1L’ouvrage de Jean-Michel Beaudet, paru dans la collection « Hommes et musiques » (Société d’ethnologie, avec le concours de la Société française d’ethnomusicologie), apporte une importante contribution à la connaissance que nous avons des musiques amérindiennes des basses terres du continent sud-américain. Cet ouvrage, assez court (environ 200 pages, accompagné d’un intéressant CD comprenant 19 extraits musicaux), est la version revue et corrigée d’une thèse de 3e cycle soutenue en 1983 à l’Université Paris X. S’écartant d’une musicologie seulement préoccupée de la description des formes, Beaudet donne à son projet une dimension réellement anthropologique. Dans son introduction, l’auteur affiche deux objectifs : le premier est de décrire, par une fine ethnographie, le monde sonore des orchestres de clarinettes alternants tule des Wayãpi de Guyane française (groupe linguistique Tupi-Guarani), le second est d’ordre méthodologique : « Comment chaque mise en œuvre d’une musique contribue-t-elle à former et orienter la société ? » (p. 17). Disons tout de suite que ces deux objectifs sont clairement atteints, même si, bien sûr, les réponses à cette question ne sauraient épuiser le sujet.
2Souffles d’Amazonie est un texte dense, consistant, basé sur une expérience ethnographique et personnelle qui s’étale sur une vingtaine d’années. L’intimité de l’auteur avec son terrain transpire à chaque page, bien que le style retenu résiste – heureusement à notre goût – aux sirènes d’un post-modernisme par trop narcissique.
3Le premier chapitre, après une brève mais suffisante présentation de la situation géographique, historique et sociale des Wayãpi, dresse un panorama des univers sonores de ce peuple, « de la séduction à la guerre ». L’auteur propose en effet un morphisme (représenté par un graphe p. 44) associant à une ou plusieurs productions musicales une sphère sociale d’attribution. On a ainsi :
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les musiques individuelles associées à la famille nucléaire : airs de flûte solo, chants d’amour et berceuses, lamentations funèbres ;
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les musiques des « factions », unités sociopolitiques comprises dans un village : suite pour flûte de Pan, les douze suites tule que l’auteur va étudier précisément par la suite ;
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les danses chantées associées à la communauté villageoise tout entière ;les chants de guerre, associés de façon plus lâche à l’ensemble de l’ethnie.
4Enfin, les productions sonores chamaniques sont présentées en une page (42-43), ce qui nous semble trop court lorsque l’on connaît l’importance du chamanisme dans les sociétés amérindiennes des Basses Terres (voir par exemple Viveiros de Castro 1986). De même, la place de ces musiques dans le graphe de la page 44, traversant en quelque sorte l’espace sociomusical, aurait sans doute mérité plus d’explications.
5Le chapitre se termine avec une excellente approche des instruments – dans leur immense majorité des aérophones – et des formes vocales, de leur usage et de leurs timbres, venant renforcer la pertinence de l’analyse des correspondances sociales/musicales déjà soulignée.
6Le deuxième chapitre, « Les clarinettes et leur son, le jeu et la danse », commence par une présentation générale des clarinettes de type tule dans les basses terres : « l’objet « grande clarinette » est largement répandu dans toute la zone amazonienne, […] les tule wayãpi appartiennent à une organisation orchestrale (parties entrecroisées, alternance) elle aussi largement répandue dans cette région » (p. 65). On rappelle bien sûr que chaque instrument ne peut jouer qu’une seule note, ce qui impose le hoquet pour une organisation mélodique.
7Tule désigne pour les Wayãpi (comme chez leurs cousins Asurini do Xingu) à la fois l’instrument et le répertoire. La description organologique, minutieuse, est suivie d’une étude acoustique illustrée de sonagrammes : elle met en évidence la richesse des harmoniques (plus de cinquante) et la qualité de timbre qui donne toute sa pâte sonore aux ensembles de tule. La danse, comme toujours collective chez les Wayãpi, est exécutée sous forme de chaîne, avec des mouvements synchrones des danseurs. Une courte illustration présente une notation Laban des mouvements. Une intéressante remarque clôt le chapitre : par leurs trajets dans l’espace de la danse, les musiciens déterminent des modifications de l’espace sonore, créant ainsi des effets dynamiques pour les spectateurs, alors que la production sonore des instruments est justement stable sur ce plan.
8Le troisième chapitre, « L’agencement musical des tule, une alternance », explore les dimensions formelles de la musique, en la mettant systématiquement en perspective avec la dimension sociale de la performance : « Ainsi, dans une soirée de tule se réaffirme un mouvement qui, à partir du son, produit et expose de l’intégration sociale » (p. 122).
9Les orchestres rassemblent une dizaine de musiciens, qui se répartissent en sections selon le principe d’un jeu en hoquet : ta’i, jouée par le seul maître de la danse iya, yakãngapiya, mite, mãmã. L’analyse formelle (p. 95-106), basée sur la transcription de quelques pièces, conduit à une structure type : (i) + n[A + B] +z, où (i) désigne l’introduction, n l’itérateur, A le motif caractéristique de la pièce, B celui de la suite et z la formule conclusive. La comparaison avec les versions chantées -et les difficultés qu’elle suscite, sont évoquées ; puis vient une analyse précise des échelles, associée via l’exégèse wayãpi, aux timbres. La répétition de formules est présentée comme structurant divers espaces sociaux-esthétiques : « Une pièce musicale, comme les motifs tressés des objets domestiques (paniers, tamis, […]), ne décrit pas un sujet/thème de la pièce au long de tout l’espace sonore ou visuel qui lui est imparti, mais répète un nombre théoriquement illimité de fois une même image stylisée et courte » (p. 115). On regrettera, malgré la pertinence des analyses, deux choses dans ce chapitre : d’une part, peu de transcriptions sont fournies, alors qu’elles figuraient en nombre dans la thèse de 1983 dont est issu ce livre : le lecteur formaliste se référera donc à cette dernière. D’autre part, les analyses formelles sur la syntaxe de musiques extrêmement proches (tule asurini) ont été ignorées, de même qu’une étude expérimentale sur la pertinence de la dimension du timbre dans les orchestres de tule (Estival 1991, 1993, 1994). Une comparaison, voire une discussion des méthodes, avec ces analyses des musiques des « cousins » des Wayãpi (les Asurini du Xingu sont un groupe Tupi-Guarani, vivant aujourd’hui dans la région d’où partirent sans doute les Wayãpi au XVIIe siècle) eut pourtant été féconde et éclairante : elle sera de toutes façons nécessaire dans le cadre régional amazonien.
10C’est sans doute avec le dernier chapitre, « Actes de musique », que l’ouvrage de Beaudet s‘approche le mieux du projet d’anthropologie musicale proposée dans son introduction. Il y est montré que les musiques wayãpi caractérisent un état de la personne, mais aussi le passage d’un état à l’autre : « de célibataire à père de famille, d’individu à membre du groupe, de membre d’une faction à acteur de l’unité villageoise […] » (p. 136). Les paragraphes suivants, « Musique et nature, un jeu dangereux » (p.137-142), « le risque » (p. 143-147), « les femmes, les tule et les mythes » (p.148-156), et enfin « histoire et politique » (p. 156-168) donnent des analyses fines des thèmes abordés, avec une ouverture au comparatisme amazonien. On eût peut-être souhaité que certains aspects – en particulier les rapports entre réseaux de parenté, factions et performance musicale – soient plus développés. Chacun de ces paragraphes, quoi qu’il en soit, pourrait faire l’objet d’un chapitre, tant on sent que l’auteur, par sa remarquable profondeur ethnographique, peut alimenter les réponses à la question de la page 17 précédemment citée.
11En résumé, Souffles d’Amazonie fait partie des ouvrages nécessaires pour qui s’intéresse aux mondes sonores amérindiens ; pour l’ensemble des ethnomusicologues, il constitue un exemple de ce qui peut être entrepris dans la problématique de la collection : Hommes et Musiques.