1C’est en 2000 que j’ai fait la connaissance de Laurent Aubert, quelque temps avant de venir m’installer en Haute–Savoie… C’était lors d’un concert de la saison des Ateliers d’ethnomusicologie, dans la mémorable salle de l’Alhambra, à Genève. Je connaissais évidemment certains de ses travaux et les fameux Cahiers de musiques traditionnelles (devenus Cahiers d’ethnomusicologie en 2007). Mais sur un plan humain, ce que je retiens de cette première rencontre est la chaleur de son accueil, ce caractère presque familial que nombre de Français ressentent lorsqu’ils visitent la communauté genevoise au-delà de sa surface rutilante, une grande tolérance intellectuelle, culturelle aussi. Après l’Alhambra, ce fut bien vite la porte de son bureau au Musée d’ethnographie de Genève (MEG) qui s’ouvrit à moi – ce bureau qu’il vient de quitter avec un naturel pincement de cœur puisque le MEG restera fermé au public jusqu’en 2014 pour des travaux d’agrandissement… Laurent ne fera alors plus professionnellement partie de l’équipe du Musée car, en ce domaine du moins, la retraite l’aura appelé… Je découvris par la suite les locaux des Ateliers d’ethnomusicologie, lieux de gestation des saisons de concerts et des stages de musiques du monde qui, depuis plus de vingt-cinq ans, animent la ville, les sens et l’esprit de mélomanes en tous genres…
2Pour employer un mot qui est cher à Laurent Aubert – et qui est revenu à plusieurs reprises lors des interviews à la base de cette synthèse – nous nous sommes vite aperçus que certaines « affinités » nous reliaient et allaient nous rapprocher : nos aires de recherche bien sûr – l’Inde, notamment le Kerala – mais aussi, plus largement, certaines expressions de la spiritualité, de l’univers de la modalité musicale, certaines approches et positions vis-à-vis de l’ethnomusicologie.
3Le présent entretien est évidemment le reflet de ma subjectivité, pour citer une autre notion essentielle dans la pensée et les propos de Laurent. Un mode nécessairement personnel de le considérer et de l’appréhender, sans doute influencé par mes propres affinités, mon imaginaire, teinté aussi d’un exotisme qui mêle notamment l’Inde et la Suisse – le grouillement de la première à l’apparente tranquillité de la seconde – le conservateur de musée à l’aventurier, le chercheur à l’activiste culturel, le professionnel à l’ami. C’est avec le plus de discernement possible que j’ai tenté cependant de lui poser mes questions, de rendre compte des sentiments et des intuitions qui ont motivé Laurent durant toute sa carrière et qui continuent à le définir dans la vie. Cet entretien se veut le témoin d’une écoute, d’une rencontre autant qu’un hommage.
Fig. 1. Laurent Aubert, Bhatpura, Cachemire, 2010.
Photo Liliane de Tolédo
4Musicien, ethnomusicologue, homme de spectacle… et si Laurent Aubert, face à cette diversité des saveurs qui composent ce monde, qu’il n’a cessé de goûter, était aussi un habile cuisinier ?…
F. C.
Dans nombre de traditions musicales, y compris celle de la musique classique occidentale, le futur musicien naît souvent dans un environnement propice à son expression : ce qu’il fera plus tard, il en hérite ou, tout du moins, il bénéficie de bons guides. C’est là une certaine chance ou un certain poids de la tradition – tout dépend de la façon dont on reçoit ce legs et dont on l’assume. Qu’en a-t-il été pour toi, Laurent ? Ton parcours musical s’est-il fait dans une continuité ou dans un esprit de démarcation, voire même de révolte ?
Je pense qu’il y a eu évidemment un peu des trois. La continuité car il y avait et il y a encore dans ma famille d’autres personnes intéressées par la musique, par l’Orient et par les voyages de manière générale – sans doute y a-t-il eu une transmission de ces attirances. Les goûts de mes proches parents étaient très éclectiques : ma mère a toujours eu une passion pour la musique baroque ; un de ses frères était saxophoniste de jazz ; un autre, après avoir, lui aussi, pratiqué le jazz, était parti en Orient et n’écoutait plus que de la musique indienne ; quant à la sœur de ma mère, elle était, portée vers la chanson « rive gauche » : Brel, Brassens, Mouloudji, Piaf… Ce contexte familial m’a d’emblée accoutumé à la diversité ! Tous me parlaient beaucoup de musique, mais « La Musique » évoquait et signifiait quelque chose d’autre pour chacun d’entre eux. J’ai, en outre, pu voyager assez jeune hors d’Europe notamment au Sénégal, puis au Maroc, en Turquie et finalement en Inde. Ces voyages m’ont vraiment ouvert et ont contribué à révéler des affinités. Mon attrait pour la musique, constant depuis mon enfance, a ainsi, d’une certaine manière, suivi le pas.
Une démarcation fut, à partir de l’âge de 12 ans, de passer du piano classique à des choses plus actuelles comme le blues, le jazz, le rock…
Une révolte, de nature sans doute plus sociale que familiale, a été ensuite de jeter tous mes instruments électriques aux orties (c’était vers 1968, comme par hasard !) pour me consacrer à des musiques purement acoustiques, d’abord occidentales, puis très vite à d’autres, d’origine africaine ou orientale, pour aboutir au sarod, que j’ai travaillé avec acharnement pendant une dizaine d’années. Ma « révolte » n’était pas seulement dirigée contre une certaine musique, mais tout autant contre une société en laquelle je me reconnaissais mal. L’Orient et ses musiques m’apparurent alors comme une alternative qui faisait sens… ce n’était pas tant le rejet qui m’animait, mais plutôt le désir de découverte, beaucoup plus important à mon avis. Je ne suis pas parti en Inde pour fuir l’Occident mais en quête d’autre chose. Et puis il y a eu la rencontre avec le métier d’ethnomusicologue…
Justement, alors que tu n’as cessé de pratiquer la musique, souvent avec une grande assiduité, pourquoi l’ethnomusicologie plutôt qu’une carrière d’instrumentiste ? C’est là une question très personnelle, j’en conviens…
Ma rencontre avec le sarod a eu lieu au Népal en 1973, alors que, après des études en ethnologie et en musicologie à l’Université de Neuchâtel, je préparais mon mémoire de licence en ethnomusicologie sur les castes de musiciens dans la société Newar. C’était une approche plus anthropologique que proprement musicologique. Mes affinités m’ont toujours plus poussé vers ce type d’approche, même si j’ai aussi fait beaucoup d’analyses et de transcriptions musicales… J’avais alors aussi envie d’étudier un instrument indien, je ne savais pas très bien lequel… Je pensais que ce ne serait pas le sitar, déjà trop à la mode depuis que George Harrison s’y était mis. Un jour, dans une petite boutique de la bourgade de Patan, près de Katmandou, où je résidais, j’ai vu un magnifique sarod assez ancien, qui m’a immédiatement attiré… Je l’ai rapidement acquis et un musicien local m’en a enseigné les premiers rudiments. La question du choix ne s’est ainsi pas posée.
Après avoir achevé mes études universitaires, j’ai provisoirement mis de côté l’ethnomusicologie pour me consacrer à la seule pratique musicale. Parallèlement au sarod, j’avais ressenti le besoin de trouver un « équivalent » occidental à la musique savante hindoustanie, et c’est ainsi que je me suis intéressé à la musique médiévale, en particulier au répertoire monodique des chants de troubadours et de trouvères, aux Cantigas de Santa Maria, etc. J’avais d’ailleurs déjà développé ces domaines théoriquement à l’Université… Pendant une dizaine d’années, je me suis consacré à ces musiques, d’abord comme apprenti, puis comme musicien « errant », participant aux activités de différents ensembles – j’ai notamment eu l’occasion de travailler avec Thomas Binkley, Jordi Savall et Montserrat Figueras, Paul van Nevel et l’ensemble Huelgas, et aussi avec mon propre groupe, qui s’appelait Athanor. Cela a été une période magnifique de mon existence, de liberté et d’expériences multiples, artistiques et humaines… mais, en même temps, j’avais le sentiment qu’il ne s’agissait que d’une phase, d’un cycle, et que celui-ci ne durerait pas.
Fig. 2. Premier terrain au Népal, avec Ramji et Thuli Gaine. Patan, 1973.
Photo Nicole Authier.
- 1 Originellement Association pour la musique de recherche, ayant pour vocation d’encourager la musiqu (...)
Après mon terrain au Népal, j’avais pris un certain recul vis-à-vis de l’aspect académique de l’ethnomusicologie – celui des enquêtes, des analyses, des transcriptions… – je voyais de plus en plus mal quel sens de telles recherches pouvaient avoir pour ces musiques, ces traditions : la crise existentielle face au métier ! Et ce n’est que dix ans plus tard, en 1983, après une vie musicale passablement débridée, que s’est produit comme un clin d’œil du destin : j’avais déjà organisé quelques concerts pendant ma période de musicien, notamment de mon maître hindoustani, Ustad Jamaluddin Bhartiya, cela dans le cadre de l’AMR1. Cette association genevoise qui existe toujours et qui se consacre au jazz et aux musiques improvisées avaient d’abord toléré mes marottes orientales… mais, assez vite, nos relations sont devenues tendues – problème de coexistence – et j’ai alors fait une demande de subvention à la Ville de Genève dans l’intention de créer une association spécifiquement consacrée à ce vaste domaine que, faute de mieux, on appelle les « musiques traditionnelles » ou « musiques du monde ». À la même période, j’avais fait la connaissance de Louis Necker qui était alors le directeur du Musée d’ethnographie de Genève. Il s’intéressait beaucoup à la musique et il m’avait parlé des archives déposées en cette institution par Constantin Brăiloiu, les fameuses Archives internationales de musique populaire (AIMP), qui dormaient dans des armoires depuis vingt-cinq ans… il désirait en faire quelque chose…
Il se trouve qu’il y a eu une conjonction de ces deux perspectives, de ces deux désirs : en l’espace d’un mois, fin 1983, j’ai appris que ma demande de subvention pour créer cette association, qui s’est appelée les Ateliers d’ethnomusicologie, avait été acceptée et, d’autre part, que Louis Necker m’invitait à venir travailler au Musée d’ethnographie d’abord comme assistant temporaire – cela a duré sept ou huit ans – puis comme conservateur à mi-temps du Département d’ethnomusicologie. Ce revirement s’est donc passé très vite et, dès janvier 1984, ma vie de musicien s’est en quelque sorte trouvée « piégée » par ces deux activités très accaparantes.
Tu n’as eu qu’à suivre les signes…
Je n’en attendais pas tant, mais je n’y ai pas non plus été contraint : je sentais que ce cycle de praticien était arrivé à son terme et ce changement répondait alors à mes nouvelles aspirations ; il n’y a pas eu de souffrance, de frustration mais la continuité d’un parcours : cette rupture s’est aussi inscrite dans un projet plus vaste. L’un des grands privilèges dans ma vie est d’avoir pu suivre mes intuitions et mes affinités, et d’avoir trouvé les moyens et les structures qui m’ont permis de les concrétiser. Je n’ai jamais regretté d’avoir abandonné une pratique professionnelle – ou quasi professionnelle – de la musique dans la mesure où je passe désormais mes journées à m’occuper de musique et où je fais à peu près tout ce que l’on peut faire pour la musique, sur la musique, dans la musique… j’en joue d’ailleurs encore parfois pour mon plaisir, que ce soit de la guitare flamenca ou du rabāb cachemiri, mais sans prétention. J’ai fait d’autres choix, ou plutôt je suis entré dans un autre cycle, et cela me paraît très difficile, sinon impossible, de mener de front les activités de l’ethnomusicologue et celles du musicien de manière satisfaisante : c’est une question d’énergie, de savoir où la placer. Le matin lorsqu’on se réveille, est-ce qu’on fait ses gammes ou est-ce qu’on s’occupe de la musique des autres ?
Une voie consacrée à l’humain avant tout et qui a donc eu, par nature, de multiples implications. Ton parcours s’est avéré, sans doute pour cela aussi, fort divers ; il t’a amené sur beaucoup de chemins, non seulement géographiques, mais aussi professionnels : conservateur au MEG, directeur de collections de disques, producteur à la radio, critique musical, fondateur des Cahiers de musiques traditionnelles, et la recherche, bien entendu… Je te laisserai compléter ma liste ! Je dirai qu’il y manque – mais est-ce un manque ? – l’enseignement universitaire. Tu as passé ton doctorat tardivement, sans aucune perspective académique particulière : cette distance vis-à-vis de l’Université est-elle volontaire ou le fruit de certaines circonstances ?
Je dirais simplement que cela s’est passé ainsi ! La pratique musicale m’a, dans un premier temps, beaucoup accaparé, puis les activités que j’ai développées m’ont finalement laissé peu de loisir, jusqu’à la fin des années 1990, pour de longs terrains répétés dans une région donnée. Depuis une douzaine d’années, j’ai ressenti le besoin de m’y consacrer plus intensément, ce que j’ai fait en travaillant tout d’abord au Kerala, puis, plus récemment, au Cachemire. L’enseignement ne s’est pas imposé à moi : il y a tellement d’applications possibles dans ce métier, et j’ai eu le privilège de pouvoir en développer d’autres ! Je crois qu’aujourd’hui, peut-être plus qu’avant, il est urgent de réfléchir à la mise en valeur de cette multiplicité des débouchés de l’ethnomusicologie pour les jeunes qui décident de se lancer dans cette discipline, d’autant plus que le nombre des postes académiques à pourvoir est très limité. Les « applications » que tu as citées dans ta question sont celles qui m’ont intéressé et qui se sont ouvertes à moi au fil du temps.
Te serais-tu senti entravé par l’Université ?
Chaque cadre a ses contraintes ! Mes contraintes ont été pendant un certain nombre d’années de devoir réduire mes expériences de terrain à quelques brèves escapades…
Sans doute te serais-tu spécialisé davantage sans cela ? Tu t’es aussi tourné vers un certain généralisme dont tu as vanté les mérites…
Oui, probablement, même si tout spécialiste est à la base nécessairement aussi généraliste ! J’ai eu la chance d’avoir eu deux activités qui m’ont vraiment formé en tant que généraliste : la première, celle d’animer de 1985 à 1994 une émission à la Radio Suisse Romande intitulée Résonance, consacrée aux musiques traditionnelles ; l’autre a été de faire de la critique musicale pendant une quinzaine d’années, tout particulièrement pour le mensuel français Le Monde de la Musique. Cette dernière activité m’a non seulement formé au généralisme mais aussi à la concision. Cela a été une longue période de « formation continue » qui m’a fourni l’occasion d’écouter attentivement à peu près toutes les musiques au monde censées relever du domaine de l’ethnomusicologie.
Nous avons parlé de ton premier terrain au Népal. Je souhaiterais maintenant que nous abordions les autres pays, les autres cultures qui ont marqué ton cheminement ethnomusicologique et donc aussi personnel. Quel a été ton parcours géoculturel ?
L’Inde, l’aire indienne dans sa diversité, a été une constante dans mon parcours : après le Népal, il y a eu certaines régions du Nord de l’Inde, puis le Kerala, et, récemment, le Cachemire, comme je l’ai dit. D’autres pays m’ont marqué : d’abord l’Indonésie, où j’ai travaillé en 1975 en tant que musicien avec le formidable danseur et chorégraphe javanais Sardono Kusumo ; mais de manière générale, j’ai toujours eu beaucoup d’affinités pour les musiques du monde islamique, que ce soit celles du Maroc, où je suis allé souvent, ou celles du Proche et du Moyen Orient… l’Asie Centrale aussi, en particulier l’Ouzbékistan où je me suis rendu en deux occasions. Sans doute le Cachemire crée-t-il aujourd’hui pour moi le lien entre ces différents pôles d’attraction. Il y a évidemment eu aussi l’Afrique, le monde des griots notamment, qui a été ma découverte initiale puisque la première fois que je suis sorti d’Europe, c’était pour aller au Sénégal ; j’ai aussi eu l’occasion de visiter le Burkina Faso, où j’ai été merveilleusement accueilli par la famille de mon ami Souleymane Coulibaly.
Je ne prétends évidemment pas être un spécialiste de toutes ces régions, mais j’ai eu l’occasion d’y acquérir certaines clefs qui m’ont permis d’affiner ma réflexion générale sur la musique dans la société. C’est sans doute au Kerala que j’ai fait mes recherches les plus approfondies, en particulier sur certains aspects des musiques rituelles. Les Feux de la Déesse (2004) représente sans doute ma principale publication en tant que chercheur.
J’ai également écrit un certain nombre d’articles et de notices de CDs sur d’autres musiques, notamment pour les deux collections que j’ai développées dans le cadre des Ateliers d’ethnomusicologie : Saga avec Auvidis Ethnic (1992-1998) et Ethnomad avec Arion (2001-2006). La première était surtout consacrée à des enregistrements de concerts ; la seconde concernait plus particulièrement ce que j’ai appelé les musiques migrantes. Elle m’a notamment permis de développer des projets de collaboration avec de nombreux musiciens établis en région genevoise, comme Khaled Arman et l’ensemble Kaboul, la chanteuse afro-péruvienne Lucy Acevedo ou encore le kosovar Xhemali Berisha, qui sont tous de remarquables artistes. De les côtoyer presque quotidiennement pendant de nombreuses années a été pour moi une expérience extrêmement enrichissante, sur le plan autant musical qu’humain.
Ce rôle de passeur que j’ai eu la chance de jouer avec tous ces musiciens a largement compensé le fait de ne pas enseigner – on ne peut pas tout faire ! – dans la mesure où un enseignant est un passeur et que je joue finalement ce rôle depuis bientôt trente ans dans mes activités aux Ateliers d’ethnomusicologie, y compris dans mon travail d’organisateur de concerts. La programmation, telle que je la conçois, a nécessairement une dimension pédagogique, didactique, dans la mesure où elle permet de partager le fruit de ses découvertes et de ses émerveillements musicaux. J’ai d’ailleurs la grande chance de travailler avec une équipe remarquable aux Ateliers, aux qualités très complémentaires, ce qui permet de me concentrer essentiellement sur les aspects artistiques et scientifiques de nos activités.
Le voyage, c’est aussi un itinéraire : il ne commence pas au moment ou l’on met le pied dans « le pays » ou lorsqu’on le quitte. Voilà plusieurs années que nous nous connaissons et je trouve qu’il y a en toi quelque chose de l’itinérant européen, de l’observateur du XVIIIe siècle – quelque chose à la Charles Burney, pour qui le périple comptait plus que le but à atteindre et qui s’immergeait par nécessité mais aussi par soif et goût du savoir dans une autre temporalité, une autre altérité… Et puis il y a ton assurance et ta sérénité apparentes… l’exotisme de la Suisse… En tant qu’ethnomusicologue et voyageur, comment conçois-tu, comment vis-tu le terrain ?
La Suisse, exotique ? !… Cette façon dont tu ressens la Suisse amène évidemment une autre question : celle du rapport à l’autre. Je dirais que nous avons tous – nous les voyageurs et ceux qui sont attirés vers les nombreux « ailleurs » de cette planète – un attrait pour la différence, pour la découverte d’une humanité plus vaste que celle que notre éducation nous a initialement proposée. Dans la recherche de ces ailleurs multiples, il y a évidemment aussi une forme de quête intérieure. La quête de l’autre, dans sa différence, est aussi, consciemment ou non, une quête de soi-même à travers l’autre, l’autre est toujours aussi notre miroir. Se retrouver dans une situation en apparence « exotique » par rapport à son vécu n’est pas anodin ; consciemment ou non, cela modifie toujours sa propre vision du monde et de l’humanité… il ne s’agit pas simplement d’observations de terrain, mais également d’expériences de vie. Chacun intègre à sa culture la somme de ses expériences. Cette remarque est peut-être banale, mais elle est malgré tout fondamentale, et elle m’a toujours motivé et nourri. En certains lieux, en certaines occasions, je ressens le besoin d’immersion dans la réalité de « l’autre » car, encore une fois, elle a quelque chose à m’apprendre sur moi-même et plus encore sur la notion de réalité, qui n’est pas si évidente qu’il y paraît.
À cet égard, l’immersion et l’interaction qui en procède apparaissent comme les véritables moteurs du travail de terrain, qui est d’abord une quête personnelle. La distanciation est ensuite nécessaire pour en rendre compte d’une manière qui fasse sens ; mais elle ne devrait jamais occulter les intuitions qui se sont manifestées lors de l’expérience de terrain.
Tu prônes donc l’intuition comme outil de terrain, cela dans un cadre et un objectif scientifiques…
Il y a là deux mots qui méritent que l’on s’y arrête : « intuition » et « scientifique ». L’intuition, c’est peut être le mouvement qui fait que l’on répond ou non à une sollicitation ! C’est aussi une étape. Quant à la production scientifique, n’étant pas moi-même soumis – ou en tout cas moins que d’autres – au cadre académique, je peux me permettre certaines libertés par rapport à ses exigences. Une partie de ce que j’ai pu écrire est ainsi peut-être plus du domaine de la sociologie ou de la philosophie de la musique que de l’ethnomusicologie proprement dite. Je ne me suis d’ailleurs jamais vraiment posé la question ! Mais c’est avant tout pour moi une affaire de sincérité, même si la sincérité n’est pas en soi un critère de vérité…
Une condition d’agir ?… et d’ailleurs la science ne procède pas sans intuition, une intuition parfois même poétique au départ, celle qui a amené les plus grandes découvertes…
J’ai plaisir à t’entendre, même si on n’attend pas forcément d’un ethnomusicologue qu’il soit poète ! Mais cela me fait penser à la célèbre phrase de Jean Mignot, le grand architecte du XIV e siècle, « Ars sine scientia nihil est », que j’aurais envie de retourner : « Scientia sine arte nihil est », la science sans art n’est rien !
Les choix de ces univers, plus encore leur succession, ont été dictés par tes propres intérêts et désirs, mais en outre par des rencontres essentielles. C’est là une question d’éducation, d’affinités encore, d’occasion, de hasard, de destinée aussi, sans doute, comme tu le dis… Alors, peut-être pouvons-nous nous arrêter quelques instants sur ces figures exceptionnelles que sont Ravi Gopalan Nair et Parvathy Baul avec qui tu as maintes fois collaboré. J’emploierai un mot très indien : qu’« incarnent-ils » pour toi ?
- 2 Cf. Aubert et al. (CD/DVD 2006), et Aubert (2007c).
Ravi a été mon compagnon de route, mon alter ego, lors de tous mes séjours au Kerala entre 1998 et 2006 ! Sa rencontre a été décisive pour moi. Lorsque j’ai fait sa connaissance, c’était en 1987 : il travaillait alors comme assistant de son frère Gopal Venu au sein d’une compagnie de théâtre Kūṭiyāṭṭam, qu’il accompagnait dans une tournée européenne et que j’avais accueillie à Genève. L’année suivante, je l’ai retrouvé comme marionnettiste dans une troupe de Pāvakathakali2… En 1997, j’avais décidé de monter avec le MEG une exposition sur les théâtres d’Orient ; comme d’accoutumée, j’avais programmé des concerts et des spectacles, ce qui m’a permis de réinviter la troupe de Pāvakathakali. Souhaitant acquérir une collection de ces marionnettes pour le Musée, j’ai été dirigé vers Ravi, qui était un excellent sculpteur, et qui s’engagea à réaliser cette commande pour nous. Nous avons convenu que je viendrais au Kerala un an plus tard pour prendre livraison de cet extraordinaire matériel. C’est cela qui a occasionné mon premier voyage au Kerala, et en particulier ma découverte de certains rituels, qu’il connaissait profondément et affectionnait particulièrement. Tous les terrains que j’ai faits par la suite dans cette région se sont déroulés en compagnie de Ravi, qui a été une véritable clef d’accès et sans qui je n’aurais rien fait dans ce domaine. J’ai vite ressenti qu’il avait un regard particulier sur ces rituels et sur la vie en général ; il possédait, justement, cette double vision… à la fois intérieure et distanciée. Cette rencontre, cette collaboration m’a profondément inspiré et ce que j’ai pu écrire sur ces rituels dans Les Feux de la Déesse est le fruit de cette interaction entre son regard et le mien… auxquels il faut ajouter celui de Johnathan Watts, le vidéaste et photographe qui nous a accompagnés lors de plusieurs de ces terrains. Nous nous sommes par la suite même livrés à une sorte d’entretien croisé sur notre terrain partagé, qui a donné lieu à un film qui porte le titre « Les trois singes » (The Three Wise Monkeys) (Plattner et Plandolit 2006) !
Fig. 3. Apprentissage de la musique hindoustanie avec Ustad Jamaluddin Bhartiya, 1975.
Photo Nicole Authier.
Puisque le numéro dans lequel va paraître cette interview porte le nom « Questions d’éthique », je voudrais à présent me concentrer sur cette problématique qui a été aussi l’un des axes fondamentaux de tes recherches et de tes activités. Cela transparaît avec évidence dans tes principaux ouvrages que sont La musique de l’autre (2001) et Les Feux de la Déesse (2004), mais aussi dans un certain nombre d’articles ultérieurs (2007b, 2008a, 2010a, 2010b, 2011b). L’ouverture à l’autre apparaît comme l’une des clefs de ton éthique, l’ouverture comme outil de connaissance. Cette méthode intersubjective que tu préconises – où l’ethnomusicologue laisse à ceux qu’il « observe » une place égale, voire supérieure à la sienne – peut déranger, être critiquée… Pour toi, comment peut s’élaborer cette collaboration, et a-t-elle encore plus de raison d’être aujourd’hui qu’hier ?
Toute parole sur un sujet, même si elle paraît décalée par rapport à la réalité observée, est révélatrice à la fois d’une vision du monde et d’une interaction entre celui qui parle et celui qui écoute. Ma perception des faits est évidemment aiguillée par ce que les gens en disent, par la manière dont ils le disent et le vivent et par mon observation de tout cela. Ce que mes interlocuteurs me disent sur ce que j’observe en éclaire le propos et lui donne un sens. Lorsqu’on assiste pour la première fois à un rituel comme le Teyyam ou le Tirayyāṭṭam, on est totalement déconcerté. Même si l’on a déjà un certain bagage en matière de culture indienne, il s’agit là d’une déclinaison bien particulière, conditionnée par l’ambiance du Kerala et l’expérience accumulée de ses habitants. Il y a alors nécessairement une remise en cause : l’idée que l’on se faisait de l’Inde peut basculer face à ce que l’on observe. Comme dans tout rituel, il y a une dimension symbolique et opérative dans le Teyyam : il fonctionne d’une part en tant que confirmation d’un pacte entre les dieux et les hommes, et d’autre part pour répondre à une attente particulière des participants. C’est un domaine qui m’a passionné et je dirais même, dans le cas du Kerala, plus que la musique en soi, dans la mesure où les musiques que j’y ai abordées sont toutes au service de l’action rituelle et que leur esthétique est conditionnée par leur efficacité rituelle. Et la perception de ces questions, je la dois avant tout à mes échanges avec Ravi.
- 3 Exposition inaugurée au MEG le 26 mai 2011.
Quant à son épouse Parvathy, sur laquelle tu m’interrogeais tout à l’heure, j’ai fait sa connaissance au cours de ces séjours au Kerala. Parvathy vient d’un autre univers, celui des Bauls du Bengale. J’avais évidemment déjà entendu parlé de ces bardes mystiques, notamment à travers le film de Georges Luneau, Le chant des fous (1979). Parvathy incarne cette tradition de manière forte, limpide, profondément vécue, mais aussi distanciée dans la mesure où, partageant sa vie avec un Kéralais et voyageant beaucoup à l’étranger, elle ne vit pas en permanence avec la communauté Baul. Parvathy, qui est aussi artiste peintre, a une démarche très personnelle. L’envie de suivre ses pas au Bengale a d’ailleurs longtemps trotté dans ma tête, mais cela ne s’est pour l’instant pas réalisé, et il est possible que mon rôle ne soit pas d’aller là-bas… Nous avons eu et aurons de nombreux autres projets ensemble ; j’ai notamment eu la chance de l’inviter à plusieurs reprises et de produire son premier CD (2003b). Et actuellement, elle travaille à la réalisation d’une série de six grands panneaux peints sur le rāsalīlā, le « Jeu des saveurs », que je lui ai commandés pour l’exposition « La saveur des arts. De l’Inde moghole à Bollywood », que je prépare au MEG3.
Quoi qu’il en soit, il demeure en moi une amitié très forte avec ce couple atypique, si riche d’enseignements traditionnels et aussi si contemporain dans sa manière de les vivre et de les appliquer. Ce sont des passeurs, tous les deux, et à leur façon, je dirais même des visionnaires.
En tant que Genevois, tu te situes, volontairement ou non, au sein d’une tradition ethno(musico)logique ancienne, de Pittard à Brăiloiu, de Baud-Bovy à Necker… comment ressens-tu cela ?
Ce qu’il faut d’abord dire, c’est qu’il n’y a pas d’école genevoise ni romande, d’ethnomusicologie. Eugène Pittard n’était pas ethnomusicologue, mais c’est lui qui a permis à Constantin Brăiloiu – qui était roumain – d’entreprendre ce qu’il a fait à Genève dans le cadre des AIMP. Il est clair qu’un aspect de mon travail s’inscrit dans la continuité de l’œuvre de Brăiloiu. Mais il est mort quand j’avais neuf ans. Je ne l’ai donc pas connu, mais j’ai eu le grand privilège de rencontrer Samuel Baud-Bovy qui était un ethnomusicologue, un helléniste et un musicien, un homme d’une immense culture, d’une sensibilité et d’une finesse remarquables et qui a été un proche de Brăiloiu durant toute sa période genevoise, de 1944 à 1958. D’une certaine manière, je m’inscris donc dans cette continuité, j’ai été influencé par les écrits de Brăiloiu, par sa démarche scientifique, sa rigueur. Tout ce que j’ai dit auparavant ne va pas à l’encontre de cette rigueur. L’époque a évidemment changé et les problématiques ne sont plus les mêmes ; mais d’une certaine manière, je m’inscris bien dans cette petite tradition de deux ou trois générations, du fait même que je travaille au MEG et que j’ai été amené à me pencher sur ces archives fantastiques que sont les AIMP. C’est aussi en prenant connaissance de la fameuse Collection universelle de musique populaire, éditée par Brăiloiu dans les années 1950, que j’ai eu le désir de poursuivre ce travail en publiant la collection de CDs des AIMP, qui comporte aujourd’hui une centaine de titres couvrant des musiques des cinq continents.
Je suis par ailleurs allé souvent en Roumanie, où j’ai eu le bonheur de travailler avec Speranţa Rădulescu qui, à plus d’un égard, est l’héritière de Brăiloiu… Cependant, ma démarche n’a pas été conditionnée par une forme ou une autre d’helvétitude ; je me sens d’une sensibilité plus francophone que suisse !
Là aussi, le fait d’être à Genève t’a sans doute permis de cultiver une certaine autonomie, une forme de liberté vis-à-vis du milieu ethnomusicologique français tout en ayant de nombreuses relations avec lui, des relations privilégiées ne serait-ce que par la publication des Cahiers…
J’ai en effet le privilège d’entretenir des liens d’amitié avec des collègues qui, entre eux, ne sont pas forcément les meilleurs amis du monde ! Ce sont sans doute ces quelques kilomètres qui séparent Genève de la frontière française qui font que, autant que je le sache, je ne suis pas inclus dans un « clan » français ; et cela m’a effectivement donné une certaine liberté ! Mais, plus sérieusement, Genève est aussi une ville particulière qui, contrairement à l’image d’Epinal qu’on en donne volontiers, est un espace très pluriculturel, une ville notamment dans laquelle l’intégration des migrants se passe plutôt mieux que dans pas mal d’autres régions d’Europe…
C’est un sujet d’actualité…
Un sujet chaud, en effet ! L’intégration, dans l’éthique genevoise, n’implique ni l’assimilation aux modèles imposés, ni les dérives du communautarisme. Cela fait en quelque sorte partie de la tradition genevoise ! Une tradition humaniste qu’on rencontrait déjà du temps de l’accueil des Juifs, puis des réfugiés huguenots de France et d’Italie, et qui s’est poursuivie avec la fondation de la Croix-Rouge, la présence de la Société des Nations, puis de l’ONU et de nombreuses organisations internationales. Ce cadre m’a d’ailleurs certainement aidé à développer ce que j’ai pu faire à Genève. Je dirais que les hommes et les femmes du monde entier s’y côtoient, s’y rencontrent dans une relative harmonie, ou en tout cas dans un certain laisser-vivre. La démarche des Ateliers a bénéficié de cette ambiance plutôt tolérante dans la mesure où elle s’inscrit dans une vision générale de ce que l’on appelle parfois « l’esprit de Genève », une certaine vision d’accueil et d’ouverture à l’autre. Sur le plan associatif, dans le domaine culturel, nous demeurons également privilégiés à Genève si je compare la situation genevoise à ce qu’elle est ailleurs en Suisse ou en France. Les subventions octroyées aux Ateliers, depuis leur création en 1983, n’ont jamais diminué ni été remises en cause par les politiques, et nous avons souvent été clairement soutenus. Depuis vingt ans, nous avons par exemple une scène à la Fête de la musique, qui permet aux musiques « du monde » d’être présentées devant un public extrêmement large… Genève est plutôt une bonne plateforme, un lieu propice pour développer des projets, pour autant qu’on ait de la suite dans les idées. Cela m’a ainsi permis, depuis plus d’un quart de siècle, de travailler dans la continuité, d’approfondir mes idées, d’élargir mes activités : c’est une chance dont je suis conscient.
Fig. 4. Préparation de l’exposition « Mondes en musique ». Musée d’ethnographie de Genève, 1991.
Photo Jean-Claude Aeberhardt.
La musique est aussi, comme la cuisine, affaire d’ingrédients et de dosage… S’il y a bien une question d’éthique qui se pose, c’est dans cette manière de la présenter comme l’on dresse un bon plat… Dans l’univers des musiques traditionnelles, le goût s’affine-t-il ? La sensibilité du palais s’intensifie-t-elle si les mets sont disposés avec art ? Quels sont tes choix et tes souhaits en ce domaine ?
Le travail que j’ai mené avec l’équipe des Ateliers s’est essentiellement fait sous la forme de ce que certains appellent la « mise en spectacle des musiques du monde ». Les musiques, les performances que nous proposons en concert ne sont évidemment pas, la plupart du temps, conçues comme des spectacles dans leur cadre originel. Le passage à la scène peut donc poser des questions. Notre réflexion s’est développée dans l’action, sans a priori. Si les premiers événements que nous avons organisés furent des concerts d’« artistes », notre champ d’action s’est très vite élargi, notamment parce qu’il s’est inscrit dans un réseau international, fondé en 1978 et qui a fonctionné jusqu’en 1995, qui s’appelait le Comité pour les Arts Extra-Européens (Extra-European Arts Committee). Ce réseau d’organisateurs d’événements sur les musiques du monde incluait des membres assez prestigieux comme l’Institut International de Musicologie Comparée de Berlin avec Habib Hassan Touma, la Maison de la Culture de Rennes, puis la Maison des Cultures du Monde de Paris, à l’époque dirigées par Chérif Khaznadar et Françoise Gründ, le Commonwealth Institute puis Cultural Corporation à Londres, plusieurs partenaires aux Pays-Bas comme le Holland Festival et le Royal Tropical Institute à Amsterdam, ainsi que des partenaires italiens comme l’Institut fondé à Venise par Alain Daniélou et le Centre de Recherche Théâtrale de Milan. Nous partagions chaque année l’organisation d’un ou plusieurs événements thématiques. Pour ce faire, nous nous répartissions le travail de prospection, de contacts, puis mettions nos forces en commun, ce qui assurait aux groupes invités des tournées européennes de trois à cinq semaines, dont nous partagions les frais d’organisation et de transport de manière équitable, sans devoir faire appel à des agents artistiques extérieurs.
Ce réseau nous a permis de réaliser des projets importants, qui ne seraient plus possibles aujourd’hui. Les goûts du public ont changé, et l’ampleur des phénomènes de migration, de mondialisation a aussi pas mal bouleversé la donne, y compris sur le plan de l’esthétique des expressions musicales. Progressivement, toutes les musiques du monde sont devenues plus facilement accessibles avec le développement d’internet et des moyens de communication ; les découvertes se sont réduites ; « l’autre », qui pouvait être auréolé d’exotisme, a perdu une bonne part de son mystère dans la mesure où il est devenu – techniquement parlant du moins et, de plus en plus, esthétiquement – notre voisin.
L’exotisme de l’inexploré…
Internet, Youtube et compagnie semblent tout proposer… on croit avoir accès à tout et, dans un certain sens, l’expérience s’affadit. C’est en tout cas ce qui me porte à croire que le domaine dans lequel je travaille a pu perdre une partie de sa vigueur et de son impact par rapport à mes débuts. Avec les Ateliers, nous avons cependant décidé de maintenir un certain cap, ce qui nous a amené à faire des choix à la fois objectifs – il y a dans toute culture des « perles » qui méritent d’être découvertes – et subjectifs – mes tendances esthétiques, ma sensibilité, et celle de mon équipe aussi. Je constate que certaines cultures, certains genres musicaux s’avèrent plus attractifs que d’autres pour un public assez large… Dans mes expériences récentes, les festivals « La transe et l’extase. Musiques et danses du soufisme », que nous avons organisé en 2009, « Balkaniques. Musiques aux portes de l’Orient », en 2010 et « Flamenco Vivo », en 2011 ont par exemple été des thèmes très porteurs. Le soufisme, les Balkans et le monde du flamenco frappent l’imaginaire d’un public relativement large… ils répondent à un phénomène de mode ! D’autres musiques de grande valeur – les musiques rurales africaines par exemple – sont tout aussi passionnantes à mes yeux, mais elles intéressent moins, et ce sont parfois aussi souvent celles qui sont en crise dans leur milieu d’origine, qui ne répondent plus aux attentes de leurs destinataires coutumiers. L’intérêt marqué par l’étranger peut alors jouer un rôle de stimulant non négligeable, dans la mesure où il offre un débouché nouveau à des pratiques qui auraient sinon tendance à être délaissées.
Mais il ne faut pas rêver : ce n’est pas un concert, ou même une tournée à l’étranger qui va « sauver » quoi que ce soit ! Et de toute façon, notre action ne consiste pas à préserver des musiques d’une mort annoncée, mais simplement à les faire connaître et à en favoriser la diffusion. Comme dans le travail de terrain, on peut conserver la mémoire d’une expression à un moment donné de son devenir, mais rien de plus ! On peut accompagner des opérations de survie : cela a par exemple été le cas avec la troupe de Pāvakathakali dont je parlais tout à l’heure, qui est la dernière de son genre au Kerala. Mais elle y a perdu son insertion sociale, elle n’y est plus jamais sollicitée, et le paradoxe est qu’elle n’existe plus que grâce aux sollicitations venues de l’étranger.
Que faire alors en tant que programmateur et ethnomusicologue ?
Attester ! D’une certaine manière, comme tu le disais, c’est un peu un rôle de cuisinier. Il s’agit de concocter un menu, en variant justement les saveurs, en faisant alterner certaines expressions plus « grand public » – sans démagogie pour autant – et d’autres plus pointues, moins attractives au premier abord, de façon à susciter l’intérêt, à créer des passerelles. Des passerelles qui permettront d’éveiller la curiosité d’un public plus large que les quelques inconditionnels de tel ou tel domaine. Il est inutile de rebuter les gens, de faire jouer des musiciens devant une salle aux trois quarts vide ! Mais je ne pense pas non plus que ce soit notre rôle que de confirmer les valeurs sûres de la world music, qui ont déjà leurs circuits et qui n’ont pas besoin de nous…
Et les soutiens politiques, penses-tu qu’ils seront toujours là pour appuyer ce genre de démarche ? Cela ne risque-t-il pas de bloquer, au moins financièrement, à un moment ou un autre ?
Avec les Ateliers, nous n’avons à ce jour jamais subi ni menace ni pression politique. Cela fait notamment vingt ans que le Département de la culture de la Ville de Genève est en mains « vertes », et les Verts se sont peut-être aperçus que notre démarche avait quelque chose à voir avec une certaine « écologie culturelle » ! … Il y a, en tout cas, plus qu’un respect de leur part : un réel intérêt.
Notre stratégie ne vise pas que la scène, mais aussi la pédagogie à travers des stages, des cours, soit au total une cinquantaine d’ateliers réguliers de musique et de danse, etc. Cela se fait dans le cadre des Ateliers mais pas forcément dans leurs locaux : nous ne fonctionnons pas comme une école de musique, mais en tant qu’association qui rassemble, crée des liens. Les enseignants ne sont pas des salariés, mais des indépendants, membres de l’association, qui bénéficient des structures, de la publicité, du rayonnement et parfois des locaux des Ateliers pour développer leur propre travail artistique et pédagogique. Cela crée une communauté, un réseau d’intérêts partagés, avec de nombreuses ramifications ; nous jouons ainsi souvent le rôle de centre d’information lorsque d’autres organismes cherchent à construire certains projets.
Il y a là également la nécessité d’une recontextualisation…
Je ne vais pas répéter ce que j’ai déjà écrit dans La Musique de l’Autre (2001 : 47-65), mais une notion qui m’est chère, même si elle peut faire sursauter certains qui pensent qu’il s’agit forcément de manipulation, est celle de « formatage ». Je pense au contraire que c’est là une saine adaptation : pour survivre, une pratique culturelle migrante, quelle qu’elle soit, doit s’adapter à son nouveau milieu, à son nouveau contexte. À une certaine époque, avec le réseau dont j’ai parlé, nous engagions les artistes que nous invitions à surtout ne rien changer par rapport à leur manière d’exercer leur art chez eux. Il y a certes une immense catégorie de prestations pour lesquelles la question ne se pose pas : en particulier toutes les expressions dites savantes, classiques, qui sont aussi en situation de performance scénique dans leur propre contexte.
Mais pour d’autres pratiques, celles de nombreux rituels notamment, la question du formatage et de l’adaptation surgit quasi inévitablement. Des performances comme un candomblé brésilien, un sema de derviches turcs ou une séance de chamanisme sibérien demeurent-elles encore des rituels une fois transposées sur scène ? Ce n’est pas une question à laquelle il est facile de répondre de manière franche. Ce que je peux en dire est que les artisans de ces rituels que nous invitons ont accepté de jouer le jeu ; il y a généralement eu quelqu’un sur place qui a travaillé préalablement avec eux pour les préparer a ce nouveau contexte de performance. Un rituel perd forcément une grande partie de sa puissance, et aussi de ses ingrédients une fois transposé sur scène ; maintenant tout dépend de la manière dont les choses sont vécues, tant par les artisans de ce rituel que par son public. Tout est possible… nous avons par exemple connu plusieurs cas où des phénomènes avérés de possession se sont produits sur scène, face au public genevois…
Pourquoi pas, justement, susciter ce genre d’expériences et de débats ? Je ne crois pas, contrairement à ce que j’ai parfois entendu, qu’il s’agisse d’une incitation au voyeurisme culturel, voire d’un processus de type néocolonialiste. La grande différence avec le temps des expositions universelles de la fin du XIXe et du début du XXe siècle réside dans la nature de la relation que nous construisons avec les gens que nous invitons. Je pense qu’il y a un sentiment de respect mutuel, d’empathie, une absence totale de complexe de supériorité de notre part. Ce respect est parfois encore une surprise pour nos invités : les pygmées Aka, que nous avions invités en 1997 grâce à la collaboration de Simha Arom, ont par exemple été très surpris, non seulement de pratiquer leurs polyphonies face à un public médusé de 750 personnes, mais tout autant de l’accueil que nous leur avions réservé et de la sympathie que nous leur témoignions. Le moins qu’on puisse dire est qu’ils n’y étaient pas habitués… La question de l’éthique est fondamentale dans notre démarche, et nous essayons de l’appliquer à chaque étape même si, comme dans toute aventure, il y a une part de risques… Parmi les moyens de cette éthique, la qualité de l’accueil que nous réservons à nos invités est en particulier très importante, tout autant que la manière de les présenter au public, de les introduire à notre monde.
Fig. 5. Terrain au Kerala avec Ravi Gopalan Nair. Paruthipully, Kerala, 2001.
Photo Johnathan Watts.
- 4 Exposition réalisée à partir des archives AIMP et consacrée à des questions relatives aux transform (...)
L’exposition « L’air du temps »4, que tu as réalisée en 2009, apparaît comme la concrétisation d’interrogations fondamentales sur le devenir de l’ethnomusicologie et des musiques dites traditionnelles, ainsi que sur le rôle de l’ethnomusicologue face à l’accélération des processus d’uniformisation culturelle liés à la mondialisation et à l’action des médias… Quel est le bilan que tu en tires, et quels seraient tes souhaits pour l’ethnomusicologie du futur ?
Ce qui est sûr c’est que, lorsque j’ai commencé dans le métier, la plupart des ethnomusicologues s’intéressaient aux musiques « traditionnelles »… Pendant longtemps, du moins dans l’Europe francophone, ils se sont consacrés à ce domaine-là, à l’exclusion de tous les autres. Personnellement, j’ai participé et, en un certain sens, je participe toujours de ce courant de valorisation : les musiques qui m’émeuvent le plus proviennent souvent de cette catégorie… Mais au nom de quel dogme les ethnomusicologues devraient-ils s’interdire d’aborder les modernités ? En Amérique du Nord, leur étude s’est imposée depuis les années 1970 déjà. Avec La Musique de l’autre, j’ai lancé en quelque sorte un pavé dans la mare en posant certains questionnements par rapport aux champs d’application de l’ethnomusicologie… Des réactions très contrastées se sont manifestées, cristallisant une sorte de bipolarité au sein des tenants de la discipline. Et puis, il y a eu, en 2006, ces fameuses journées de la SFE où nous avons abordé frontalement les musiques actuelles avec, entre autres, des communications touchant à des expressions comme le rock, la variété, les musiques électro, les musiques migrantes… Depuis, ce champ d’application est devenu une évidence pour la plupart des chercheurs. Je pense par exemple à Monique Desroches, qui travaille depuis quelques années sur la « mise en tourisme » de traditions musicales… L’ethnomusicologie a ses spécificités, ses outils, que n’ont ni la musicologie ni l’anthropologie culturelle, et je crois qu’il est important qu’elle puisse les appliquer à toute musique, sans préjugé…
Cela explique le changement en 2007 du titre des Cahiers de musiques traditionnelles en Cahiers d’ethnomusicologie…
Oui, évidemment. Il est vrai que cette notion de « musiques traditionnelles » est en soi problématique. Les Cahiers ne sont pas consacrés à un domaine, mais à un faisceau d’approches, d’écoutes et de réflexions sur le phénomène musical. Mais le terme ethnomusicologie a aussi un aspect ambigu et il peut également être remis en question… Je me souviens que, lors d’une conférence que j’ai donnée à l’Université de New Delhi en 2008, des étudiants indiens m’avaient fait part de leur gêne par rapport à ce terme et au fait que la musique classique de leur pays figurait dans son champ d’étude et non dans celui de la musicologie. Ils y percevaient les relents d’une pensée encore mal libérée des préjugés de l’époque coloniale… Je peux être d’accord avec eux et, pour ma part, je préfère l’expression « anthropologie de la musique » proposée par Alan P. Merriam déjà en 1964 : elle me paraît bien refléter l’approche spécifique à notre discipline, sans pour autant en circonscrire l’objet trop étroitement…
Et donc, tes souhaits d’avenir ?…
Une chose essentielle : que l’ethnomusicologie conserve les moyens d’exister, ce qui n’est déjà pas évident ! Notre domaine est beaucoup plus important que ce que bien des décideurs peuvent se l’imaginer dans la mesure où il touche à des phénomènes non seulement universels, mais aussi très sensibles, très profonds et très communicables ! Les questions liées à la conservation et à l’archivage des enregistrements de terrain des ethnomusicologues sont également cruciales, dans la mesure où ces documents fournissent les éléments d’une mémoire de l’humanité en devenir. L’ouvrage collectif intitulé Mémoire vive (2009), dont j’ai coordonné la publication à l’occasion de l’exposition « L’air du temps », tente d’apporter certaines réponses à ces questions.
J’attends aussi beaucoup de la multiplication des relations entre chercheurs, du travail d’équipe. Notre petite corporation de la Société Française d’Ethnomusicologie (SFE) en est une heureuse illustration. J’en profite pour souligner à ce propos qu’une de mes grandes joies est de voir à quel point la SFE s’est identifiée aux Cahiers : il y a là un réel partenariat qui, pour moi, est extrêmement stimulant. Si les Cahiers peuvent poursuivre ce rôle de liant, je serai le plus heureux des hommes – ou en tout cas des ethnomusicologues !
Dans Les Feux de la Déesse, tu énonces en préambule : « Les motivations profondes des ethnologues sont ainsi souvent de deux ordres, à la fois opposés et complémentaires : la recherche de l’autre dans sa différence, et la recherche de soi-même en l’autre » (2004 : 19). Qu’as-tu trouvé ?
S’il fallait résumer, je dirais tout d’abord la confirmation d’intuitions initiales, la découverte de quelques réalités pressenties, parfois un réel bouleversement existentiel face à certaines manifestations de la beauté et de la spiritualité, et aussi la conviction que la musique, toute musique, est probablement l’expression la plus essentielle de la sensibilité humaine, dans la mesure où elle place d’emblée la communication au delà des limites du langage verbal… tout cela à travers la rencontre de quelques personnes remarquables !