Quand dire, c’est faire
Résumés
Cet article pose comme première remarque que le moyen le plus habituel utilisé spontanément par les musiciens traditionnels pour s’exprimer sur la musique est de montrer, de faire musicalement, comme il est indiqué dans le titre, plutôt que de conceptualiser et de s’expliquer en paroles. Cette opinion est étayée par un certain nombre d’exemples tirés de l’expérience de terrain de l’auteur chez différentes populations tchadiennes : des Sahariens aux Soudanais. Cependant, à propos des xylophones notamment, certains musiciens et plus encore des facteurs d’instruments expriment verbalement les procédés utilisés pour la fabrication, l’accord et le jeu de l’instrument. La question posée in fine est : peut-on conjecturer des raisons, autres que de simples différences individuelles, qui permettent à certains de vaincre l’habituel réflexe du non-dit.
Texte intégral
1Au premier abord, le projet de rendre compte de « ce que disent les musiciens » d’après les informations recueillies sur le terrain ne semble pas présenter de difficultés majeures. Pourtant, du moins dans mon matériel, cet angle d’approche a pour ainsi dire cristallisé la prise de conscience d’une attitude commune à de nombreux musiciens traditionnels avec lesquels j’ai travaillé en Afrique. Malgré d’importantes différences de comportement entre ceux qui appartiennent à des cultures sahariennes, sahéliennes ou encore soudaniennes, ils se rejoignent au moins sur un point : une sorte de répugnance à verbaliser ce qu’ils sentent, ce qu’ils savent au sujet de la musique et de leur propre pratique. On peut le constater jusque dans le domaine de l’apprentissage qui, au regard de l’approche conceptuelle qui est la nôtre, demeure le lieu par excellence du discours sur la musique.
2Cela signifie-t-il que les musiciens sont incapables de s’exprimer verbalement ? Certes non, mais il est certain que leur réponse spontanée aux interrogations de ceux qui manifestent de l’intérêt pour leur musique consiste à montrer, à faire plutôt qu’à dire. Il faut donc les pousser dans leurs ultimes retranchements pour qu’ils s’expriment par des mots. Cela ne laisse pas d’être un peu surprenant venant d’un continent dominé par l’oralité. Mais n’est-ce pas le propre (et l’attrait) du travail ethnographique que de révéler ce à quoi l’enquêteur ne s’attendait pas ?
3On trouvera donc ici quelques-uns des exemples concrets sur lesquels se fonde l’opinion émise ci-dessus, restant entendu qu’il faut y voir une simple illustration un peu impressionniste et, en aucun cas, une prétention quelconque à une démonstration.
Sur les instruments
4Dans ce domaine bien concret, on pourrait se croire à l’abri des réticences ; et pourtant, même ce terrain est semé de chausse-trapes.
5Dans certains cas, le motif de la rétention d’informations est évident. Ce sont les situations dans lesquelles, pour toute une catégorie d’instruments liés au sacré, les intéressés sont tenus au secret le plus rigoureux par la plupart des religions traditionnelles de l’Afrique subsaharienne. Ainsi, dans les cultures où ont lieu des retraites d’initiation en brousse, rien de ce qui s’y passe ne doit être révélé aux non-initiés et certains des objets (sonores ou non) ne doivent même pas être vus par eux. Cette sacralisation est souvent matérialisée par des applications de kaolin, blanc ou rouge. Au cours de collectes d’instruments destinés au Musée national tchadien, j’ai eu de multiples occasions d’être confrontée à ce problème de non-parole. Je peux citer en exemple un épisode « parlant ». Surprise, un jour, de voir que l’on proposait de nous vendre un tambour d’initiation, il a fallu parlementer pendant des heures, réparties sur plusieurs jours, pour comprendre que cette anomalie apparente s’expliquait par le fait que le kaolin, qui l’aurait rendu intouchable et a fortiori invendable, avait été remplacé par de la peinture industrielle. Grâce à ce subterfuge il n’y avait pas de sacrilège mais, s’agissant de pratique en rapport avec l’initiation, le simple fait de les évoquer était déjà générateur d’angoisse.
6De même, lors des préparatifs et du prélude musical précédant les luttes rituelles intervillageoises chez les Sara-Kaba du Tchad, on voit mettre du kaolin rouge sur les instruments de l’orchestre, qui comprend un xylophone, une timbale en poterie, un petit tambour à deux peaux et un grand tambour à une peau nommé kodjo. Cependant, le superbe exemplaire de kodjo acquis pour le Musée de N’Djaména ne portait aucune trace de kaolin lorsqu’on nous l’a remis sans nous avoir gratifiés du moindre commentaire à ce sujet.
7Dans certaines chefferies Toupouri (population répartie entre Tchad et Cameroun), la principale marque du pouvoir est un grand tambour placé sous un abri spécial à la garde du responsable religieux communément appelé, en français, « chef de terre ». Celui-ci est le seul à savoir quel est le bois utilisé pour ce tambour et à quel endroit (éloigné, semble-t-il) il est possible de se le procurer. On peut facilement imaginer combien doivent paraître choquantes des questions insistantes concernant la fabrication de ce tambour, alors que la coutume interdit à son responsable de divulguer ces informations, même au détenteur du pouvoir local. C’est pour moi une occasion de rappeler qu’il est des cas où le légitime désir de savoir du chercheur doit s’effacer (pour un temps peut-être) devant la considération et le respect dus aux traditions qu’il vient étudier et à ceux qui les ont en charge.
8Si les tambours monumentaux (qui peuvent avoir jusqu’à deux mètres de haut) sont le plus souvent des insignes du pouvoir, d’autres objets ou d’autres instruments peuvent jouer ce rôle. C’est le cas du xylophone chez le mbang (chef) de Bédaya, alors que, dans la même région, ce type d’instrument est le plus souvent utilisé pour des musiques de fête dénuées de caractère religieux (si toutefois il en existe qui en soient totalement exemptes en Afrique de religion traditionnelle).
9Dans tous les cas, il est plus aisé d’obtenir des détails sur les instruments et les matériaux qui les composent en s’informant chez celui qui les fabrique, avant qu’ils n’aient été investis de leur fonction et sacralisés à l’occasion de leur mise en service, si l’on peut dire.
10Ainsi en est-il du tambour des lutteurs chez les Massa. Il est fabriqué par l’artisan spécialisé qui peut en avoir plusieurs en stock, considérés comme des objets quelconques tant qu’ils sont neufs ou en cours de fabrication.
Fig. 1 : Toïngar accordant un xylophone en comparant le son de la touche et celui du résonateur, qu’il utilise comme une flûte
Photo : Yves-Eric Brandily
11Cependant, l’objet sonore est rarement tout à fait quelconque. Un jour, un facteur de xylophones appartenant à une famille réputée pour cette spécialité avait coupé court aux questions sur l’historique de cette tradition en déclarant que son grand-père avait reçu, en brousse, l’inspiration de fabriquer l’instrument. Chacun sait que l’inspiration reçue en brousse est imputable aux êtres invisibles qui y résident.
12Ainsi chez les Murum (population culturellement proche des Sara Goulaye), quand on veut faire un bon xylophone « on prend tout ce qu’il faut : le bois, les courges, etc. On l’emporte en brousse, on fait un sacrifice de poulet aux génies et on revient, deux ou trois jours plus tard, avec l’instrument terminé. »
13Ce genre d’origine est d’ailleurs très souvent invoqué pour des instruments de musique divers et chez des peuples très différents. C’est le cas, entre autres exemples, de la vièle monocorde kiiki des Teda-Daza, population musulmane du Sahara central.
14On peut voir dans cette attribution d’origine une reconnaissance indirecte du pouvoir mystérieux de la musique qui, presque partout et quelles que soient l’organisation sociale et la religion, semble relever plus ou moins du supranaturel.
15Pour en revenir à ces instruments remarquables et diversifiés que sont les xylophones, reconnaissons que la réserve des musiciens, et plus encore des facteurs (comme on vient de le voir), n’est pas hermétique à leur sujet, en particulier pour ce qui concerne leurs aspects techniques.
16M. Tagui, spécialiste bien connu dans toute la région de Kyabé (Tchad méridional), explique que les lames doivent être taillées dans le bois du cœur de l’arbre (de préférence du caïlcédrat). On dit aussi du « bois noir » car on le durcit parfois au feu en enfouissant le bois dans le sable et en faisant un feu au dessus. Il ajoute spontanément, non sans malice, que si des étrangers (entendez des Européens) lui commandent un instrument, il lui arrive de tailler les lames dans l’aubier s’il sait que ce xylophone ne sera jamais joué et sera seulement exposé comme décoration. Dans ce cas, on a l’habitude de voir les lames face au mur et les calebasses-résonateurs dirigées vers l’extérieur. C’est pourquoi les calebasses sont souvent pyrogravées, à la demande, alors que sur les instruments utilisés par les musiciens locaux, elles ne le sont pas…
17Pour que les résonateurs aient les dimensions, la forme et la courbure qui conviennent, M. Tagui cultive lui-même les courges qu’il forme, qu’il ligature, etc. Sans rien dire, comme je le remarquais au début, il se contente de nous les montrer, notamment celles qui sont en cours de séchage dans sa cour-atelier.
18Quant aux xylophones particuliers destinés à l’apprentissage des enfants, ils n’ont pas de résonateurs et leurs lames sont taillées dans de l’aubier. Il s’agit d’un système d’apprentissage élaboré et non d’une simple imitation des aînés comme c’est souvent le cas en Afrique. Ici, on prépare pour l’enfant un instrument simplifié. Pour « répondre » à nos interrogations sur ce sujet, le père d’un jeune apprenti-musicien se contente d’appeler son fils. Celui-ci installe ses lames, laissées libres, sur deux boudins d’herbe sèche pour les éloigner du sol sans, pour autant, avoir besoin de creuser une fosse de résonance comme c’est parfois le cas. Comme explication verbale, son père se contente de faire remarquer qu’il n’y a que sept lames, non fixées, alors que l’instrument normal en a treize, montées sur un cadre.
19A nous d’observer, d’écouter, de comparer et de traduire en mots ! De nouvelles questions surgiront alors et l’enquêteur devra poursuivre son harcèlement verbal…
20Si ces problèmes relatifs aux modes de communication sont bien réels, ils ne sont pas insurmontables, et c’est l’occasion de mesurer le fossé qui sépare ce que l’on voit de ce que l’on vous dit, du fait d’une économie de mots qui, chez l’informateur, confine souvent à l’avarice.
21Au même questionnement relatif à l’apprentissage du jeu d’un autre type de xylophone, à seize lames disposées de façon continue du grave à l’aigu, le musicien virtuose que nous interrogions s’est contenté d’attirer le jeune garçon qui était près de lui, de l’installer entre ses jambes et de lui faire frapper les touches en lui tenant les poignets : le tout sans commentaire.
22Mais il est évident que l’on ne peut se contenter de regarder si l’on ne veut pas rester à la surface des choses. Dans le cas, bien simple pourtant, du xylophone préparé spécialement pour l’apprentissage, il est clair que, là où le voyageur, le fonctionnaire (local ou étranger), ou même l’anthropologue, ne verra que quelques morceaux de bois frappés par jeu par un enfant, le curieux de musique trouvera une voie d’accès vers une réalité ethno-musicale complexe. Cette remarque, qui peut sembler caricaturale, vise un comportement relevant pourtant de la démarche qui a donné lieu à tant d’erreurs et qui a fait dire et écrire tant de contre-vérités au sujet des cultures africaines.
23Dans le cas du xylophone en question, sans entrer dans les détails de facture, qui sortiraient de notre sujet, on peut mentionner les traits principaux qui le distinguent tant des instruments de la même famille en usage dans les régions proches que de l’instrument destiné à son apprentissage.
24Les normes concernent tout d’abord l’élément essentiel de l’instrument, à savoir le clavier. Le nombre de touches est immuable : il y en a treize. Cette fixité ne se retrouve pas partout. Chez les peuples voisins (du point de vue tant géographique que culturel) les xylophones accordés du grave à l’aigu en progression continue peuvent comporter un nombre variable de touches. On le constate de visu ; quant au pourquoi de ces différences, il semble tenir à la décision purement individuelle de chaque usager. Cela signifie donc que la symbolique des nombres, si répandue en Afrique, ne s’applique pas ici. D’après ce que l’on nous a dit (à plusieurs reprises et à des occasions différentes) : les musiciens maîtrisant parfaitement le jeu de l’instrument ont la latitude d’ajouter des touches, n’étant limités que par la nécessité d’obtenir des degrés identifiables par rapport à l’échelle, tant dans l’extrême grave que dans le suraigu.
25La gamme utilisée est pentatonique de même que chez les Sara-Kaba, où la disposition des lames relève d’une conception tout à fait différente dont l’énoncé, dans sa brièveté, est loin de laisser supposer la richesse d’information qu’il recèle.
26En gros, on vous dit que les lames vont « par familles ». En fait il s’agit plutôt d’un clivage par générations soit : grand-mère – mère – enfant. Le passage d’une génération à l’autre étant exprimé, d’abord, par un saut d’octave. La grand-mère donne le son le plus grave de sa « famille », la mère, l’octave supérieure et l’enfant une octave encore au dessus. Le timbre est également pris en considération, comme on le verra à propos des mirlitons posés sur certains des résonateurs.
27Quant à la disposition de ces familles, elle se fait, sur l’ensemble du clavier, selon une fausse symétrie. Les grand-mères n’apparaissent que dans les groupes des extrémités, soit trois lames à gauche et trois lames à droite ; les enfants se trouvent aux extrémités, puis les mères et enfin les grand-mères en convergeant vers le centre.
28Suivant la même progression viennent ensuite deux fois deux lames : enfant-mère. C’est à cet endroit qu’apparaît une disparité entre le côté gauche et le côté droit. Du côté gauche (en se plaçant dans la position du musicien qui regarde le clavier), les cinq premières lames sont suivies d’une seconde paire enfant-mère ; du côté droit, la sixième lame en partant de l’extrémité est muette. Parfois, elle ne porte pas de résonateur ; mais, le plus souvent, on vous montre que la calebasse correspondante sert à ranger une petite réserve de cire et de membranes de mirliton.
29Ces mirlitons sont insérés dans le flanc de certains des résonateurs, dont ils modifient le timbre d’une façon qui sera précisée dans le « discours » mentionné à la fin de cet article. Il convient de noter ici que les lames dont le résonateur ne porte pas de mirliton sont celles qui correspondent aux voix des « enfants » des différentes familles.
30L’un des caractères spécifiques des xylophones sara-kaba est une technique de jeu liée à la disposition des lames qui vient d’être décrite.
31Le musicien utilise quatre battes, deux dans chaque main. Il frappe donc deux touches à la fois de la même main. Ce sont toujours deux lames contiguës appartenant impérativement à la même famille, c’est-à-dire sonnant à l’octave l’une de l’autre. Une exception à cette règle est due à la présence de la lame muette. Sans modifier son geste il a la possibilité de faire entendre le son d’une seule lame, celle qui est contiguë à la muette, soit à droite, soit à gauche. C’est ce qu’il fait généralement quand il commence à jouer. Il exécute alors une sorte de trille en alternant ses deux mains.
Un discours sur la musique
32Tout ce qui vient d’être dit sur le mutisme systématique des musiciens au sujet de leur moyen d’expression pourrait sembler infirmé par ce qui va suivre. Cependant, on peut poser une hypothèse susceptible d’éclairer cette apparente contradiction ou, tout au moins, de donner des éléments de discussion.
- 1 Toïngar Keyba Natar, fondateur d’un atelier d’instruments de musique traditionnels à N’Djaména.
33Au cours d’une mission au Tchad en 1994 j’ai eu, en effet, la chance d’enregistrer un musicien1 en mesure d’expliquer avec précision et clarté les différentes opérations qui permettent de fabriquer ou de restaurer des xylophones, de les accorder et d’en régler le timbre. Ces explications n’ont pas été données dans l’abstrait, mais constituent le commentaire des différentes interventions qu’il est en train d’accomplir. A défaut de pouvoir en faire entendre l’enregistrement, je me contenterai de donner un bref résumé de ce qu’il dit concernant chaque phase de son travail.
34Il commence par une remarque moqueuse à l’adresse des collecteurs de l’instrument qu’il est en train de remonter. Constatant que les résonateurs ont été numérotés pour éviter tout risque de confusion quant à la lame à laquelle chacun d’eux doit être adapté, il déclare en souriant que, pour sa part, cette précaution est tout à fait inutile. Il lui suffit, en effet, de souffler dans la courge, utilisée comme une flûte, et de frapper la lame pour comparer les sons obtenus et les apparier sans hésitation. Les légères différences de hauteur qui peuvent subsister sont ensuite corrigées à l’aide d’anneaux de cire placés sur l’orifice de la courge qui est tourné vers la lame.
35Un second orifice est ménagé au flanc de la courge et peut être recouvert d’une membrane de mirliton. Il est utilisé pour modifier, non plus la hauteur du son, mais son timbre. Les deux notions de timbre et d’intensité sont ressenties comme étroitement liées. Il tend et détend la membrane en agissant sur la cire qui la maintient, puis frappe la touche pour faire constater les changements de sonorité qui en résultent.
36Il est très pédagogue et réitère l’opération, ce qui l’amène tout naturellement à évoquer quelques souvenirs en rapport avec le sujet. Il raconte notamment l’anecdote suivante. Lors d’une fête de fin de saison sèche, dans un village proche de N’Djaména, pendant qu’il jouait, les nuages s’amoncelèrent et une pluie diluvienne s’abattit sur les participants. Il décrit le bonheur ambiant, les danses et les cris de joie des villageois qui le poussaient à jouer encore et encore pour que la pluie soit durable. Hélas, les membranes en cocon d’araignée des résonateurs, endommagées par ce déluge inopiné, n’assumaient plus leur rôle, et l’instrument ne sonnait plus comme il était souhaitable pour se faire entendre dans cette atmosphère de foule en liesse.
37Le musicien eut alors l’idée de demander des feuilles de papier à cigarettes pour remplacer son cocon d’araignée. La quantité de papier disponible étant insuffisante, il se tourna alors vers le plastique de certains sacs donnés par les commerçants, après avoir réfléchi sur le fait qu’il suffisait d’avoir une « toile » très mince et qui supporte d’être bien tendue pour obtenir un mirliton vibrant convenablement dès que sa touche était elle-même mise en vibration. Depuis cet épisode, dit-il, il utilise couramment le plastique au lieu du cocon d’araignée, de la membrane d’aile de chauve-souris ou même de la vessie de tétrodon, qui est pourtant relativement résistante. Pour conclure, il remarque au passage qu’en ville, les murs des maisons sont propres et que, de ce fait, les cocons d’araignées sont rares.
38Revenant à ce qu’il nomme « la forme » des touches, il explique que, quand on en amincit la partie centrale, on obtient un son de plus en plus grave. Pour faire monter le son vers l’aigu, il faut alléger les extrémités. Par conséquent, si l’on a trop aminci l’une ou l’autre des extrémités il faut les alourdir avec de la cire pour faire redescendre le son vers le grave. C’est la raison pour laquelle on trouve souvent, sur la partie gauche du cadre de certains xylophones, une petite réserve de cire pour les cas où il s’avère nécessaire de rectifier l’accord. Grâce à la cire, on peut donc modifier sensiblement la hauteur d’une lame sans qu’il soit nécessaire de la retailler. C’est ainsi que l’on procède quand des musiciens nombreux sont rassemblés et décident de jouer ensemble. A titre d’exemple je peux signaler qu’à l’occasion des funérailles de l’ex-président Tombalbaye, j’ai vu des regroupements de quinze et même dix-sept xylophones jouant ensemble. Grâce à l’utilisation de la cire, tant sur les lames que sur les résonateurs, les rectifications d’accord rendaient les instruments parfaitement compatibles.
39De tels rassemblements sont peu fréquents, mais on a souvent besoin, néammoins, d’affiner l’accord, simplement en raison du « changement de climat » que suscite notamment le passage du jour à la nuit.
40Sur les xylophones sara-kaba, dont les lames sont disposées par « familles », on met la cire uniquement sur l’entrée des calebasses, notamment pour obtenir un intervalle précis entre ce que notre musicien nomme « des sons égaux mais dont l’un est plus aigu que l’autre » c’est-à-dire distants d’une octave.
41Revenant aux xylophones kindi dont les touches sont disposées en continuité du grave à l’aigu, il fait remarquer que, depuis un degré quelconque, cette octave se retrouve sur la sixième touche qui suit (l’échelle, en effet, est pentatonique). On se sert de cela pour enseigner « les chansons » aux débutants. On les leur fait jouer en frappant simultanément les touches à l’octave. Rappelons que, pour les instruments de ce type, le musicien utilise une seule batte dans chaque main.
42Quand il s’agit de bons musiciens, c’est la main gauche qui « joue la chanson » pendant que la main droite « se balade ». C’est à cette indépendance, à cette liberté autonome de la main droite que l’on juge l’habileté des xylophonistes.
43Ce bref aperçu permet de constater que ce musicien parle de tout ce qui concerne ces instruments avec autant de facilité que de compétence. Après tant d’expériences au cours desquelles on n’obtient d’autres réponses que des monosyllabes, voire pas de syllabes du tout, on doit se demander si cette différence de comportement repose uniquement sur une particularité de tempérament individuel ou s’il entre en jeu des causes plus générales d’ordre sociologique.
44A défaut de pouvoir fournir une réponse scientifiquement recevable à un problème aussi complexe, je m’aventurerai à proposer quelques éléments de réflexion.
45On observera tout d’abord que le discours exceptionnel qui vient d’être évoqué est le fait d’un musicien qui est en même temps facteur et restaurateur d’instruments divers (et non seulement d’une espèce unique de xylophones comme c’est le cas de la plupart des musiciens des villages). Il n’est donc pas le praticien d’une seule musique dans laquelle il serait baigné depuis l’enfance. Là réside, sans doute, l’essentiel de sa différence.
46En milieu traditionnel, semble-t-il, la musique et les conduites qui s’y rattachent sont perçues comme relevant de l’évidence. Au même titre, par exemple, que de voir un bébé téter, puis marcher, puis, un peu plus tard, parler semble si normal que ce constat ne donne pas lieu à des considérations particulières, produire de la musique, sa musique, n’engendre chez la plupart des gens aucun besoin de commentaire.
47Seuls, quelques individus, du fait soit de leur caractère propre, soit des circonstances où la vie les a plongés, soit des deux à la fois, prennent un certain recul par rapport à cette activité si particulière qui consiste à faire du son signifiant. C’est ce recul nécessaire qui les amène à conceptualiser, à se poser des questions sur le pourquoi et le comment de tout ce qui touche à la musique, à ses caractères propres, aux moyens de la faire et aux effets qu’elle produit sur ceux qui l’écoutent.
48Prenons garde de ne pas oublier que, même dans un contexte comme celui des cultures dites occidentales, qui survalorisent le rationnel, une majorité de gens ont l’impression que notre gamme tempérée est naturelle et ignorent que des peuples entiers ont un système différent (qui leur semble tout aussi naturel) de division de l’octave. Découvrant cela fortuitement, nous savons que le premier réflexe de chacun est de penser que les autres jouent faux. Constat fructueux si toutefois il conduit à se demander : qu’est-ce que jouer juste ?
Notes
1 Toïngar Keyba Natar, fondateur d’un atelier d’instruments de musique traditionnels à N’Djaména.
Haut de pageTable des illustrations
Titre | Fig. 1 : Toïngar accordant un xylophone en comparant le son de la touche et celui du résonateur, qu’il utilise comme une flûte |
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Crédits | Photo : Yves-Eric Brandily |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/docannexe/image/1564/img-1.jpg |
Fichier | image/jpeg, 676k |
Titre | Fig. 2a et 2b : Le facteur de xylophones sara-kaba Kossi Tagui à Kyabé (Tchad) |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/docannexe/image/1564/img-2.jpg |
Fichier | image/jpeg, 736k |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/docannexe/image/1564/img-3.jpg |
Fichier | image/jpeg, 721k |
Pour citer cet article
Référence papier
Monique Brandily, « Quand dire, c’est faire », Cahiers d’ethnomusicologie, 11 | 1998, 3-12.
Référence électronique
Monique Brandily, « Quand dire, c’est faire », Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 11 | 1998, mis en ligne le 07 janvier 2012, consulté le 02 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/1564
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