Olivier DURIF : Musiques des monts d’Auvergne et du Limousin
Olivier DURIF : Musiques des monts d’Auvergne et du Limousin. Collection Musiques du Monde. Paris : Cité de la Musique / Arles : Actes Sud, 1998. 157 p.
Full text
1Ce petit livre aurait pu s’intituler « Mémoires d’un folkeux lyonnais », tant il est rédigé sur le mode narratif. D’une plume vivante, Olivier Durif nous conte sa démarche de musicien en quête de répertoires, de techniques et de styles de jeu sortis des sentiers battus du mouvement folklorique auvergnat des années 1960. C’est en effet l’histoire d’un sauvetage « in extremis » (p. 115) d’une culture paysanne de transmission orale en voie d’extinction qui se déroule au fil des pages. L’auteur semble littéralement fasciné par la mise à nu de tout un pan des musiques traditionnelles de cette importante région française. Face cachée, voire ignorée, des cultures populaires, les pratiques instrumentales de transmission orale, en particulier celle du violon, furent en effet révélées par une petite équipe de collecteurs passionnés, eux-mêmes excellents musiciens, à partir des années 1974-75.
2Un tel « éblouissement » (p. 107), une telle « fascination sans cesse renouvelée » (p. 107) deviennent vite redondants et finissent par peser. Après nous avoir décrit les étapes de son propre apprentissage, reconnaissant avec humour les maladresses habituelles de l’ethnographe débutant, ce ne sont plus que descriptions de personnages légendaires (p. 96), « extraordinaires » (p. 35), de « prodigieuse légende » (p. 35), de « légende colportée dans le monde de la cabrette » (p. 48), de « légendes truculentes », etc. L’auteur tombe dans la démesure et il n’est pas d’adjectif trop fort pour nous décrire jusqu’à « l’extase » (p. 109). Tout en s’indignant (p. 25) du fait que « l’imagerie folklorique et régionaliste du XIXe siècle, héritière des idées romantiques sur la « musique du peuple », a largement alimenté les mythes de musiques populaires […] », l’auteur ne résiste pas à la tentation de nous abreuver à son tour de mythes, terme qu’il semble particulièrement affectionner : « musicien mythique », « instrument mythique » (p. 112), « pays mythique » (p. 17), « campagne mythique » (p. 19), « violoneux mythique » (p. 34), « figure mythique » (p. 65), « véhiculant le mythe positif » (p. 65), « mythique rue de Lappe » (p. 99), « figure mythique » (p. 151), etc. Tous ces mythes sont étoffés d’« épaisseur hypnotique », de « lieu de fête magique », de « religion de la bourrée » (p. 35), de « pouvoirs surnaturels », de « sonorité extraordinaire », de « célébrité universelle » (p. 36).
3Nous sommes très loin d’un exposé scientifique rigoureux présentant problématique, méthodologie et analyse des faits. Et c’est là que le bât blesse. Que l’auteur agrémente son discours d’anecdotes significatives venant étayer une argumentation, passe encore, mais qu’il se laisse aller à un récit essentiellement autobiographique pose problème. D’un état de curiosité amorcé dès les premières lignes, le lecteur en vient vite à se lasser d’un ton aussi bien rousseauiste, servi par une langue pédante, proche d’un essai poétique, qu’aux accents revendicatifs de moins en moins discrets. A force d’évoquer un passé révolu, inaccessible, une culture « impénétrable, voire réfractaire à toute analyse » (p. 110), l’auteur se présente à nous comme l’un des rares témoins vivants pouvant prétendre détenir quelque vérité. Nous savons vers quoi peut conduire ce type de dialectique extrêmement discutable. A quel public Olivier Durif s’adresse-t-il ? Sûrement pas aux chercheurs, et cela peut se comprendre. Sûrement pas aux Auvergnats et Limousins, qu’il a l’honnêteté de saluer d’entrée de jeu pour les oublier très vite. Il est tout de même étonnant que pas une fois n’est relevée cette stupéfiante mutation de la seconde partie du XXe siècle, qui voit les musiques des paysans d’autrefois, sédentaires isolés au fond de campagnes reculées, disparaître de ces lieux et connaître une nouvelle destinée dans les banlieues des grandes cités, sur les scènes de spectacle de plusieurs continents et dans les bacs à disques des commerces spécialisés. Qui se cache derrière le « nous » ? Sont-ce les trois Lyonnais en Citroën rouge (aucun détail ne nous est épargné) qui débarquent en janvier 1975 dans un village perdu du Cantal ? Sont-ce tous les musiciens folkeux remerciés en avertissement ? Sont-ce les spectateurs passés et potentiels de ces mêmes musiciens, itinérants pour cause de professionnalisme ? En valorisant, à juste titre, l’expression « musiques traditionnelles » depuis les années 1980 en France, on a du même coup soulevé un enjeu, celui de son appropriation, créant la confusion entre le passé et le présent, entre les acteurs d’hier et les prétendants à l’héritage. Le terme de revivalisme est d’ailleurs soigneusement évité. Il n’est utilisé qu’une seule fois, dans la légende d’une illustration (p. 105) pour désigner un jeune accordéoniste d’Aurillac. Ce qui revient à laisser entendre que les musiciens traditionnels d’aujourd’hui représentent l’élite des folkeux d’hier, qu’ils sont sans attache régionale particulière, mais bien organisés auprès des pouvoirs publics, en ayant obtenu le statut enviable d’intermittents du spectacle, alors que les jeunes générations d’Auvergnats d’Auvergne, qui osent interpréter une bourrée en amateurs, ne sont plus que des… revivalistes.
4Pourquoi vouloir légitimer à outrance un savoir musical actuel par des anecdotes d’une banalité confondante pour quiconque a pratiqué l’enquête de terrain ? Cet éblouissement devant la ruralité française profonde laisse perplexe. Nous ne sommes plus au lendemain de 1968. Que l’auteur prenne un peu de distance avec sa propre expérience ! Car, de toute évidence, il ne résiste pas à la tentation de se rendre hommage à lui-même, d’avoir compris, lui avant quiconque, ce qu’est l’âme paysanne authentique.
5Il ressort de ce discours un grand malaise. Ni un témoignage original, ni une analyse un tant soit peu objective, ce texte paraît sous-tendu par un impérieux besoin de justifier une expérience personnelle. La démarche intuitive, au demeurant tout à fait louable, d’un musicien à la recherche de nouveaux modèles, où la liberté d’expression s’émancipe des canons esthétiques dominants de ce dernier quart de siècle (pp. 108, 128), en vient à être oubliée au profit d’un plaidoyer en faveur des nouveaux musiciens routiniers. En voulant valoriser des traditions musicales abandonnées par leurs propres acteurs et ignorées des chercheurs patentés (l’équipe du Musée national des Arts et Traditions Populaires est particulièrement visée), l’auteur finit par se flatter lui-même ainsi que ceux de sa génération, pionniers valeureux d’une renaissance, trop présente à mon goût dans le livre. Il en arrive à oublier son sujet. La matière sonore dont il est question est en effet très peu traitée. Si la photographie de couverture présente les jambes de deux danseurs sur une estrade en plein air devant un public bigarré, les danses traditionnelles, dont la rythmique est pourtant à la base d’une grande partie du répertoire des ménétriers de village, ne sont pas décrites. Quelques citations d’observateurs des siècles passés et anecdotes sur les réunions dansantes des émigrés à Paris depuis le XIXe siècle ne renseignent d’aucune manière le lecteur sur ce dont il est question. Les héros de la fête sont avant tout les musiciens, en grande majorité de sexe masculin, que l’on place dans un panthéon imaginaire truffé de pittoresque et de sensationnel. N’ayant manifestement pas lu Patrice Coireault – évoqué p. 71, mais absent dans la bibliographie – Olivier Durif évacue la musique vocale avec une suffisance déconcertante : « il nous plaît à penser que […] la passion de la chanson populaire renvoie essentiellement à elle-même » (p. 81). Etrange manière d’expédier ce qui avait été justement souligné comme la « prééminence du chant dans les milieux populaires » (p. 28). Du reste, le petit chapitre consacré au « Chant : interprètes et paysages », lui-même quelque peu gonflé par un historique de la collecte, est bien maigre aux côtés des huit autres chapitres entièrement voués aux pratiques instrumentales. Sur quels faits l’auteur s’appuie-t-il pour affirmer que les baylèros, ces dialogues de bergers, sont improvisés « sur les notes invariables de la mélodie » (p. 71), alors que toute la documentation concernant les traditions vocales européennes montre combien elles fonctionnent sur le mode de la variation, ce Variationstrieb (instinct de variation) des interprètes-créateurs mis en évidence par les travaux de Constantin Brailoiu ?
6De même, bien que ce soit sans conteste le point fort de l’ouvrage que de rappeler la richesse et la variété organologique des Monts d’Auvergne et du Limousin, de nombreuses questions essentielles sont évacuées, comme par exemple l’abandon du bourdon dans le jeu de la cabrette, phénomène assez original, auquel semble se substituer un jeu de picotage (rappel d’une note grave entre deux degrés d’une mélodie) que l’on retrouve parfois dans le jeu de la vielle et, de manière saisissante, dans celui de certains violoneux, voire d’accordéonistes.
- 1 Un catalogue complet des publications de la Fédération des Associations de Musiques et Danses Trad (...)
- 2 Monique Brandily : Introduction aux musiques africaines. Paris : Cité de la musique / Arles : Acte (...)
- 3 Patrick Williams : Les Tsiganes de Hongrie et leurs musiques. Paris : Cité de la musique / Arles : (...)
7Fait intéressant, après avoir longtemps entretenu l’idée d’une longue filiation entre les ménestrels médiévaux et les musiciens routiniers des campagnes du début du XXe siècle, en passant par les corporations de ménétriers urbains de l’Ancien Régime, l’auteur reconnaît finalement ici que les traditions musicales auxquelles il s’intéresse reposent sur un épiphénomène historique : l’accès de la paysannerie des régions de France à diverses pratiques musicales instrumentales à partir du milieu du XIXe siècle seulement. Autrement dit, les folkeux français des années 1970 se sont attachés à sauvegarder et promouvoir une culture populaire plutôt récente. Là n’est d’ailleurs plus le débat. Ce qui importe, à mes yeux, tient en la spectaculaire révolution musicale de cette fin du XXe siècle où l’information circule si rapidement qu’elle peut certes anéantir des cultures dominées, mais, à l’inverse, diffuser à qui le souhaite une documentation extrêmement spécialisée, naguère encore inaccessible. Car il paraît évident que, sans les moyens d’enregistrement et de conservation du son, tout ce patrimoine oral serait à jamais englouti. Le mérite des collecteurs amateurs, au sens noble, n’en est que plus grand, d’avoir saisi à temps l’opportunité de créer artificiellement le chaînon manquant entre les générations d’avant-hier et celles d’après-demain. Les publications de l’excellente collection Modal, à la rédaction de laquelle Olivier Durif a contribué, montrent combien la documentation sur les musiques traditionnelles de France s’est enrichie au cours des vingt dernières années grâce au concours de centaines de bénévoles, s’organisant en médiathèques, maisons d’édition et de diffusion1. Les exemples sonores accompagnant le présent ouvrage sont d’ailleurs le fruit d’une compilation de publications antérieures. On y regrettera donc l’absence de documents inédits. Regret qui s’adresse, de manière générale à la collection « Musiques du Monde », aux grandes qualités mais dont les livraisons restent très inégales. Comparée à l’excellente Introduction aux musiques africaines de Monique Brandily2, l’essai narcissique d’Olivier Durif fait pâle figure. Il semble que l’actualité l’ait ici emporté sur la rigueur. Comme l’ouvrage de Patrick Williams3, d’une écriture pourtant bien meilleure, Musiques des Monts d’Auvergne et du Limousin souffre d’avoir été rédigé dans la hâte, comme nous le précise la dernière de couverture « à l’occasion du cycle ‘Musiques traditionnelles d’en France’ de la Cité de la musique (février 1998) ».
8Tout compte fait, la partie la plus intéressante de l’ouvrage, et que l’auteur gagnerait à largement développer, concerne ce qu’il nomme « Les temps modernes » et où il se met en scène avec tout un mouvement de musiciens passionnés (là encore majoritairement des hommes instrumentistes), amateurs de plus en plus éclairés, avant de devenir professionnels des musiques traditionnelles d’aujourd’hui et, ce qui me semble particulièrement remarquable, créateurs bien insérés dans le monde contemporain. Espérons que les musiciens actuels, qui se plaisent à « revisiter » (pp. 130, 131) le répertoire des monts d’Auvergne, du Limousin et d’ailleurs, trouvent quelque signification à l’une des dernières phrases du livre (p. 140) : » les nécessités existentielles de la puissance du ‘mythe’, seul capable d’alimenter une oralité trop abstraite pour être consommée sans repères ». On ne peut être plus clair !
Notes
1 Un catalogue complet des publications de la Fédération des Associations de Musiques et Danses Traditionnelles, soutenu par le Ministère de la Culture, peut être reçu gratuitement en écrivant à FAMDT, La Falourdière, F-79380, Saint-Jouin-de-Mily.
2 Monique Brandily : Introduction aux musiques africaines. Paris : Cité de la musique / Arles : Actes Sud, 1997. 156 p.
3 Patrick Williams : Les Tsiganes de Hongrie et leurs musiques. Paris : Cité de la musique / Arles : Actes Sud, 1996. 144 p. (compte-rendu paru dans CMT 10/1997 : 315-317).
Top of pageReferences
Bibliographical reference
Yves Defrance, “Olivier DURIF : Musiques des monts d’Auvergne et du Limousin”, Cahiers d’ethnomusicologie, 11 | 1998, 279-283.
Electronic reference
Yves Defrance, “Olivier DURIF : Musiques des monts d’Auvergne et du Limousin”, Cahiers d’ethnomusicologie [Online], 11 | 1998, Online since 07 January 2012, connection on 13 December 2024. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/1678
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