- 1 Une partie des matériaux d’enquête utilisés pour cet article proviennent de mes recherches effectué (...)
- 2 Qu’est-ce que le Patrimoine Culturel Immatériel, UNESCO, document consulté en ligne sur le site de (...)
1Conséquence de la mondialisation1, la remise en cause de « l’intégrité des cultures traditionnelles » (Abelès in Appaduraï 2005) constitue un des moteurs essentiels de la réflexion et des actions de sauvegarde patrimoniale contemporaines. Cette orientation est au cœur des dispositifs actuels de mise en valeur du Patrimoine culturel immatériel de l’humanité (PCI) par l’UNESCO. Répondant à la nécessité de « maintenir la diversité culturelle » et de favoriser le « dialogue interculturel », la sauvegarde « des traditions et des expressions vivantes héritées » vise en quelque sorte à lutter contre les nouvelles formes de domination et d’aliénation culturelle. Elle est, au final, considérée comme un facteur de paix et un élément de « cohésion sociale »2.
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2Face à une nouvelle culture mondialisée, il s’agit de permettre aux patrimoines plus anciens et localisés de se maintenir dès lors que les « groupes » qui en sont les porteurs estiment que ces patrimoines sont partie intégrante de leur identité. La Convention de 20033, ainsi que les différents documents pédagogiques édités au sujet du PCI et de son application, insistent particulièrement sur ce rôle primordial des « communautés » qui doivent être partie prenante des actions de mise en valeur : « La Convention se concentre sur les expressions vivantes du patrimoine culturel immatériel qui sont considérées comme importantes par les communautés. Ces expressions leur procurent un sentiment d’identité et de continuité »4.
3La position centrale attribuée aux « communautés » paraît opérer comme une garantie de pertinence, d’efficacité et de moralité des actions liées au PCI, dans la mesure où les groupes qui portent les cultures deviennent les initiateurs et les acteurs de leur sauvegarde. Sur le papier, ce principe directeur est difficilement attaquable. Il se présente comme un garde-fou contre les malentendus culturels et les risques de détournement de la sauvegarde patrimoniale, dont les porteurs de culture pourraient alors devenir les instruments et les laissés pour compte (Aubert 2010).
- 5 La définition « ouverte » donnée aux concepts de communauté et de groupe par l’UNESCO révèle une vo (...)
4Toutefois, en prenant la « communauté » et le « groupe » comme cadre de référence premier et presqu’exclusif de l’identification et de la valorisation des patrimoines, la Convention ne pêche-t-elle pas par excès de culturalisme ? Sous-jacente aux principes fondateurs du PCI, l’idée d’une correspondance entre une expression culturelle et une communauté ou un groupe qui la porte (et dont les aspirations liées à l’identité ne seraient que culturelles) ne minore-t-elle pas les enjeux – politiques, culturels, sociaux, économiques – inhérents à la construction et à la négociation des identités dans le monde contemporain ? En réitérant, avec nuance certes, l’image de communautés plutôt homogènes qui portent unanimement une même culture ancestrale5, les axes directeurs développés par le PCI sont-ils véritablement adaptés au « travail de l’imagination » (Appaduraï 2005 : 32-42) et de construction de soi qui, de façon parfois conflictuelle, accompagne les communautés en question dans la valorisation patrimoniale ?
5À travers le cas de l’inscription du maloya au PCI de l’Humanité par l’UNESCO, et à la lueur de ces questionnements, j’aimerais interroger deux notions qui, renvoyant à des finalités et des principes éthiques essentiels dans la mise en place et l’application du PCI, ont été mises à mal à La Réunion du fait même de cette inscription : le dialogue interculturel et la cohésion sociale. En revenant, de façon critique, sur ma participation à ce processus de labellisation, je souhaite également contribuer à une réflexion sur le rôle et la position critique que la recherche scientifique pourrait/devrait tenir dans ce type de revalorisation patrimoniale.
- 6 « Notre maloya est mondial ! » : expression utilisée dans la presse suite à l’annonce de l’inscript (...)
6Le premier octobre 2009, le maloya a été inscrit sur la liste représentative du PCI. Le dossier, transmis par l’État français à l’UNESCO, avait été initié et rédigé dans le courant de l’année 2008 par l’équipe scientifique de la Maison des civilisations et de l’unité réunionnaise (MCUR, institution muséale alors financée par le Conseil régional de La Réunion) et, plus accessoirement, par le Pôle régional des musiques actuelles (PRMA) de La Réunion. Travaillant moi-même pour le PRMA, je fus sollicité en mai 2008, alors que je menais une enquête de terrain à l’île Maurice, pour documenter une partie des éléments scientifiques du dossier. Je le fis volontiers avant de reprendre rapidement le cours de mes enquêtes. Au PRMA, la chargée du patrimoine participa aussi à la rédaction du dossier, dont la version finale fut revue et corrigée par l’équipe de la MCUR.
7Lorsqu’un an plus tard j’appris la nouvelle de l’inscription du maloya par l’UNESCO, je ressentis une certaine satisfaction à l’idée d’avoir contribué, même modestement, à une candidature réussie et à la reconnaissance d’une facette importante du patrimoine musical réunionnais. Cependant, face à l’ampleur que prit cette inscription à La Réunion et face à la virulence des débats qu’elle suscita, un ensemble de réflexions et de questionnements sur l’impact qu’une telle labellisation pouvait avoir sur la diversité musicale et la vie culturelle insulaire émergèrent, nuançant fortement mon enthousiasme initial.
8En revenant sur quelques-uns des enjeux culturels, politiques et éthiques qui ont touché à l’entrée du maloya au patrimoine culturel de l’humanité, il ne s’agira aucunement de chercher à m’extraire d’une réalité dans laquelle j’ai été impliqué, ni de condamner après coup une reconnaissance culturelle qui peut paraître légitime. Il s’agira plutôt de mettre en perspective le caractère problématique des labellisations musicales et de réfléchir au rôle que pourraient jouer les organismes de recherche dans l’expertise de ce genre de « dossier ».
9Le conflit qui a émergé après l’annonce de l’inscription du maloya au PCI a cristallisé un ensemble de ressentiments identitaires qui s’inscrivent dans la continuité des rapports de force politiques et culturels qui ont fait suite à la départementalisation de l’île en 1946. Les années 1960 et 1970 ont de fait été marquées par un clivage politique autour du statut territorial de La Réunion. À la droite départementaliste au pouvoir s’opposait une extrême gauche autonomiste, voire indépendantiste, représentée par le Parti communiste réunionnais (PCR) et d’autres organisations comme le Front de la jeunesse autonomistes de La Réunion (FJAR) ou encore l’Organisation communiste marxiste-léniniste de La Réunion (OCMLR). Cette opposition droite/gauche qui recouvrait un désaccord sur la question de la gouvernance de l’île était elle-même alimentée par des prises de position culturelles (Samson 2006).
10Avec la langue créole, la musique constitua un des enjeux de cette bipolarisation politique. Jusqu’aux années 1960, la musique réunionnaise avait essentiellement été représentée médiatiquement et officiellement par le séga (chanson créole jouée sur des instruments modernes) et par les répertoires de danse folklorique. Comme aujourd’hui, le séga n’avait pas de véritable connotation ethnique ou communautaire ; il s’inscrivait dans un ensemble de pratiques, en particulier les bals et les radio-crochets, qui étaient susceptibles de toucher toutes les catégories sociales de La Réunion. Le maloya était, quant à lui, plus clairement associé aux travailleurs des plantations sucrières, descendants d’esclaves et d’engagés d’origine africaine, malgache et, dans une autre mesure, indienne. Il était très peu présent dans les médias et il n’existait que de façon indirecte et anecdotique dans l’espace public. Son existence était alors plutôt communautaire et familiale. Les pratiques diverses auxquelles renvoyaient ce genre (bal maloya, culte des ancêtres, moringue…) constituaient un pan minoré dans la hiérarchie culturelle insulaire. Dans sa forme musicale la plus « archétypique » (chant alterné soliste/chœur, usage de tambours, de hochets et d’idiophones de fabrication artisanale), le maloya contrastait fortement avec le séga, bien que ces deux musiques entretiennent des affinités rythmiques et mélodiques.
11Dans les années 1970, le PCR fit du maloya son emblème musical. Il publia deux disques de maloya enregistrés durant le Congrès du parti de 1976. À partir de cette période s’engagea une concurrence de représentativité plus ou moins claire entre le séga et le maloya, qui s’intensifia à mesure que le PCR gagnait en visibilité politique et que le maloya entrait dans l’espace public. Dans les discours militants d’extrême gauche, le séga devint symbole d’assimilation culturelle, d’urbanité, voire de collusion avec le pouvoir départementaliste (et l’idéologie néocoloniale qu’il véhiculait), alors que le maloya symbolisait la résistance culturelle, la ruralité, la voix des démunis et le renouveau du « Peuple réunionnais »… Bien que cette opposition bipolaire prît appui sur une certaine réalité, son existence fut essentiellement liée aux discours militants et culturels qui pensaient la représentativité musicale de façon plutôt exclusive. La virulence des luttes politiques ne permettait pas d’imaginer une possible cohabitation du séga et du maloya (comme c’est pourtant le cas dans le vécu musical réunionnais). D’une certaine façon, le maloya briguait la place de musique « nationale », à la place du séga. En dépit de l’adoption du maloya par certaines troupes folkloriques proches de la droite à la fin des années 1970, cette représentation bipolaire marqua profondément le champ musical réunionnais des décennies suivantes (Desrosiers 1996). À l’heure actuelle, tous deux s’inscrivent toujours dans une forme d’alternative culturelle et identitaire, laquelle a été de nouveau réveillée (ou révélée) par l’inscription du maloya au PCI.
Fig. 1. Pochette du premier 33 tours de maloya, enregistré en 1976 à l’occasion du IV e congrès du Parti Communiste Réunionnais.
12Les années 1980 furent celles de l’entrée du maloya dans l’espace public et médiatique. Elle eut lieu à la faveur de plusieurs grandes évolutions institutionnelles et médiatiques : création du Conseil régional (à la présidence duquel le PCR accéda en 1983), création de la Direction régionale des affaires culturelles (DRAC) de La Réunion, libéralisation des ondes et apparition des premières télévisions privées, réorganisation de l’industrie phonographique locale (en lien avec l’émergence de la grande distribution et de la consommation de masse) et structuration d’un réseau de diffusion (salles de spectacle, théâtres…). Ces évolutions accompagnèrent une réflexion sur la place de l’africanité et de l’indianité dans l’identité et la culture réunionnaises, réflexion qui se traduisit par une intense politique institutionnelle de commémoration.
13En dépit de ce volontarisme institutionnel, la position du maloya demeure ambivalente. Valorisé au niveau identitaire et institutionnel, il est aussi très présent dans les politiques d’exportation de la musique réunionnaise. Depuis le début des années 1980, il a par ailleurs profondément pénétré la création musicale à travers des genres-fusion comme le malogué (maloya-reggae), le maloya électrique, le raggaloya (ragga-maloya), le jazzoya (jazz maloya), le maloya raï… Aujourd’hui, quelques groupes de maloya néo-traditionnel ont aussi un gros succès dans l’île, qui concourt à leur professionnalisation. Pourtant, comme le montre l’analyse de la production phonographique insulaire, les genres musicaux locaux les plus consommés localement restent le séga et, dans une moindre mesure, le ragga dance hall réunionnais : fers de lance de la production phonographique, ils sont aussi les genres locaux dominants sur les ondes radiophoniques et sur les chaînes de TV musicales. Comme j’ai déjà pu le montrer ailleurs (Desroches & Samson 2008), le maloya est une musique fortement chargée d’un point de vue identitaire et mémoriel, mais qui conserve une marginalité dans l’économie musicale insulaire. C’est d’ailleurs cette marginalité qui explique en partie sa prise en charge institutionnelle et le fait qu’en dépit de sa visibilité locale et internationale, il continue d’être le porteur d’un discours de résistance.
- 7 Discours filmé, consulté en ligne sur le site du Conseil Régional de La Réunion, le 15 janvier 2010 (...)
14S’inscrivant dans ce discours, la MCUR était un musée et centre culturel en projet dont l’ouverture officielle, prévue en 2011, constituait la pierre de touche de la politique culturelle du Conseil Régional de La Réunion, lequel était alors présidé par Paul Vergès, leader historique du PCR. Les actions menées par l’équipe scientifique de la MCUR avaient notamment pour objectif explicite de restituer l’histoire et la culture de La Réunion en intégrant la diversité des apports culturels de l’île et en accompagnant la formation de son unité. Dans le programme scientifique et culturel de la MCUR, les directeurs scientifiques du musée (Françoise Vergès et Carpanin Marimoutou) précisaient à ce propos : « La MCUR témoignera de la culture dans son sens le plus large, celle des peuples, et pas seulement la culture étatique, officielle ou celle des élites » (Vergès et Marimoutou 2006 : 54). Lors d’un discours tenu en avril 2009 au Conseil Régional7, Paul Vergès insistait, dans le même sens, sur le fait que la MCUR visait à rétablir l’égalité des civilisations et des cultures constitutives de la pluralité culturelle réunionnaise, afin de lutter contre les conséquences de l’idéologie coloniale qui prônait l’inégalité des cultures. Cette idéologie coloniale étant considérée comme à l’origine des inégalités sociales réunionnaises contemporaines, rétablir l’égalité des cultures signifiait, dans l’argumentaire de Paul Vergès et de la MCUR, lutter contre les injustices sociales et économiques dont étaient victimes les descendants d’esclaves et d’engagés africains, malgaches et indiens. Précisant la finalité principale de la MCUR, Paul Vergès insistait sur le fait que « décoloniser les consciences » et « extirper le racisme et les racines de l’inégalité » (par l’entremise de ce projet culturel) constituait « la condition préalable pour réaliser l’unité réunionnaise ».
15Ainsi, bien que le programme fît le vœu d’intégrer l’ensemble des composantes constitutives de l’histoire culturelle insulaire, il s’agissait en priorité, toujours selon Paul Vergès, de rendre hommage « à plus d’un siècle de générations d’esclaves ». Le bâtiment en projet qui devait accueillir le musée fut lui-même présenté comme « un mausolée à ces martyrs » et « comme le premier grand hommage à ceux qui ont été offensés, humiliés pendant des siècles ». Ceci s’inscrivait pour Paul Vergès dans un acte historique de devoir de mémoire qui devait constituer une réparation des injustices historiques dont le peuple réunionnais a été dans sa majorité victime.
- 8 Egalement appelé Narglon, le bal tamoul est une forme de théâtre dansé et musical où l’on met en sc (...)
- 9 Danse combat d’affinité africaine et malgache dont la pratique est attestée à la Réunion depuis la (...)
16Selon cet argumentaire, qui sous-tendait toute la politique commémorative de la MCUR, il n’y avait pas de peuple uni possible sans la reconnaissance des traumatismes subis par la majorité de ses ancêtres. L’Unité passait également, dans cette optique, par la mise en valeur des œuvres culturelles, pour la plupart immatérielles, que cette majorité opprimée a créées. En 2004, la Région et la MCUR ont ainsi inauguré un titre honorifique reconnaissant « la contribution d’une Réunionnaise, d’un Réunionnais à la préservation, à la valorisation, à la création et à la transmission du patrimoine culturel immatériel réunionnais » (MCUR 2009). Cette distinction honorifique, intitulée en créole Zarboutan nout kiltir (ZNK), peut se traduire en français par l’expression « Piliers de notre culture ». Entre 2004 et 2005, cinq musiciens de maloya reçurent le titre de ZNK, suivis en 2009 par des chanteurs de bal tamoul 8 et des danseurs de moringue 9.
17L’objectif de cette entreprise commémorative était essentiellement de mettre en valeur les tenants des traditions orales et du patrimoine immatériel qui, jusque-là, n’avaient pas été officiellement reconnus ou récompensés par les institutions culturelles locales (État, collectivités territoriales…) et restaient de ce fait dans l’anonymat. Conformément à cette orientation, aucun musicien de séga ne reçut le titre de ZNK durant tout le temps que dura l’action commémorative de la MCUR. Depuis une vingtaine d’années, plusieurs musiciens de séga ont en effet été promus au titre de chevalier des arts et des lettres ou à l’ordre national du mérite. Ils reçoivent aussi des médailles de la SACEM et leurs enregistrements des années 1950 à 1970 font l’objet d’un important programme de rééditions par le label Takamba du Pôle régional des musiques actuelles (PRMA). Reconnus officiellement, et depuis longtemps, ils n’entrèrent, semble-t-il, dans la politique de rééquilibrage culturel de la MCUR que comme point de référence à contrebalancer (par une action commémorative volontariste). Bien que ne renvoyant plus à des positionnements tranchés sur la question du statut politique de l’île, la concurrence entre le séga et le maloya pour l’accès au patrimoine musical officiel de La Réunion était donc toujours implicitement perceptible dans le projet du Conseil régional qui, tout en affichant des objectifs culturels ouvertement « œcuméniques », continuait à s’inscrire dans les orientations du militantisme culturel communiste des années 1970.
Fig. 2. Tee shirt distribué par la MCUR à l’occasion de l’inscription du maloya au PCI. Le slogan en créole « Maloya. Zarlor tout demoun si la tèr », qui signifie littéralement « Maloya. Trésor de tous sur la terre », est une traduction imagée de Patrimoine Mondial de l’Humanité.
- 10 « Peuple de La Réunion. Peuple du Maloya », Ediroi, Document no 2, 1976.
18En filigrane du travail de mémoire de la MCUR (dans lequel le maloya tenait une place centrale), on perçoit en effet la continuité existant entre les axes prioritaires de cette institution et les orientations culturelles du PCR des années 1970. L’importance accordée, dans les orientations de la MCUR et les discours de Paul Vergès, au « Peuple réunionnais » (qu’il restait à unifier et, d’une certaine façon, à réformer à travers un programme mémoriel et culturel) constitue de ce point de vue un dénominateur commun. Les deux premiers disques de maloya édités en 1976 par le PCR et enregistrés à l’occasion du IVe congrès du Parti, avaient déjà largement mis en valeur ce registre sémantique, l’un de ces disques s’intitulant même « Peuple de La Réunion. Peuple du Maloya »10. Alors que le maloya était marginal dans l’espace public, ce titre avait eu en quelque sorte valeur de slogan mais peut-être aussi de programme…
- 11 Article consulté en ligne le 18 janvier 2010, sur le site internet : http://www.regionreunion.com.
- 12 Article consulté en ligne le 20 janvier 2010, sur le site internet du journal Témoignages : http:// (...)
19Comme en écho au titre de ce disque, l’article qui, sur le site internet du Conseil Régional, annonça la nomination du maloya s’intitulait : « Le maloya inscrit au patrimoine mondial de l’UNESCO. Une reconnaissance internationale de la culture réunionnaise »11. D’après ce titre, ce n’était donc pas une musique qui était reconnue à travers l’inscription du maloya au patrimoine de l’humanité, mais la culture réunionnaise dans son ensemble. Comme dans le titre du disque du PCR, une synecdoque faisait du maloya le symbole musical de la culture réunionnaise. Dans un registre assez proche, le journal Témoignages (organe de presse proche du PCR) titrait le 2 octobre 2009 à propos du disque précité : « 33 ans après « Peuple de La Réunion, peuple du Maloya ». Nouvelle victoire d’un combat réunionnais : le maloya de l’île de La Réunion dans le patrimoine mondial »12.
20Les faits précédemment décrits montrent que l’inscription du maloya au PCI ne s’est pas effectuée de façon neutre dans le terrain culturel et institutionnel réunionnais. En fait, la reconnaissance internationale du maloya a constitué une ressource dans un processus conflictuel d’emblématisation musicale. Inscrits dans des rapports de force politiques et culturels locaux, les débats qui ont émergé ont directement questionné le contenu de l’identité musicale collective des Réunionnais. En fait, le maloya, le séga et, dans une moindre mesure, les musiques de l’hindouisme composant cette identité, ont révélé autant qu’attisé une absence de consensus mémoriel.
- 13 Dans les discours de la direction culturelle de la majorité régionale au pouvoir jusqu’en mars 2010 (...)
- 14 Pour la démonstration, nous développerons dans cette partie les arguments d’opposition à l’inscript (...)
21Dans un contexte multiculturel, placer une musique au centre d’une culture musicale toute entière (comme tendaient à le faire ouvertement certaines institutions au moment de la labellisation13 ) relève d’un volontarisme. Celui-ci, inhérent à l’action politique, est rapidement devenu la cible des opposants aux positionnements culturels et mémoriels de la région et de la MCUR14. Le premier argument d’opposition à la nomination du maloya au PCI a concerné précisément la prééminence qui semblait lui être conférée – du fait de sa labellisation – dans l’ensemble de la diversité musicale réunionnaise. Nombre d’opposants posèrent en fait la question suivante : pourquoi le maloya serait-il spécifiquement labellisé et pas les autres musiques réunionnaises ?
22En octobre 2009, dans un temple hindou de l’ouest de l’île, j’assistai à un bal tamoul. Le prêtre, responsable du temple, qui est connu pour son militantisme culturel et son engagement en faveur de la reconnaissance de l’hindouisme populaire à La Réunion dans les années 1970, regretta que le public venu assister à représentation théâtrale ne soit pas plus nombreux. Dans son discours, il aborda rapidement la question du maloya, en prenant à témoin Danyèl Waro, le célèbre artiste de maloya, présent ce soir-là :
- 15 D. Saingany, discours à caractère public, novembre 2009, Chapelle la misère, Saint-Gilles les Hauts (...)
Je veux dire quelque chose. Vous avez entendu que, dans les médias, ils ont annoncé que le maloya c’est la culture réunionnaise, totalement la culture réunionnaise. Il ne faut pas en vouloir à ceux qui ont fait le maloya. Regardez Danyèl Waro qui est parmi nous ce soir, c’est le Roi du maloya à La Réunion, il est avec nous pour animer ce bal tamoul. Si l’État ne reconnaît pas le bal tamoul aujourd’hui, c’est à cause de nous, descendants d’Indiens, qui rejetons notre culture. Nous sommes paresseux, nous avons envoyé deux mille invitations pour ce bal, et il n’y a presque personne. Alors que quand les gens du maloya font leur fête, là les gens viennent écouter. Nous, les Malbar, nous attendons passivement que l’État nous reconnaisse. Mais nous ne nous rendons pas compte que quand l’Etat ne reconnaît que le maloya comme la culture réunionnaise, demain, quel que soit le pouvoir politique qui dirigera le pays, on considèrera les Malbar comme des riens du tout. Alors que si les Malbar étaient courageux, venaient écouter le bal tamoul, apprendre le bal tamoul, le pouvoir nous aurait reconnus, comme le maloya »15.
23Cette prise de position est révélatrice de la façon dont la labellisation du maloya peut être réinvestie localement. Deux enjeux principaux émergent dans ce discours, témoignant d’un processus de réinterprétation dont les effets peuvent paraître contraires aux objectifs affichés dans la mise en valeur du PCI (dialogue interculturel, cohésion sociale…). Le premier enjeu concerne l’exclusivité culturelle qui, aux yeux du prêtre, est accordée au maloya via sa reconnaissance par les instances nationales et internationales : il insiste sur le fait que seul le maloya a été reconnu, alors qu’il existe d’autres patrimoines musicaux qui méritent d’être valorisés. Le second enjeu, qui découle directement du premier, a trait à la relation entre musique et représentation culturelle collective : en étant reconnu par l’UNESCO, le maloya devient le symbole de « toute la culture réunionnaise », ce qui est perçu comme une mise en danger du patrimoine culturel de sa propre communauté (les descendants d’Indiens) si elle ne s’y investit pas davantage. Comme le faisaient les articles de presse précités, mais sur un ton qui n’est plus dithyrambique, l’inscription du maloya est donc abordée comme une sorte de nomination au statut de culture musicale nationale (c’est-à-dire susceptible de représenter La Réunion au niveau international). Il est à ce propos intéressant de noter que ce prêtre avait lui-même reçu le titre de ZNK par la MCUR en 2008 et que des musiciens de bal tamoul ont également reçu ce titre en 2009. Mais la reconnaissance de l’UNESCO (qui, dans le discours, est confondu avec l’État) est sans doute perçue de façon plus puissante symboliquement que les titres honorifiques de la MCUR et du Conseil régional de La Réunion. Elle est donc interprétée par ce prêtre dans le cadre d’une sorte de concurrence culturelle et communautaire dont il joue lui-même pour essayer de responsabiliser les Malbar vis-à-vis de leur propre patrimoine (comme le font « les gens du maloya »).
24Dans un registre plus polémique, une animatrice historique du courant folklorique réunionnais regrettait dans la presse l’instrumentalisation idéologique de la reconnaissance du maloya, en mobilisant des arguments touchant également à la fonction « emblématique » conférée au maloya à travers son inscription au PCI :
- 16 B. Ladauge, in Journal de l’île, 2 octobre 2009.
Moi, ce qui m’étonne c’est de ne voir que le maloya et pas le séga au patrimoine de l’UNESCO. Le maloya, historiquement, c’est du séga […]. C’est comme ça qu’on appelait la danse des esclaves. C’était un cri d’encouragement compris par toutes les ethnies d’Afrique […]. C’est le rythme de base de nos musiques qui se distinguent simplement l’une de l’autre par une différence de tempo. Dommage d’avoir fait du maloya pour des raisons politiques un outil de haine, de violence et de racisme qui continue de pourrir la culture créole »16.
- 17 Les conflits culturels et politiques des années 1960-1970, qui ont donné lieu à la revitalisation d (...)
25De nouveau, la labellisation du maloya est interprétée dans le cadre de la représentativité musicale et de la cohabitation des cultures musicales insulaires, le maloya, reconnu, devenant symbole identitaire aux dépens du séga. Comme dans le témoignage précédent, ce qui pose problème dans ce cadre d’interprétation, c’est l’exclusivité accordée au maloya : pourquoi le maloya particulièrement et pas le séga ? L’auteur revient à ce propos sur un point de conflit sensible qui concerne les relations existant entre le séga et le maloya. D’après elle, le maloya et le séga appartiennent à la même culture musicale, le premier étant en quelque sorte issu du second. Jusqu’au début du XXe siècle, le terme séga désignait, de fait, à la fois : 1) la musique spécifique des descendants des travailleurs africains et malgaches (ce que l’on appelle aujourd’hui maloya) ; 2) la chanson créole (que l’on appelle aujourd’hui séga). Ce n’est que dans le courant du XXe siècle, et en particulier à partir des années 1930, que la distinction terminologique que l’on connaît aujourd’hui s’est réellement cristallisée17. L’auteur joue donc sur l’histoire des terminologies et les affinités rythmiques qui existent entre le maloya et le séga pour remettre en cause la séparation affichée entre les deux genres. En affirmant la prééminence historique du séga (dont le maloya serait en fait une variante), elle sous-entend sa plus grande légitimité au titre de patrimoine mondial tout en repensant ses contours musicaux. En dépit de son caractère partisan – l’auteur est une farouche opposante au PCR – sa prise de position pose la question de la définition des objets culturels labellisés. Elle montre en particulier combien la reconnaissance par les « communautés » elles-mêmes de ce qui constitue leur « culture musicale » est loin, dans certains cas, d’aller de soi…
26Pour évoquer un dernier registre de réactions négatives à l’inscription du maloya au PCI, je reviendrai sur une discussion informelle que j’eus avec un compositeur de séga réputé à La Réunion. Musicien de bal et de studio dans les années 1960-70, il fut nommé en 2007 au titre de Chevalier des arts et des lettres. Membre important de la commission de la SACEM à La Réunion, il assista, à ce titre, à la cérémonie de remise des prix ZNK organisée en octobre 2009 au conservatoire de Saint-Benoît par le Conseil régional de La Réunion et la MCUR. Au cours de cette cérémonie, le maloya (tout récemment inscrit au PCI) était à l’honneur, mais aussi le bal tamoul et le moringue. Remise des prix, discours (de Paul Vergès et de Françoise Vergès) revenant sur les axes philosophiques du projet de la MCUR (« réparation », « décolonisation des consciences », reconnaissance de la mémoire de l’esclavage…), prestations musicales et chorégraphiques (maloya, bal tamoul, moringue) constituèrent les principaux moments de cette célébration. À la fin de la cérémonie, alors que nous avions engagé la conversation sur ces solennités, le ségatier 18 me fit part de son sentiment personnel et, après un temps d’hésitation, me dit : « C’est bien tout ça… mais pourquoi ressasser toujours ces histoires d’esclavage et de souffrance ? » En faisant part de sa gêne face à l’évocation récurrente du thème de l’esclavage et de la réparation, ce musicien illustra une position réfractaire à la notion de « devoir de mémoire ». Cette position se rencontre régulièrement à La Réunion et est souvent mobilisée pour exprimer sa distance vis-à-vis d’une certaine forme de militantisme culturel que l’on juge trop ancrée dans le passé, voire liée à des positionnements politiques.
27À l’issue des élections régionales de 2010, qui virent l’échec de Paul Vergès et de son parti, la nouvelle majorité (de droite) en place vota rapidement la fin du projet MCUR : la nomination des ZNK fut également abandonnée. Tout en organisant en 2010 des festivités pour commémorer l’anniversaire de l’inscription du maloya à l’UNESCO, le Conseil Régional marqua clairement sa rupture avec les orientations de la précédente majorité. Au devoir de mémoire et au rééquilibrage culturel succéda la mise en valeur des atouts touristiques de l’île, annoncée comme la priorité régionale. De façon symbolique, la première allocution télévisée du nouveau président Didier Robert remit en cause l’emblématisation du maloya. Après avoir annoncé la fin programmée de la MCUR et avoir accusé ce projet d’être une entreprise de « réécriture de l’Histoire », il replaça le séga au premier plan : « Nous allons remettre en valeur notre culture réunionnaise ! Notre séga ! Et aussi notre maloya… »
28Le cas de l’inscription du maloya au PCI montre le caractère problématique, dans le contexte post-colonial et multiculturel réunionnais, des cadres conceptuels et éthiques de la Convention de 2003. Tout d’abord, il paraît clair que la mise en valeur, à un moment donné, d’une facette particulière (et longtemps minorée) d’un ensemble culturel et musical risque d’être interprétée comme la négation ou l’oubli des autres facettes de cet ensemble. On voit ainsi comment le focus effectué sur un aspect historiquement négligé de la culture réunionnaise a conduit à des réactions d’ordre communautaire qui, face à un sentiment de mise à l’écart, revendiquent la prééminence pour leur propre culture. Le risque est que, plutôt que de faire œuvre d’apaisement culturel, un processus de labellisation patrimoniale suscite une sorte de ressentiment communautaire qui, contrairement à ce qui est recherché au départ, renforce la concurrence plutôt que le dialogue. Dès lors qu’une musique en vient à être considérée (même sans que cela soit voulu) comme La culture musicale et non pas comme un des accès possibles à cette culture, on fait face à un risque d’appauvrissement, un seul trait d’une culture pouvant difficilement être considéré comme caractéristique de son ensemble.
29Un autre risque de dérive perceptible dans le cas du maloya concerne le rapport entre devoir de mémoire et sentiment communautaire. Dans le cas du maloya, il paraît en effet légitime de s’interroger sur la communauté qui le représente et qui le considère comme important : sont-ce les Réunionnais dans leur totalité ? Ceux qui revendiquent d’être descendants d’esclaves et d’engagés ? En d’autres termes, y a-t-il un groupe (pour ne pas dire un peuple) clairement défini derrière le maloya ? Quelles en sont les frontières et les marques distinctives : la couleur ? la situation sociale ? les pratiques culturelles ? l’affiliation politique ? des aspirations culturelles ou des pratiques religieuses communes ? l’appartenance à un même territoire ?… Au vu de la position ambivalente du maloya dans le champ culturel réunionnais et de la complexité, voire de la violence des débats qui touchent à son accession au rang d’emblème, répondre de façon catégorique à ces questions (que cela soit positivement ou négativement) relève presqu’inévitablement d’un positionnement conflictuel. Entre discours à tendance négationniste ou amnésique et discours de revanche sur l’Histoire, la mobilisation à des fins identitaires ou politiques des notions (traitées comme allant de soi) de groupes et de communautés ouvre le champ à des abus possibles de la mémoire (Todorov 2004), dont la réification et l’instrumentalisation réciproque des statuts de bourreaux et de victimes issus de la période coloniale est, à La Réunion, le plus visible. Cette réification constitue un terreau favorable aux discours et aux prises de positions essentialistes, nuisibles au dialogue culturel.
30Ces réflexions, qui demandent encore à être discutées, n’ont pas à être perçues comme un discrédit jeté sur l’inscription du maloya au PCI et, d’une façon plus générale, sur la mise en valeur des patrimoines musicaux. Elles concernent plutôt le contexte, les conditions d’exercice de cette labellisation et sa prise en charge. Dans le cadre d’une logique de rééquilibrage culturel qui, dans le contexte réunionnais, peut être considérée comme légitime, les conflits et les réactions d’opposition paraissent inévitables. C’est d’ailleurs peut-être une des vertus de la commémoration culturelle et de la revitalisation patrimoniale que d’être problématiques : c’est sans doute à ce prix qu’elle devient un révélateur de tensions sociales et culturelles. S’il n’est pas nié ou instrumentalisé, mais pris en charge et accompagné, ce caractère problématique pourrait ainsi porter plus de fruits que s’il en reste, comme c’est le cas actuellement à La Réunion, au stade des discours et des pratiques commémoratives.
31Dans cet accompagnement, qui paraît impératif dans le cadre réunionnais, le rôle des chercheurs, collecteurs et agents de valorisation patrimoniale, pourrait être, en amont d’une inscription, de mettre en perspective l’ensemble des enjeux culturels, politiques et sociologiques contemporains dans lesquels une musique s’inscrit. De cette façon, il devrait être possible d’envisager les risques de dérive, d’instrumentalisation et de mésinterprétation dont on a présenté une illustration. En aval, la mise en place d’actions et de programmes de recherche locaux qui pourraient relever d’une sorte de « veille sociologique » devrait permettre de suivre au plus près l’impact des labellisations sur les champs culturels concernés. Ceci serait susceptible d’aider les institutions à gérer l’après-inscription, notamment en ce qui concerne le type d’actions mises en place et la façon dont elles sont perçues localement.
32Que la science, et en particulier l’ethnomusicologie, puisse contribuer au devoir de mémoire et à la lutte contre les inégalités culturelles et sociales paraît légitime et nécessaire. Qu’elle s’engage en faveur d’une meilleure connaissance et reconnaissance de la diversité des cultures musicales de l’Humanité demeure indiscutable. Qu’elle s’inscrive en cela dans les orientations générales de l’UNESCO liées à la diversité et au dialogue culturel semble logique. Pourtant, une fois dépassées ces positions de principe, l’examen que nous venons de faire de la situation réunionnaise montre, une fois encore, l’importance de maintenir une vigilance critique concernant la relation que nous et notre « expertise » entretenons avec l’environnement institutionnel et politique dans lequel nous pratiquons nos recherches…