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Comptes rendus
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Simha AROM & Christian MEYER (éds). Les polyphonies populaires russes

Textes réunis et traduits par Anne-Hélène Trottier. Paris : Éditions Créaphis (Collection « Rencontres à Royaumont »), 1993. 176 p.
Peter Crowe
Traduction de Isabelle Schulte-Tenckhoff
p. 213-215
Référence(s) :

Simha Arom & Christian Meyer (éds). Les polyphonies populaires russes. Textes réunis et traduits par Anne-Hélène Trottier. Paris : Éditions Créaphis (Collection « Rencontres à Royaumont »), 1993. 176 p. 31 transcriptions musicales. Accompagné d’un disque compact (Nota Bene, NB 9301).

Texte intégral

1Ce petit livre captivant permet au lecteur de vivre (ou même de revivre) les rencontres polyphoniques organisées à Royaumont, à une trentaine de kilomètres au nord-est de Paris, pendant quatre jours délicieusement printaniers, en 1991. Six ethnomusicologues russes et un bulgare y ont présenté des communications sur la polyphonie vocale de régions qu’ils ont étudiées ; un ensemble vocal moscovite remarquable appelé Pésèn Zemli illustrait les musiques en question devant un public choisi d’ethnomusicologues, de musicologues et de musiciens venant de divers pays. Les langues de travail étaient le français et le russe, la communication étant facilitée par la présence d’excellents interprètes qui alternaient des phrases ou paragraphes dans l’une et l’autre langues ; en d’autres termes, ce n’était pas une traduction simultanée, ce qui laissait le temps aux participants de digérer des matériaux généralement inconnus en Occident et de réfléchir aux implications des concepts musicaux souvent étonnants mis en avant par les Russes. L’instigateur de cette rencontre était Simha Arom, fondateur de l’Association « Polyphonies vivantes » dont c’était la première manifestation. La tâche complexe d’organiser la publication fut entreprise par Anne-Hélène Trottier, également auteur de l’article « Contextes et repères » (pp. 9-19).

2Pratiquement toutes les démonstrations musicales fournies par Pésèn Zemli figurent sur le CD. Elles ponctuaient brillamment le déroulement des rencontres. Il était éclairant de pouvoir demander, à titre de comparaison, l’interprétation de la même pièce à l’ensemble entier – avec des parties parfois « doublées » – et à un trio de solistes. Les huit membres de Pésèn Zemli avaient un avantage non négligeable, car ils avaient appris les pièces directement auprès des paysannes qui détenaient ces musiques de tradition orale, en sillonnant tout leur vaste pays pendant leurs vacances, et qu’il avait assimilé entièrement leur terminologie et leurs concepts musicaux. Tandis que les paysannes elles-mêmes auraient éprouvé quelque difficulté à expliquer rationnellement leurs pratiques musicales à un auditoire « technique », les citadines moscovites, par le fait de leur assimilation à deux ou plusieurs cultures, y parvenaient sans autre : ils étaient à la fois du dedans et du dehors. Le directeur et fondateur de l’ensemble est l’ethnomusicologue Ekatarina Dorokhova dont les interventions dans le cadre des ateliers, ainsi que la communication sur la « Plurivocalité traditionnelle du Sud de la Russie », étaient fort éclairantes. Si l’acoustique de la pièce où se réunissaient les ateliers était un peu étouffée (et donc insuffisante pour une commercialisation à grande échelle du CD), on n’en a pas moins du plaisir à l’écouter. Les qualités vocales exceptionnelles de l’ensemble, qui savait aussi reproduire les timbres caractéristiques des styles vocaux paysans (par exemple, la voix dite rauque), s’en trouvent confirmées. Les transcriptions musicales, établies minutieusement, sont de lecture agréable.

3Qu’en est-il des fameuses « problématiques » si chères au professeur Arom (cf. Arom 1985/1991) ? Les rencontres en question furent-elles l’occasion de réexaminer la terminologie occidentale souvent imprécise, qui distingue entre monodie, hétérophonie et polyphonie ? Qu’il suffise, à ce propos, de citer le texte au dos du livre :

« Les communications présentées par des musicologues et folkloristes russes mettent en évidence les principales caractéristiques des polyphonies populaires. Certaines d’entre elles sont troublantes pour la pensée musicale occidentale. Celles en particulier qui se rattachent à la dimension hétérophonique de ces polyphonies. En effet, contrairement à ce que nous entendons en Occident, la « voix » d’une polyphonie réunit deux ou plusieurs voix physiques qui réalisent toutes une même idée mélodique. La « voix » – plurielle – acquiert ainsi une épaisseur, une densité, engendrées par la production simultanée, dans un même registre et sur un ambitus limité, de sons différents ».

4Ainsi comprend-on que l’ethnomusicologie russe, qui a suivi historiquement une autre filière que l’ethnomusicologie occidentale, recourt à un vocabulaire et à des approches que le lecteur de l’ouvrage devra apprendre pour en bénéficier pleinement. Le glossaire (p. 165-69) est très utile à ce propos, et il vaut peut-être la peine de l’étudier et de le mémoriser avant de s’engager dans la lecture. Voici quelques concepts clef : dichkant (« dans la plurivocalité, [il] assume essentiellement une fonction d’ornementation ») ; podgolossok (de pod : « sous » et glossok : « petite voix), se référant à divers types de contre-chants ; et podvodka (de pod : « sous » et vodit’ : « conduire », « mener »), forme particulière de contre-chant rigide que les autres chanteurs doivent écouter et suivre méticuleusement. D’une manière générale, les chercheurs russes distinguent quatre types d’hétérophonie au moins, dont :

  • l’hétérophonie de type monodique ;

  • l’hétérophonie « à variantes » ou non différenciée ;

  • l’hétérophonie différenciée ;

  • le « chant à deux voix sur base hétérophone ».

5Ces distinctions, et bien d’autres encore, se comprennent facilement à partir de la contribution de Margarita Engovatova, grâce à ses transcriptions musicales soigneusement étiquetées : l’hétérophonie monodique, présentée sur onze ( !) portées ; l’hétérophonie à variantes, sur cinq portées ; la diaphonie à bourdon, sur six portées ; le bourdon « menteur », sur huit portées ; le chant à podvodka, sur sept portées. Les transcriptions les plus étonnantes sont peut-être celles intégrées par Anatoly Ivanov à sa contribution intitulée « A propos des polyphonies instrumentales et vocales des régions de Koursk et de Belgorod ». Les flûtes en roseau ne figurent malheureusement pas sur le CD, et la qualité technique des bandes magnétiques qu’Ivanov avait apportées en France démontraient clairement que la plupart des ethnomusicologues russes manquent d’accès au matériel d’enregistrement le plus rudimentaire, comme un simple walkman.

6Les diverses communications se recoupent en partie, notamment en ce qui concerne les définitions admises et utilisées par plusieurs auteurs. Mais ce n’est pas un mal, car ces recoupements permettent au lecteur d’assimiler les approches analytiques suivies par les ethnomusicologues russes. On relève également une certaine persistance (inconsciente ?) de la Kulturkreislehre, notamment dans le fait d’attribuer d’emblée tel ou tel phénomène à une certaine « strate » musico-historique – procédure en laquelle je n’ai moi-même nulle confiance.

7Sans doute, Simha Arom eut une idée géniale en organisant ces rencontres polyphoniques expérimentales et satisfaisantes, et le livre en question fascinera certainement celui qui est prêt à consacrer une journée à se pénétrer de ses mystères, en installant son répondeur automatique, en fermant sa porte à clef, en se munissant d’un bloc-notes et en allumant son lecteur CD.

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Bibliographie

AROM Simha,1985, Polyphonies et polyrythmies instrumentales d’Afrique centrale. Paris: Selaf, 2 vol. 

AROM Simha,1991, African Polyphony and Polyrhythm [traduction anglaise d’Arom 1985]. Paris & Cambridge : Maison des Sciences de l’Homme & Cambridge University Press.

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Pour citer cet article

Référence papier

Peter Crowe, « Simha AROM & Christian MEYER (éds). Les polyphonies populaires russes »Cahiers d’ethnomusicologie, 6 | 1993, 213-215.

Référence électronique

Peter Crowe, « Simha AROM & Christian MEYER (éds). Les polyphonies populaires russes »Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 6 | 1993, mis en ligne le 02 janvier 2012, consulté le 03 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/1488

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Auteur

Peter Crowe

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Droits d’auteur

CC-BY-SA-4.0

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