna en Éthiopie en qualité de traducteur de la Bible dans les langues amharique et oromo. Également compositeur, Nesib publia plusieurs hymnaires dans ces deux langues (Eide 2000 : 51).
31La SEM gagna rapidement l’Ouest et le Sud du pays, avant d’atteindre Addis Abeba en 1903. Au cours du XXe siècle, elle continua à produire plusieurs hymnaires, dont le plus connu, le Sibhat LeAmlak (« Louange à Dieu »), parut à Asmara en 1925. Cet hymnaire fut utilisé par de nombreuses congrégations, jusque dans les années 1960, où son utilisation commença à décliner (Balisky 1997 : 449). La circulation de ce recueil s’accompagna souvent d’une traduction des chants en langues locales, l’amharique n’étant pas maîtrisé dans toutes les régions.
- 11 Les autres missions connurent généralement des échecs, comme ce fut le cas de la London Society for (...)
32La SEM est longtemps restée la principale mission évangélique implantée en Éthiopie11, jusque dans les années 1920, où elle fut rejointe par de nouvelles missions, qui contribuèrent chacune au développement des musiques évangéliques éthiopiennes (Charter 2006 : 2). Le cas de la Sudan Interior Mission est intéressant à étudier en terme d’inculturation musicale. Cette société missionnaire fut fondée à Toronto en 1893 par les Canadiens Rowland Bingham, baptiste, et Walter Gowans, presbytérien, avec le concours de l’américain congrégationaliste Thomas Kent. Elle avait pour but d’évangéliser les soixante millions d’Africains « encore non atteints » vivant au Sud du Sahara. En 1927, le docteur américain et presbytérien Thomas Lambie fonda une branche éthiopienne de la SIM, l’Abyssinian Frontiers Mission. En décembre de la même année, neuf missionnaires atteignirent l’Éthiopie. En l’espace de neuf ans, la SIM devint la plus importante mission évangélique d’Éthiopie. Entre 1928 et 1936, elle ouvrit seize centres, principalement parmi ceux qu’elle appelait les « peuplades païennes et musulmanes du Sud ». Les premiers convertis furent baptisés vers 1932-1933.
33La SIM ayant recruté des missionnaires d’obédiences et de nationalités diverses, issus de traditions hymnologiques différentes, il est difficile de savoir quelles musiques furent employées sur le terrain éthiopien. Selon Lila Balisky (2012 s.p.), les missionnaires commencèrent par utiliser les hymnaires luthériens de la SEM. Mais ces musiques ne connurent pas le succès escompté, puisque les populations du Sud ne parlaient pas l’amharique et pratiquaient des musiques sensiblement différentes de celles rencontrées dans le Nord. Face à cet échec, les populations méridionales développèrent leurs propres hymnes, qui prirent souvent la forme de chants responsoriaux : un soliste entonnait le chant, et la congrégation lui répondait. En réalité, ces hymnes étaient généralement des chants de travail ou de divertissement « traditionnels », dont les paroles avaient été modifiées pour les rendre compatibles avec le message évangélique (Davis 1966 : 79).
34En 1936, tous les missionnaires furent chassés d’Éthiopie par les autorités coloniales italiennes, laissant derrière eux environ soixante-quinze croyants baptisés. À leur retour en 1942, un an après le départ des Italiens, ils découvrirent que le nombre de convertis avait considérablement augmenté en leur absence et que, de ce petit début, un mouvement avait vu le jour, ayant pour résultat des milliers de conversions et plus de cent congrégations. La SIM accorda son soutien aux congrégations ainsi fondées et le mouvement continua à se développer dans le Sud-Ouest éthiopien. Dès 1956, des noms amhariques furent donnés aux antennes éthiopiennes des missions occidentales. C’est ainsi que la SIM fut baptisée Kale Heywet (« La parole de la vie »), la SEM Mekane Yesus (« La place de Jésus ») et la mission mennonite Mulu Wongel (« Tout l’évangile »), pour ne citer que ces exemples. Chacune de ces dénominations produisit de nouveaux hymnaires qui connurent une diffusion plus ou moins grande.
- 12 Les compositeurs notaient les paroles des chants dans des cahiers individuels. Ces recueils n’avaie (...)
35La vie des évangéliques devint plus difficile sous le régime révolutionnaire, de 1974 à 1991. Nombre d’évangéliques furent opprimés, emprisonnés voire même assassinés par les milices du régime. Il leur était interdit de pratiquer leur religion, leur musique et, surtout, de publier des ouvrages religieux. Cette dernière interdiction eu un effet considérable sur les modes de composition et d’apprentissage de la musique. En effet, avant la révolution de 1974, seuls les missionnaires occidentaux ou éthiopiens étaient habilités à composer les musiques destinées au culte. Ces chants étaient ensuite consignés à l’écrit dans des hymnaires et circulaient d’église en église, à travers l’Éthiopie. Mais sous le Derg, les évangéliques sont passés de l’écriture à l’oralité pour contourner les directives du pouvoir. L’acte de composition s’est également démocratisé, tout le monde pouvant désormais composer des chants. Au début, la congrégation s’appropriait les hymnes qu’elle appréciait le plus. Par la suite, certaines églises ont formé des comités de contrôle, dont le rôle consistait à examiner le contenu doctrinal des chants, avant d’en autoriser ou non l’utilisation publique. Avec le temps, toutes les congrégations éthiopiennes se sont dotées de chorales et de compositeurs, bénévoles ou professionnels12. Au moins une fois par semaine, les compositeurs enseignaient les nouveaux chants à la chorale et aux instrumentistes de la congrégation, qui les soumettaient ensuite aux fidèles lors de la messe dominicale.
Fig. 5. Chorale évangélique. Congrégation de Koybe, Pays maale, Éthiopie méridionale.
Photo Hugo Ferran, août 2006.
36Ce mode de transmission est toujours en vigueur dans les congrégations éthiopiennes. J’ai pu l’observer à maintes reprises sur le terrain maale dans le Sud-Ouest éthiopien. À cette occasion, il est frappant de voir à quel point les réactions des fidèles peuvent nous renseigner sur le devenir des compositions. Lorsque l’assemblée se met à battre des mains, frapper les tambours et répéter les paroles du refrain, l’avenir du chant est en général assuré. En revanche, lorsqu’un chant suscite très peu de réactions, voire aucune, il est le plus souvent voué à disparaître rapidement. C’est dire qu’il y a des chants plus « contagieux » que d’autres, pour reprendre l’expression de Sperber (1996), et il serait intéressant d’identifier les paramètres (musicaux ou non) qui font l’efficacité d’un chant dans chaque congrégation.
37L’utilisation d’accordéons et de guitares se généralisa dans les années 1970, aux dépens des instruments traditionnels, qui furent progressivement délaissés dans le culte évangélique. On assista enfin à l’électrification des musiques évangéliques en milieu urbain et à l’émergence d’une pop évangélique éthiopienne. Celle-ci s’est largement diffusée à l’échelle nationale et diasporique, où elle est consommée par de nombreux Éthiopiens, toutes confessions confondues, dans des lieux aussi bien publics que privés. La période marxiste-léniniste se caractérisa par le départ de nombreux Éthiopiens évangéliques, qui cherchaient à fuir le régime. Les évangéliques de la diaspora adoptèrent de nouvelles dénominations et développèrent de nouvelles musiques. Des réseaux inédits de circulation musicale virent aussi le jour entre les diasporas et l’Éthiopie, ou encore au sein des diasporas elles-mêmes.
38Depuis une dizaine d’années, on assiste au développement de nouvelles musiques évangéliques ethniques, inspirées des musiques traditionnelles. L’ethno-fédéralisme a également fait émerger des musiques pop ethniques évangéliques. Dans ce dernier répertoire, les chanteurs insistent sur leur identité locale et utilisent leur langue maternelle plutôt que l’amharique. Les clips vidéo qui les mettent en scène font non seulement ressortir leur amour pour Dieu, mais aussi des aspects réifiés de leur culture, le thème de la nature et des éléments chorégraphiques inspirés des danses « traditionnelles ».
39Trois types de musiciens professionnels ont donc émergé au cours du siècle dernier. Le statut de fonctionnaire de la musique est apparu avec les orchestres nationaux (classiques, modernes et folkloriques) dans les années 1940, sous le règne de Haile Selassie. La catégorie de musicien professionnel indépendant a commencé à se développer dans les années 1960, au sein d’orchestres non officiels. Quant au statut de musicien évangélique « professionnel », il a évolué dans le temps. Les premiers compositeurs, comme Onesimos Nesib, étaient payés par les missions pour lesquelles ils travaillaient. Mais les chorales qui se sont formées dans le contexte répressif des années 1970 ont recruté des chanteurs, instrumentistes et compositeurs bénévoles. Seuls les compositeurs les plus connus réussirent à tirer profit de leur musique, par la vente de leurs albums ou la réalisation de « concerts » dans les paroisses intéressées.
- 13 Pour se faire une idée de la formation proposée, je renvoie le lecteur à la page web de l’école : h (...)
40Des études ultérieures mériteraient d’être menées à l’échelle locale pour comprendre les conséquences sociales de ces changements statutaires dans les congrégations urbaines et rurales. Par manque de place, cet article s’est contenté d’esquisser le « tourbillon des influences » (Mallet 2007) dans lequel les musiques évangéliques éthiopiennes se sont constituées. Si la phase initiale d’inculturation musicale donna le jour à des synthèses originales entre musiques suédoises, nord-américaines et éthiopiennes, les hymnologies d’Éthiopie ont rapidement intégré d’autres genres pour toucher un plus large public. Par leur caractère prosélyte, ces musiques se sont progressivement immiscées dans toutes les sphères de la société. C’est ainsi qu’on a vu apparaître des musiques évangéliques ethniques ou encore du rock, du rap, du reggae et de la pop évangélique éthiopienne. Les hymnologies éthiopiennes suivent donc les modes musicales et évoluent au rythme des autres répertoires. Seules comptent les paroles, garantes de l’identité évangélique des chants. Les congrégations ont également adapté leurs musiques aux contextes politiques éthiopiens et se sont progressivement structurées, jusqu’à former des ministères, séminaires et écoles de musique, comme celle de la Mekane Yesus Church13, dédiée à la formation jazz de musiciens professionnels évangéliques. L’objectif avéré est bien de diffuser le message universel des Évangiles au moyen de musiques diversifiées, susceptibles de toucher l’ensemble de la société éthiopienne et sa diaspora.