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Polyphonies vocales des aborigènes de Taïwan : Ami, Bunun, Païwan, Rukaï

Lucie Rault-Leyrat
p. 300-303
Référence(s) :

Polyphonies vocales des aborigènes de Taïwan : Ami, Bunun, Païwan, Rukaï.CD digital audio publié conjointement par la Maison des Cultures du monde et la Chinese Folk Arts Foundation. AUVIDIS W 260011. Enregistrements sur le terrain (1986) : Lu Binchuan ; enregistrements à la Maison des Cultures du Monde (1988) : Pierre Simonin ; texte : Pierre Bois.

Texte intégral

1Les chants des aborigènes de Taïwan illustrent bien les différentes techniques vocales que l’ethnomusicologue est susceptible de répertorier, qu’il s’agisse de chants homophoniques (récitatifs, mélodiques ou responsoriaux), de chants harmoniques (en accord naturel, consonance, chœur libre ou hétérophonique) ou encore de chants polyphoniques. Ces derniers offrent une palette particulièrement variée. Parmi la dizaine d’ethnies de montagnards non Han encore existantes à Taïwan, on peut distinguer plusieurs styles de chants plus particuliers aux unes ou aux autres. Ainsi, les Amei pratiquent une polyphonie vocale en répons à contrepoint libre, bourdon et basse continue ; les Shao se distinguent peu des Bunun par leurs chants : comme chez ces derniers, leur échelle est basée sur l’accord parfait do, mi, sol, do, et leur polyphonie verticale est très organisée ; les Rukaï ont des chants en répons à faible ambitus avec bourdon oscillant ; les Païwan, pour leurs chants à caractère collectif, utilisent également une polyphonie en bourdon ; les Atayal, ainsi que les Sedeeq, ont des chants responsoriaux à canon avec tuilage ; les Cao (ainsi que les Kanakanabu et les Saaroa) ont un répertoire aussi bien monodique que polyphonique et font usage de différentes échelles ; les Saisiat chantent plutôt en homophonie ; le groupe Puyuma, linguistiquement proche des Païwan, s’exprime souvent en chœur à l’unisson avec polyphonie en fin de phrase ; quant aux Yamei de l’île voisine de Lanyu (Botel Tobago), leurs chants peuvent être monodiques, homophoniques ou polyphoniques en tierces parallèles.

2Le compact qui nous intéresse a choisi de présenter quatre de ces ethnies : Amei, Bunun, Païwan et Rukaï. Sur les sept chants amei, deux sont des enregistrements réalisés à la Maison des cultures du monde (plage 1 : premier « chant de sarclage d’une rizière » et plage 4 : « chant d’hommes aux ancêtres ») ; les autres sont repiqués de différents disques regroupés sous le titre A Special Album of Chinese Folk Music (Firstophone 6010, 6029, 6030 et 6031) édités à Taïwan par Xu Changhui. Représentatif des chants amei strophiques à contrepoint libre, le premier chant est entonné par un meneur au long solo duquel répond une voix plus haute, ici une voix de femme : on retrouve là le type de chant mélodique avec vocalisation de soprano naturel qui n’existe pas chez les autres groupes ethniques – bien qu’il s’agisse sans doute d’influences chinoise et japonaise – avec des fins de phrases à l’unisson à une octave ou deux d’intervalle. Dans les autres chants se situent d’autres facteurs caractéristiques des Amei : le meneur mèle à son chant des passages en récitatif (plage 2), le répons du chœur est mené par une soprano à large tessiture (plage 6), le répons du chœur est scandé par tambour et clochettes (plage 4), le répons se fait en une multiplicité et une superposition de sons aboutissant à l’unisson (plages 4, 5, 7), après une entonation courte le meneur poursuit son chant avec le chœur en un refrain de forme contrapuntique (plage 7), meneur et chœur mêlent leur chant sans répons strict (plage 5). Ces chants des Amei, par leur forme même, reflètent leur forte cohésion sociale, l’esprit de solidarité, d’entraide et de travail collectif qui régit l’organisation de leur société.

3En ce qui concerne les chants bunun, seuls les trois premiers émanent de l’album Firstophone : « chant à boire », plage 8 (FM 6030, part. 10, 10A, plage 4), « chant de guérison », plage 9 (FM 6030, part. 10, 10A, plage 5), « chant d’invocation des esprits », plage 10 (FM 6030, part. 10, 10A, plage 7). Occupant la partie centrale et élevée de l’île, les Bunun préfèrent s’exprimer en chœur plutôt qu’en solo, et leur polyphonie est particulièrement raffinée : le chœur est souvent divisé en deux ou trois parties, et s’il y a un meneur, il sert de fil conducteur d’une phrase à l’autre plutôt que d’élément alternant ; de nombreux processus polyphoniques sont employés dans leurs chants, comme le bourdon oscillant (plages 8, 9), le tuilage (plage 15), la métabole (plages 9, 12, 14, 15), la basse organum (plages 10, 11), l’entonation graduelle (plage 13), ou encore la voix diphonique (plage 14). Pasibutbut est un des exemples les plus originaux de l’art bunun du chant : l’émission graduelle des voix en intensité et l’ascension de l’échelle chromatique par successions mélodiques de tierces en font une construction fragile et mouvante qui culmine finalement dans l’unisson.

4Pour les deux dernières ethnies, les deux premiers chants (plages 16, 17) furent enregistrés par la Maison des Cultures du Monde ; le « chant de mariage » païwan correspond à FM 6031, part. 11, 11A, plage 9, et le chant rukaï à FM 6030, part. 10, 10B, plage 7. Inalaïna est un chant entre hommes et femmes se faisant la cour, où chaque couplet est entonné par un homme ou une femme en un chant syllabique ; le chœur répond en bourdon oscillant basé sur la seconde (plages 16, 17) ; le « chant de mariage » rukaï est également responsorial avec un bourdon intermittent.

5Ce compact présente un ensemble d’enregistrements remarquables de par leur qualité technique – surtout ceux de la Maison des cultures du monde – et également de par leur intérêt ethnomusicologique ; l’échantillonnage des diverses formes de polyphonie est judicieux et forme un tout cohérent. Notons simplement diverses remarques d’ordre général qui ne mettent pas en cause l’intérêt évident de cette publication.

6Du point de vue pratique, la numérotation en plages des enregistrements aurait été souhaitable. En outre, le deuxième des deux premiers « chants de sarclage » amei (qui aurait pu correspondre à la plage 2), signalé plus haut comme un repiquage du disque FM 6010, part. III, 1, 3A.5, est annoncé sur la pochette du disque original comme un « chant de mariage » (en chinois : hunlige) ; la confusion a dû se faire à partir de la traduction en anglais où le mot weeding ( = sarclage) a été mis pour wedding ( = mariage). Le chant d’« invocation aux esprits » des Bunun (qui serait la plage 10) est annoncé sur la pochette (FM 6030) comme shengge, c’est-à-dire « hymne » ; il s’agirait donc plutôt d’un chant d’église protestant ; il évoque même le style des negro spirituals : quoi qu’il en soit, il est question dans tous les cas d’invocation d’esprits.

7Dans le texte d’introduction, il nous est dit : « Voici quatre siècles environ […] l’île entière était habitée par des ethnies aborigènes ». En fait, d’après des récits de voyageurs venus de Chuanzhou (côte sud du Fujian) au Ve siècle, les cultures aborigènes étaient déjà florissantes alors – donc bien avant le XVIe siècle – et elles résistèrent à la sinisation jusqu’aux alentours des Xe-XIe siècles. Le mouvement de retrait de ces ethnies vers les montagnes du centre de l’île s’initie vers le XIVe siècle ; les occupants occidentaux ne survinrent qu’au XVIIe siècle.

8On nous dit encore : « Actuellement, seuls les aborigènes de la montagne […] ont conservé intactes leur culture et leur langue d’origine ». S’ils sont dans la montagne, c’est bien parce qu’ils y ont été repoussés par des arrivants Han de plus en plus nombreux. Il est dit plus loin : « Les chefferies actuelles sont en fait une création récente de l’administration chinoise ». Or le système de chefferie remonte chez la plupart des aborigènes de Formose à une époque antérieure à l’occupation chinoise : ce sont les Hollandais qui l’ont introduit pendant leur courte mais déterminante présence auprès de ces ethnies entre 1624 et 1661, avant d’être boutés hors de l’île par Koxinga. Il est plus facile pour l’occupant d’exercer une emprise sur un groupe hiérarchisé où un chef compte pour tous ; l’usage a été conservé au cours des siècles par le pouvoir dominant jusqu’à aujourd’hui où la population aborigène est gardée ainsi sous surveillance, du fait de l’administration chinoise sans doute, mais de façon plus subtile et non moins ferme par le réseau américain de missionnariat protestant. Ainsi se boucle le cycle de présence missionnaire initiée dans le sud de l’île par les Hollandais de l’Église Réformée. Du point de vue musical, on peut imaginer qu’une telle influence si constamment maintenue au cours des siècles n’est pas négligeable. D’ailleurs. les endroits actuellement les plus courus par les collecteurs de chants sont certainement les temples et églises des villages montagnards où l’on peut retrouver trace de cantiques perdus de la vieille Europe datant, qui sait, d’avant le départ du May Flower…

9Pour en revenir à ce compact-ci, Païwan et Rukaï y sont classés en un seul et même groupe. Du point de vue linguistique, ils sont apparentés, mais d’assez loin ; ce serait plutôt Païwan et Puyuma qu’on aurait pu rapprocher, puisqu’ils font partie du même sous-groupe de langues dites païwaniques, alors que les Rukaï sont plus proches des Pazeh, Saisiat, Shao et de quelques autres micro-ethnies aujourd’hui absorbées. Il faudrait faire la différence entre deux groupes de Païwan : ceux qui sont proches voisins des Rukaï, ainsi qu’en témoigne leur style de chants en bourdon (plage 19), et ceux du sud de l’île dont l’échelle les assimilerait plutôt aux habitants des îles Ryu-Kyu (do, mi, fa, sol [la]). A ces groupes correspondent d’ailleurs deux cadres de vie différents : dans le premier cas, ils sont acculés, comme les Rukaï, au sud de l’arête montagneuse formosane, dans le second ils vivent dans un paysage de collines basses et de plaine. L’unique chant rukaï donné ici en exemple est un peu court à tous égards ; les chants de cette ethnie sont pourtant riches de beaux exemples de polyphonie en bourdon et auraient mérité une place plus conséquente.

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Bibliographie

ALVAREZ José Maria, 1930, Formosa geografica e historicamente considerada. Barcelona :, 2 vol. 

CAMPBELL William, 1903, Formosa under the Dutch. London :

CHEN Qilu, 1957, « A cultural configuration of the island of Formosa ». Bulletin of the Ethnological Society of China 2 : 1-14.

LU Binchan, 1974, « Taiwan tuzhe zu zhi yueqi » in Donghai minzu yinyuebao, Taizhong Donghai daxue yinyuexi minzu yu jiaohui yinyue yanjiu zhongxin, diyiqi, Donghai daxue.

RAULT LEYRAT Lucie, s.d., « Musique des aborigènes de Formose », 1re partie : les instruments. Yearbook of the ICTM [à paraître].

VÉRINEUX André,, 1958, « Les aborigènes de Formose ». Bulletin de la Société des Missions Étrangères de Paris, 2e série, nº11 : 205-18.

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Pour citer cet article

Référence papier

Lucie Rault-Leyrat, « Polyphonies vocales des aborigènes de Taïwan : Ami, Bunun, Païwan, Rukaï »Cahiers d’ethnomusicologie, 4 | 1991, 300-303.

Référence électronique

Lucie Rault-Leyrat, « Polyphonies vocales des aborigènes de Taïwan : Ami, Bunun, Païwan, Rukaï »Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 4 | 1991, mis en ligne le 01 janvier 2012, consulté le 23 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/1623

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Lucie Rault-Leyrat

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