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Comptes rendus
Films

Jüüzli du Muotatal. Quatre films de Hugo Zemp*

John Baily
p. 304-312
Référence(s) :

Youtser et yodler

Voix de tête, voix de poitrine

Les noces de Susanna et Josef

Glattalp

Texte intégral

  • *  Traduit de l’anglais par Isabelle Schulte-Tenckhoff. Le compte rendu original est basé sur une ver (...)

1Ces quatre films sur la youtse et le yodel du Muotatal en Suisse centrale représentent une sorte de tour de force, car ils mettent en évidence quatre approches de la « mise en film » de la musique avec les paramètres d’une seule philosophie stylistique. Bien que nous attendions encore le guide (promis) qui doit accompagner les films, Zemp (1988) nous a déjà donné quelques informations de base sur le tournage. Dans l’article en question, il éclaire de nombreux aspects de son style cinématographique : le principe du plan-séquence est débattu longuement, de même qu’un certain nombre d’autres détails relatifs au zoom, au panoramique et à l’emploi de deux caméras ; enfin, il explique pourquoi, d’après lui, c’est l’ethnomusicologue qui devrait se trouver derrière la caméra. D’autre part, il nous renseigne sur la façon dont il utilise les commentaires, les sous-titres et les intertitres pour fournir des renseignements supplémentaires. Dans tout cela, Zemp n’oublie jamais sa dette à l’égard de Jean Rouch et de Colin Young, dont l’influence se remarque d’ailleurs clairement sur l’écran. Mais en dépit de toutes ces informations, on reste sur sa faim en ce qui concerne de nombreux autres aspects du tournage ainsi que le lien qui rattache celui-ci au programme de recherche global sur la youtse et le yodel du Muotatal.

2Zemp précise que les quatre films ont été conçus comme une « série » et qu’ils sont censés être visionnés consécutivement. Il voulait « faire une expérience avec le tournage de plusieurs films sur un seul genre musical, et aborder ce dernier dans chaque film selon une perspective différente et complémentaire » (1988 : 408). Le premier film présente le point de vue indigène ; le deuxième analyse le phénomène acoustique au moyen d’une technique d’animation filmée novatrice dans laquelle une représentation graphique des hauteurs et des mesures apparaît au moment où le chant est exécuté ; le troisième et le quatrième films montrent la pratique de la musique telle qu’elle est exposée dans les deux premiers films, et ce à l’occasion d’une noce et au cours d’activités pastorales. Les quatre approches reflètent les divers aspects du processus didactique complet. Dans le premier film prédominent les explications données par les participants au film, en partie sous forme de commentaires sous-titrés ; le deuxième film repose entièrement sur le commentaire d’un « tiers », le narrateur invisible. Dans le troisième et le quatrième film, « le spectateur peut hasarder sa propre interprétation à la lumière des points de vue indigènes exprimés dans le premier film, ainsi que des analyses musicales présentées dans le deuxième » (1988 : 408).

­Youtser et yodler

3C’est le film le plus long et le plus complexe, avec lequel Zemp réussit un véritable exploit : lancer un débat et présenter une analyse ethnomusicologique d’une manière qui soit aussi efficace visuellement.

4Le film commence par une séquence montrant les quatre enfants de Franz-Dominik Betschart (que nous recontrons plus tard dans ce film comme dans les trois autres) interprétant une youtse tout en grimpant sur un arbre. Le panoramique révèle peu à peu qui est présent. La chanson enfantine est suivie d’une vue pastorale : des vaches qui paissent sur le flanc de la montagne, pendant que défile un texte qui donne au spectateur quelques informations de base (cf. annexe 1). Relevons en passant que des textes à peu près identiques introduisent les trois autres films, redondance qui finit par devenir agaçante.

5Puis commence la partie centrale du film, divisée en cinq sections dont chacune est introduite par un intertitre – semblable à une tête de chapitre – afin d’attirer l’attention du spectateur sur le contenu de la section à suivre.

« 1. Trois youtseurs et leur image »

6Alois Schmidig, Paul Schmidig et J. M. Schelbert, approchant tous la soixantaine, entonnent diverses youtses debout devant un chalet. Pour le cinéaste, l’avantage de la youtse est qu’elle est de courte durée (une minute environ). Zemp peut ainsi en montrer toute une série d’exécutions intégrales dans un laps de temps de trente à cinquante minutes. Pour le tournage, Zemp a choisi une stratégie efficace et clairement définie : à la fin de chaque youtse il fait un panoramique sur les interprètes, ce qui lui permet d’enchaîner sur le début de la youtse suivante ; il s’est ainsi donné des « repères de montage ».

7Cette introduction à la youtse est suivie d’une conversation entre trois hommes qui visionnent sur un moniteur de télévision une youtse filmée antérieurement par Zemp. Ils en discutent et racontent comment, dans le passé, ils youtsaient ensemble deux fois par semaine, alors que cela ne se passe plus qu’une fois par année aujourd’hui. On commence à entrevoir qu’on a affaire à une pratique archaïque et quelque peu secrète.

« 2. La youtse traditionnelle et le travail »

8Sur l’image de vaches qu’on est en train de décharger d’une remorque, on entend un commentaire qui précise pourquoi l’« appel au bétail » est récemment tombé en désuétude. Une longue séquence magistralement tournée démontre ensuite ce que cela signifiait dans le passé : on assiste à l’appel à la traite : lentement, les vaches entrent une par une dans l’étable. Le commentaire nous apprend aussi que le bruit d’un moteur n’empêche pas les youtses, comme le démontre Matthias Betschart lorsqu’il youtse en tirant au treuil des arbres abattus en montagne. Coupe sur Franz-Dominik Betschart qui youtse en fauchant l’herbe.

« 3. Un folklore national »

9Voici la partie centrale du film et, à maints égards, aussi la plus importante quant à la description et à l’illustration du conflit entre les apologistes de la youtse et ceux du yodel, entre le « son rauque, non éduqué » et la « voix bien entraînée » valorisée par les clubs de yodleurs. Un intertitre nous apprend qu’il existe 700 clubs de yodleurs en Suisse. Diverses manifestations de la culture nationale sont montrées lors d’une fête à Stoos : lutte alpestre, jeu du cor des Alpes, lancer du drapeau, chœur de yodleurs. Selon les sous-titres, leur chanson dit : « Chantons la gloire de la Suisse ». Pendant ce temps, de nombreux intertitres expliquent ce qui se passe en termes de célébration des « valeurs ancestrales ».

10Plus loin dans cette séquence, on assiste à une conversation sur les différences entre la youtse et le yodel, à laquelle participent Anton Bueler, soliste du club des yodleurs du Muotatal, Alfred Schelbert et Peter Betschart qui est l’associé de recherche et l’ingénieur du son de Zemp. Anton et Alfred discutent de la technique conventionnelle du yodel ; à ce propos, Anton raconte qu’il n’a pas réussi à remporter de concours jusqu’à ce qu’il ait changé de style de chant, les juges ayant estimé que certains sons étaient « sales » et « tendus ». Peter Betschart tente d’arbitrer le débat, en suggérant que la question n’est pas de chanter juste ou faux, mais qu’il s’agit de styles différents qui devraient pouvoir coexister. Anton et Alfred ne semblent pas très convaincus.

« 4. La youtse en mutation »

11Un chœur de cinq femmes chante lors d’une foire aux bestiaux. On nous dit qu’elles sont influencées par l’esthétique des clubs de yodleurs. Le soir, deux sœurs yodlent dans une auberge locale, puis deux accordéonistes animent la danse. On se demande ce que cette séquence est censée nous apprendre.

« 5. La poursuite de la tradition »

12Les enfants de la famille Betschart s’amusent à nouveau dans les arbres. On les retrouve ensuite à la maison en train de répéter des youtses sous la direction de leurs parents : ceux-ci racontent comment ils ont commencé à s’intéresser à la youtse. A la fin, gros plan sur les enfants qui youtsent sur l’arbre : la boucle est donc bouclée.

13Youtser et yodler est un film hautement « textualisé ». Quantité d’informations sont données sous forme d’intertitres, et aussi verbalement dans les conversations et les commentaires qu’il faut cependant lire en sous-titres, à moins de comprendre le dialecte régional du Muotatal. Zemp (1988 : 400) précise que de nombreuses scènes n’ont pas été tournées en vue de la recherche, mais pour illustrer une analyse qu’il avait déjà effectuée au sujet des problèmes soulevés par l’opposition entre la youtse et le yodel. Malgré sa forte dépendance à l’égard de l’écrit, le film réussit à lancer le débat et à conduire l’analyse. Il y parvient notamment grâce aux explications données par les premiers personnages dont les propos sont illustrés par des séquences intercalées consacrées à la pratique de la youtse et du yodel ; aussi Zemp parvient-il à enrichir le tout par des aspects qui lui semblent essentiels, comme le rôle de la youtse dans le travail et la poursuite de la tradition.

14Une critique à adresser au film concerne son parti pris, de toute évidence « pro-youtse », et la manière dont la culture nationale suisse est tournée en dérision. Ceux qui prennent l’ethnomusicologie pour une « science » neutre auront de la peine à l’accepter, tout comme ceux qui entendent encore retentir l’écho du vieux débat sur la pureté et l’authenticité, voire le rejet de tout le reste considéré dès lors comme populiste, corrompu ou hybride. Les séquences montrant les enfants dans l’arbre pourraient aussi sembler excessivement sentimentales, le motif même de l’arbre symbolisant la croissance et la vigueur futures de la youtse ! Lors du colloque de l’ICTM de 1988 sur le film et la vidéo (Baily 1988), Zemp précisa qu’un des buts de ces films était de familiariser les écoliers suisses avec un aspect de leur culture traditionnelle absent de la télévision qui se borne en général à mettre en valeur le yodel folklorisé. L’idée était de démontrer que la youtse n’est pas « discordante » (comme le prétendait l’instituteur local) ni « fausse », et qu’elle possède sa valeur propre. Il faut respecter le droit du cinéaste à dire ce qu’il veut, de la manière qui lui semble la plus appropriée. A une époque dominée par les médias visuels, on est en mesure de contrebalancer l’idéologie nationaliste en adoptant sans ambages une position alternative. N’oublions pas que le monde restreint du film ethnomusicologique relève de la tradition du documentaire, animée de longue date par la conviction que le film a le pouvoir d’agir sur la manière dont les gens construisent leur univers social.

  • 1 Le film Youtser et yodler fut projeté lors d’un séminaire de troisième cycle intitulé « Explorations (...)

15Une autre critique porte sur le rôle que joue l’assistant de Zemp, Peter Betschart, dans sa conversation avec Anton Bueler et Alfred Schelbert. Zemp le décrit (1988 : 404) comme « un chercheur indigène qui a étudié la technique traditionnelle du yodel de sa vallée pour son diplôme d’instituteur […] un musicien jouant le répertoire local de la musique d’accordéon diatonique, et qui dirige aussi un chœur de yodleurs ». Dans un rapport sur ce film, un des membres de notre séminaire1 écrivit :

Lorsque Zemp présente Betschart, il se réfère à lui comme à un yodleur (non un youtseur), à un musicien et, en passant, comme à l’ingénieur du son du film. Cela l’exclut d’office du groupe des informateurs susceptibles d’offrir un point de vue qui soit représentatif du groupe plus large, et fait de lui le défenseur d’un point de vue plutôt érudit et omniscient, assez distant de la communauté et davantage lié au cinéaste. Ainsi, lorsque Betschart énonce un point crucial – à savoir que le genre plus ancien de la youtse et le genre plus récent du yodel représentent tous deux des traditions importantes et que ni l’un ni l’autre n’est intrinsèquement bon ou mauvais – celui-ci est difficile à accepter dans la mesure notamment où son auteur est impliqué dans le processus de tournage. Son point de vue étant imposé au spectateur, il est invalidé.
(Rebecca Miller, travail de séminaire).

­Voix de tête, voix de poitrine

16Ce film adopte une approche très différente : proprement analytique, il explique quelques caractéristiques de la youtse au moyen de représentations graphiques des hauteurs et des mesures astucieusement conçues ; il montre également combien la youtse diffère du style du yodel défendu par l’Association fédérale des yodleurs. Le film recourt amplement au commentaire d’un « tiers ». Les graphiques montrent l’alternance entre voix de poitrine et voix de tête dans ce type de chant ; ils expliquent, d’autre part, comment la youtse emploie le troisième et le septième degrés abaissés d’un quart de ton environ, et le quatrième degré haussé d’un quart de ton, appelé Alphorn-Fa (qui correspond au onzième son harmonique joué sur le cor des Alpes). Le film donne des explications sur le saut ornemental ascendant avant la transition de la voix de tête à la voix de poitrine, et sur l’utilisation d’un coup de glotte ou d’un glissando descendant rapidement à la fin de la youtse, avec sa structure typique AABB. Par contraste, les yodleurs évitent le troisième et le septième degrés abaissés (« faux » selon eux) tout comme les ornementations, et tiennent la note à la fin de la youtse. Ils utilisent parfois le Alphorn-Fa en guise de « trait archaïque ».

17Diverses brèves youtses sont exécutées par des chanteurs déjà rencontrés dans Youtser et yodler, dont Franz-Dominik Betschart et Anton Bueler. Elles sont ensuite analysées à l’aide des graphiques et des commentaires. Plus loin, le lien entre la youtse et le jeu du cor des Alpes est mis en évidence, avec trois exemples mettant en parallèle le jeu d’une youtse sur la trompe appelée Büchel et son exécution chantée. D’une manière similaire, on découvre le lien qui existe avec la musique de danse jouée sur l’accordéon. A la fin du film, on apprend comment se pratique la youtse à deux et à trois voix. Pour conclure, on voit une séance de youtse dans l’auberge locale, où hommes et femmes se divertissent en buvant et en chantant ensemble.

18Ce film réussit un mélange unique : hautement informatif et clair dans l’exposé, il possède en même temps une structure visuelle efficace. Tout se passe comme si, après avoir vu Youtser et yodler, on était prêt à considérer de plus près quelques problèmes centraux. Certains ethnomusicologues estiment que l’approche analytique du film est trop simpliste ; ils prétendent que les mêmes arguments pourraient être présentés dans un bref article. Il est vrai que Zemp réalisa ce film principalement pour expliquer les caractéristiques de la youtse et du yodel aux écoliers suisses. Or, en juxtaposant exécutions, graphiques et commentaires, il accomplit une avance significative dans la communication d’une analyse musicale.

19Bien que ce film soit riche en données sur le style de la youtse, il néglige de nombreux autres aspects qui pourraient intéresser le spectateur, tels le volume et la nature du répertoire, les titres de youtses individuelles et leurs associations avec des individus nommés et des régions particulières.

­Les noces de Susanna et Josef

20Ce film est tourné dans le style du cinéma observationnel (Young 1975). Dépourvu de commentaires et d’informations supplémentaires sous forme de titres, il présente une noce dans la région du Muotatal, d’abord à l’église, ensuite à l’auberge où la célébration continue jusque tard dans la nuit.

21Le film commence à l’église catholique, avec la Jodel-Messe moderne composée par Jost Marti. Elle est chantée par le club des yodleurs de la commune, qui se tient sur la tribune d’orgue. On suit une partie de la messe, avec Zemp qui se tient assez près du couple. Coupe sur le chœur à la tribune d’orgue, puis nouvelle coupe sur le couple au moment où il répond aux questions du prêtre et fait ses vœux. Nouvelle coupe sur la tribune d’orgue, lorsque le chœur entonne diverses youtses dans le style du club des yodleurs, pendant que le couple s’engage dans l’allée centrale de l’église. Zemp (1988 : 399) précise comment il a réussi l’exploit apparemment surhumain d’être à deux endroits en même temps en n’ayant qu’une caméra !

22Nous voilà ensuite à l’auberge « Hirschen » pour assister à la réception. L’équipe du film est accueillie par le maître de cérémonie. Puis on voit la famille Betschart (les quatre enfants, les parents et un autre adulte), décrite en sous-titre comme « une famille attachée au style traditionnel de la youtse », vêtue de costumes folkloriques. Leur youtse est applaudie, et on entend des « bravo ! ». Ils exécutent une autre youtse, puis les enfants vont serrer la main des jeunes mariés ; une des filles reçoit un cadeau. Des membres de la société locale des sonneurs de cloches chargés de cloches entrent, portant chacun deux énormes toupins qu’ils balancent en cadence. Venus rendre hommage au jeune marié qui fait partie de leur association, ils offrent à la mariée un modèle réduit d’une claie de portage utilisée pour transporter le fromage de l’alpage, « symbole d’identité pastorale », comme nous l’apprend le sous-titre. Tout l’épisode du jeu des toupins, inauguré par le bruit lointain de cloches invisibles, est tourné en un plan-séquence remarquable.

23La caméra suit les sonneurs de toupins lorsqu’ils se rendent à l’hôtel-restaurant « Alpenblick » où l’on pratique informellement la youtse autour d’une table, en présence de Franz-Dominik Betschart qui ne chante cependant pas. Malheureusement, on n’a pas le privilège d’entendre aussi leurs commentaires sur la noce ! A l’heure de la fermeture, il y a encore un jeu de toupins et, dehors, une démonstration de claquement de fouets. Retour au « Hirschen » où l’on danse sur une musique d’accordéon. Zemp termine par une séquence énergique : rejoignant les danseurs avec sa caméra, il adopte l’angle de prise de vue d’un danseur de polka.

24A maints égards, c’est un film exemplaire, celui d’un rituel de longue durée comprimé de manière adéquate, dont on sort avec le sentiment d’avoir été témoin de ses moments cruciaux. L’événement lui-même donne au film sa structure, et le montage d’un tel document ne pose généralement pas trop de problèmes, comme le précise d’ailleurs Zemp (1988 : 404). Dans une certaine mesure, le film se suffit à lui-même, mais le spectateur comprend mieux ce qui se passe à la lumière des deux documents précédents. On a le sentiment, notamment au vu de l’accueil réservé à l’équipe du cinéaste par le maître de cérémonie, que le tournage avait été bien organisé et qu’une relation amicale, établie entre le cinéaste et les participants, avait permis de créer un événement mémorable bénéficiant du concours de la famille de youtseurs Betschart et des joueurs de toupins.

­Glattalp

25Ce film, le plus lyrique des quatre, donne un aperçu de la transhumance estivale. Un groupe d’agriculteurs conduit le bétail à l’estivage et passe la soirée au chalet, en youtsant, en blaguant, en buvant et en s’amusant. Le film commence avec le personnage désormais familier de Franz-Dominik Betschart, qui conduit un grand troupeau de bétail sur la route, tout en exécutant quelques « appels aux bestiaux ». Les sous-titres nous apprennent qu’il est en route pour Glattalp, alpage situé haut dans la montagne. Nous perdons de vue Franz-Dominik et suivons assez longuement la montée d’un troupeau de vaches beaucoup plus petit. Ce film donne en particulier un aperçu de la relation que ces montagnards entretiennent avec leur bétail – relation dont certains aspects rappellent le film que les MacDougall ont réalisé sur les pasteurs du nord du Kenya, To Live with Herds.

26Les bergers arrivent au chalet. Les hommes s’asseyent à l’intérieur après leur longue journée et boivent du café, tandis que l’un d’entre eux joue de l’accordéon. Dehors, deux hommes érigent une grande croix en bois. Alois Suter appelle le bétail. Les vaches sont amenées pour la traite par Alois Imhof qui youtse pendant le travail. Un vieil homme interprète une invocation du soir, sorte d’« Ave Maria » pastoral, en utilisant un entonnoir à lait comme amplificateur. Retour au chalet, où se déroule une longue séance de youtse. Franz-Dominik est arrivé et mène le chant, en alternance avec d’autres collègues jamais rencontrés dans les films précédents. Les youtses sont entrecoupées de conversation et de blagues.

27A la fin du film, au moment des dernières youtses, apparaissent des titres courants (cf. annexe 2). Comment faut-il les interpréter, étant donné qu’ils ne manquent pas d’agacer certains spectateurs s’estimant dupés ? Zemp semble contraint d’admettre une forme de déception qui va de soi pour nombre de cinéastes tournant des films anthropologiques (un exemple classique étant Dead Birds de Robert Gardener). Peut-être aurait-il mieux valu donner l’avertissement au début du film. Maintenant on comprend mieux pourquoi on perd de vue Franz-Dominik après les premières minutes ; on comprend également le changement quelque peu déroutant de participants avant la séance de youtse au chalet. Les premiers sous-titres indiquant que Franz-Dominik est en route pour Glattalp induisent donc en erreur. L’« avertissement » nous rappelle fort heureusement le pouvoir qu’a le film de créer une réalité, notre désir de faire confiance au cinéaste, et les difficultés que l’ethnomusicologue rencontre dans sa « lecture » d’un film.

28La plupart des documentaires musicaux sont l’œuvre de cinéastes qui portent un interêt particulier à la musique, plutôt que d’ethnomusicologues professionnels. La renommée de Hugo Zemp fut confirmée par l’invitation, lancée par la Society for Ethnomusicology, à prononcer la conférence Charles Seeger de 1987, au cours de laquelle il présenta les deux premiers films de cette série. Ce que Zemp accomplit par le film est d’une importance capitale pour tous ceux qui souhaitent au septième art de jouer un rôle plus important en ethnomusicologie. Nous sommes heureux de constater que lorsque des films sur la musique sont réalisés par des ethnomusicologues confirmés de la trempe de Zemp, nous entrons dans une nouvelle dimension : au-delà du documentaire musical, on en arrive au film ethnomusicologique proprement dit, susceptible de satisfaire deux publics, les ethnomusicologues et les cinéastes. Cette série de films, cette « tétralogie », est une référence pour tout ethnomusicologue qui désire faire de la recherche et souhaite en communiquer les résultats par le film.

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Bibliographie

Références citées

BAILY John, 1988, « Report on the 7th ICTM Colloquium ’Methods and Techniques of Film and Videorecording on Ethnomusicological Research’« . Yearbook for Traditional Music 20 : 193-98.

YOUNG Colin, 1975, « Observational cinema ». In : Principles of Visual Anthropology. Paul Hockings ed. The Hague : Mouton, pp. 65-80.

ZEMP Hugo, 1988, « Filming music and looking at music films ». Ethnomusicology 32(3) : 393-427.

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Annexe

Annexe 1

Au Muotatal, une petite vallée de Suisse centrale, on pratique une variante locale du chant alpin connu généralement, depuis le XIXe siècle, sous le nom de « yodel ».

En dialecte suisse allemand du Muotatal, les chants du répertoire traditionnel sont dénommés par le terme de Juuz (écrit en Suisse romande « youtse »), ou par le diminutif Jüüzli.

Le mot « yodel » est lié aux activités de l’Association fédérale des yodleurs dont l’idéologie a profondément transformé les valeurs esthétiques des yodleurs et des youtseurs traditionnels, comme l’image qu’ils se font les uns des autres.

Annexe 2

Avertissement

A la vérité, le soir de la montée à l’alpage en 1983, personne n’a youtsé au chalet. Franz-Dominik Betschart, Alois et Paul Suter n’y étaient pas.

Alois Imhof, vacher à Glattalp, y était, mais il ne youtse jamais pendant la traite le jour de la montée car, selon lui, il y a trop de monde.

Alois Suter n’a pas aidé à conduire le troupeau, et personne parmi les vachers et leurs aides ne savait youtser l’appel du bétail.

Franz-Dominik Betschart estive son bétail sur un autre alpage. Il est venu à Glattalp l’année suivante pour participer à ce film.

Par ses scènes reconstituées, ce film souhaite rappeler un passé récent – au risque de conforter certains dans l’image idéaliste qu’ils se font de la montagne suisse.

Mais filmer des youtses, et youtser pour le film, n’est-ce pas aussi tendre un miroir de notre présent et s’interroger sur le sens et le devenir d’une tradition musicale ?

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Notes

*  Traduit de l’anglais par Isabelle Schulte-Tenckhoff. Le compte rendu original est basé sur une version anglaise des quatre films. Dans la traduction, toutes les citations sont tirées de la version française.

1 Le film Youtser et yodler fut projeté lors d’un séminaire de troisième cycle intitulé « Explorations in Visual Ethnomusicology. Filmmaking as Musical Ethnography » à l’Université Columbia de New York en 1990. Certains de mes commentaires sont tirés des débats qui suivirent le film. Je tiens à remercier les participants au séminaire de leur contribution.

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Pour citer cet article

Référence papier

John Baily, « Jüüzli du Muotatal. Quatre films de Hugo Zemp »Cahiers d’ethnomusicologie, 4 | 1991, 304-312.

Référence électronique

John Baily, « Jüüzli du Muotatal. Quatre films de Hugo Zemp »Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 4 | 1991, mis en ligne le 01 janvier 2012, consulté le 16 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/1625

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Auteur

John Baily

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