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Dossier : La vie d'artiste

Artistes en mouvement

Styles de vie de chorégraphes burkinabè
Sarah Andrieu
p. 55-74

Résumé

À l’échelle du monde de l’art international, le Burkina Faso est réputé pour être une plateforme de la création chorégraphique africaine. Mais à l’échelle locale, le métier de danseur peine à être reconnu. C’est à l’intérieur de cette situation paradoxale qu’évoluent les chorégraphes professionnels burkinabè placés au centre de ce texte. À travers l’examen, de leurs trajectoires de formation, de leurs pratiques créatives et de leurs actions de développement artistique, cet article s’intéresse aux processus par lesquels ils promeuvent de nouvelles formes de subjectivité. La description ethnographique du style de vie de ces jeunes artistes met en lumière la manière dont ils parviennent à conjuguer l’affirmation de soi et le souci de l’autre, la recherche d’une créativité individuelle ouverte à de multiples influences et l’ancrage dans des héritages collectifs localisés, le désir de parcourir le monde tout en conservant des attaches fortes au Burkina Faso.

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Texte intégral

Introduction

  • 1 Anecdote rapportée dans Bongo bongo (Publication du Théâtre contemporain de la danse), mars 1997.
  • 2 Entretien avec Marius Sawadogo, Centre de développement chorégraphique. La Termitière, Ouagadougou, (...)

1Aéroport international de Ouagadougou (Burkina Faso). Xavier Lot, chorégraphe français venu travailler avec des danseurs burkinabè, tend la fiche d’information d’usage au douanier. En face de la case « profession », il a écrit « danseur ». À la lecture du papier, le douanier éclate de rire et lui répond : « Danseur ! Moi aussi, je suis danseur ! Tout le monde ici est danseur1 ». La scène se déroule en 1996 mais, malgré la rapidité avec laquelle se sont mises en place plusieurs structures dédiées à la professionnalisation de la danse à Ouagadougou en moins d’une dizaine d’années, cette scène pourrait très probablement se répéter aujourd’hui. En juillet 2011, Marius Sawadogo, jeune danseur en formation au Centre de Développement Chorégraphe de Ouagadougou expliquait : « Ici, si quelqu’un te demande ‹Qu’est-ce que tu fais dans la vie ?›, tu dis ‹je danse›, il va te dire ‹faut chercher du boulot2 !› ».

  • 3 Cette étude s’inscrit dans le projet de recherche ANR GLOBAMUS « Création musicale, circulation et (...)

2Tandis que le Burkina Faso est, à l’échelle du monde de l’art international, réputé pour être une plateforme de la création chorégraphique africaine, localement le métier de danseur peine à être reconnu. C’est à l’intérieur de cette situation paradoxale qu’évoluent les chorégraphes professionnels burkinabè qui seront au centre de ma réflexion. Le recours aux travaux de Foucault (1983) sur les « arts de l’existence », ramassés par Deleuze (1990) sous la notion de « style de vie », m’est apparu intéressant pour saisir dans leur globalité ces vies d’artistes singulières. En effet, être et se dire chorégraphe burkinabè aujourd’hui implique un ensemble de pratiques, de règles et de conduites morales qui débordent largement le cadre du travail artistique stricto sensu. Ainsi, choisir de faire de la danse son métier dans un pays où la profession de danseur n’existe pas nécessite l’élaboration de « techniques de soi » et de « conduites de vie » (Foucault 1983) intimement imbriquées à un quotidien fait de va-et-vient entre des mondes esthétiques et sociaux éloignés. C’est à l’ensemble de ces techniques de soi par lesquelles les chorégraphes burkinabè se rendent « sujet » de leur danse et de leur style de vie que ce texte sera consacré3.

Choisir un métier qui ne va pas de soi

  • 4 D’un point de vue émique, l’expression « danse traditionnelle » renvoie soit aux danses non scéniqu (...)
  • 5 En particulier la Semaine Nationale de la Culture, festival d’État créé en 1983 qui réunit, tous le (...)
  • 6 Le Grand Prix National des Arts et des Lettres, événement central de la Semaine Nationale de la Cul (...)
  • 7 L’Institut National de Formation Artistique et Culturelle fut créé en 1985 durant la Révolution Dém (...)

3Lors de mes premières recherches dans le monde des « danses traditionnelles4 » spectacularisées à Ouagadougou, les discussions avec les fonctionnaires du Ministère de la Culture me firent penser que les danseurs de troupes jouissaient d’un statut social reconnu et constituaient, aux yeux de la population, des « nouvelles figures de la réussite » (Banégas et Warnier 2001). En effet, mes interlocuteurs présentaient souvent les politiques culturelles menées par l’État depuis le début des années 1980 comme des initiatives ayant contribué à des changements majeurs quant aux regards portés par les burkinabè sur leur « culture » et sur ceux qui l’incarnent : les musiciens, chanteurs et danseurs. L’organisation de festivals5, la mise en œuvre de concours artistiques nationaux6 et la création d’une école nationale des arts7 auraient été des facteurs déterminants tant pour la professionnalisation des artistes que pour la reconnaissance de ces nouveaux métiers par le corps social. Ainsi m’expliquait un cadre du ministère de la culture :

  • 8 Entretien avec T.L.Kafando, Ouagadougou, 20.11.2003.

De plus en plus, les métiers du spectacle commencent à avoir [sic] de l’engouement alors que dans l’ancien temps c’était être enseignant, être docteur, être ingénieur. Il y a des danseurs qui ont formé leur compagnie, ils ont des contrats, ils gagnent leur vie. Alors que vous pouvez être titulaire de la Licence ou de la Maîtrise sans avoir d’emploi. La plupart de ces artistes, c’est des gens qui voyagent, qui ont un revenu mensuel dix fois supérieur que ceux qui ont le même diplôme qu’eux. Ça permet d’avoir un chez soi. Dans certaines professions, il faut attendre quinze ans, vingt ans pour avoir un chez soi8.

  • 9 Entretien avec J. Daboué, Ouagadougou, 15.11.2003.

4Dans un contexte de crise économique et sociale généralisée, marqué entre autres par la fin de l’équivalence entre études et travail salarié, la réussite de l’artiste, en s’opposant à l’échec de l’étudiant, est souvent présentée par les intellectuels du Ministère de la culture comme un exemple inédit d’ascension sociale que l’État aurait contribué à faire émerger. « Aujourd’hui, les artistes ont des voitures », indique le directeur du Centre National des Arts du Spectacle et de l’Audiovisuel, en poursuivant : « Jamais, dans l’histoire du pays, on n’avait vu ça. Des artistes qui peuvent offrir à boire à des amis, des artistes qui voyagent… Ça c’est extraordinaire, c’est toute une politique !9 ».

5Lorsque mon regard se déplaça vers les danseurs et, d’une manière plus générale, vers des gens extérieurs au petit cercle des « hommes de culture » ouagalais, je me rendis rapidement compte que ces paroles étaient fort éloignées des représentations courantes. En effet, pour la majorité des habitants de la capitale, la danse n’est pas considérée comme une activité professionnelle, et les cas de réussite sont avant tout conçus comme des exceptions qui confirment cet énoncé souvent entendu : « On ne devient pas quelqu’un en étant danseur ». La réussite est mise sur le compte de la « chance », postulat évacuant le mérite individuel de celui qui, par ses capacités et connaissances, est parvenu à acquérir un statut professionnel. L’absence de reconnaissance, vécue quotidiennement par ceux qui ont choisi de faire de la danse un métier, me fut maintes fois exposée. Cette dépréciation généralisée de la profession s’appuie sur l’idée que les danseurs ne s’inscrivent pas dans les normes et conventions sociales acceptées et acceptables. Ces derniers sont généralement taxés de paresseux, de « pagailleurs », de voleurs, de drogués… Cette stigmatisation se double, pour les danseuses, d’une remise en question de leur moralité sexuelle.

  • 10 En moore, langue des populations moose, la notion de tradition s’exprime par l’expression : rog-mik (...)

6Au-delà de ces accusations morales, les danseurs doivent surtout faire face à l’absence de reconnaissance de leurs compétences singulières. Si, dans le contexte des danses sociales, le fait d’être un bon danseur participe de la réputation de l’individu, cette activité n’en est pas moins considérée comme une pratique distincte du travail « véritable ». À ce principe s’ajoute l’idée communément partagée selon laquelle la danse est « quelque chose que l’on trouve en naissant10 ». Cette conception du savoir danser comme savoir partagé par tous empêche la prise en compte de la spécificité des compétences des danseurs de métier. Dès lors, si le processus de spectacularisation des danses locales, qui n’a cessé de croître et de se diversifier depuis les années 1960, a entraîné la constitution d’un corps de danseurs experts, cette spécialisation ne s’est guère accompagnée d’une transformation des représentations courantes entourant le savoir danser. Être un bon danseur « traditionnel » n’est pas considéré comme l’apanage des danseurs de troupes. Quant au statut du savoir des danseurs « contemporains », celui-ci est plus assimilé à des contorsions étranges qu’à une véritable expertise professionnelle.

  • 11 Entretien avec Blandine Yaméogo, Ouagadougou, 25.04.2006.

7On comprend aisément que cette relégation du danseur à la marge des normes sociales et dans le champ des savoirs non valorisés implique, pour ceux qui ont choisi d’exercer ce métier, d’affronter l’entourage, et en premier lieu la famille proche. Dans les récits, recueillis auprès de danseurs aujourd’hui professionnels, ce moment de vie occupe souvent une place centrale. Pour la plupart, le goût pour la danse se manifeste durant l’enfance ou l’adolescence et rencontre très vite la désapprobation familiale. Le fait de délaisser l’école pour aller danser, d’intégrer une troupe ou de participer aux concours informels qui ont lieu dans les quartiers de la capitale, déclenche souvent de violents conflits débouchant parfois sur l’exclusion de la concession familiale. Blandine Yaméogo, chorégraphe et danseuse aujourd’hui réputée, se souvient qu’après sa première tournée en France, sa tante, chez qui elle logeait à Ouagadougou, lui dit : « Tu ramasses tes bagages, tu pars ! On t’a dit de venir faire des études pour être quelqu’un mais pas la danse parce que quelqu’un n’a jamais réussi dans la danse ! ». Quelques mois plus tard, Blandine retrouvera ses affaires personnelles devant la porte de la cour. « J’avais 22 ans. Donc ça veut dire maintenant débrouille toi, tout le monde t’abandonne… Je t’assure que la famille n’osait pas me dire bonjour. Ça veut dire que j’étais devenue seule11 ».

8Les conflits familiaux, l’exclusion de la sphère des solidarités familiales et l’insécurité émotionnelle et matérielle qui accompagnent le choix de faire de la danse son métier émaillent les discours. Ces souvenirs partagés lient entre eux des individus qui, précocement, ont expérimenté une prise de distance vis-à-vis de l’autorité et des normes sociales en vigueur. S’opposer à la décision d’un père ou d’un logeur, choisir une voie autre que celle prévue par l’entourage et, au-delà, s’engager dans une activité professionnelle qui, aux yeux de la plupart, n’existe pas, constituent autant de sous-bassement d’une individualisation qui marquera la trajectoire future des danseurs professionnels. Dès lors, même si elle se présente souvent sous le signe d’une « individualisation subie » (Marie 1997), cette première prise d’autonomie est a posteriori hautement valorisée par les acteurs. Faire le choix de son propre métier envers et contre tous devient le signe d’un engagement individuel au fondement de l’identité professionnelle. Plus encore, ce refus de se laisser dicter son avenir par l’entourage représente le point de départ d’un processus de subjectivation marqué par la mise en œuvre de techniques de soi au sein desquelles le désir de contrôler son corps et d’en faire un outil de travail occupera une place centrale.

Se mouvoir entre les danses : les chemins de la professionnalisation

9Pour de nombreux experts du monde de l’art européen, la « danse contemporaine africaine » serait née de la rencontre entre des danses traditionnelles d’Afrique dont la forme serait restée inchangée depuis des générations et la danse contemporaine occidentale caractérisée par une innovation esthétique constante. Dès lors, il est admis que les danseurs contemporains africains seraient passés brusquement du champ du rituel à celui de l’art, d’une vision collective de la danse à une vision individuelle. Cette lecture dichotomique opposant deux régimes chorégraphiques antinomiques ne résiste pas à l’examen des trajectoires des acteurs. En effet, celles-ci ne se résument aucunement à un brusque passage du « traditionnel » au « contemporain » mais dessinent plutôt des cheminements complexes entre des esthétiques chorégraphiques diverses, couplées à des circulations entre des « mondes de l’art » (Becker 1988) hétérogènes. Au delà de la complexité interne de ces trajectoires faites de « passages » entre des répertoires et des espaces (d’apprentissage, de production et de diffusion), s’ajoute la relative diversité de chacune d’entre elles. En effet, l’absence d’instances officielles légitimant le métier de danseur à l’échelle locale et l’augmentation récente de l’offre de formations au Burkina et, plus largement, en Afrique de l’Ouest, obligent les aspirants danseurs à multiplier les expériences d’apprentissage.

  • 12 Lieux où l’on consomme de la bière de mil.

10La précocité de l’« entrée » dans la danse est une constante des récits. Le goût pour la pratique dansée est généralement considéré comme un trait de caractère hérité, doublé d’un don qui distingue le jeune danseur des autres enfants. Ce modèle vocationnel, structurant de nombreuses pratiques artistiques de par le monde, permet « d’inscrire l’identité (du danseur) dans une nature et pas seulement dans une culture » (Heinich 2000 : 66). Dès lors, devenir danseur professionnel consiste à devenir qui l’on est, plutôt que devenir qui l’on n’était pas (ibid. : 63). Pour une large partie des danseurs, ce n’est guère l’univers prétendument fermé de la « coutume » qui accompagna les premiers pas de danse, mais plutôt la radio, la télévision et les modes musicales et chorégraphiques transnationales. Nés autour des années 1970-80, nombreux sont ceux qui évoquent les moments passés à observer les vidéoclips d’artistes américains (Michael Jackson en particulier) ainsi que les concours informels auxquels donnaient lieu ces danses dites « modernes ». Cette capture de danses étrangères débouchait sur l’élaboration de chorégraphies inventives, au sein desquelles les jeunes interprètes devaient rivaliser d’ingéniosité pour donner à voir « du nouveau » à l’auditoire, composé des membres de la famille ou des habitants du quartier. On retrouve cette logique d’invention chorégraphique, mais cette fois-ci davantage tournée vers les répertoires locaux, dans les discours de certains. Ici ce ne sont pas les vedettes de la télévision qui constituent des ressources pour l’imagination, mais les danses que l’on observe aux abords des cabarets12 ou celles qui ont lieu dans le cadre des fêtes familiales. Enfin, les répétitions de troupes de danses « traditionnelles » sont aussi évoquées comme des lieux où, dès le plus jeune âge, on s’arrête, on regarde pour ensuite tenter de reproduire les chorégraphies.

  • 13 Ethnonyme désignant des groupes de populations présents sur le territoire national. Notons que ces (...)
  • 14 Les termes moore (langue des moose) warba, liwaga et kigba renvoient à des danses initialement prat (...)

11Cette pratique dansée informelle, souvent individuelle, se poursuivra durant de nombreuses années. Pour la plupart cependant, ce goût de la danse aboutira à l’entrée dans une troupe. L’inscription dans ce collectif structuré est souvent décrite a posteriori comme le passage d’une danse d’amusement à une danse sérieuse. Les danseurs évoquent ce moment de vie comme un temps consacré à l’apprentissage des « danses traditionnelles », qui relèvent plus précisément d’une « tradition parallèle » (Shay 2002 : 13). Les répertoires des troupes de danses dites traditionnelles sont en effet composés de danses régionales qui, depuis les années 1980, font l’objet d’une requalification esthétique. Porté par les politiques culturelles, ce mouvement d’artification (Shapiro 2004) des danses, reposant sur les logiques à priori antinomiques de l’hybridation et de l’ethnicisation, a abouti à la création d’un répertoire assez homogène de « danse traditionnelle burkinabè » que l’on retrouve désormais d’une troupe à l’autre. Constamment re-chorégraphiées en des variantes sensiblement différentes, ces danses sont mises en scène sous la forme de ballets, genre spectaculaire où les danseurs exécutent de manière parfaitement synchronisée différentes danses en réalisant de multiples déplacements dans l’espace scénique (diagonales, lignes…). La troupe est donc un lieu où le danseur accède à un stock de danses diversifiées, souvent désignées par l’ethnonyme de la population conçue comme détentrice (gourmantché, peul, gurunsi13) ou par sa dénomination initiale (warba, liwaga, kigba, binon14…), mais aussi un lieu où l’on apprend à maîtriser cet espace de performance qu’est la scène.

12Si, pendant de nombreuses années, les troupes de danse mais aussi certaines compagnies de théâtre, constituèrent les seuls espaces de formation à la danse scénique au Burkina Faso, la création de lieux spécifiquement dédiés à l’apprentissage du métier à partir de la fin des années 1990 modifia profondément les modes de transmission. Aujourd’hui, un jeune ouagalais souhaitant devenir danseur peut s’inscrire à l’Institut National de Formation Artistique et Culturel et obtenir un CAP-danse, ou participer aux formations du Centre de Développement Chorégraphique La Termitière, ou encore s’inscrire à la formation professionnelle de l’École de Danse Irène Tassembedo (EDIT). Dans ce contexte, il est fréquent aujourd’hui de rencontrer de jeunes danseurs en formation n’ayant pas commencé leur apprentissage du métier au sein d’une troupe. Quant aux danseurs dont nous examinons ici les trajectoires, ils sont pour la plupart passés successivement ou simultanément de l’univers de la troupe à celui des formations.

13À la fin des années 1990, sous l’action de deux chorégraphes, Salia Sanou et Seydou Boro, se mettent en place à Ouagadougou des sessions de formation en « danse contemporaine » à destination des danseurs burkinabè. Ces deux artistes s’investiront fortement dans la transmission de techniques chorégraphiques nouvelles à Ouagadougou avec comme visée principale d’œuvrer à la professionnalisation des danseurs dans leur pays natal. Branchés sur des circuits de financements internationaux, résidant une large partie de l’année en France, ils créeront des ponts entre l’Europe et le Burkina mais aussi entre Ouagadougou et différentes capitales africaines en invitant des chorégraphes kenyan, sud-africain, béninois, français, hollandais à venir animer des stages à Ouagadougou, d’abord dans le cadre du festival Dialogues de Corps créé en 2001, puis dans l’enceinte du Centre de Développement Chorégraphique La Termitière, structure qu’ils inaugureront en décembre 2006. Dans ces deux espaces, l’offre de formation se caractérise par un éclectisme qui dépend tout autant de l’origine géographique variée des formateurs que d’une valorisation de la singularité inhérente à ce genre chorégraphique.

  • 15 « Je danse donc je suis » est un programme de formation à la danse qui s’adresse aux jeunes en diff (...)
  • 16 Projet intitulé « Tropisme. Dialogue entre les langages rythmiques et dansés de l’Inde et de l’Afri (...)

14Ces espaces de formations seront particulièrement investis par les jeunes danseurs ouagalais, soucieux de saisir toutes les opportunités pouvant contribuer à un élargissement des compétences et, dans le même temps, à la réussite dans le métier choisi. Lors des entretiens, mais aussi à la lecture des curriculum vitae des artistes (disponibles sur les blogs ou sites internet personnels), il apparaît que la plupart d’entre eux ont participé plusieurs années de suite à Dialogues de Corps, bénéficiant ainsi des enseignements de nombreux chorégraphes reconnus par le monde de l’art international. Les liens tissés, l’entrée dans une dynamique spécifique d’acquisition de savoirs toujours plus diversifiés et l’institutionnalisation de bourses (allouées généralement par les services culturels des ambassades européennes), conduisent nombre d’entre eux à poursuivre cet itinéraire hors des frontières du Burkina. En août 2002, Omer Yameogo et Auguste Ouédraogo, tout deux habitués de Dialogues de Corps, partent à Nantes pour participer à un « laboratoire de création » dirigé par les chorégraphes Claude Brumachon et Benjamin Lamarche. Emmanuel Toé, quant à lui, s’inscrit en 2001 à l’École des Sables de Toubab Dialow (Sénégal), dirigée par Germaine Acogny, puis participe l’année suivante à « l’Académie de l’interprète » encadrée par le chorégraphe Bernardo Montet et le dramaturge Frédéric Fisbach à Brest. D’autres danseurs habitués de Dialogues de Corps se rendent en 2001 au Centre chorégraphique national de Montpellier pour participer à une formation nommée « Ateliers du monde ». La liste des espaces parcourus par ces danseurs, avides de « nourritures » chorégraphiques, d’expériences nouvelles et de rencontres, pourrait être allongée à l’envi. Récemment, Aguibou Sanou, chorégraphe originaire de Bobo-Dioulasso, s’est rendu six mois en Corée du Sud pour participer à une formation en danse contemporaine tandis que les jeunes danseurs du programme « Je danse donc je suis15 » du CDC La Termitière, s’initiaient au Kathakali et au Kalaripayatt avec deux danseurs indiens venus à Ouagadougou dans le cadre d’un projet dirigé par le chorégraphe français Michel Lestréhan16.

Fig. 1. Centre de développement chorégraphique La Termitière. Ouagadougou. Juillet 2011.

Fig. 1. Centre de développement chorégraphique La Termitière. Ouagadougou. Juillet 2011.

Photo Sarah Andrieu.

Fig. 2. Soirée de remise des attestations de stage au CDC.

Fig. 2. Soirée de remise des attestations de stage au CDC.

Formatrice : Carolyn Carlson. Ouagadougou, décembre 2007.

Photo : Sarah Camara.

15Marquées par d’incessants passages d’un style de danse à un autre, ces trajectoires sont faites de ruptures d’habitus (Bourdieu 1980) qui obligent les danseurs à apprendre de nouvelles techniques, mais aussi à se défaire d’habitudes corporelles ancrées et, en ce sens, à désapprendre. Ces passages, éprouvant pour le corps et l’esprit, forment l’armature de « techniques de soi » (Foucault 2001) visant à augmenter « l’efficacité de soi sur soi » (ibid.). Ce cheminement entre des techniques de danses qui font intervenir des rapports différents à la musique et aux rythmes, des centres de gravité distincts, des relations hétérogènes aux autres danseurs, des occupations de l’espace scénique multiples, entraîne une maîtrise de plus en plus poussée de son corps et l’accroissement de ses possibilités d’action. Aux yeux des danseurs multipliant les formations, le corps se transforme en outil de travail de plus en plus plastique. Il s’agit avant tout de se former encore et encore, de se frotter à des techniques que l’on ne connaît pas, de réaliser des mouvements inconnus quelques jours auparavant, de prendre toutes les clefs disponibles à l’échelle locale et globale.

  • 17 Je reprends ici un terme fréquemment utilisé par les acteurs pour désigner ce processus de capitali (...)
  • 18 Programme de formation professionnelle créé par les chorégraphes Auguste Ouédraogo et Bienvenue Baz (...)

16L’apprentissage de ces techniques chorégraphiques est pensé sur le mode de l’accumulation17. En ce sens, se former, c’est accumuler sans jamais oublier ce que l’on a appris auparavant afin de reformuler des savoirs, dont l’ancrage corporel est plus ancien, à l’aune de nouveaux et vice-versa. Dès lors, accumuler ce n’est pas uniquement maîtriser une diversité de techniques chorégraphiques, mais plutôt se donner les moyens de devenir sujet de sa danse. Ainsi expliquait Seydou Boro aux jeunes danseuses participant au projet « Engagement féminin18 » :

  • 19 Rencontre entre Seydou Boro et les stagiaires du programme « Engagement féminin », Ouagadougou, 22. (...)

« ‹Danse contemporaine›, ça ne veut rien dire aujourd’hui. […] Il n’y a pas une seule vérité. La vérité c’est la formation, après chacun a une danse à inventer. […] Il faut que tu puisses prendre en toi, dans ta démarche, dans ce que tu as envie d’engager, sinon il n’y a pas une manière de faire. C’est faux ! Il n’y a que des milliers et des milliers de manières, donc des milliers d’êtres pour faire19 ».

17Conçue comme une étape indispensable du processus de subjectivation artistique, la formation devient un espace permettant d’acquérir une palette d’outils que doit nécessairement maîtriser l’artiste engagé dans la recherche de « sa » propre danse.

Savoir interpréter, savoir créer : les ficelles du métier de danseur

  • 20 Sur le métier de danseur en France et les relations hierarchisées entre danseur et chorégraphe, voi (...)
  • 21 Entretien avec Irène Tassembedo, Ouagadougou, 15.12.2010.

18Lorsque les danseurs burkinabè évoquent l’itinéraire par lequel ils sont devenus professionnels, ils mettent l’accent sur deux processus concomitants : la maîtrise de techniques chorégraphiques hétérogènes et l’acquisition d’un « savoir créer ». Ces deux registres de pratiques, bien que distincts l’un de l’autre, renvoient tout autant à la fonction de danseur interprète qu’à celle de chorégraphe, métiers dont les frontières sont bien plus poreuses au Burkina Faso qu’en France20. Être danseur de métier correspond, en contexte burkinabè, tout autant à l’exercice de l’interprétation pour un autre chorégraphe, qu’à celui de la création pour soi (dans le cadre du solo) ou pour d’autres (dans le cadre des pièces collectives). On observe en effet qu’une large majorité de danseurs professionnels burkinabè sont interprètes dans une ou plusieurs compagnies, collaborent de manière ponctuelle avec des chorégraphes étrangers tout en créant des pièces au sein de leur propre troupe. La plasticité corporelle et la technicité acquises durant les formations se révèlent ici indispensable car elles permettent de s’adapter rapidement à des demandes artistiques provenant de mondes éloignés. Au-delà de cette capacité d’adaptation, l’expertise acquise doit permettre au danseur de proposer du « matériel gestuel » au chorégraphe qui l’emploie, procédé très utilisé dans les processus de création au niveau des compagnies tant burkinabè qu’européennes. Ici, le danseur n’est pas un exécutant mais un co-créateur, même si le chorégraphe retouche, transforme ou combine cette matière gestuelle selon sa propre sensibilité. La maîtrise d’une large palette de techniques chorégraphiques permet au danseur de ne pas être considéré comme un simple objet que le chorégraphe manipulerait à sa guise. En effet, comme l’indique Irène Tassembedo, première danseuse du Burkina formée à l’extérieur du pays (en intégrant l’école de danse Mudra Afrique en 1977) : « Si on me parle de jazz, je sais ce que c’est, un chorégraphe qui parle de hip-hop, je sais ce que c’est, un qui me parle de danse traditionnelle, je sais ce que c’est. Ce n’est plus seulement être là comme un objet et faire ce qu’on te dit de faire21 ». Ne plus être un objet mais un sujet capable de s’affirmer comme maître de son corps et auteur de sa danse, telle est l’ambition première des danseurs burkinabè.

  • 22 Entretien avec Ahmed Soura, Ouagadougou, 06.05.2006.

19Le « savoir-créer » est, aux yeux des danseurs professionnels burkinabè, une qualité qui marque une frontière entre eux, possesseurs de ce savoir qui peuvent se prévaloir du titre d’artiste, et les autres, les danseurs qui évoluent dans les troupes de « danses traditionnelles », auxquels ce savoir est dénié. Dans ce contexte, les troupes de ballet dont les danseurs sont davantage placés dans une posture d’interprètes d’un style gestuel régional ou national, font l’objet de sévères critiques. Ainsi, explique Ahmed Soura, « les ballets, je pense que c’est trop vu ! Si c’est ça la danse, moi je pense que les militaires sont des danseurs. Ceux qui font les montages de ballets, bien calés, bien cadrés, eux, ils considèrent que les soldats sont des chorégraphes et moi je dis non ! Moi je dis non à ceux là !22 ». À l’opposé du danseur soldat contraint de s’aligner sur le pas de celui qui est devant lui, le danseur contemporain revendique son autonomie de créateur.

20Il ne s’agit pas, précisent les chorégraphes, de faire du « couper-coller ». L’acte créateur n’est pas synonyme de mélange tous azimuts, mais doit reposer sur un processus de sélections et de métamorphoses des danses. À ce titre, il est unanimement admis que le chorégraphe doit faire une recherche des gestes qui correspondent à l’idée ou à l’émotion qu’il souhaite transmettre dans sa pièce. Celle-ci est fondée sur une personnalisation de mouvements appris aux cours de sa trajectoire. Le plus fréquemment, ce sont les danses dites traditionnelles qui constituent le répertoire source tandis que les autres techniques chorégraphiques sont conçues comme des outils permettant de le métamorphoser. Cette transformation peut s’appuyer sur une modification du tempo et plus généralement sur une déconstruction de la relation ténue entre musique et danse qui structure les répertoires chorégraphies locaux. Cette technique est utilisée dans un passage de « Weeleni-L’appel », pièce de la compagnie Salia ni Seydou. Dans cette œuvre, une danse initialement pratiquée par les populations gourmantché, très présente dans le répertoire des troupes de « danses traditionnelles » burkinabè, est interprétée dans un tempo lent alors qu’il s’agit initialement d’une danse rapide au cours de laquelle les jeunes hommes témoignent de leur force physique. On retrouve cette même danse dans la pièce « À suivre » de la compagnie Teguerer danse. Ici, le tempo initial est conservé, mais les danseurs exécutent le mouvement dans un silence complet. Plus précisément, ce sont les trois danseurs portant des perruques « afro » et chaussés de claquettes qui produisent le support musical lors des frappes de pieds au sol. Au-delà du travail de décomposition de la relation musique/danse, un jeu créatif est réalisé autour de l’hybridation et du détournement des styles chorégraphiques.

Fig. 3. Teguerer danse. « A suivre ».

Fig. 3. Teguerer danse. « A suivre ».

Rencontres chorégraphiques de Ouagadougou Dialogue de Corps. Décembre 2010.

Photo : Sarah Andrieu.

21Relectures, « branchements » (Amselle 2001), juxtapositions : le savoir-créer mis en œuvre par les chorégraphes burkinabè repose aussi sur une déconstruction de la frontière scénique danseurs/spectateurs. Aguibou Sanou choisit dans sa pièce « Anhumanus » de faire asseoir les spectateurs à la fois côté cour et jardin de l’espace scénique. En outre, au début et à la fin de la représentation, ces derniers sont invités à envahir la scène pour danser sur des rythmes reggae et coupé-décalé.

Fig. 4. Compagnie Tamania. « Anhumanus ».

Fig. 4. Compagnie Tamania. « Anhumanus ».

Rencontres chorégraphiques de Ouagadougou Dialogue de Corps. Décembre 2010.

Photo : Sarah Andrieu.

  • 23 Si cet usage renouvelé de l’espace scénique est inédit au Burkina Faso, cette dissolution de la fro (...)

22Dans « Concert d’un homme décousu », Seydou Boro désacralise lui aussi l’espace scénique en invitant le public à venir le rejoindre à la fin du spectacle. En sollicitant l’action du public et en l’impliquant dans la création, ces deux chorégraphes jouent sur les frontières entre « performance présentationnelle » et « performance participative » (Turino 2008) et expérimentent des formes de participation du public qui ne sont guères courantes dans le monde des danses scéniques burkinabè23.

Fig. 5. Seydou Boro, « Concert d’un homme décousu ».

Fig. 5. Seydou Boro, « Concert d’un homme décousu ».

Rencontres chorégraphiques de Ouagadougou Dialogue de Corps. Décembre 2010.

Photo : Sarah Andrieu.

23Le processus d’appropriation, à la base du savoir-créer des chorégraphes burkinabè, donne naissance à des cultures chorégraphiques neuves qui n’imitent pas les techniques venant d’ailleurs ni ne répètent les répertoires scéniques locaux. La métaphore de l’alimentation, fréquemment utilisée par les chorégraphes pour évoquer les différentes danses dont leurs corps se nourrissent, implique un processus de « digestion » qui relève de l’individualité de chacun. Néanmoins, des normes collectives structurent ce savoir-créer. Fondé sur la tension productive entre innovation et filiation, volonté de capturer les danses des autres et nécessité de s’inspirer de danses conçues comme faisant partie de « sa » culture, ce savoir-créer s’inscrit plus largement dans des dynamiques identitaires propres à la globalisation, au sein desquelles ouverture aux imaginaires globaux et réinvention de la différence vont de pair (Bayart 1999). Cette dynamique d’ouverture et de repli englobe les styles de vie, vécus ou idéalisés, des chorégraphes pour qui circulation et ancrage ne doivent guère être conçus comme deux processus incompatibles l’un avec l’autre.

Mouvement global, engagement local

  • 24 Pour une analyse détaillée de ces migrations artistiques, voir Despres 2011.

24Aujourd’hui, une trentaine de danseurs burkinabè sont reconnus sur la scène internationale. Si la moitié d’entre eux réside à Ouagadougou et Bobo-Dioulasso, les autres vivent en France, en Suisse ou aux États-Unis tout en continuant à s’investir fortement dans leur pays natal sous la forme d’actions dans le domaine de la formation, de la création et de la diffusion. Entre les tournées internationales des premiers et les retours au pays des seconds, le monde de la danse contemporaine burkinabè se caractérise par l’intense circulation de ses acteurs. La mobilité géographique, nous l’avons vu, commence dès la période d’apprentissage du métier. Elle se poursuit ensuite au gré des rencontres (les collaborations avec des artistes du Nord) et des tournées se concluant pour certains d’entre eux par une installation à l’étranger. Cette vie faite de voyages est fortement valorisée par les danseurs qui, dans leurs discussions quotidiennes, évoquent fréquemment leurs tournées et les espaces traversés24. Les artistes extériorisent ces modes d’existence hors du commun en adoptant des habitudes langagières, des attitudes corporelles et des modes vestimentaires qui les distinguent de ceux restés au pays.

  • 25 D’origine ivoirienne, le « coupé-décalé » s’est imposé depuis une dizaine d’années comme l’une des (...)

25Cependant, force est de constater que l’émigration n’est guère conçue par les chorégraphes comme une fin en soi. Elle fait même fréquemment l’objet d’une stigmatisation tant dans les propositions artistiques que dans les discours entourant le métier de danseur. Pour exemple, si dans les clips de danse « coupé-décalé25 », omniprésents sur les écrans de télévision de Ouagadougou, l’Occident est systématiquement présenté comme un eldorado, un ailleurs où tout devient possible, dans les spectacles de danse contemporaine, il constitue à l’inverse un lieu de souffrance et d’écartèlement identitaire. A Bengue, pièce du chorégraphe Serge Aimé Coulibaly, est tout entière centrée sur le désenchantement de ce là-bas fantasmé. Le spectacle, combinant coupé-décalé, hip-hop et gestuelles traditionnelles, met en scène la notion de « double-absence » conceptualisée par Abdelmalek Sayad dans ses travaux sur la migration (Sayad 1999). Il évoque, dans un premier tableau, ceux qui ne vivent que dans le rêve de partir au loin, puis, dans une seconde partie, ceux qui au loin ne rêvent que de revoir leur pays natal. « Aucun d’eux ne vit dans le présent. Tous ont démissionné de leur vie, de leur rôle social », indique le chorégraphe dans la note d’intention qui accompagne le spectacle. Ces propos sont très proches de ceux tenus par Seydou Boro dans son solo « C’est à dire » lorsqu’il proclame, après avoir réalisé une marche saccadée le dos courbé en tenant entre ses mains une corde attachée à son cou : « Certains africains vivent dans l’imaginaire des autres. Ils ne se rêvent plus et quand on leur dit d’aller à droite, ils y courent mais à peine arrivés, les autres sont à gauche bien à l’opposé et eux, ils n’ont plus de repères pour revenir ». Bien entendu, cette dévalorisation du désir de migration et, plus généralement, du désir d’Occident, doit être envisagée au regard des possibilités de circulations dont jouissent ces chorégraphes et danseurs professionnels. Néanmoins, elle s’inscrit dans l’idéalisation d’un style de vie partagé de tous : rester ancré tout en étant mobile.

26Du point de vue de l’acte créateur lui-même, l’idée d’ancrage fait référence aux imaginaires mobilisés par le danseur. Malgré leur maîtrise de styles chorégraphiques très divers, la grande majorité des chorégraphes défendent l’idée que la première source d’inspiration doit venir du local. Emmanuel Toé indique à ce propos :

À un moment, moi, j’étais tenté de m’installer en Europe pour le gain. Je me suis dit : ‹Ah mais tiens, là-bas, on travaille. Si je fais cinq ans là-bas, je vais pouvoir faire ça, construire ça, acheter ça›. Maintenant quel engagement ? Sur quoi est-ce que je m’appuie ? Parce qu’étant là-bas, je suis vraiment loin de plein de choses ici. J’ai choisi de m’installer ici dans ma culture, avec les trucs autour de moi, les enfants qui marchent, les gens qui circulent, je m’inspire de ça pour créer.

  • 26 Dans cette pièce, cette figure s’incarne sous les traits de différents grands personnages historiqu (...)
  • 27 Extrait de la note d’intention du spectacle visible sur le blog <http://www.myspace.com/384741403>.
  • 28 Titre donné par le leader de la Révolution Démocratique et Populaire burkinabè à son discours.

27Au-delà du quotidien comme matière de la création, ce sont aussi les défis sociaux et politiques propres à la société burkinabè que les chorégraphes souhaitent interroger dans leurs pièces. Il est en effet unanimement admis qu’être danseur, ce n’est pas faire de « jolis spectacles » destinés à une audience étrangère. Le danseur doit interpeller, critiquer, être un messager afin de s’impliquer dans le développement de son pays. L’une des dernières pièces du chorégraphe Serge Aimé Coulibaly , « Babemba », met en scène la figure du combattant africain26 afin « de montrer à la jeunesse que la réussite et le développement ne résultent pas d’un coup de chance ou de baguette magique, mais plutôt d’un acharnement quotidien, d’un travail obsessionnel et d’une passion27 ». Cette volonté de parler à la jeunesse burkinabè, une jeunesse qui est souvent présentée par les chorégraphes comme « sans avenir » et « sans repères », se retrouve dans nombre de spectacles. Le chorégraphe se fait régulièrement porte-parole des pensées des grands combattants du Continent à l’image d’Auguste Ouédraogo qui, dans « Tourments noirs », danse le discours prononcé par Thomas Sankara au siège de l’ONU en 1984 afin de montrer à la jeunesse que « la liberté se conquiert28 ». Redonner confiance, inciter à l’action, pointer du doigt les dérives politiques et avertir de l’occidentalisation menaçante, telles sont les missions que les chorégraphes s’assignent.

28Parcourir le monde, mais toujours revenir, s’installer au loin mais investir « au pays », être un artiste reconnu sur la scène internationale mais parler et agir pour « sa » société, tel est l’idéal que tous souhaitent atteindre. Néanmoins, cette double présence permettant au danseur « d’être d’ici et de là-bas à la fois » (Tarrius 2000 : 6) n’est guère aisée à réaliser. Si certains chorégraphes parviennent à cet idéal, de nombreux danseurs dont la carrière n’est pas suffisamment internationalisée sont certes sur place, au plus près de leur société, mais n’ont guère les moyens de mettre en place des projets tandis que d’autres, partis au loin, n’ont pas eu accès à la reconnaissance souhaitée et ne disposent guère de ressources pour s’engager au pays.

Conclusion

29La dynamique entre « roots » et « routes » indissociable de la notion de voyage, analysée par James Clifford (1997), est au cœur des trajectoires, des pratiques créatives, des discours et des imaginaires des chorégraphes burkinabè. Pour ces artistes, l’échappée débute par une décision précoce : faire de la danse son métier. À l’image des jeunes aventuriers ivoiriens étudiés par Eliane de Latour, pour ces jeunes danseurs, « le voyage ne commence pas par la traversée de la terre, de la mer ou des airs. Il commence aux premières ruptures avec la famille » (De Latour 2003 : 174). Ce premier voyage sera suivi d’autres traversées : celles qui amèneront le danseur à éprouver son corps en cheminant entre des techniques chorégraphiques hétérogènes ; celles qu’il effectuera entre des lieux de formation éloignés et enfin celles qui le mèneront sur les scènes internationales. Néanmoins, ces différents cheminements ne feront pas du danseur un « ‹homme sans qualité›, sans passé, sans famille, sans réseau ni patrie » (Assayag 1998 : 213), à l’image des individus cosmopolites décrits par certains anthropologues post-modernes. En effet, les routes et les racines, comme l’a montré Clifford, forment un continuum et interagissent constamment. Dans leurs créations, les chorégraphes souhaitent avant tout donner une nouvelle vie à « leurs » danses, celles qu’ils conçoivent comme faisant partie de leur patrimoine culturel, un héritage qui se conjugue pour certains au passé et pour d’autres au présent. Les danses burkinabè « traditionnelles » ou les danses africaines « modernes » continuent d’être considérées par ces jeunes artistes comme les bases à partir desquelles s’élabore le processus créatif. Dès lors, ce n’est guère dans une culture chorégraphique globale que ces artistes souhaitent s’inscrire, mais plutôt dans une culture chorégraphique locale ouverte sur le monde. Au même titre, ils ne se conçoivent pas comme des individus déterritorialisés, mais comme des artistes amenés à circuler certes, mais sans se perdre dans les dédales du monde. Savoir d’où l’on vient et y revenir fréquemment renvoie, dans ce contexte, à plusieurs processus. À l’échelle de la création, cela fait écho à la question du public. Si, à l’heure actuelle, le public de leurs pièces se trouve avant tout au Nord, les chorégraphes s’investissent dans la création d’un public local, en particulier un public jeune, et mobilisent, à ce titre, des imaginaires susceptibles de « parler » à cette jeunesse. À une échelle qui déborde le contexte de l’acte artistique stricto sensu, les danseurs s’engagent pour le développement de leur pays en mettant en œuvre des projets mêlant pratiques chorégraphiques et actions sociales. Cet engagement permet au danseur de reconquérir une place dans une société qui, encore aujourd’hui, ne considère pas l’artiste comme un individu respectable. Plus profondément cet engagement permet aux chorégraphes de promouvoir une nouvelle forme de subjectivité au sein de laquelle se côtoient l’affirmation de soi et le souci de l’autre, la recherche d’une créativité individuelle ouverte à de multiples influences et l’ancrage dans des héritages collectifs localisés, le désir de parcourir le monde tout en demeurant « chez soi » au Burkina Faso. Ici se trouve atténuée la tension entre « réussite individuelle et responsabilité sociale » (White 2007 : 74) avec laquelle doivent composer de nombreux artistes africains.

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Bibliographie

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Notes

1 Anecdote rapportée dans Bongo bongo (Publication du Théâtre contemporain de la danse), mars 1997.

2 Entretien avec Marius Sawadogo, Centre de développement chorégraphique. La Termitière, Ouagadougou,13-07-2011.

3 Cette étude s’inscrit dans le projet de recherche ANR GLOBAMUS « Création musicale, circulation et marché d’identités en contexte global ». Je remercie particulièrement Emmanuelle Olivier, coordinatrice de ce projet, et Nadine Sieveking, anthropologue au Center for Area Studies (Université de Leipzig) pour leur relecture attentive de ce texte.

4 D’un point de vue émique, l’expression « danse traditionnelle » renvoie soit aux danses non scéniques pratiquées lors des cérémonies familiales lorsqu’elles sont animées par des musiciens jouant sur des instruments reconnus comme locaux, soit aux spectacles réalisés par des troupes de danse professionnelles accompagnées de percussions. À l’opposé, la danse est conçue comme « moderne » si elle est étrangère au pays ou si la musique qui l’accompagne est réalisée sur des instruments de facture occidentale. Des catégories intermédiaires viennent complexifier ce schéma comme celle de « danse tradi-moderne », qui désigne la réalisation de gestuelles « traditionnelles » sur des musiques « modernes ». Enfin, la catégorie « danse contemporaine » désigne des spectacles créés à l’aune de ressources créatives extrêmement diversifiées. Pour les chorégraphes inscrits dans ce mouvement, le terme « contemporain » renvoie d’avantage à « l’actuel » et à la « création » qu’au champ de « l’art contemporain » occidental. Pour plus de détails sur cette dynamique catégorielle, voir Andrieu, 2009.

5 En particulier la Semaine Nationale de la Culture, festival d’État créé en 1983 qui réunit, tous les deux ans à Bobo-Dioulasso, les troupes de musiques et danses « traditionnelles » présentes sur le territoire national.

6 Le Grand Prix National des Arts et des Lettres, événement central de la Semaine Nationale de la Culture, est la compétition artistique la plus importante au Burkina Faso.

7 L’Institut National de Formation Artistique et Culturelle fut créé en 1985 durant la Révolution Démocratique et Populaire en vue de favoriser l’émergence d’un « art burkinabè de qualité ». Elle dispense une formation diplômante en danse, musique et arts plastiques.

8 Entretien avec T.L.Kafando, Ouagadougou, 20.11.2003.

9 Entretien avec J. Daboué, Ouagadougou, 15.11.2003.

10 En moore, langue des populations moose, la notion de tradition s’exprime par l’expression : rog-miki, littéralement « né trouver ».

11 Entretien avec Blandine Yaméogo, Ouagadougou, 25.04.2006.

12 Lieux où l’on consomme de la bière de mil.

13 Ethnonyme désignant des groupes de populations présents sur le territoire national. Notons que ces termes, abondamment utilisé tant dans le lexique officiel de l’État que par les Burkinabè, sont souvent des exonymes forgés à l’époque coloniale.

14 Les termes moore (langue des moose) warba, liwaga et kigba renvoient à des danses initialement pratiquées par les populations moose. Le warba est une danse emblématique des Moose du centre du pays, tandis que le liwaga renvoie aux Yadcé, les habitants du Yatenga (nord du pays). Le kigba est une danse féminine pratiquée par l’ensemble des populations moose. Enfin, le binon est la danse emblématique des Gurunsi ( populations du centre-ouest du pays).

15 « Je danse donc je suis » est un programme de formation à la danse qui s’adresse aux jeunes en difficultés du Burkina Faso et du Mali. Financé par l’Union Européenne (programme Investing in People – EuropeAid), ce projet initié par le CDC la Termitière de Ouagadougou et L’espace (centre de danse situé à Bamako et dirigé par la chorégraphe haïtienne Kettly Noël), se déroule sur trois ans et vise à professionnaliser quarante jeunes artistes burkinabè et maliens.

16 Projet intitulé « Tropisme. Dialogue entre les langages rythmiques et dansés de l’Inde et de l’Afrique ».

17 Je reprends ici un terme fréquemment utilisé par les acteurs pour désigner ce processus de capitalisation de compétences chorégraphiques.

18 Programme de formation professionnelle créé par les chorégraphes Auguste Ouédraogo et Bienvenue Bazié en 2008, « Engagement féminin » réunit chaque année durant un mois une vingtaine de danseuses originaires de différents pays d’Afrique de l’Ouest.

19 Rencontre entre Seydou Boro et les stagiaires du programme « Engagement féminin », Ouagadougou, 22.07.2011.

20 Sur le métier de danseur en France et les relations hierarchisées entre danseur et chorégraphe, voir Sorignet 2010.

21 Entretien avec Irène Tassembedo, Ouagadougou, 15.12.2010.

22 Entretien avec Ahmed Soura, Ouagadougou, 06.05.2006.

23 Si cet usage renouvelé de l’espace scénique est inédit au Burkina Faso, cette dissolution de la frontière scène/salle est abondamment travaillée par les chorégraphes occidentaux. La source d’inspiration de cette technique créative est donc européenne et nord-américaine. Pour une analyse de ces procédés chorégraphiques dans le champ de la danse contemporaine européènne voir Montaignac 2007.

24 Pour une analyse détaillée de ces migrations artistiques, voir Despres 2011.

25 D’origine ivoirienne, le « coupé-décalé » s’est imposé depuis une dizaine d’années comme l’une des principales musiques populaires en Afrique francophone. Pour une analyse stimulante des imaginaires véhiculés par ce style choréographico-musical, voir Kohlhagen 2006.

26 Dans cette pièce, cette figure s’incarne sous les traits de différents grands personnages historiques : Patrice Lumumba, Thomas Sankara, Kwamé Nkrumah, Nelson Mandela, mais aussi Samory Touré et Shaka Babemba.

27 Extrait de la note d’intention du spectacle visible sur le blog <http://www.myspace.com/384741403>.

28 Titre donné par le leader de la Révolution Démocratique et Populaire burkinabè à son discours.

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Table des illustrations

Titre Fig. 1. Centre de développement chorégraphique La Termitière. Ouagadougou. Juillet 2011.
Crédits Photo Sarah Andrieu.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/docannexe/image/1881/img-1.png
Fichier image/png, 118k
Titre Fig. 2. Soirée de remise des attestations de stage au CDC.
Légende Formatrice : Carolyn Carlson. Ouagadougou, décembre 2007.
Crédits Photo : Sarah Camara.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/docannexe/image/1881/img-2.png
Fichier image/png, 292k
Titre Fig. 3. Teguerer danse. « A suivre ».
Légende Rencontres chorégraphiques de Ouagadougou Dialogue de Corps. Décembre 2010.
Crédits Photo : Sarah Andrieu.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/docannexe/image/1881/img-3.png
Fichier image/png, 123k
Titre Fig. 4. Compagnie Tamania. « Anhumanus ».
Légende Rencontres chorégraphiques de Ouagadougou Dialogue de Corps. Décembre 2010.
Crédits Photo : Sarah Andrieu.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/docannexe/image/1881/img-4.png
Fichier image/png, 243k
Titre Fig. 5. Seydou Boro, « Concert d’un homme décousu ».
Légende Rencontres chorégraphiques de Ouagadougou Dialogue de Corps. Décembre 2010.
Crédits Photo : Sarah Andrieu.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/docannexe/image/1881/img-5.png
Fichier image/png, 216k
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Pour citer cet article

Référence papier

Sarah Andrieu, « Artistes en mouvement »Cahiers d’ethnomusicologie, 25 | 2012, 55-74.

Référence électronique

Sarah Andrieu, « Artistes en mouvement »Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 25 | 2012, mis en ligne le 31 décembre 2014, consulté le 08 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/1881

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Auteur

Sarah Andrieu

Sarah Andrieu a soutenu un doctorat en anthropologie en décembre 2009 portant sur le processus de spectacularisation des danses « traditionnelles » au Burkina Faso. Actuellement post-doctorante dans le cadre du projet ANR « GLOBAMUS. Création musicale, circulation et marché d’identités en contexte global », elle poursuit ses recherches sur les pratiques chorégraphiques burkinabè en s’attachant plus particulièrement à l’analyse des trajectoires des créateurs inscrit dans le champ de la « danse contemporaine africaine ».

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