Iran : Mozafar Shafii et l’Ensemble Râst
Iran : Mozafar Shafii et l’Ensemble Râst, Enregistrement (Iran, Téhéran, août 2008) et texte : Jean During. 1 CD Ocora-Radio France, C 560228, 2010.
Texte intégral
1Accompagné des musiciens de l’Ensemble Râst, Mozafar Shafii livre ici, au-delà d’une très belle interprétation du répertoire du radif (répertoire canonique de la musique « savante » iranienne, des douze dastgâh), une vision spécifique de la tradition musicale persane. Tant dans les choix des pièces que dans ceux de l’interprétation poético-musicale, une certaine esthétique est privilégiée, qui fait toute l’originalité de ce disque.
2Jean During, directeur artistique de l’enregistrement, précise l’ambition de ce dernier : « faire entendre un son à la fois ancien par ses racines et nouveau par rapport à la mode qui prévaut depuis une vingtaine d’années » (p. 1 de la notice). « Ancien » signifie ici que la primauté est donnée au chant et à l’expression poétique autour desquels gravitent les instruments. La « mode » dont ce travail entend se démarquer est celle d’une musique plus instrumentale, voire orchestrale, pour laquelle un ensemble élargi d’instruments supporte une interprétation vocale amplifiée, autant par des artifices techniques que vocaux, qui réduisent finalement souvent le chant à l’expression d’une virtuosité dans les ornementations (tahrir).
3Ainsi, ce disque est conçu comme un travail de création, bien au-delà de l’enregistrement d’une interprétation ponctuelle ou du reflet d’une tradition musicale. Il ne s’agit pas simplement de « témoigner », mais d’en montrer la vitalité, à travers une esthétique particulière créée par des artistes singuliers. De fait, et comme Jean During le précise dans la notice, les musiciens se sont regroupés pour ce projet et ont travaillé ensemble et avec l’ethnomusicologue pour produire un disque reflétant selon eux un idéal de la musique persane, celui d’un « art de lettrés, de gens de goût, de salon, non de salle de concert » (p. 1). La notice insiste aussi sur la convivialité de la collaboration entre les artistes, un idéal qui est celui de la musique savante iranienne, et rejoint l’appellation d’un « art de salon » (majlesi).
4Cet idéal traditionnel poursuivi par les artistes apparaît non seulement dans les conditions de la création du disque, mais aussi dans la définition des pièces chantées. Dans le sous-titre du volume (« Chant persan : la tradition lettrée »), During remet en cause l’appellation de « musique traditionnelle » pour insister sur les deux fondements du répertoire du radif, le chant et la poésie, indissociables dans l’interprétation comme dans la pensée musicale. C’est pourquoi le chanteur Mozafar Shafii constitue le pilier de la collaboration, les instrumentistes représentant le second cercle de la production musicale. Shafii, chanteur non-professionnel au sens sociologique du terme, puisqu’il exerce un autre métier, tout en réservant son temps libre à l’enseignement et au chant dans un cadre privé, apparaît comme un artiste « traditionnel » à la fois par sa formation (dans le cadre familial, puis avec de très grands chanteurs) et son appartenance à un « lignage » musical, ainsi que par son choix de rester indépendant du milieu musical professionnel de Téhéran.
5Les instruments au service du chant, le chant au service de la poésie : l’idéal traditionnel transparaît ici par la place centrale du chanteur. Celui-ci n’est jamais accompagné de chœurs, même dans les chansons classiques tasnif, qui constituent souvent le moment pour les instrumentistes d’accompagner vocalement le chanteur. Dans le tasnif, et dont le chant est défini par la poésie – chaque gushe (type mélodique) étant construit sur un seul beyt (distique). L’ornementation du chant ne nuit pas à l’énonciation fluide et claire des poèmes. Sans forcer la voix, ni, de ce fait, le sens du poème qu’il explore, le chanteur garde simplicité et naturel, qualité rare chez les chanteurs iraniens contemporains. Cette esthétique épurée, esthétique de l’intimité pourrait-on dire, se retrouve également dans les choix instrumentaux, puisque les instrumentistes n’interviennent pas dans toutes les pièces. Quatre instruments mélodiques accompagnent le dastgâh (système modal) Shur, trois seulement pour Râst-Panjgâh ; ce dédoublement de l’ensemble assure une couleur particulière à l’interprétation de chaque suite. Le choix de présenter des pièces peu jouées en concert reflète un courant, parmi de jeunes musiciens iraniens comme les instrumentistes de ce disque, de retour à « l’ancien », privilégiant cette esthétique de l’intime. Cependant, la répartition des instruments ne nuit pas à la cohérence ni à l’unité de l’ensemble Râst.
6Remarquons que ce CD s’adresse surtout à des connaisseurs : à moins d’être déjà familier de la musique iranienne, l’auditeur percevra sans doute difficilement l’originalité de l’interprétation. Plusieurs écoutes seront nécessaires, car l’atmosphère générale peut sembler un peu difficile à pénétrer, au premier abord. Ensuite, l’auditeur pourra apprécier pleinement le chant de Mozafar Shaffii, soutenu discrètement par les instruments. Personnellement, j’ai particulièrement apprécié le premier tasnif dans Shur (plage 3), que le chanteur interprète dans la continuité du darâmad précédent, sans en faire un moment de rupture (le rôle du tasnif est souvent de reposer l’auditoire et le chanteur après une pièce complexe et chargée d’émotion), mais en l’étirant pour assurer la continuité de la suite. Dans le dastgâh Râst-Panjgâh, la plage 8, composée de plusieurs gushe, force l’admiration pour le chant tout en finesse développé par Shafii.
7Finalement, ce disque apparaît comme une œuvre de composition et de création, à travers un enregistrement en studio qui pourrait être considéré comme aux antipodes des normes de l’ethnomusicologie ou des enregistrements de musique traditionnelle, car « hors contexte ». Pourtant, c’est bien le contexte traditionnel qui est ici créé musicalement : convivial, intime, naturel. Le disque correspond finalement très bien à la vision de la musique persane définie par Jean During dans son livre publié en 2010 (Musiques d’Iran. La tradition en question. Paris Geuthner) : un idéal d’intimité, de convivialité, de connaissance, tendu entre la nostalgie du passé et un besoin d’innovation nécessaire à la vie même de la musique. L’ethnomusicologue met ici son savoir au service de la tradition musicale, tout en justifiant les choix de composition dans la notice, qui comporte également les transcriptions et traductions des poèmes de chaque gushe.
Pour citer cet article
Référence papier
Ariane Zevaco, « Iran : Mozafar Shafii et l’Ensemble Râst », Cahiers d’ethnomusicologie, 24 | 2011, 304-306.
Référence électronique
Ariane Zevaco, « Iran : Mozafar Shafii et l’Ensemble Râst », Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 24 | 2011, mis en ligne le 21 mars 2012, consulté le 16 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/1801
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