Navigation – Plan du site

AccueilCahiers de musiques traditionnelles6Comptes rendusLivresJacob Wainwright LOVE. Samoan Var...

Comptes rendus
Livres

Jacob Wainwright LOVE. Samoan Variations/Jürg WASSMANN. The Song to the Flying Fox

Peter Crowe
Traduction de Isabelle Schulte-Tenckhoff
p. 218-225
Référence(s) :

Jacob Wainwright Love. Samoan Variations. Essays on the Nature of Traditional Oral Arts. New York & London: Garland Publishing, 1991. XVII, 327 p.

Jürg Wassmann. The Song to the Flying Fox. The Public and Esoteric Knowledge of the Important Men of Kandingai about Totemic Songs, Names, and Knotted Cords (Middle Sepik, Papua New Guinea). Translated from the German by Dennis Q. Stephenson. Boroko PNG: Cultural Studies Division, National Research Institute, 1991. xxi, 313 p.

Notes de la rédaction

Traduit de l’anglais

Texte intégral

1Avec la généralisation du travail sur le terrain, ethnomusicologues, linguistes et anthropologues culturels ont été confrontés au problème de la compréhension de la poésie, en particulier de la poésie chantée. Souvent, les structures poétiques diffèrent de celles du langage parlé, et il arrive qu’elles restent un mystère total ; les métaphores risquent d’être obscures, il y a abondance d’ellipses, le langage peut être ancien ou inconnu (même dans le cas de langages spécifiquement réservés au chant), l’importance des noms propres n’est pas claire ; et ainsi de suite. Une nouvelle approche du problème vient de deux études consacrées aux traditions orales océaniennes, l’une traitant de la Polynésie occidentale (qui s’étend sur une période de trois millénaires), l’autre de la Papouasie-Nouvelle-Guinée (dans l’aire linguistique papoue, qui remonte à quelque trente mille ans). Bien que les deux cultures représentées ici soient assez différentes du point de vue linguistique, elles se situent toutes deux dans une région tropicale du Pacifique sud, où les habitants sont entourés d’eau, soit par l’océan, soit par un grand fleuve connaissant des inondations périodiques. Dans les deux cas, la pirogue au sens réel aussi bien que métaphorique est donc omniprésente.

2Même à défaut de toute information sur les textes et leurs contextes, il est possible d’effectuer une sorte d’analyse musicale centrée sur les caractères mélodiques des chants, telle que l’a entreprise Christensen (1962) sur la base des cylindres enregistrés en 1912-1913 par Adolf Rösicke sur le cours moyen du Sepik, pendant l’expédition du Kaiserin-Augusta-Fluss (j’ignore, en revanche, si les quarante cylindres de musique samoane enregistrés par Gilman et Hemenway lors de l’exposition universelle de Chicago, en 1893, ont été analysés [cf. Gillis 1984]). En l’absence de telles informations, il est impossible de conduire la question du rapport entre les traits musicaux d’une part, le contenu et le contexte textuels de l’autre, à celle du pourquoi les mélodies (ainsi que leurs textes) prennent la forme qu’elles ont. En étudiant seulement les structures (musicales), tout en ignorant leurs fonctions, on en reste ainsi à une sorte d’archéologie musicale rudimentaire. Cela ne sert pas à grand-chose, la question principale n’étant plus aujourd’hui : « qu’est-ce que la musique ? », mais plutôt « pourquoi la musique prend-elle telle ou telle forme ? ». L’étude des arias d’opéra de Wagner peut-elle avoir un sens si l’on n’a pas la possibilité de se référer aux livrets ? La recherche allemande a été redoutable dans le domaine du rassemblement de données empiriques, puis dans celui de l’« analyse statistique ». Mais alors ? C’est ce qui détermine le choix faisant qu’une forme mélodique devient telle, qui constitue la matière et l’enjeu de la compréhension des modèles musico-cognitifs. Et lorsque les impulsions (ou raisons) sous-tendant les choix effectivement réalisés forment plusieurs couches (de cognition ?) logées au plus profond de l’esprit du musicien, la « surface » de son chant risque d’être glissante. Jacob Love parvient aux soubassements des variations samoanes de surface, dont il montre les traits persistants, en employant des sauts imaginatifs originaux. Quant à Jürg Wassmann, il se retranche derrière une ethnographie « épaisse », mais grâce à sa persévérance et à sa patience méticuleuse, il réussit à entrevoir la cohérence de la « théorie des liens culturels » propre aux Iatmul.

3Par comparaison avec l’état de la recherche concernant les peuples en question, les deux ouvrages nous offrent donc un récit plus détaillé, et plus proche de la réalité, de certains mécanismes d’élaboration culturelle dans le chant et dans le texte. Il est intéressant de constater que Wassmann fait toujours grand cas des questions posées jadis par Gregory Bateson (1932, 1936 [1958]). Love semble suivre une approche plus individualiste, mais il profite aussi de l’influence de feu Albert Lord (ancien collaborateur de Béla Bartók). A mon sens, la simple question du pourquoi est d’une importance capitale. Bien sûr, il est inutile de se demander « pourquoi ? » à moins de se demander d’abord « quoi ? » et « comment ? ». Et pourquoi donc « pourquoi » ? Voilà qui nous renvoie, hélas, au fondement de tout choix ! Ne nous contentons pas du « quoi », car les formes culturelles ne sont pas nécessairement arbitraires.

4La question du choix est au cœur de la création et de la permanence de toute tradition, quelle que soit son expression culturelle. Les choix initiaux sont souvent le résultat de contraintes environnementales (dont certaines sont arbitraires). Je suggérerais les paradigmes suivants : (I) texte : hypertexte : : contexte : écosystème ; et (II) « Lorsque deux personnes au moins choisissent de se rencontrer trois fois au moins pour faire la même chose, une tradition (sociale) est provisoirement établie » (cf. Crowe 1991).

5L’ouvrage de Wassmann contient de nombreuses données illustrant de tels paradigmes, bien que personne ne prétende qu’elles les « prouvent » ; elles sont simplement heuristiques. La nature de l’environnement sur le cours moyen du Sepik est présente dans tous les mythes, dans la structure sociale et dans les cérémonies des Iatmul. Le « terrible fouillis » évoqué par Bateson (1936) s’est ainsi nettement précisé, grâce aussi à quantité de recherches complémentaires, notamment celle du linguiste Staalsen (et avant lui celle de Don Laycock) qui passa quelque sept ans sur le terrain.

6Wassmann offre un récit merveilleusement détaillé d’une grande cérémonie funéraire. C’est une reconstruction littéraire assez vivante pour donner l’impression au lecteur d’y participer, au beau milieu du Sepik, « tous » les aspects contextuels pertinents étant « intégrés » au texte (par l’intermédiaire de l’interprète, selon notre auteur). Par exemple, les récits mythiques figurent aux endroits appropriés ; il y a présentation, en deux colonnes parallèles, de ce que font les femmes et les hommes respectivement dans l’espace qui leur est réservé ; et les paroles (de la plupart) des chants sont indiquées. Cette « mise en scène » est placée au centre du livre, enchaînant sur des chapitres qui construisent progressivement le contexte et ses caractéristiques. Tout cela exige une lecture attentive ; et on aurait souhaité un lectorat plus attentif, certains passages étant incompréhensibles.

7D’une manière générale, la traduction est bonne, mais je me suis tout de même demandé si l’auteur n’a pas « recorrigé » l’anglais courant du traducteur, étant donné certains germanismes. Ainsi, je ne vois pas pourquoi le titre n’aurait pas pu être allégé en Song of the Flying-Fox, car of peut impliquer aussi « sur » et « à », et le premier article n’est pas nécessaire (sur l’activité de traduction et ses résultats, voir Sperlich 1984 et Pawley 1991). La traduction des poèmes est très bien réussie en revanche, ce qui est un exploit si l’on sait qu’ils ont d’abord été traduits de l’iatmul en tok pisin (assortis de notes allemandes quand le vocabulaire manquait), puis intégralement en allemand, enfin en anglais. Je constate avec plaisir que le tok pisin est légitimé ainsi comme outil d’une version interlinéraire à effectuer sur le terrain, car j’ai fait de même avec les matériaux des Maewo (Vanuatu) et j’ai vu les réactions de quelques puristes. L’important est que le néo-mélanésien (dont le tok pisin et le bislama constituent des variantes) conserve une bonne partie de la syntaxe originale, contrairement aux langues indo-européennes (ou « impériales »). Mis aux mains d’un chercheur habile, il peut constituer un outil de terrain malléable. Quant aux expressions esotériques, elles peuvent généralement (mais temporairement) être notées dans la langue maternelle de l’enquêteur. En effet, dans le domaine des études mélanésiennes, le tok pisin est souvent sous-estimé.

8La valeur des récits de Wassmann est rehaussée par ce que leur méthode suggère pour l’analyse d’événements comparables. Ainsi, je n’ai pas pu m’empêcher d’établir tout de suite des parallèles avec les rites qat baruqu de Maewo (Crowe 1981). A Maewo également, les migrations ancestrales sont relatées dans un ordre strict, avec les chants correspondant à chaque étape, dont l’interprétation est obligatoire. Il y a, en effet, tant de parallèles entre les Iatmul et les gens de Maewo que j’ai été frustré de ne pas pouvoir me référer directement à des enregistrements ou à des transcriptions musicales.

9Tel est donc le problème que soulèvent d’ailleurs les deux études : il n’y a pas assez de notations musicales. Wassmann attribue-t-il à Gordon Spearritt le rôle d’ethnomusicologue attitré de la région ? Mais on n’a peut-être pas sous la main les enregistrements de Spearritt, et sa thèse de doctorat (1979) attend encore d’être publiée. Précisons que Wassmann fit son terrain en 1972-1973, mais il ne publia son travail qu’en 1982 (en allemand). La version anglaise dont il est question ici ne paraît donc que deux décennies après les cérémonies décrites. Entre-temps, sans doute, des changements sont survenus. On pourrait se demander à juste titre ce que les cérémonies funéraires sont devenues. Mais d’un autre côté, si les Iatmul le souhaitent, ce livre pourra être un outil pour récupérer ou reconstruire des pratiques plus anciennes. N’est-ce pas la principale justification de l’anthropologie dite d’urgence : que les récits ainsi fixés permettent la reconstruction culturelle ?

10Wassmann réussit de manière convaincante à soulever une par une les couches de l’oignon iatmul, montrant comment chacune imite l’autre, que la structure est cohérente, qu’il y a en son centre une sorte de noyau dur d’idées susceptibles de pousser, de fleurir et de germer. Il montre de manière tout aussi convaincante que les Iatmul possèdent une théorie générale des liens culturels, et que le savoir ésotérique qui l’unit et la sous-tend n’est pas détenu – et ne pourra probablement jamais l’être – par un seul individu. Il a entrepris une analyse essentielle, ce qui est peut-être l’apanage ou le privilège de celui qui vient du dehors. Et il a reçu l’approbation et l’appréciation formelles des Iatmul eux-mêmes, sous forme d’une lettre autorisant la publication, reproduite dans l’ouvrage (Wxviii), dont voici la fin :

11« Toutes ces histoires, tous ces noms et sui/sagi [chants] peuvent apparaître dans le livre. Il est aussi permis d’expliquer la signification de la corde à nœuds. Aucune prohibition ne pèse sur ces choses. Toutefois, il n’est pas permis d’inclure les noms cachés (secrets) ou les récits secrets concernant notre terre, ou de porter préjudice à autrui. Ces choses ne doivent pas faire partie du livre ; il faut qu’elles demeurent au village ».

12Quelle est donc la corde à nœuds évoquée par les autorités iatmul ? Objet rarement vu et hautement mystérieux d’ordre mnémonique, cette corde se rapporte aux noms secrets ou ésotériques permettant d’accéder au système des traditions composant la théorie indigène des liens culturels. C’est une sorte de chapelet végétal long de six à huit mètres, mais dont les extrémités ne sont pas jointes pour former une boucle. Chaque petit nœud rappelle des noms, chaque grand nœud représente un lieu primordial (il y en a vingt sur l’illustration de la couverture). La corde à nœuds « représente la première migration ; elle porte le nom du crocodile que les fondateurs du clan ont suivi depuis le lieu d’origine jusqu’à la région habitée à présent » (W51).

13Étant donné la quantité de littérature relative aux Iatmul, couvrant soixante ans au moment où l’auteur entreprit son travail sur le terrain, il est encourageant de lire un passage dans lequel Wassmann décrit avec franchise sa perplexité face à l’ordre rituel des Iatmul ; c’est seulement après trois mois qu’il commence lentement « à saisir les connexions entre les chants, les noms des villageois [villages] et les mythes » (W283). Puis un jeune homme, par inadvertance, livre le secret ; mais beaucoup de temps s’écoule avant qu’on l’« informe officiellement de l’existence et de la signification de la corde » (W284). La sincerité de Wassmann au sujet de sa méthode de terrain est exemplaire, l’avantage pour lui étant qu’il amène ainsi le lecteur à admettre ses propos, ou du moins à mieux en juger. Cette approche a sans doute aussi plu aux Iatmul.

14Wassmann et Love ont fait l’effort d’offrir diverses possibilités de traduction pour une partie de leurs matériaux ; il n’est pas toujours aisé de trouver le mot juste. A divers stades, Wassmann offre plusieurs versions du matériau mythique, par exemple six lectures des événements survenant entre la création et la genèse des fondateurs du premier clan (W183-85). Il en déduit divers modèles de cohérence significative, puis il se demande jusqu’à quel point ces abstractions reflètent la structure sociale actuelle. Dans une annexe (ch. 6), Wassmann formule les règles de structuration formelle dans la composition de textes chantés, il en énumère des variantes possibles et des erreurs typiques, et il réussit également à expliquer pourquoi certaines formes sont susceptibles de changer lors de l’interprétation, tandis que d’autres, qu’il identifie, restent fixes.

15Les transformations poétiques retiennent aussi l’attention de Jacob Love dans son étude sur Samoa, basée sur une recherche de terrain effectuée dans un seul village du nom de Falealupo (au nord-ouest de Savaici), en 1971-1974 (à la même époque que Wassmann et, soit dit en passant, que mes propres recherches en Ambae et à Maewo). L’écriture de Love est adroite et possède un style très personnel, qui est parfois aussi condensé que l’argumentation et la matière de l’ouvrage, exigeant une lecture répétée de certains passages. Il a aussi fallu une décennie pour que cette version d’une thèse de doctorat soutenue à Harvard soit publiée. La préface date de 1979, le prologue – dans lequel l’auteur explique diverses révisions – de 1990. Le travail de Love relève quelques défis propres à l’étude des musiques océaniennes, qui sont absents, à mon sens, du traité de Moyle sur Samoa (voir Crowe 1990). Les deux ouvrages sont donc complémentaires. Mais l’étude de Love transcende la région et devrait trouver sa place parmi les plus significatives des contributions récentes à l’étude générale de la tradition orale (la même remarque s’applique à l’ouvrage de Wassmann).

16Le défi est relevé dès la préface. Love cite deux vers d’Homère, en donne une version simple, puis vingt-et-une interprétations publiées entre 1614 et 1961. Il estime que toutes sont « teintées » : voilà la métaphore qu’il emploie pour désigner le filtre de l’interprétation. Suivent des notes à propos de sa thèse principale qui est développée à la manière d’un thème musical avec ses variations. L’ouvrage est organisé en quatre parties et neuf chapitres. La première partie, traitant des mots, contient des chapitres abordant la métaphore, le mètre, puis la rime dans la poésie samoane ; la deuxième traite des types, notamment de la philosophie de la typologisation esthétique, suivie par une classification des chants samoans ; la troisième partie, sur les tons, aborde les variations dans l’interprétation et entre interprètes ; enfin, la quatrième partie relative aux temps traite de la nature et de la vitesse du changement. Love ose quantifier quand il peut, recourant aux méthodes statistiques habituelles – mais sans se priver d’apartés sur la manière dont la simple arithmétique et le décompte touffu passent pour des « mathématiques » dans notre domaine. Chez Love, les tables, les diagrammes, les figures statistiques prennent la place des copieuses transcriptions mélodiques que l’on trouve dans les travaux ethnomusicologiques plus anciens (il n’y a que huit ou neuf chants imprimés, que le lecteur peut chanter à première vue).

17Qu’apportent ces quantifications ? En feuilletant le livre à rebours, on peut donner des exemples : que, après cent ans, les chants enfantins samoans retiendront 53 % de leurs unités référentielles (textuelles), et après deux cents ans, seulement 28 % (L298) – alors que la vérité de convention veut que de tels répertoires soient hautement conservateurs ; à propos de la nature du changement, que « l’inconstance de la perception et de la mémoire favorise la mutabilité créative…et on en découvre la tendance en comparant une série de formes » (L246) – c’est-à-dire que statistiquement, « le manque d’une corrélation linéaire entre les valeurs C – mesures décrivant la consistance tonale des partitions normales de la « même » pièce interprétée par divers individus – suggère [que] dans une large mesure, ce sont des accidents dans la perception et non dans l’interprétation qui provoquent les variations entre les modes d’interprétation de divers individus » (L217). Ce genre de conclusions, même lorsqu’elles sont fausses, me persuadent que les procédés statistiques adoptés par Love en valent la peine, car ils indiquent une ventilation plausible des données, voire une présentation des opérations apportant des preuves concrètes à propos des principes régissant le contraste émique/étique que l’on retrouve dans toute culture, ou à propos des questions soulevées par la similitude ou la différence localement perçue dans des créations comme le discours et le chant.

18Il n’est pas aisé de comparer les analyses de Love et de Wassmann en ce qui concerne la variation dans l’interprétation selon les répertoires étudiés. Les paroles des chants samoans montrent un degré assez élevé de stabilité d’une interprétation contemporaine à l’autre (mais moins sur une periode plus longue), si bien que Love retrace la variation dans les notes surtout, dans ce qui est chanté ; et il faut relever que les formes mélodiques samoanes semblent peu complexes, se prêtant probablement à être mémorisées facilement. Toutefois, une certaine similitude dans des parties à appellations différentes du répertoire peut amener des transferts de mémoire, si bien qu’un chant est susceptible de contenir des parties d’un autre, et personne ne s’en rend compte. De plus, les exemples de chants enfantins donnés par Love sont tous assez brefs.

19Wassmann ne cite que les paroles des chants iatmul, et il n’est pas facile de déterminer la durée de leur interprétation (absence de transcriptions musicales et même de simples indications de durée), mais j’ai l’impression que les chants en solo des deux répertoires durent deux à trois minutes. Les Iatmul tolèrent de nombreuses variations textuelles se rapportant aux fins individualisées, à l’ordre des noms (des lieux ou des êtres primordiaux), aux listes additionnelles (d’objets claniques), aux raccourcis et répétitions, aux citations tronquées : tout cela indique une variabilité textuelle potentiellement très élevée. Il faut la différencier de l’erreur, comme l’indication d’un seul nom lorsqu’on en attend deux, un mauvais ordre dans l’énumération des noms, un oubli de parties du texte, ou une perte de symétrie dans la structure (W270). Nulle information n’est donnée sur la stabilité mélodique, qui permettrait notamment d’examiner les différences entre la forme idéale d’une mélodie et sa réalisation concrète. Je pense qu’elle est relativement plus ample dans les chants des Iatmul que dans ceux des îles Samoa.

20Cela traduit-il des différences dans la structure sociale ? Ou différentes structures sociales tendent-elles à « pousser » la variabilité de l’interprétation dans une direction ou dans une autre, comme si elles agissaient en tant qu’impératifs inconscients sur les types de chant ? Prenons l’exemple du vibrato : les Maori de Nouvelle-Zélande l’ont adopté comme style standard au cours des deux dernières générations au moins, c’est-à-dire durant la période même qui a vu leur exode rural massif, parallèlement à des changements dans leur régime alimentaire et dans leurs formes traditionnelles de contrôle social. Comme les Maoris ne semblent même pas s’en rendre compte lorsqu’ils chantent, on peut dire qu’ils chantent avec un vibrato inconscient résultant de contraintes environnementales (cf. paradigme I ci-dessus). Je pense que l’environnement bio- et géoculturel des Iatmul tend à s’imposer de maintes façons à leur style de chant, en amenant une grande variation de surface (étique), tandis que le modèle idéal (émique) reste solidement protégé grâce à des sanctions sociales valorisant l’interprétation juste (comme le confirme la liste des erreurs typiques).

21Une tradition orale est par la force des choses dynamique ; elle dépend de la bonne mémoire, car il y a peu de moyens mécaniques de récupération (comme la corde à nœuds des Iatmul). Les ouvrages en question révèlent de nombreux aspects du fonctionnement de la mémoire (musicale) au sein des cultures à tradition orale. Reste à savoir quelles sont les différences dans le recours à la mémoire selon qu’il s’agit d’une culture à tradition écrite ou orale. Dans la tradition écrite, par exemple, la fidèle représentation du jeu d’un pianiste – comme Busoni ou Godowsky au moyen d’un rouleau électrique Ampico (plus proche de la réalité que le CD, parce que acoustique) – est possible depuis un siècle environ, mais c’est grâce à l’application de la mécanique et non de la mémoire humaine. Quant au chant, aucune chaîne hifi ne peut occulter la différence entre une version live et une version reproduite, car la voix émerge du haut-parleur et non de la gorge du chanteur. D’autre part, la plupart d’entre nous préfèrent encore assister à l’événement musical assurant la présence physique vivante de la transcendance, que Bateson a désignée par « Learning III » dans Steps to an Ecology of the Mind (1972).

22J’aime à penser que l’analyse et l’appréciation que Love réserve à certains types de fonctionnement de la mémoire humaine dans le cadre de son étude de la variation samoane l’a amené à entrevoir la manière dont la transcendance se manifeste dans le jeu musical. Cela couvrirait une partie de la question du pourquoi soulevée plus haut. Love pense que lorsqu’un chant est mémorisé dans un répertoire où existent des variantes étique du « même » chant (émique), la forme d’une version « normale » intériorisée se répercute sur l’étendue des variations personnelles. Dans le processus d’apprentissage appelé mémorisation, de nombreux détails sont intériorisés inconsciemment. L’apprentissage du chant est un processus actif, mais dans l’interprétation « les attributs flexionnels de la mémoire normative exercent en cachette un contrôle sur la variation » (L217). Comme je l’ai déjà dit, la mémoire n’échappe guère aux perceptions qui la construisent ; surtout dans une culture de type oral, ce que l’on pense avoir entendu est le modèle de ce qu’on tentera de transmettre par la suite dans le jeu. Est-ce trop simple ? Lorsque Love se mettra à rééditer son livre, il aura avantage à aborder ces thèmes plus en détail.

23Cette étude montre combien de fois l’interprète est, dans son subconscient, poussé, propulsé par les possibilités de variation permises dans les limites des modèles (sociaux) ou enveloppes étique, voire dans le cadre opérationnel prescrit par ce qu’on nomme « l’identique » (note, phrase, dynamique, vitesse, etc.). D’où la valeur considérable d’une étude des « erreurs » stylistiques ou interprétatives. La plupart des classes dites de maître dans le répertoire classique européen semblent être conduites selon l’idée qu’en exhortant et en métaphorisant l’explication, il est possible de transmettre les vérités du style de jeu authentique et original de Beethoven. Deux siècles s’étant écoulés depuis, on pense bien que cela ne peut être juste qu’à 28 %.

Haut de page

Bibliographie

BATESON Gregory, 1932, « Social structure of the Iatmul people of the Sepik river ». Oceania 2: 245-91; 401-53.

BATESON Gregory, 1958, Naven [1936]. Stanford: Univ. Press.

BATESON Gregory, 1972, Steps to an Ecology of Mind. New York: Ballantine.

CHRISTENSEN Dieter, 1962, « Melodiestile am Mittleren Sepik (Neuguinea) ». Baessler Archiv N.F. 10: 9-44.

CROWE Peter R., 1981, « After the ethnomusicological salvage operation – what? » Journal of the Polynesian Society 90(2): 171-82.

CROWE Peter R., 1990, Reviews of Moyle, R.M. Tongan Music and Traditional Samoan Music, in Pacific Arts 1&2 and Cahiers de musiques traditionnelles 3: 226-32.

CROWE Peter R., 1991a, « Shall God defend New Zealand? Paradigms and envelopes in New Zealand pakeha musical traditions ». Canzona 1991 (Yearbook).

CROWE Peter R., 1991b, « Tagaro seeks Mamalu: Maewo song and migration traditions ». Rongorongo Studies 1(1/2): 14-21; 35-42.

GILLIS Frank J., 1984, « The incunabula of instantaneous ethnomusicological sound recordings, 1890-1910: a preliminary list ». In: Problems & Solutions (Jamie C. Kassler & Jill Stubbington Eds). Sydney: Hale and Iremonger, p. 322-55.

PAWLEY Andrew, 1991, « Saying things in Kalam: reflections on language and translation ». In: Man and a Half : Essays in Pacific Anthropology and Ethnobiology in Honour of Ralph Bulmer. Auckland: Polynesian Society, p. 432-44.

SPEARRITT Gordon, 1979, The Music of the Iatmul People of the Middle Sepik River (Papua New Guinea) with Special Reference to Instrumental Music at Kandangai and Aibom. University of Queensland (Australia), thèse de doctorat inédite, 2 vol. 

SPERLICH Wolfgang, 1984, Review article on Fischer, Hans, Sound Producing Instruments in Oceania. Boroko: IPNGS, 1983. Journal of the Polynesian Society 93(4): 441-54.

WASSMANN Jürg, 1982, Der Gesang an den « Fliegenden Hund »… Basel : Ethnologisches Seminar der Universität und Museum für Völkerkunde (Basler Beiträge zur Ethnologie, 22).

Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Peter Crowe, « Jacob Wainwright LOVE. Samoan Variations/Jürg WASSMANN. The Song to the Flying Fox »Cahiers d’ethnomusicologie, 6 | 1993, 218-225.

Référence électronique

Peter Crowe, « Jacob Wainwright LOVE. Samoan Variations/Jürg WASSMANN. The Song to the Flying Fox »Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 6 | 1993, mis en ligne le 02 janvier 2012, consulté le 03 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/1493

Haut de page

Auteur

Peter Crowe

Articles du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-SA-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-SA 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search