L’Encyclopedie Garland des musiques du monde (suite), The Garland Encyclopedia of World Music
L’Encyclopedie Garland des musiques du monde (suite), The Garland Encyclopedia of World Music. New York and London: Garland Publishing, Inc. 10 vol., 1998-2004.
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Ce compte rendu fait suite à celui des volumes 1 et 2 de l’Encyclopédie Garland, publié en 1999 dans les Cahiers de musiques traditionnelles (199-207), et à celui des volumes 4 et 9, publié en 2000 (221-229).
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Vol. 8 : Europe, par Timothy Rice, James Porter et Chris Goertzen. 2000, 1144 p. + CD encarté
1Ce volume du désormais familier « Garland » tient en partie ses promesses. Le pari était risqué que de vouloir couvrir tous les champs de la recherche ethnomusicologique sur un terrain labouré en tous sens depuis près de deux siècles. Non seulement la diversité et la quantité des cultures européennes rendaient la tâche difficile mais, de surcroît, la documentation était, et reste, abondante et variée. De plus, les spécialistes sont légion. Disons plutôt que les érudits locaux ne manquent pas, qui s’activent à valoriser, sur un ton parfois partisan, des modes d’expression culturelle relevant pour la plupart d’un passé désormais inaccessible, mais dont ils se font fort de démontrer qu’ils en sont les derniers détenteurs. La notion de folklore est bien née en Europe et, avant de faire florès dans le monde, elle y eut son heure de gloire. Parti d’une intention noble à vocation scientifique, dans les pays anglo-saxons notamment, le terme « folklore » tend à prendre une connotation péjorative, les groupes folkloriques s’en appropriant l’exclusivité. Son exploitation idéologique (fascisme, communisme, nationalisme…) marque une bonne partie du XXe siècle. Il est d’ailleurs fréquent que l’histoire de la collecte des chansons et musiques populaires en Europe se croise avec celle des nationalismes, voire des régionalismes [cf. « Musique et idéologie », pp. 184-190, par James Porter (Aberdeen, Ecosse)]. Comment pourrait-il en être autrement ? La volonté d’affirmation de l’identité d’un groupe humain passe nécessairement par la recherche de singularités linguistiques, religieuses ou culturelles. En Europe comme ailleurs, les cultures minoritaires voient en la musique un aiguillon puissant à l’éveil d’une conscience d’appartenance. En propulsant ces musiques populaires, presque toujours inédites et donc originales, souvent associées à des costumes et des danses, les petites nations, longtemps muselées par les empires, refont aujourd’hui surface sur la scène internationale. Etape probablement inévitable dans la reconstruction de soi, ce « Voyez comme nous sommes autres ! » connaît aussi les débordements que l’on sait.
2Mais qui oserait soustraire la musique aux peuples qui s’en réclament ? A juste titre, un bouquet de six articles attire l’attention sur ces « groupes ethniques transnationaux » pour qui la musique sert à la fois de ciment et de vitrine : Juifs, Roms (Tsiganes), Saami (Lapons), Basques, Celtes. Ces réflexions servent de préambule à la troisième partie de l’ouvrage, forte de 700 pages et consacrée aux « cultures musicales de l’Europe », véritable chapelet de quarante-quatre monographies dont l’organisation suit un découpage géographique (nord, ouest, centre, est), avec deux chapitres indépendants (les Iles britanniques et les Balkans). Comme tous les découpages, celui-ci est discutable. Quid des groupes linguistiques ? Quel rapport entre Malte et les Pays-Bas ? Pourquoi séparer la Hongrie de la Roumanie – vieux débat auquel fut confronté Béla Bartók – alors que l’exemple sonore intitulé « Hongrie », provient de Gyimesközëplok, en Transylvanie ? Sage précaution, la Corse, le Pays Basque et la Bretagne bénéficient d’un traitement à part de la France. Mais en suivant cette logique jusqu’au bout, il eût fallu considérer les Flamands, les Alsaciens-Lorrains, les Catalans et surtout établir un partage radical entre les mondes d’oïl et ceux d’oc, dont les cultures musicales, en particulier vocales, se distinguent fortement. De même, pour les régions d’Allemagne encore quotidiennement imprégnées de dialectes (Bavière, Saxe, Baden-Würtenberg, Mecklenburg-vor-Pommern…), d’Espagne (Andalousie, Catalogne, Galice, Asturies…) ou d’Italie. La Sardaigne est traitée séparément mais pas la Sicile, la Calabre ou la Lombardie. Il est vrai que l’on ne peut satisfaire toutes les exigences et que l’Europe est ici appréhendée sous un aspect plutôt politique que culturel. Seules, les régions à forte identité semblent avoir droit à un régime de faveur. A défaut d’être parfaitement rigoureuse, cette approche diplomatique est nouvelle, mettant l’accent sur quelques cas désormais considérés comme incontournables. Par contre, il est regrettable d’oublier les minorités d’Allemagne (petite allusion p. 518 sur les Frisons, pas un mot sur les Sorbes…), ou d’Italie (Walser, Grecs, habitants des Vallées occitanes ou du Val d’Aoste…). La notion de monde méditerranéen est absente. L’Arménie est exclue.
3Ce déséquilibre est cependant contrebalancé par un très grand nombre d’informations locales sur des pays pour lesquels la documentation restait plutôt confidentielle. En effet, l’avantage de cette publication collective est de proposer en une seule langue un regroupement important de travaux, avouons-le, jusqu’alors inaccessibles. La fracture de l’Europe succédant aux accords de Yalta interdit presque toute communication pendant un demi-siècle entre chercheurs de l’Est et de l’Ouest. C’est donc avec le plus grand intérêt que nous avons lu les présentations des pays baltes, de certaines minorités balkaniques et surtout des nombreuses minorités du nord-Caucase. Très rares sont les chercheurs capables de parler des musiques des Abkhazes, des Adighis (Tchèrquesses et Carbades), des Balkares, des Caratchèves, des Ossètes et des Tchétchènes.
4En quelques pages pratiques, Brian Patrick Fox invite le lecteur à se familiariser avec la prononciation des lettres qui apparaissent dans les langues européennes. Ce guide, bien pensé, comporte toutefois quelques erreurs qu’il faudrait signaler dans un errata, avant la seconde édition. Page XXII, par exemple, le breton est dissocié des langues celtiques et le « ch » présenté comme caractéristique de l’écriture de la langue bretonne doit, en réalité, être lu « c’h ».
5Pour toutes ces raisons, et pour d’autres encore, faire la synthèse de tous ces courants me paraissait un exercice fort délicat. A mon sens, les responsables ont évité le piège des particularismes. Au contraire, tout en donnant de nombreuses monographies dans la troisième partie, ils insistent sur une certaine unité continentale (y compris les Îles britanniques) en proposant toute une série d’articles de fond en première et deuxième partie.
6Après une présentation par Timothy Rice (UCLA) de cette « unité et diversité », et un tour d’horizon des sources par James Porter, dix-neuf articles sont consacrés à des questions fondamentales, dont certaines sont peu traitées dans les autres volumes de la collection. Quelques sujets sont propres à l’Europe : « Archéologie de la musique en Europe », par Albrecht Schneider (Université de Hambourg), « La musique grecque ancienne », par Wanda Bryant (Sherman Oaks, Californie), « Histoire de la musique savante », ( = art music), par David Schulenberg (Université du Dakota du Sud), « Notation et transmission dans l’histoire de la musique européenne », par Tilman Seebass (Innsbruck), « Le rôle de l’histoire dans la musique savante contemporaine », par Bruno Nettl (Université d’Illinois). D’autres s’inscrivent dans l’ensemble des problématiques de la recherche ethnomusicologique. Sous le titre La compréhension de la pratique musicale et des idées sur la musique, la deuxième partie réunit des articles parfois passionnants. On retrouve des thématiques habituelles, voire conventionnelles : James Porter : « Les genres vocaux » ; Timothy Rice : « La danse » ; Oskár Elschek (Institut de musicologie, Bratislava) : « Les instruments de musique traditionnels » ; Anne Caufriez (Bruxelles) : « L’organologie et les instruments de musique traditionnels dans les musées ».
7Plusieurs articles traitent de questions propres à la fin du XXe siècle, ou ayant été soulevées assez récemment : « Les voies de la transmission musicale », par Pandora Hopkins (Brooklyn College, NY) ; « Savoir local des genres et rôles musicaux », par Stephen Blum (Université de la ville de New York) ; « Genre sexuel et musique », par Ellen Koskoff (Université de l’école de musique Eastman, Rochester) ; « La musique populaire », par Marcello Sorce Keller (Pregassona, Suisse) ; « La musique rock », par Wanda Bryant ; « La world music », par Timothy Rice ; « Les musiques immigrées », par Elizabeth J. Miles (Los Angeles). Mais où sont les héritiers de Bartók, de Brailoiu ? Pourquoi évacuer les questions de méthode, d’enquête contemporaine, de transcription, d’analyse ? Quelle place réserve-t-on aujourd’hui aux mouvements de revival, à la création musicale, aux rapports entre l’oral et l’écrit, le populaire et le savant, le rural et l’urbain ? Pourquoi ne pas laisser la parole aux acteurs, prendre en compte leurs discours, leurs productions musicales actuelles ? L’Europe est la région du monde qui accueille le plus de musiciens traditionnels venus d’autres cultures. Le nombre de concerts et de festivals de musiques du monde ne cesse de croître, les publications scientifiques et de vulgarisation sont très nombreuses, le marché du disque spécialisé se développe, de même que les reportages télévisés hebdomadaires. Des milliers de musiciens professionnels se réclament des musiques traditionnelles en Europe. Une étude de ce phénomène de masse, qui s’est amorcé dans les capitales européennes il y a déjà un bon quart de siècle, eût été la bienvenue. Car un lecteur non averti aura tôt fait de considérer l’Europe comme une terre soit archaïque, soit ayant perdu tout lien avec les musiques traditionnelles.
8Selon une formule désormais rodée, nous avons une liste précise des auteurs et de leurs organismes de tutelle, un glossaire, un index très détaillé, une bibliographie, un guide des sources sonores et des documents cinématographiques et vidéos. Les articles sont tous illustrés de documents photographiques d’assez bonne qualité, souvent inédits. La première de couverture trahit pourtant une vision singulière de l’Europe : celle du touriste américain charmé par le kitsch des ruelles piétonnières entièrement restaurées, dans le quartier historique d’une vieille ville. En costume complet de travailleur, un peu trop propre, et qui rappelle le Woyzeck de Büchner avec sa casquette si caractéristique, un accordéoniste pose debout devant la fenêtre d’une librairie de Prague.
9Après examen, on reconnaît aisément le n° 22 de la Golden Gässchen, cette « ruelle d’or » – où vivaient les alchimistes au temps de l’empereur allemand Rodolphe II (1576-1612) – le long du « fossé aux Cerfs » qui descend la colline surmontée de l’imposant château du Hradschin sur la rive gauche de la Moldau (Vltava en tchèque). Cette minuscule maison, qui abrita Franz Kafka entre 1916 et 1917, est aménagée en boutique littéraire. Elle voit passer plusieurs milliers de touristes chaque jour et, de ce fait, constitue un haut lieu stratégique pour les musiciens de rue. Nous sommes en pleine vision idyllique des descendants des migrants d’Europe centrale qui véhiculent ce type d’image dans les ensembles folkloriques d’Amérique du Nord. Choix sans doute avant tout commercial, qui choque l’ethnomusicologue mais qui résume bien l’intention éditoriale de toucher un public large.
10Les transcriptions musicales sont claires et les cartes très lisibles. Le disque compact encarté offre 40 exemples d’inégale valeur provenant de sources diverses, parfois déjà publiées ailleurs. La part belle est faite aux Balkans (11 titres) et aux îles britanniques (5 titres), les autres pays n’ayant droit qu’à un seul titre. Les choix ne nous semblent pas toujours représentatifs, et tombent parfois dans le cliché (Ensemble d’Etat Albanais, chœur masculin portugais, groupe de yodlers autrichiens, trio de cors des Alpes, « Mon père a fait faire un étang », « Barbara Allen »…). Etait-il nécessaire de nous infliger ces orchestres folkloriques officiels ? Etait-ce délibéré que de faire entendre les ballades les plus populaires des pays francophones et anglophones ? Si ces exemples étaient destinés à illustrer un style, une époque, une idéologie, il fallait le rendre plus explicite. Quelques découvertes sauvent la mise : une danse féminine dans un établissement de bain turc, chantée par une femme s’accompagnant au tambourin djare ; un lilting irlandais sur la jig « All the ways to go » ; un chant de marin par un maçon danois né en 1878 ; une polyphonie vocale féminine lettone avec bourdon mobile ; un chant de moisson polyphonique biélorusse ; un chant de circoncision des Malisori, minorité albanaise musulmane du Montenegro ; une émouvante berceuse bosniaque : un chant cypriote accompagné aux violon, lauto et tampoutsia.
11Pourtant, un sentiment d’inachevé domine au terme de ma lecture. Il vient de l’absence scandaleuse de spiritualité. Aucun mot sur le sens religieux des Européens, alors que pour un Oriental ou un Africain, l’Europe apparaît comme balisée de milliers de crucifix et d’églises, que les fêtes cycliques et calendaires sont à dominante religieuse et qu’une grande partie du répertoire vocal monodique et polyphonique entretient des rapports étroits avec les traditions religieuses. Mis à part un psaume ukrainien, ce ne sont que danses, pièces instrumentales et chants profanes. Ce vide, particulièrement choquant pour qui enchaîne cette lecture avec la livraison sur l’Asie du Sud est-il conscient ? Est-ce le résultat d’un intégrisme laïque d’autant plus convenu qu’une grande partie de l’Europe vécut sous des régimes communistes au XXe siècle ? Est-ce par aveuglement, dû aux convictions personnelles de la majorité des scientifiques ? Il serait peut-être bon de réfléchir sur les limites de notre objectivité vis-à-vis de notre propre terrain, limites qu’il nous arrive, par ailleurs, de définir pour justifier de nos investigations outre-mer. A quand une publication accessible chinoise, indonésienne, japonaise, indienne ou africaine sur les traditions musicales européennes ?
12Il ressort que cet ouvrage renferme d’utiles généralités sur l’ensemble des cultures musicales d’Europe. Quoique parfois superficielles, elles renseigneront le néophyte, agaceront occasionnellement le spécialiste, mais resteront, grâce à l’important matériel d’informations qu’elles réunissent, indispensables à tout commencement de recherche et à son approfondissement.
Vol. 5 : South Asia : The Indian Subcontinent (Asie du Sud : Le sous continent indien), par Alison Arnold. 2000, 1077 p. + CD encarté.
13Très attendue, cette livraison touche à un domaine immense, peut-être le plus varié et le plus fécond de la planète, tant par sa diversité, par l’énorme quantité de ses productions musicales, chorégraphiques, théâtrales, cinématographiques en tout genre, que par l’épaisseur historique de ses traditions savantes et l’influence de ses religions et cultures dans toute l’Asie, et même bien au-delà. Foyer à partir duquel se sont diffusés de très grands courants de pensée comme l’hindouisme et le bouddhisme – et plus récemment la non-violence – cette région connaît un rayonnement exceptionnel. Que seraient le reamker thaï, le wayang wong balinais ou le wayang golèk balinais sans le Ramayana ? Ne parle-t-on pas de langues indo-européennes ? A-t-on mesuré l’impact des traditions tsiganes, pour partie originaires du nord de l’Inde, qui irriguent les musiques populaires d’Europe. Transition facile mais nécessaire tant l’épanouissement de dizaines de cultures musicales sont redevables aux théoriciens et praticiens de l’Inde. Par Asie du Sud on entend une très vaste région, la plus peuplée du monde, qui englobe, outre l’Inde et son milliard d’habitants, le Pakistan, l’Afghanistan, le Népal, le Bhutan, le Bangladesh et le Skri Lanka. Pays auxquels il convient d’ajouter ceux qui accueillent une importante diaspora depuis le milieu du XIXe siècle : Royaume-Uni, Amérique du Nord, Afrique du Sud, mais aussi Trinidad, La Martinique, La Guyane, La Réunion, et les îles Fiji.
14Couvrir un tel champ demande une importante mobilisation de compétences. Déjà les dictionnaires et encyclopédies musicales du début du XXe siècle attribuaient aux musiques de l’Inde, au sens large, une place prépondérante, la dernière édition du Grove’s y consacrant un article d’une centaine de pages, fait unique pour une encyclopédie. Ici l’ambition est encore plus grande. Pour ce faire, Alison Arnold, de l’Université de la Caroline du Nord, a rédigé quatre des soixante dix-sept articles et a bénéficié du concours de 67 auteurs, dont 45 Nord-Américains, 8 Anglais, Australiens et Néo-Zélandais, 7 Européens continentaux et 6 Indiens, Pakistanais ou Bengali.
15Contrairement à la plupart des volumes de l’encyclopédie Garland, celui-ci est pour les deux-tiers consacré à des études thématiques et théoriques qui apportent un éclairage appréciable aux problématiques soulevées par le terrain. Dans l’introduction, Lewis Rowell (Université d’Indiana) s’attaque aux traités anciens en insistant sur le fait que, à l’inverse des musiques savantes occidentales, l’oralité a su maintenir vivantes des pratiques musicales qui remontent à 2000 ans. Ces écrits montrent le haut degré de conscience des érudits indiens sur leurs propres pratiques, précédant à maintes reprises les découvertes européennes médiévales (classification instrumentale, classification des échelles, théorie sur le rythme, solmisation, pédagogie, etc.). Un tableau synthétique présente les catégories musicales et leurs dérivées à partir du mot sangîta (littéralement « chanter ensemble » = musique), terme qui rappelle le concentus latin. On oppose la musique « classique » à la « provinciale », la « rituelle » à la « circonstancielle ». Sont explorées des notions fondamentales comme la mélodie (gîta), le mouvement (nrtta), la hauteur (svara), le rythme (tâla), etc. Communément, l’année 1300 est admise comme un repère commode dans l’histoire de l’évolution de ces musiques. C’est pourquoi Robert Simms (Université de Toronto) livre une étude sur le savoir académique depuis cette date. Celle-ci marque la rupture entre celui du Nord, dit hindoustani, fortement influencé, depuis le XIIe siècle, par les cultures musulmanes, notamment persanes, et celui du Sud, dit carnatique. Simms distingue cinq périodes. De 1300 à 1550, où les textes portent sur des commentaires variés du Sangîtaratnâkara (« mine de joyaux de musique »), important traité du XIIIe siècle que l’on doit à Sarngadeva. Huit principaux écrits sont retenus, rédigés en sanscrit mais aussi en persan et en hindi. La seconde période, de 1550 à 1780 connaît un peu plus de textes, mettant en avant le fait que l’écart entre les styles hindoustani et carnatique se creuse. La classification des râga s’accompagne désormais d’une riche iconographie. De 1780 à 1900, l’influence européenne se fait sentir et, inversement, les premiers Européens s’intéressant de près aux musiques de l’Inde apparaissent, comme ce fameux juge de Calcutta, Sir William Jones (1746-1794). De 1900 à 1960, les recherches s’intensifient sous l’influence prépondérante du grand spécialiste de la musique hindoustani, Vishnu Narayan Bhatkhande (1860-1936), qui appliqua à son domaine les méthodes musicologiques européennes d’alors, et, fait nouveau, utilisa la langue marathi dans ses écrits. Jusqu’au milieu du XXe siècle, la recherche occidentale resta principalement britannique. A partir des années 1940, des personnalités comme Jairazbhoy, Stone, et Alain Daniélou, entreprennent des études analytiques, philosophiques et religieuses et diffusent leurs travaux au-delà de la confidentialité des milieux musicaux et hindous. Depuis une cinquantaine d’années, les ethnomusicologues du monde entier portent leurs regards vers ce sous-continent, constituant des archives sonores et visuelles, certains s’initiant au chant, au jeu instrumental ou à la danse, développant en particulier la notion de bimusicalité. Les sujets de prédilection portent sur l’histoire générale, la théorie, la musique instrumentale, les répertoires, l’analyse explicative de pièces classiques, les musiques non classiques (dévotionnelle, folklorique, populaire).
16La deuxième partie de l’ouvrage offre une somme d’articles, regroupés en huit chapitres, très documentés, d’une écriture dense et précise (héritage de la clarté du sanscrit ?). A tout seigneur tout honneur, les traditions classiques ouvrent le bal dans un ordre sans surprise où alternent hindoustani et carnatique à travers le râga, le tâla, la musique vocale, la musique instrumentale.
17La musique dans la religion et le rituel suit la même alternance avec des études plus particulières sur le « Chant védique », par Wayne Howard (Winona, Mississipi), les « Rituels saisonniers et de passage », par Richard K. Wolf (Harvard), « Musique et transe », par David Roche (Université d’État de Sonoma, Californie).
18La culture matérielle musicale traite des « Sources visuelles », par Bonnie C. Wade (Berkeley), des « Peintures de râgmâlâ » – sortes d’icônes consacrés aux râga, depuis le XVe siècle – par John Andrew Greig (Washington), « Les instruments et leur mode de classement », par Reis Flora (Université Monash, Australie), Allyn Miner (Université de Pennsylvanie) et David B. Reck (Amherst College, Massachusets).
19La musique et l’organisation sociale, au Nord, par Robert Ollikala (Conservatoire Algoma, Ontario), et au Sud, par T. Sankaran (Chennai, Inde) et Mathew Allen (Wheaton College, Massachusetts), comprend également « Les artistes régionaux castés et leurs patrons », par Gordon R. Thompson (Skidmore College, état de New York), « Les femmes et la musique », par Jennifer C. Post (Middlebury College, Vermont), « Les artistes populaires et leurs auditoires », par Gregory D. Booth, (Université d’Auckland), et « Musique et nationalisme », par Charles Capwell (Université d’Illinois à Urbana-Champaign).
20L’apprentissage et la transmission, présente les institutions du Nord, par Andrew Burton Alter (Université de Nouvelle Angleterre, Armidale, Australie) et du Sud, par N. Ramanathan (Université de Madras). La relation disciple-maître, qui fit couler beaucoup d’encre en Occident, le personnage du gourou étant interprété de manières diverses, parfois fantaisiste, est décrite avec érudition par Stephen Slawek (Université du Texas). Plus original, Ashok D. Ranade (Mumbai, Inde) s’intéresse à la transmission des musiques non classiques, mettant l’accent sur l’importance de l’oralité – la mémorisation des sûtra et leur usage dans la vie quotidienne, par exemple –, du verbe inaltérable, notamment dans les incantations de mantra, de l’importance du rituel, du rapport oral/écrit. La communication des connaissances utilise des vecteurs variés : le geste, la tenue vestimentaire, la langue, l’émotion, la prose ou la poésie, la danse, etc. Dans une société de castes où les spécialisations professionnelles sont très courantes, les fortes traditions familiales entraînent une fréquente filiation parentale (comme la dynastie Malwa au Madhya Pradesh), qui s’observe partout, avec une lisibilité plus particulière au Rajasthan.
21Musique, danse et drame, regroupe trois articles sur le théâtre, par Ashok D. Ranade, la danse au Nord, par Mekhala Devi Natavar (Université Duke, Caroline du Nord) qui s’associe à Saskia Kersenboom (Université d’Amsterdam) pour la danse au Sud.
- 1 En 1834 déjà, le capitaine A.N. Willard, publie un traité sur la musique indienne.
22Les média et les échanges musicaux contemporains, font état des archives, écrits et enregistrements, par Brian Q. Silver (Washington). Alison Arnold parle des musiques de film au Nord, et Paul D. Greene (Université de l’État de Penn, Pennsylvanie) au Sud. Ce dernier ajoute un second article sur les musiques de variété au sud, laissant à Peter Manuel (Collège John Jay, New York) le même sujet pour le Nord. Il va sans dire que les musiques d’Asie du Sud, en particulier les musiques classiques indiennes, rencontrent un énorme succès en Occident. L’interaction entre musiciens de l’Ouest et de l’Inde remonte au début du XIXe siècle1 et s’intensifie tout au long du XXe siècle. Les tournées de concert de musique indienne sont désormais monnaie courante en Europe et en Amérique du Nord. Le sitar, les tablas, voire les six grands styles de danse classiques : bharatanâtyam, kathak, kuchipudi, odissi, manipuri, mohiniattam, sont couramment enseignés jusque dans certaines villes de province. A l’inverse, des influences occidentales se font profondément sentir tant dans l’instrumentarium indien (harmonium et cornemuse mais aussi mandoline et clavecin au Nord, violon au Sud) que dans l’emprunt musical mélodique (introduction de thèmes du répertoire classique européen chez certains maîtres de l’improvisation). Quelques personnalités comme Ravi Shankar connaissent une notoriété mondiale. Tout comme la musique savante occidentale tend vers un mode d’expression universel, les musiques classiques de l’Inde ne sont plus l’apanage des Indiens eux-mêmes. La globalisation fait accélérer le mouvement, qui se manifeste jusque dans les endroits les plus reculés de la planète. Les maîtres du sitar, par exemple, ne sont plus rares en Occident. Par ailleurs, j’ai moi-même pu mesurer les effets des musiques de films indiens sur le répertoire des musiciens Roms des Balkans.
23La musique et la diaspora de l’Asie du Sud, pourrait constituer à elle-seule un ouvrage complet, tant les mouvements de populations venant d’Asie du Sud ont favorisé l’éclosion de nombreuses et fortes colonies, presque partout dans le monde. Page 570, un planisphère annonce des chiffres qui parlent d’eux-mêmes. En sus des pays d’accueil cités plus haut, et qui font l’objet d’articles, il faut compter 1,170 million d’émigrés en Malaisie, 700000 à l’île Maurice, 421000 au Venezuela, 382.000 dans les Emirats Arabes Unis, 330000 en Birmanie et encore à Singapour, Indonésie, Australie, Nouvelle-Zélande, Philippines, Hong Kong, les pays arabes du golfe, l’Irak, la Libye, l’Afrique subsaharienne anglophone, le Surinam, Belize, la Jamaïque, plus de 100000 au Pays-Bas, en Allemagne, France, Espagne… La première vague d’émigration remonte à la moitié du XVIIIe siècle. Elle est le fait des politiques impérialistes européennes à la recherche d’une main-d’œuvre de substitution à celle que leur fournissait l’esclavage, en direction des Antilles, des colonies de l’Océan Pacifique et de l’Océan Indien. A partir de la seconde génération, émergent des expressions musicales reflétant l’identité des descendants d’émigrants. De telles productions combinent les styles populaires du nouveau pays avec des éléments musicaux caractéristiques des lieux d’Asie du Sud d’où sont originaires les parents ou grand-parents.
24En 333 pages, la troisième partie passe en revue les 27 régions de ce sous-continent, prenant soin au passage de ménager les susceptibilités politiques – le Penjab est traité par Joyce Middlebrook (Brownsville, Californie) dans le chapitre « Inde du Nord-Ouest » et par Adam Nayyar (Islamabad) dans celui sur le « Pakistan » – . Le découpage régional est le suivant : Inde du Nord-Ouest (Gujarat, Rajasthan, Penjab), Inde du Nord (Uttar Pradesh, Mithila) , Himalaya (Cachemire, Népal), Inde centrale (Madhya Pradesh, Maharashtra, Orissa, Goa), Pakistan (Baloutchistan, Province frontalière du nord-ouest, Régions du Nord-Est), Afghanistan (Ouest, Nord, Sud-est), Bangladesh et Bengale occidental, Inde du Sud (Karnataka, Andhra Pradesh, Tamil Nadu, Kerala), Sri Lanka. Ces régions sont traitées sous forme de monographies, mis à part cinq contributions thématiques : « La culture tibétaine en Asie du Sud », par Mireille Helffer (Musée de l’Homme), « Musique, état et islam », au Pakistan, par Regula Burckhardt Qureshi (Université d’Alberta, Canada), « La musique dévotionnelle », au Pakistan, par Hiromi Lorraine Sakata (UCLA), « La musique et l’état », en Afghanistan, par John Baily (Collège Goldsmith, Londres), « Musique et genre sexuel », en Afghanistan, par Veronica Doubleday (Brighton, GB).
25Le disque compact donne une sélection de trente-quatre titres qui tiennent la gageure de fournir des exemples significatifs dans un laps de temps, somme toute, très court eu égard à la durée habituelle des pièces traditionnelles, du grand répertoire tout au moins. A peine a-t-on le temps de s’installer dans un râga que le morceau s’éteint dans les limbes du « shuntage ». Il n’empêche que les pièces, toutes accompagnées d’un petit commentaire analytique, repris en jaquette, s’écoutent avec grand plaisir. D’autant que tous les enregistrements sont d’excellente qualité technique. La famille Misra, Ishvar Lal et Lalmani, de Bénarès, Nord de l’Inde, est à l’honneur, qui a droit à trois plages pour présenter quelques aspects de la musique classique hindoustani. Elle n’est, bien entendu, pas seule. Deux brahmanes récitent un texte du Rgveda. Il y a des chants de dévotion (Guyane, Rajasthan), de funérailles (chez les Koba, au Sud), de possession spirituelle (Rajasthan), de cour, sur le mode antiphonaire (Orissa). Un chant épique d’Andhra Pradesh et un chant dit gî gî du Karnataka, avec son refrain caractéristique. On peut également entendre un tânam instrumental et un kriti vocal carnatiques, un solo de tambour en tonneau mridangam, un autre à la flûte double jodiyâ pâwâ. La danseuse Archana Joglekar récite avec une grande précision une spectaculaire série de bol. La musique de la minorité catholique a aussi sa place, avec notamment ce chant pour la danse deckni, de Goa, qui rappelle étrangement un chant d’amour italien (y compris le contrechant en tierces parallèles avec broderies mélodiques et soutien à la mandoline), le tout sur un rythme de danse d’Amérique latine avec guitare, violon et tambour de basque. Le Baloutchistan est illustré par un très beau solo de bênjo, cithare de 28 à 32 cordes et deux chanterelles, joué à l’aide d’un plectre de plastique, ainsi que par un troublant sot, court chant de mariage dont les onomatopées vocalisées rappellent le bögö des Tsiganes Vlax de Hongrie. Deux enregistrements viennent d’Afghanistan. L’un, inédit, date de 1996 et fut probablement réalisé dans des conditions difficiles, vu le drame que connaît aujourd’hui ce pays.
26De tous les volumes de l’Encyclopédie Garland, celui-ci – et les exemples sonores renforcent cette impression – est le plus orienté vers la spiritualité. Ce sens du sacré, qui transparaît si fortement au quotidien dans l’Asie du Sud, est ici présent à travers un chant soufi du rituel mehfil au Cachemire, interprété avec une grande profondeur, de même que le chant du drame dansé ghâtu des Gurung au Népal. Chandana Majumdar, petite-fille d’un baul bien connu au Bengale, interprète le début d’un magnifique chant du Bangladesh : « L’âme humaine, un mystérieux oiseau ».
27Un « guide des publications » établit une distinction entre les travaux de référence, les ouvrages généraux, les très nombreux travaux sur le Nord, ceux portant sur le Sud, le drame dansé et la diaspora de l’Asie du Sud. Des centaines de titres dans le « guide des enregistrements » et celui, plus modeste, des films et vidéos, complètent cette somme. Tout ceci, suivant un ordre alphabétique retrouvé après les égarements du volume 9, et c’est tant mieux. S’il faut formuler un regret, ce serait celui de la part relativement faible laissée aux minorités, si ce ne sont de courts paragraphes ici et là sur les « tribal music ». De plus, et ceci est une tendance générale en ce XXIe siècle naissant, l’analyse musicale, n’est plus la vache sacrée, si j’ose dire, qu’elle fut naguère dans la recherche ethnomusicologique. Les transcriptions musicales se font même très rares. Peut-on vraiment s’en passer pour indiquer l’accord et la tessiture d’un instrument, une échelle, un fragment mélodique, un rythme, une orchestration, une structure formelle ? Les présentations des systèmes hindoustani et carnatique (râga et tâla) sont pratiquement les seules à donner de claires explications visuelles, sans pour autant négliger la notation indienne conventionnelle adaptée en caractères latins. Schémas, dessins et graphiques font cruellement défaut. Ils auraient, par endroits, avantageusement remplacé certaines photographies de médiocre qualité. Pourquoi, par exemple, ne pas avoir repris la célèbre classification qui inspira von Hornbostel, en lui donnant des illustrations prises dans le vaste instrumentarium local ? Ceci aurait rendu encore plus intelligible cette excellente introduction aux musiques de l’Asie du Sud, que je recommande chaleureusement à tout un chacun.
Notes
1 En 1834 déjà, le capitaine A.N. Willard, publie un traité sur la musique indienne.
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Bibliographical reference
Yves Defrance, “L’Encyclopedie Garland des musiques du monde (suite), The Garland Encyclopedia of World Music”, Cahiers d’ethnomusicologie, 14 | 2001, 290-299.
Electronic reference
Yves Defrance, “L’Encyclopedie Garland des musiques du monde (suite), The Garland Encyclopedia of World Music”, Cahiers d’ethnomusicologie [Online], 14 | 2001, Online since 10 January 2012, connection on 10 December 2024. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/182
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