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Dossier : Paroles de musiciens

Propos de quatre auteurs chinois sur le qin1

Remarks by four Chinese authors regarding qin
Georges Goormaghtigh
p. 163-173

Résumés

La civilisation chinoise a connu de nombreux musiciens qui se sont exprimés sur leur pratique, avant tout conçue comme un art de vivre. Parmi les textes à notre disposition, nous en avons traduit quatre qui s’échelonnent sur près d’un millénaire, à commencer par deux écrits du grand lettré des Song du Nord Ouyang Xiu (1007-1072) dans le style des « notes au gré du pinceau ». Nous traduisons ensuite un texte fondamental de Wu Cheng (1249-1331) avant d’aborder les témoignages attachants d’un musicien plus tardif, Zhu Fengjie ( ?-1864) et d’un maître contemporain, Madame Tsar Teh-yun (Cai Deyun).

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Texte intégral

  • 1 Cet article fait partie d’un ensemble de travaux sur la littérature consacrée au qin réalisés grâce (...)

« En musique pas de tromperie »
Mémorial sur la musique,
IIIe siècle av. J.C.

1Pour rassembler les quelques textes qui constituent l’essentiel de cet article, je n’ai eu que l’embarras du choix. L’art du qin a en effet de tout temps été cultivé par des lettrés pour qui l’expression écrite était le plus naturel des exercices. Les auteurs traduits ici s’échelonnent sur près d’un millénaire. Leur style varie beaucoup tout comme le public auquel ils s’adressent, mais un fil invisible les relie par delà les siècles. Avec l’entrée du qin dans les conservatoires et son apparition sur les scènes de concert, certains aspects de cette ancienne pratique musicale ont changé. L’esprit qui se révèle dans ces quatre textes est cependant resté vivant et continue à nourrir la réflexion de nombreux amateurs.

Quyang xiu (1007-1072)

2Brillant homme d’état, philosophe confucéen, historien, épigraphe, poète et essayiste, Ouyang Xiu fut aussi un amateur de musique et un bon vivant connu pour son non-conformisme, auteur, entre autres, de poèmes érotiques et d’un traité sur la culture des pivoines. A l’âge de trente-neuf ans, alors qu’il était en exil, il se donna le surnom de Zuiweng, « Le vieillard ivre ». A la fin de sa vie il changea de surnom et s’appela Liuyi jushi, « Lettré à la retraite. Un des six » en expliquant : « J’ai rassemblé un millier de rouleaux contenant des inscriptions anciennes, une dizaine de milliers de livres, je possède également un qin, un échiquier, et un pichet de vin. Je vieillis, entouré de ces choses, étant moi-même la sixième d’entre elles. Voilà pourquoi je me suis appelé l’un des six. »

3Outre les deux textes en prose que nous traduisons ici, Ouyang Xiu a écrit différents poèmes sur le qin, dont ce huitain, qu’il offrit à un musicien taoïste :

  • 2 « Zeng Wuwei jun Li daoshi » cité par Cai Zhongde (1990 : 508).

Le qin de maître Non-agir n’a guère plus de trois pieds de long,
Mais il porte en lui la musique des temps immémoriaux.
Les sons ressemblent à ceux du torrent sur la roche :
Jaillissant des profondeurs, ils coulent sans tarir.
Si le jeu du musicien dépend de ses doigts, c’est de son intention que naît lamusique ;
On ne l’écoute pas avec l’oreille mais avec le cœur.
Le cœur et l’intention se trouvant réunis, j’en oublie mon corps
Et ne vois pas les nuées sombres voiler le soleil pâle2.

Fig. 1 : « Bo Ya jouant du qin ». Peinture sur soie de Wang Zhenpeng (c. 1280-1329). Musée du Palais impérial de Pékin

Fig. 1 : « Bo Ya jouant du qin ». Peinture sur soie de Wang Zhenpeng (c. 1280-1329). Musée du Palais impérial de Pékin

Note sur le qin3

  • 3 « Lun qin tie », in Gujin tushu jicheng, Jingji hui bian, Yue lü dian , cité par Cai Zhongde (1990  (...)
  • 4 Allusion au poète Tao Yuanming (365-427) qui possédait un qin sans corde et répondait aux amis qui (...)

4« Lorsque j’étais sous-préfet de Yiling, j’achetai un qin à un certain Liu Wu, originaire du Henan. C’était un instrument ordinaire. Par la suite, monté en grade, j’eus l’occasion d’acheter un instrument de meilleure qualité. Enfin, devenu académicien, je parvins à me procurer un qin des fameux luthiers Lei de la dynastie des Tang (618-907). Plus je m’élevais dans la hiérarchie, plus les instruments que je jouais étaient précieux… et moins j’étais content. Sous-préfet à Yiling, j’avais tous les jours sous les yeux les plus beaux paysages, j’étais libre des contraintes de la vie sociale et bien que mon qin ne fût pas des meilleurs, il me permettait de chasser la mélancolie. Par la suite je montai en grade et fus peu à peu accaparé par les besognes mondaines. Préoccupé par mon renom et mes intérêts, j’avais perdu la pureté de l’esprit. Mes instruments avaient beau être remarquables, je vivais dans la confusion. Comment aurais-je pu trouver la joie ? Je compris alors que l’essentiel est dans l’homme et non dans l’instrument. Pour qui sait délivrer son cœur des soucis, même un qin sans corde est suffisant4. »

Offrande à un ami5

  • 5 « Song Yang Zhi xu », voir Cai Zhongde (1990 : 503).
  • 6 Au même titre que la calligraphie, le qin est souvent pratiqué dans l’idée d’entretenir son souffle (...)

5« Dans le temps, je souffrais d’accès de mélancolie ; quand cela m’arrivait, je me retirais chez moi. Mais j’avais beau faire, je ne parvenais pas à me soigner. Un beau jour je décidai d’apprendre le qin auprès d’un ami, Sun Daozi, qui m’enseigna quelques petites mélodies dans le mode fondamental. J’y pris bientôt un véritable plaisir et oubliai le mal dont j’avais souffert jusque là6.

6L’art du qin peut sembler insignifiant, mais il atteint des sommets quand les aigus répondent aux graves et que toutes les cordes vibrent de concert. Parfois le musicien change de sonorité et presse le pas. Le rythme devient haletant ou, au contraire, il ralentit et coule tranquillement. On entend une falaise qui s’écroule, un rocher qui se fend, une source en montagne, une tempête nocturne. La musique, tantôt douloureuse comme les soupirs du célibataire ou de la veuve, est parfois aussi gaie que le chant des oiseaux qui s’accouplent. Elle exprime les préoccupations de l’empereur Shun, du roi Wen et de Confucius et traduit la souffrance de l’orphelin Boqi et de Qu Yuan le ministre loyal. Les passions ont une grande influence sur le cœur de l’homme, mais la pureté antique du qin et son détachement correspondent parfaitement au langage des anciens, aux écrits de Confucius, aux tribulations des rédacteurs du Livre des mutations, au ressentiment et aux admonestations du Canon des poèmes. Celui qui sait écouter la musique ou, mieux, qui la joue en s’imprégnant de son harmonie, dissipe sa tristesse et chasse ses soucis ; il porte à son comble le pouvoir du qin.

7Mon ami Yang Zhi aime l’étude et a du talent pour les lettres, mais il a échoué plusieurs fois aux examens mandarinaux. Grâce aux mérites de ses ancêtres, il vient finalement d’obtenir un petit poste, malheureusement dans une province lointaine du Sud-Est, ce qui explique une certaine insatisfaction. De plus, il est d’une constitution maladive et, dans ces contrées méridionales, les médecins et les médicaments sont rares, sans compter la difficulté de s’adapter aux coutumes et à l’alimentation locales. Avec une santé fragile, de l’insatisfaction et des problèmes d’adaptation comment ne pas devenir mélancolique et, à la longue, mettre sa vie en danger ? S’il désire tranquilliser son cœur et soigner son mal, la pratique du qin devrait l’aider. Aussi, ai-je composé, en guise de présent de bon voyage, ce texte sur le qin pour accompagner l’instrument que je lui offre au moment de boire avec lui la coupe de vin d’adieu. »

Wu Cheng (1249-1331)

8Grand savant néo-confucéen, Wu Cheng se distingua par sa soif d’apprendre et son amour de l’enseignement. A l’âge de huit ans il mémorisait déjà instantanément les poèmes les plus difficiles. Par la suite ses éditions des Classiques attirèrent l’attention de Qubilaï khan, petit-fils de Gengis khan et fondateur de la dynastie mongole de Chine, qui le nomma secrétaire de l’Académie. Wu Cheng quitta finalement ce poste pour se retirer dans sa province natale du Jiangxi où il termina ses jours dans une chaumière. Sous la dynastie des Ming, un siècle après sa mort, on lui donna le titre posthume de « Rectitude des lettres » ; sa tablette fut placée dans le temple de Confucius.

Dix remarques sur le qin7

    • 7 « Qinyan shize » voir Tang Jianyuan (1971 : 1700). (R.H. van Gulik (1969) donne une bonne traductio (...)

    Lorsqu’on pince les cordes, la main droite ne doit pas dépasser la quatrième marque d’harmonique. On obtient en effet une sonorité plus consistante en attaquant les cordes près du sillet supérieur. Les mouvements des doigts ne doivent être ni relâchés, ni appuyés. La main droite doit être légère, la main gauche ferme.

    • 7 « Qinyan shize » voir Tang Jianyuan (1971 : 1700). (R.H. van Gulik (1969) donne une bonne traductio (...)
    • 8 On retrouve cette même exigence deux siècles plus tôt en peinture chez un Guo Xi par exemple : « Le (...)

    Qu’il y ait un auditeur ou non, il faut toujours, lorsqu’on joue, se comporter comme si l’on était en présence d’un supérieur8 : assis bien droit, l’esprit frais et dispos, le regard concentré, la pensée apaisée. Ainsi, le doigté se corrige naturellement et aucune corde n’émet de fausse note.

  1. Lorsqu’on pose son qin sur la table, il faut laisser à sa droite assez d’espace pour pouvoir facilement manœuvrer les chevilles. Si l’on s’assied juste en face de la cinquième marque d’harmonique, les mouvements des deux mains sont libres et aisés.

    • 7 « Qinyan shize » voir Tang Jianyuan (1971 : 1700). (R.H. van Gulik (1969) donne une bonne traductio (...)
    • 9 Cette idée du danger de la virtuosité gratuite est constamment reprise dans les textes consacrés au (...)

    Dans la production des notes on doit éviter les effets et rechercher le naturel. Toute la subtilité du qin se révèle quand il y a combinaison parfaite entre légèreté et poids et qu’on trouve le bon tempo pour les passages lents et les passages rapides. Un doigté maladroit se traduit par un rythme poussif ; la virtuosité gratuite débouche sur la confusion9. Ce sont là des défauts à corriger à tout prix.

  2. La musique de qin requiert simplicité et sérénité et se passe d’ornements superflus. L’important est de bien saisir les différentes postures des deux mains ; alors seulement l’attitude du musicien est empreinte de gravité et belle à voir. Si l’on joue sans discerner les sonorités produites par l’ongle de celles de la pulpe, si les mouvements des doigts sont mal coordonnés, si – et c’est plus grave – les attaques du pouce, les accords, les arpèges montants et descendants sont exécutés avec une mauvaise position du poignet, on est bien loin d’avoir trouvé un doigté merveilleux.

  3. Le qin requiert de l’élévation. Si l’on change d’expression en jouant, si on laisse errer son regard, si l’on se voûte, si l’on pose un pied sur l’autre en balançant la tête et remuant les lèvres, l’atmosphère manquera singulièrement d’élégance. Dès que l’on prend conscience de ces défauts, on doit les corriger. En outre si les émotions ne sont pas épanouies, des discordances surgissent en foule. Mieux vaut alors s’abstenir de jouer.

    • 7 « Qinyan shize » voir Tang Jianyuan (1971 : 1700). (R.H. van Gulik (1969) donne une bonne traductio (...)
    • 10 « Saisir le sens de chaque mélodie… retrouver l’esprit des anciens ». Il s’agit là d’une préoccupat (...)

    Quand les anciens composaient des mélodies, c’était pour manifester leur satisfaction ou au contraire pour exprimer leur mélancolie. Il est donc essentiel de bien saisir le sens de chaque mélodie. Si l’on vise à ne reproduire que les notes du morceau, on trahit l’intention de l’auteur. Comment, dans ce cas, prétendre retrouver l’esprit des anciens dans le bois et les cordes de l’instrument ?10

  4. Dans l’étude du qin on prise avant tout une connaissance approfondie des œuvres. A force de vouloir apprendre trop de pièces, on finit par ne jamais en saisir la quintessence. Aussi celui qui a eu la chance d’étudier quelques mélodies auprès d’un grand maître devra les répéter inlassablement de peur d’en perdre la signification. Seule, en effet, la pratique constante donne naissance à une musique merveilleuse. On dit du reste que le plaisir du qin vient de cette intimité avec les mélodies. Sinon, voulant trop apprendre, on développe des défauts toujours plus nombreux. C’est comme si des épines poussaient dans les mains.

  5. Qui vénère la Voie observe les rites », cette phrase s’applique aussi au qin. On ne joue pas quand le vent rugit, quand il pleut à verse et là où règne une atmosphère vulgaire. Mais il est des circonstances qui sont particulièrement propices : quand on rencontre une personne qui comprend vraiment la musique, quand on est en haut d’un pavillon, en montagne, ou en repos dans une vallée, assis sur un rocher, près d’une source, ou encore, aux moments de l’année où les souffles primordiaux sont purs et harmonieux… La présence de personnes vulgaires, de courtisanes, de gens avinés et bruyants est des plus néfastes. On sera donc attentif à bien choisir le lieu et le moment où l’on joue.

  6. On joue du qin pour cultiver sa propre nature, non pour acquérir un renom. Si un ami vous le demande, jouez-lui une mélodie, sinon laissez votre instrument dans son étui et ne vous en servez que pour votre propre plaisir. S’il faut interpréter une mélodie face à des gens qui n’aiment pas cette musique ou pour des personnes vulgaires ne sachant vanter que leurs propres mérites, n’est-on pas rempli de honte ? Dans ces cas-là mieux vaut dissimuler le fait qu’on joue du qin.

  • Fig. 2 : Calligraphie de Yan Zhenqing (708-784). Zishu gaoshen : « Diplôme autographe ». Musée de la calligraphie de Tokyo

    Fig. 2 : Calligraphie de Yan Zhenqing (708-784). Zishu gaoshen : « Diplôme autographe ». Musée de la calligraphie de Tokyo

Zhu Fengjie ( ?-1864)

9De Zhu Fengjie on sait peu de choses, si ce n’est qu’il était originaire de la province côtière du Fujian et que son père collectionnait les qin. C’est son frère aîné Zhu Fengming qui l’initia à la pratique de cet instrument. Après trente années d’exercices assidus, alors qu’il était en poste dans la province du Zhejiang, il se mit à enseigner son art et attira de nombreux élèves. Sa contribution majeure est la rédaction d’un manuel de qin, le Yuguzhai qinpu, paru en 1855, qui a pour originalité de ne comporter aucune partition, mais d’aborder très en détail divers aspects du qin tels que la lutherie, la bibliographie des recueils musicaux, la composition des mélodies, l’art du doigté, le déchiffrement des tablatures anciennes, l’interprétation, l’enseignement, etc.

La pratique du qin comme culture de soi11

  • 11 Xiuyang guqin in Yuguzhai qinpu buyi voir Zhongguo gudai yuelun xuanji, p. 471.

10« Pour atteindre, en jouant du qin, le stade où l’esprit opère ses transformations, il faut avant tout cultiver son cœur. Car le cœur est maître de la personne toute entière et commande les paroles et les actes. Si le cœur est droit, les paroles sont probes, s’il est fourbe, les paroles sont trompeuses. C’est là le grand principe dont découle toute science humaine. Il en va de même dans les autres arts : la calligraphie de Yan Zhenqing (708-784) (fig. 2) nous captive par sa force surnaturelle, c’est que la loyauté et la droiture du personnage s’y expriment parfaitement ; aujourd’hui encore, l’énergie de son écriture déborde du papier. Les poèmes et les œuvres d’hommes illustres ont toujours témoigné du degré de leur perfectionnement moral autant que de leurs émotions.

  • 12 L’auteur fait ici allusion à l’idée, très ancienne en Chine, que la musique reflète l’état d’esprit (...)
  • 13 Allusion à la célèbre histoire de Bo Ya (fig. 1) et Zhong Ziqi : Bo Ya jouait de son qin et Zhong Z (...)

11Le qin a toujours été pratiqué dans l’entourage de l’Empereur ; en effet, les sons émeuvent profondément ceux qui les entendent si bien qu’en examinant une musique, on parvient à en déduire l’état du gouvernement12 ; de même, en écoutant une mélodie, on peut savoir si elle parle de hautes montagnes ou de rivières13 – tout cela parce que le cœur s’exprime dans les notes. Celui qui joue du qin doit cultiver son cœur et commencer par se dépouiller de toute brusquerie, de toute négligence afin de retrouver l’harmonie paisible de sa vraie nature. Ainsi, peu à peu, il parviendra à transformer ce qu’il y a de mauvais en lui, à lutter contre son ignorance et à développer son discernement. Il pourra alors déceler dans la musique la moindre expression de plaisir, de joie, de tristesse ou d’indignation et en saisir pleinement le sens. Si, abandonnant cet objectif, on joue sans chercher à se cultiver intérieurement, on aura beau s’exercer une vie entière, cela ne donnera rien.

  • 14 Le pouvoir de la musique de qin peut être redoutable : dans l’antiquité, l’exécution inappropriée d (...)

12Quand j’avais dix-neuf ans, je tenais chaque soir compagnie à mon grand frère Qiuzhai alors qu’il jouait du qin. Au début je ne trouvais vraiment rien de bien particulier à cette musique, mais, à la longue, je commençai à y prendre plaisir, elle semblait même avoir sur moi un effet apaisant. Aussi je demandai à mon frère qu’il m’apprenne des mélodies et me mis avec ardeur à l’étude du qin, répétant inlassablement les morceaux qu’il m’enseignait jusqu’à en oublier parfois de dormir et de manger. Dix ans plus tard, j’avais acquis une parfaite connaissance des techniques de jeu, mais je n’étais encore capable de produire que les sonorités et les rythmes propres au qin sans parvenir à faire surgir le véritable pouvoir de sa musique14. « Comment parviendrais-tu à faire surgir quoi que ce soit, si tu ne t’intéresses qu’aux notes ? » me demanda mon frère, « Tout dépend du travail que tu fais sur toi-même ; les sons répondent naturellement aux transformations intérieures ; occupe-toi de ce qui est fondamental, ne recherche pas ce qui est secondaire. » Ce fut pour moi comme une révélation. Je me rappelai que, dans leurs études, les sages du passé prisaient avant tout la vertu et s’appliquaient à l’essentiel. S’ils pratiquaient les arts c’était pour leur propre plaisir et pour y exprimer leurs émotions.

13Les années ont passé, je suis aujourd’hui plus pressé par les circonstances de la vie, et dois faire sur moi-même des efforts toujours plus grands pour ne pas trahir l’enseignement de mon frère en négligeant l’instrument. Je n’ai cependant jamais songé à renoncer à cette pratique. Voici encore quelques réflexions sur mon apprentissage : tous les cinq ans, un changement de conscience s’est opéré en moi et j’ai vécu trois de ces changements. Le premier est intervenu quand j’ai découvert la force de cette musique, le second quand je suis parvenu à l’exprimer, le troisième quand j’ai fini par oublier, en jouant, qu’il s’agissait de musique de qin. En effet, quand l’inspiration me vient, les doigts de mes deux mains trouvent spontanément leur poids et leur allure idéale sans que j’aie à y penser. Le merveilleux ne s’obtient pas sur commande et le mystère échappe à toute recherche délibérée. Il m’arrive cependant d’être parfois si absorbé en jouant que j’en oublie jusqu’à la nature même de la musique que je produis. »

Tsar teh-yun (XXe)

14Madame Tsar Teh-yun (Cai Deyun), originaire de la province du Zhejiang a longtemps vécu à Shanghaï avant de s’établir à Hong Kong où elle réside depuis 1950. Calligraphe et poète, elle est surtout connue comme maître de qin de l’école Fanchuan. J’ai eu la chance de devenir son élève en 1973 et d’avoir pu travailler régulièremnt avec elle jusqu’à ce jour.

Petit préambule15

  • 15 « Xinya guqinzu canjia yanzou xiaoyan » (1966) cité par Huang Shuzhi in « Xinya qinshe jianshi » (« (...)

15« … La chose la plus importante dans le qin est le caractère de celui qui en joue. Seuls ceux qui sont doués d’un bon caractère peuvent exprimer le véritable caractère du qin. S’ils cherchent la gravité dans leur maintien et purifient leur cœur et leur volonté, à force de s’exercer ils arriveront au stade où leur jeu exprimera spontanément ce qu’ils portent en eux. Chaque inflexion, chaque pause dans leur musique sera alors animée par l’esprit. En fait, rien ne vaut cette pratique pour dissiper la tristesse et exprimer ses pensées, pour apaiser son cœur et cultiver sa vraie nature… »

La chambre de l’insondable vertu du qin16

  • 16 Ce texte, calligraphié par l’artiste en semi-cursive, figure sur un rouleau vertical accroché au mu (...)

16« Cette chambre est le lieu où je joue mon instrument et fais de la calligraphie pour mon propre plaisir. J’ai vécu l’expérience de l’exil et des désordres, mais jamais je n’ai abandonné mes exercices. J’ai connu des succès et des échecs, des retrouvailles et des séparations ; j’ai fait mon plein de peines et de joies ; j’ai enduré les maux du corps et de l’esprit, mais cette minuscule chambrette m’accueille toujours pour cultiver mon cœur, pour dissiper mon chagrin et donner libre cours à mes émotions. C’est là que je veux vieillir et mourir. »

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Bibliographie

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Anon. 2, 1981, Qinqu jicheng. 24 vol. Pékin: Zhonghua shuju.

Anon. 3, 1981, Zhongguo gudai yuelun xuanji. Pékin: Renmin yinyue chubanshe.

CAI Zhongde, 1990, Zhongguo yinyue meixueshi ziliao zhuyi. Pékin : Renmin yinyue chubanshe.

CHAVANNES Edouard, 1967, Les mémoires historiques de Se-ma Ts’ien. Paris : Adrien Maisonneuve.

GOORMAGHTIGH Georges, 1990, L’art du qin, deux textes d’esthétique musicale chinoise. Bruxelles : Institut Belge des Hautes Etudes Chinoises.

Van GULIK Robert H., 1969, The Lore of the Chinese Lute: an Essay in Ch’in Ideology. 1re éd. 1941 Tokyo, Japan and Rutland, Vermont: The Charles E. Tuttle Company.

HUANG Shuzhi, 1995, Xinya qinshe jianshi. Texte présenté à la conférence sur le qin de Chengdu, juillet 1995.

RYCKMANS Pierre, 1970, Les Propos sur la peinture de Shitao. Bruxelles : Institut Belge des Hautes Etudes Chinoises.

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TANG Jianyuan, 1971, Qinfu, 3 vol. Taipei : Lianguan chubanshe.

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Notes

1 Cet article fait partie d’un ensemble de travaux sur la littérature consacrée au qin réalisés grâce au soutien de la Chiang Ching-kuo Foundation for International Scholarly Exchange de Taipei.

2 « Zeng Wuwei jun Li daoshi » cité par Cai Zhongde (1990 : 508).

3 « Lun qin tie », in Gujin tushu jicheng, Jingji hui bian, Yue lü dian , cité par Cai Zhongde (1990 : 56).

4 Allusion au poète Tao Yuanming (365-427) qui possédait un qin sans corde et répondait aux amis qui s’en étonnaient : « Je me satisfais de la saveur que ce qin porte en lui, pourquoi m’escrimer avec ses cordes ? »

5 « Song Yang Zhi xu », voir Cai Zhongde (1990 : 503).

6 Au même titre que la calligraphie, le qin est souvent pratiqué dans l’idée d’entretenir son souffle vital et d’harmoniser les fonctions psychiques et physiologiques. L’exercice connu dans le taoïsme sous le nom de yangsheng , « nourrir la vie », vise à chasser la maladie et la décrépitude en faisant circuler l’énergie dans le corps tout entier.

7 « Qinyan shize » voir Tang Jianyuan (1971 : 1700). (R.H. van Gulik (1969) donne une bonne traduction anglaise de ce texte, p. 73-76).

8 On retrouve cette même exigence deux siècles plus tôt en peinture chez un Guo Xi par exemple : « Le jour où il entreprenait une peinture, il lui fallait une table immaculée près d’une fenêtre claire ; il brûlait de l’encens à sa gauche et sa droite, puis, ayant choisi un pinceau impeccable et une encre supérieure, il se lavait les mains et purifiait son mortier à encre, le tout avec la componction d’un homme qui s’apprête à recevoir une hôte illustre… » Voir P. Ryckmans (1970 : 105) qui remarque ailleurs que l’artiste est effectivement un être visité.

9 Cette idée du danger de la virtuosité gratuite est constamment reprise dans les textes consacrés au qin. Voici comment elle est formulée trois siècles plus tard par Xu Shangying : « Si l’on ne recherche que les effets de la virtuosité on impressionne l’oreille mais on ne peut toucher le cœur… » voir G. Goormaghtigh (1990 : 89).

10 « Saisir le sens de chaque mélodie… retrouver l’esprit des anciens ». Il s’agit là d’une préoccupation centrale chez les maîtres : « Dans la pratique du qin , nous dit Hu Yuanshan (XVIIIe siècle), il y a cette double exigence : produire des notes musicales pour donner libre cours à son inspiration et saisir l’idée du morceau afin d’en rendre le message. Produire des notes musicales est déjà bien difficile ; que dire alors de l’appréhension du sens du morceau ? » (voir Chengyitang qinpu in Qinqu jicheng, vol 13, p. 418). Rappelons également l’histoire, souvent citée, de Confucius s’interrogeant sur le sens d’une mélodie qu’il était en train d’apprendre pour finalement, à la plus grande joie de son maître, en percer seul le mystère. Voir Sima Qian. Shiji. ch. 47. p. 1925.

11 Xiuyang guqin in Yuguzhai qinpu buyi voir Zhongguo gudai yuelun xuanji, p. 471.

12 L’auteur fait ici allusion à l’idée, très ancienne en Chine, que la musique reflète l’état d’esprit du peuple et de ceux qui le gouvernent : « Ainsi donc, les notes d’une époque bien gouvernée sont paisibles et joyeuses et le gouvernement est harmonieux ; les notes d’une époque troublée sont haineuses et irritées et le gouvernement est contraire à la raison ; les notes d’un royaume qui tombe en ruine sont tristes et soucieuses et le peuple est affligé. Les sons et les notes sont en conformité avec le gouvernement » explique le Mémorial sur la Musique repris par Sima Qian (145-86 av. J.C.) dans ses Mémoires historiques , voir E. Chavannes (1967 III : 238).

13 Allusion à la célèbre histoire de Bo Ya (fig. 1) et Zhong Ziqi : Bo Ya jouait de son qin et Zhong Ziqi l’écoutait. Quand Bo Ya, en jouant, se mit à penser aux hautes montagnes, Zhong Ziqi s’écria : « Quelle merveille ! Comme tu joues bien ! C’est imposant et vertigineux comme les hautes montagnes ». Peu après Bo Ya, toujours jouant, pensa à l’eau mouvante et Zhong Ziqi de s’écrier à nouveau : « Quelle merveille ! Comme tu joues bien ! C’est mouvant et impétueux comme l’eau qui coule ». Quand Zhong Ziqi vint à mourir, Bo Ya fracassa son instrument et en coupa les cordes ; il ne devait plus toucher à un qin jusqu’à la fin de ses jours sachant qu’il ne trouverait plus jamais un pareil auditeur. » (Lüshi chunqiu, benwei, jiaoxinglan, erri).

14 Le pouvoir de la musique de qin peut être redoutable : dans l’antiquité, l’exécution inappropriée du « Jue limpide », la musique par laquelle l’Empereur jaune avait jadis réalisé la grande union avec les esprits des morts et les dieux sur le mont sacré de l’Est, provoqua sur le champ une effroyable tempête suivie d’une sécheresse qui dura trois ans (Voir E. Chavannes 1967 III : 289-290). C’est au pouvoir évocateur de l’art du qin qu’il est fait allusion ici, la mélodie tirant sa force de sa capacité à suggérer un univers mental indépendant de l’univers objectif. L’auteur songe, bien entendu, à la vertu purificatrice d’une telle musique, à sa puissance cathartique.

15 « Xinya guqinzu canjia yanzou xiaoyan » (1966) cité par Huang Shuzhi in « Xinya qinshe jianshi » (« Brève histoire de la société de qin de Xinya », texte présenté à la conférence sur le qin de Chengdu, juillet 1995).

16 Ce texte, calligraphié par l’artiste en semi-cursive, figure sur un rouleau vertical accroché au mur de sa chambre. « L’insondable vertu du qin » est une allusion à un poème de Ji Kang (223-262) : « Calme et profonde est la vertu de l’insondable qin. Il réclame un corps pur et un cœur affranchi… »

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Table des illustrations

Titre Fig. 1 : « Bo Ya jouant du qin ». Peinture sur soie de Wang Zhenpeng (c. 1280-1329). Musée du Palais impérial de Pékin
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/docannexe/image/1628/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 1,5M
Titre Fig. 2 : Calligraphie de Yan Zhenqing (708-784). Zishu gaoshen : « Diplôme autographe ». Musée de la calligraphie de Tokyo
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/docannexe/image/1628/img-2.jpg
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Pour citer cet article

Référence papier

Georges Goormaghtigh, « Propos de quatre auteurs chinois sur le qin »Cahiers d’ethnomusicologie, 11 | 1998, 163-173.

Référence électronique

Georges Goormaghtigh, « Propos de quatre auteurs chinois sur le qin »Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 11 | 1998, mis en ligne le 07 janvier 2012, consulté le 07 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/1628

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Auteur

Georges Goormaghtigh

Georges Goormaghtigh a vécu plusieurs années en Chine populaire et fait de nombreux séjours à Hong Kong et à Taïwan. Parallèlement à des études de littérature chinoise classique il entreprend dès 1973 l’apprentissage du qin auprès de Madame Tsar Teh-yun (Cai Deyun), maître de l’école Fanchuan, à Hong Kong. Il enseigne le chinois à l’Université de Genève et donne des cours de qin aux Ateliers d’ethnomusicologie. Il a publié L’Art du qin (Bruxelles 1990).

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