Entendez-vous le vent ?
Entendez-vous l’océan ?
Entendez-vous le bois de
la table qui craque ?
Et les arbres, les feuilles
Tout cela, c’est la musique du monde
À nous de nous laisser porter
Par le chant de la terre
Et de nous y insérer,
d’y ajouter notre petite partition
Doudou Ndiaye Rose
- 1 Chanson créée en février 1960 par Joseph Kabaselé avec son groupe l’African Jazz, qui célèbre l’ind (...)
1Doudou Ndiaye Rose a traversé son temps non seulement en témoin, mais aussi en acteur d’événements historiques et culturels de premier plan. Il a connu l’époque du colonialisme, puis l’indépendance du Sénégal en 1960, assistant ainsi aux changements politiques qui ont marqué le pays, notamment les élections de quatre présidents : Léopold Sédar Senghor, Abdou Diouf, Abdoulaye Wade et Macky Sall. Il a partagé les idéaux de la Négritude, courant de pensée marqué par la revendication des identités africaines et l’accession à l’indépendance des pays d’Afrique noire. Dans son domaine, la musique, il garde l’empreinte des mouvements profonds qui ont agité et animé l’Afrique, depuis la célèbre période à laquelle on a donné le nom d’une chanson, Indépendance cha cha1, en passant par une évolution déterminante, l’amplification de la musique, jusqu’à la période actuelle, qui voit un artiste de renommée mondiale tel Youssou Ndour être nommé ministre de la Culture du Sénégal.
- 2 Les autres villes sont Saint-Louis, Gorée et Rufisque.
- 3 Chez les Wolof, le terme sabar est un terme générique qui désigne à la fois la circonstance, l’ense (...)
2Doudou naît à Dakar le 28 juillet 1930. À cette époque, cette ville fait partie des quatre communes 2 du Sénégal, colonie française alors en plein essor économique et culturel. Il est issu d’une famille de griots wolof. Si ses arrière-grands-pères étaient tous deux des percussionnistes, son père, El Hadji Ibrahima Ndiaye rejette la musique et exerce le métier de comptable. Il est donc interdit à Doudou de jouer du tambour. Bien malgré lui, il apprend le métier de plombier, qu’il exercera jusqu’en 1960. Mais dès l’âge de sept ans, sa passion est autre : ce qu’il aime avant tout, ce sont les tambours de l’ensemble sabar3. Gamin, il en joue en cachette, quitte à faire l’école buissonnière. La suite est racontée par Doudou en ces termes :
On m’a donc confié à mon oncle pour me faire entendre raison […]. Mon oncle a commencé a me flanquer des terribles volées dès que je n’allais pas à l’école. Un jour, il m’a même cassé la clavicule. Il faut dire que j’étais resté vingt jours sans aller à l’école… Mais il y a été tellement fort qu’après il a eu des remords, et il a finalement compris que je ne voulais rien faire d’autre. Il m’a laissé tranquille et, même si j’ai appris le métier de plombier que j’ai exercé jusqu’à l’Indépendance, je n’ai plus jamais cessé de jouer du tam-tam, me renseignant sans arrêt pour connaître la signification de tous les rythmes […]. À l’époque, à Dakar, il y avait chaque jour des cérémonies de mariage, de baptême, de circoncision, de tatouage. Sur le chemin [de l’école], j’entendais le tam-tam… c’était fini pour moi : je suivais les sons portés dans tous les sens par le vent, je courais, je cherchais jusqu’à trouver la maison où il y avait la fête. En grandissant, la famille a fini par me laisser tranquille (Tafsir Ndické Dieye 2005 :10).
3Doudou se forme au tambour auprès de El Hadji Mada Seck. Ce comptable et animateur de radio, qui est aussi un batteur très connu, quitte à trente ans le Sénégal pour la Côte d’Ivoire. Doudou est désormais en mesure de diriger un groupe de percussionnistes – et il a aussi des idées.
4Il décide de doubler certains instruments de l’ensemble : au lieu des quatre tambours prévus habituellement, sa formation en comptera sept. L’incompréhension des « anciens » est grande. Ils n’apprécient guère cette entorse à la tradition. Menaces, agressions verbales et physiques, moqueries des autres griots accueilleront son innovation. Cela ne l’empêche pas de se consacrer à sa recherche, sillonnant le Sénégal et beaucoup de pays d’Afrique pour appréhender de nouveaux rythmes. C’est ainsi qu’il fait la connaissance de Julien Jouga, directeur de la chorale paroissiale Saint-Joseph du quartier de la Médina à Dakar, mais aussi du « Chœur Sénégalais ». Ensemble, ils mèneront une démarche de longue haleine, étalée sur plusieurs décennies : œuvrer à la diffusion de différents répertoires traditionnels des populations du Sénégal conjuguant chant choral et percussions.
Fig. 1. Doudou Ndiaye Rose au festival de Jazz de Montreux.
Photo Dany Gignoux, 1989.
5En 1959, Doudou croise la route de Joséphine Baker. Lors d’un concert à Dakar, il assure avec son groupe la première partie de son concert. Éblouie par son jeu, la star ne doute pas de son avenir : « Tu seras un grand batteur ! »
6La rencontre avec le président Senghor coïncide avec l’ascension de Doudou. Ces deux hommes, tout en agissant dans des domaines différents, sont dans une même dynamique : la mise en valeur de leur culture et l’aspiration au changement. Leurs actions exceptionnelles, menées parfois main dans la main, sont restées dans l’Histoire.
7Tout commence avec la célébration de l’indépendance du pays. Le Président veut un défilé de majorettes, mais il n’est pas question de le calquer sur le modèle occidental : il tient absolument à son caractère africain. C’est ainsi que Doudou conçoit le « rythme des majorettes ». Les jeunes filles, habillées en pagne traditionnel, défilent au son d’un imposant orchestre de sabar : « Un jour, après l’Indépendance, Senghor m’a demandé d’africaniser les majorettes. On a donc changé le costume, supprimé la fanfare. Mais on a gardé les bottes… et j’ai trouvé le rythme de la parade » (Tenaille 2000 : 117).
8Depuis plus de quarante ans, Doudou anime cet événement, qui est également un grand moment musical : de nouveaux rythmes y sont présentés, qui seront repris par les griots percussionnistes du pays.
- 4 Directeur des Archives culturelles du Sénégal entre 1967 et 1972.
9Sa contribution à la vie culturelle du Sénégal ne s’arrête pas là : sous la coordination de l’ethnomusicologue Herbert Pepper 4, il participe à la création de l’hymne national. Les paroles sont tirées d’un poème de Senghor et plusieurs artistes en élaborent la musique ; Doudou est en charge de la partie rythmique. Il répond encore présent pour l’inauguration du Théâtre national Daniel Sorano en 1965 : cette salle pouvant accueillir jusqu’à mille spectateurs, Senghor y réunit les meilleurs artistes sénégalais. Dans ce théâtre résident l’ensemble lyrique, les ballets la Linguère et Sira Badral. Une année plus tard, c’est encore Doudou qui assure le défilé d’ouverture du premier Festival Mondial des Arts Nègres (FESMAN). Il fera de même pour les deux autres, organisés en 1977 au Nigeria et en 2010 au Sénégal.
10Dans un pays en pleine effervescence culturelle, Doudou Ndiaye Rose est nommé professeur de rythme à l’Institut national des arts de Dakar et chef tambour majeur du Ballet national du Sénégal, qui attire des spectateurs prestigieux, au nombre desquels figure Maurice Béjart, en 1977. Ce dernier va embarquer Doudou dans une nouvelle aventure. Le président Senghor vient en effet de fonder à Dakar, avec Béjart, une école de danse, Mudra Afrique, dirigée par une grande dame de la danse africaine, Germaine Acogny. Un système de bourses destinées aux jeunes danseurs traditionnels a été mis en place à cet effet. Doudou accepte d’être le batteur de cette école.
Fig. 2. Ensemble des tambours sabar.
De gauche à droite : ndeer, goroŋ mbabas, làmb, goroŋ talmbat et mbëŋ-mbëŋ.
Photo Christophe Rosenberg, 2011.
11Ses activités se diversifient. Il se tourne vers les médias, compose le générique de l’indicatif du journal télévisé de la Radio Télévision du Sénégal et anime des émissions culturelles à la radio – sans délaisser son activité au sein de diverses formations musicales.
12En 1981, il crée le premier groupe de femmes percussionnistes d’Afrique, initiant tout d’abord sa fille aînée Rose (qui porte le même nom que sa mère, Coumba Rose Niang), puis ses autres filles et belles-filles (quatorze filles et neuf belles-filles). Le groupe s’appelle « Les Rosettes », en l’honneur de sa maman. Or, dans la tradition wolof, les femmes chantent ou jouent de la calebasse, mais le tambour leur est strictement interdit. Doudou bouscule une fois encore les traditions ; mais, cette fois, les anciens l’encouragent.
13En 1984, les scénaristes Béatrice Soulé et Éric Millot réalisent un film documentaire sur Doudou. L’enregistrement musical est assuré par Éric Serra, compositeur de Luc Besson et bassiste de Jacques Higelin. Ce film lui permet de se faire connaître sur la scène internationale.
14On le retrouve au festival de Jazz de Nancy, en 1985. Il multiplie alors les collaborations : avec France Gall, les Rolling Stones, Peter Gabriel, Miles Davis, Dizzy Gillespie, Mory Kante, Youssou Ndour… Il est accueilli sur les scènes les plus prestigieuses. À partir de 1987, il enchaîne les tournées mondiales avec sa formation de percussionnistes, « Doudou Ndiaye Rose et les tambours sabar » (entre quinze et trente personnes), composée exclusivement des membres de sa famille.
15À Paris, en 1989, lors des célébrations du Bicentenaire de la Révolution française, il est à l’honneur sur les Champs-Élysées, où il défile avec son groupe.
16Doudou poursuivra son travail de transmission en se consacrant à la formation de ses petits-fils. Il constitue « Les Roseaux », un groupe d’enfants âgés de quatre à douze ans. Ils se produisent en 1996 en Belgique, au festival Couleur café, à côté d’enfants percussionnistes venus d’autres pays africains, avant de tourner dans le monde entier.
17Doudou a toujours conjugué ses goûts personnels et les causes qu’il défend avec son art. Sa passion pour le sport le conduit à animer régulièrement les tournois de lutte traditionnelle, le làmb – sans oublier les matches de foot. Avec ses tambours, il s’est fait le porte-parole de la paix au Rwanda et a participé à la lutte contre le SIDA. Il s’est encore montré très actif lors de la dernière campagne électorale au Sénégal, manifestant ainsi sa volonté de changement.
- 5 Les trésors humains vivants sont des personnes qui possèdent à un haut niveau les connaissances et (...)
18Les reconnaissances officielles ne se sont pas fait attendre : le président Mitterrand le promeut Chevalier des Arts et des Lettres, le président Abdou Diouf l’élève au même titre, relayé par son successeur, Abdoulaye Wade, qui le nomme chevalier dans l’Ordre national du lion et grand croix de la Légion d’honneur. Et puis c’est au tour de l’Unesco, Doudou est désormais « Trésor humain vivant »5.
19Afin de mieux comprendre le statut de Doudou, revenons sur ce qu’est la figure du griot wolof, le géwél. Il fait partie du groupe social endogame des artisans, les ñeeño. Chaque géwél, homme ou femme, a une spécialité musicale : le chant, le luth xalam, les tambours sabar ou encore le tambour tama.
20Autrefois, le géwél de cour mettait ses compétences au service de la souveraineté. Il chantait les louanges de la famille royale en s’accompagnant du luth xalam, il annonçait au peuple les sorties du roi et ponctuait de ses chants les moments de sa journée : le réveil, les repas, l’endormissement… Lors des guerres, son rôle était fondamental : il jouait du tambour, exécutait des chants d’encouragement, exhortait les hommes au combat. La disparition de la royauté a considérablement réduit l’activité du géwél de cour.
21Les autres géwél étaient respectivement attachés, depuis des générations, à des familles nobles. Le lien entre géer (non artisan) et géwél, fondé sur le respect mutuel, demeure aujourd’hui encore très fort. Le géwél peut également prêter ses services aux personnalités religieuses et politiques.
Fig. 3. Doudou Ndiaye Rose et son fils El Hadji Moustapha à la Cité de la musique.
Photo Christophe Rosenberg, 2007.
Fig. 4. Doudou Ndiaye Rose à la Cité de la musique.
Photo Christophe Rosenberg, 2007.
22À propos de la formation de l’apprenti griot, l’anthropologue Isabelle Leymarie indique : « Les connaissances sont fréquemment transmises par des personnes du même sexe que lui : le père enseigne à ses fils, la mère à ses filles. Cela est particulièrement vrai en ce qui concerne la musique instrumentale » (Leymarie 1999 : 122).
23Si ce n’est le père, c’est l’oncle paternel qui se charge de l’enseignement. En effet, dès que quelqu’un a acquis une expérience reconnue, il est autorisé à suivre l’apprentissage des plus jeunes. L’enfant fait ses premiers pas en frappant un tambour qu’il a fabriqué lui-même, constitué d’une boîte de conserve et d’un sac en plastique en guise de peau. Les connaissances de l’apprenti musicien peuvent être validées, soit lors de répétitions, soit lors de l’échauffement des musiciens au cours des manifestations musicales (Penna-Diaw 2005 : 206).
24Pour Doudou Ndiaye Rose, il n’en a pas été ainsi, puisqu’il a été formé par une personne étrangère à sa famille, d’où sa propre conception du griot, tout à fait atypique au regard des codes sociaux wolofs. Il s’en explique : « Je ne me considère pas comme un griot parce que les vrais griots sont des quémandeurs, ils dépendent des autres, et ce n’est pas ma nature. Je ne dépends que de Dieu » (Dieye 2005 : 9).
25Comme nous l’avons dit plus haut, Doudou a grandi parmi les griots au sein des orchestres sabar. Il est utile de faire une courte présentation de ces tambours, à l’évolution desquels cet artiste hors pair a activement contribué. L’orchestre sabar se compose aujourd’hui de cinq tambours de forme conique, de tailles différentes, dont certains se jouent debout et d’autres assis. Ces instruments se jouent en alternance avec la main et une baguette très souple nommée galaŋ. Chaque frappe a un nom qui renvoie à un type de son particulier. Les rythmes sont appris et mémorisés en désignant les frappes par des onomatopées.
- 6 Communication personnelle de El Hadji Moustapha Ndiaye, fils de Doudou Ndiaye Rose (25.03.2012).
26Autrefois, l’orchestre sabar était formé de quatre tambours : le làmb, le ndeer, le goroh talmbat et le xbe xbe (de forme intermédiaire, entre le ndeer et l’actuel mbëŋ-mbëŋ). Le làmb jouait la partie soliste, les autres assuraient l’accompagnement. L’orchestre a ensuite évolué jusqu’à la formation que l’on connaît aujourd’hui 6. Et Doudou Ndiaye Rose a conçu, autour des années 1950, le goroŋ mbabas, un tambour de plus petite taille chargé du solo : il occupe désormais la fonction du tambour ndeer, un instrument effilé et long, qui se joue debout. Doudou étant de petite taille, le ndeer le gênait dans ses mouvements. Le goroŋ mbabas se joue assis, et si sa forme est celle d’un goroh talmbat, il produit les sons du ndeer. Les autres tambours – làmb, ndeer, goroŋ talmbat et mbëŋ-mbëŋ – assurent l’accompagnement.
27Un tel ensemble peut être multiplié par deux, trois ou quatre ; il peut compter jusqu’à vingt tambours. Le groupe est toujours dirigé par un chef. Il est important de noter que tous les musiciens doivent savoir jouer des différents tambours.
28Les tambours sabar animent des événements dansés, nommés eux aussi sabar. L’organisation du sabar incombe aux femmes. Il s’agit d’une circonstance de divertissement qui peut être organisée à tout moment et qui dure plusieurs heures. Si l’événement se déroule de jour, après la prière de l’après-midi, il s’appelle sabar ; s’il a lieu le soir, il se nomme tànnëbéer (Penna-Diaw 2005).
29Lorsqu’il enseignait les percussions à l’Institut national des arts de Dakar, Doudou Ndiaye Rose s’est initié au solfège. Sa conception du rythme, nourrie par l’expérience des Ballets nationaux, a évolué. L’exemple reproduit ci-dessus (« La leçon de 10 ») est extrait de l’une de ses premières compositions orales. Il nomme ces créations « rythmes composés » ; ils s’articulent sur différentes figures cycliques, pour l’essentiel entrecroisées, donnant lieu à un ensemble sonore multi-timbrique. Le tutti joue un unisson rythmique soutenu par deux autres rythmes : celui du mbêŋ-mbëŋ et du goroŋ talmbat.
30Dans ce contexte, le tambour soliste ne joue pas l’appel annonçant le changement rythmique imminent ; c’est le chef du groupe qui l’indique par des gestes.
Fig. 5. « La leçon de 10 » (extrait).
Transcription de Luciana Penna-Diaw
31Ces « rythmes composés » ont amené Doudou à élaborer un concert conçu comme une suite de tableaux dans le monde entier (fig. 6). Dans ce contexte, chaque « tableau » correspond à un changement de plateau :
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Le premier propose un voyage à travers les cultures musicales du Sénégal ; y figurent les tambours sowrouba et bougarabou des Diola et des Sossé, les djembé et dundun des Malinkés et les sabar des Wolof.
-
Le deuxième explore l’univers religieux avec les tambours xiin et les chants zikr de la confrérie mouride.
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Le troisième donne au public un aperçu des rythmes sabar dans leur dimension synchronique, avec les rythmes « composés » par Doudou, puis diachronique avec les rythmes traditionnels. La présence de la danse est alors indispensable.
Fig. 6. Présentation schématique du concert conçu par Doudou Ndiaye Rose
Noms des tableaux
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Tambours
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Rythmes
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Chant
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Danse
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Rhapsodie
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Bougarabou
Sowrouba
Djembé
Dundun
Ensemble sabar
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« composés »
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Xiin
|
Xiin
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traditionnels et « composés »
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×
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Sabar
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Ensemble sabar
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traditionnels et « composés »
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×
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32Lorsque j’ai demandé à Doudou pourquoi il tenait à jouer à l’étranger et avec des artistes qui pratiquent d’autres genres musicaux, il m’a répondu :
Jouer c’est aussi rencontrer l’autre, le découvrir et le comprendre. J’ai envie de parcourir le monde et de montrer la culture de mon pays. Parmi mes collaborations, certaines ont mieux marché que d’autres… Parfois nous disposons d’un temps très court et la rencontre n’aboutit pas comme on le voudrait. Le tambour est aussi porteur de paix, je joue pour communiquer la paix dans le monde.
33Le déroulement d’un concert de Doudou Ndiaye Rose diffère sensiblement de celui d’un événement traditionnel. Les différences concernent avant tout le public et le jeu des tambours. Dans un cadre traditionnel, le public forme un cercle autour des batteurs et des danseuses ; dans une salle de concert, il est face aux artistes ; sa participation y est donc moindre, car la disposition des lieux crée une distance entre artistes et public. Quant aux tambours dans les cadres traditionnel et moderne ils exécutent des figures rythmiques cycliques entrecroisées. Indissociable de la musique en contexte traditionnel, la danse est absente lors du jeu des « rythmes composés ». Enfin, Doudou dirige le groupe et se positionne en chef à la manière des chefs d’orchestres classiques.
34Tous les codes de l’environnement musical traditionnel, validés et reconnus par la communauté, se trouvent ainsi chamboulés et recodifiés.
35Comment et pourquoi ces nouveaux rythmes sont-il crées ? Voici ce que m’en a dit El Hadji Moustapha Ndiaye : « Chaque percussionniste du groupe propose des idées rythmiques, le groupe les accepte ou les refuse. Si le rythme est approuvé par l’ensemble du groupe on répète pour le mémoriser […] Les gens ne peuvent pas comprendre les rythmes traditionnels car il y a beaucoup de choses à retenir. Les rythmes composés sont plus simples car il y a un thème et un accompagnement… le public trouve ainsi des repères ».
Fig. 7. Traits distinctifs et communs aux rythmes composés et traditionnels.
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Rythmes composés
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Rythmes traditionnels
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Scène/ Intérieur
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×
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Rue (cour d’une maison ou place du village)/Extérieur
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×
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Public passif
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×
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Public actif
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×
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Public assis (face à face artistes/public)
|
×
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Public en cercle
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×
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Unisson
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×
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Figures rythmiques cycliques entrecroisées
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∆
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∆
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Danse
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×
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Direction du groupe par la gestuelle
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×
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Direction du groupe par le tambour
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×
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36Dans le respect de la tradition des griots wolof, Doudou a préservé le savoir au sein de sa famille. Il a de toute évidence assuré sa relève : il a trente-huit enfants, tous percussionnistes ou danseurs, éparpillés dans le monde entier. La mise en œuvre de son projet innovant a bénéficié de circonstances qui ont incontestablement joué en sa faveur. C’était une période de prise de conscience, identitaire et générationnelle. Les nouvelles générations de griots vivent des temps plus complexes. Les conditions politiques sont moins favorables et leur statut s’est notablement modifié.
37Au Sénégal, comme dans bien d’autres régions du monde, les occasions de jouer sont variées : les griots peuvent exercer leur art aussi bien pour les touristes, notamment dans les lieux de villégiature, que dans leur propre communauté. En Occident, ils vivent des situations similaires. Certains sont à la fois musiciens et enseignants. Ils collaborent avec des artistes issus d’autres cultures musicales, ils animent des événements traditionnels de leur communauté d’origine, ils partagent leur savoir avec toutes sortes de publics. Ils portent un regard différent sur leur culture et sur leur patrimoine musical, ce qui donne lieu à de multiples réflexions sur leur art.
38Parmi les fils de Doudou Ndiaye Rose, El Hadji Moustapha, le manager du groupe, est un artiste et pédagogue d’exception. Le discours qu’il porte sur sa propre culture est mesuré, réfléchi ; il a compris les nouveaux contextes de production musicale, mais aussi les différents objectifs possibles, à partir d’une tradition musicale, selon le type d’auditoire. Il dit toujours : « Je ne donne pas de la même façon à tout le monde ! » Cette phrase masque peut-être un esprit responsable, attentif et, pourquoi pas, suspicieux à l’égard du questionnement touchant au partage de son patrimoine musical avec les « autres », qui sont aussi, souvent, les « dominants ».
39La forte relation qu’il a tissée avec son père a certainement contribué à lui donner une vision transculturelle sur l’utilisation du tambour et sur la conception du rythme.
40Expliciter des codes implicites dans une culture n’est pas facile. L’exercice demande une sélection très méticuleuse des termes à adopter sur sa propre culture et sur soi-même. Tous les artistes ne s’y prêtent pas, sans compter que les mécanismes des circonstances de production musicale sont loin d’être toujours simples à pénétrer.
41Les années ont passé, mais Doudou Ndiaye Rose garde sa vitalité et son énergie. Le tambour fait partie de son quotidien au point d’affirmer qu’il ne peut pas s’arrêter car jouer du tambour est un don de Dieu. El Hadji Moustapha Ndiaye ajouterait : « Eh oui, c’est ça la vie d’artiste ! ».