1Cette présentation de quelques CD est prétexte à une introduction partielle aux bases de la musique mélanésienne. Elle se veut élogieuse, mais néanmoins sélective, et ce pour deux raisons : premièrement la discographie comporte encore peu de CD mélanésiens ; deuxièmement, la région est riche, complexe et variée, tant sur le plan linguistique que culturel. On estime que la seule Papouasie Nouvelle-Guinée (PNG) compte plus de 750 langues (je n’ai pas les chiffres pour la Nouvelle-Guinée occidentale), les Îles Salomon 80, Vanuatu plus de 100 et la Nouvelle Calédonie une trentaine – soit au total un millier, peut-être 20 % des langues connues mondialement ? Il existe une certaine homogénéité dans l’environement naturel, partout tropical. Mais par la densité de sa population, par ses courtes distances, par sa variété, la Mélanésie contraste avec la Polynésie. Partout, il est difficile – mais pas impossible – de prédire quelles seront le régions polyphoniques, lesquelles présenteront des ensembles coordonnés de tambours à fente, ou de déterminer quelles seront les échelles mélodiques utilisées, etc. Malgré sa variété, il semble y avoir un « son » mélanésien, identifiable par qui l’a assez entendu, mais qui échappe à la description : c’est de l’ordre du ressenti. La présence et la persistance de la culture musicale traditionnelle présentent un paysage varié ; dans quelques régions, mais fort heureusement pas dans toutes, elle a disparu.
2Tout comme les arts et la culture matérielle, la danse et la musique mélanésiennes furent très affectées par les contacts extérieurs modifiant les écologies culturelles, source de la diversité des chants et des cérémonies. Il n’y a pas que la rougeole qui a décimé les populations : elles ont aussi perdu la richesse culturelle qu’elles avaient créée et animée.
3Quant aux arts immatériels, comment évaluer ce qui a été perdu ? La musique et la danse ne pouvaient être aisément collectées, archivées et consignées – jusqu’à un temps récent où magnétophones et caméras ont pu enregistrer ces expressions culturelles. Toutefois ces techniques ne semblent capter que des fac-similés. La seule façon de transporter le chant et la danse hors de leur environnement naturel reste l’import-export de leurs exécutants. Vous avez alors les gens mais pas leur environnement : on ne trouve pas les bons feuillages en Europe ou aux Etats-Unis ! Dans les limites du boîtier compact, les livrets de tous ces disques essaient au mieux de pallier l’absence de contexte. Les disques 30 cm étaient confortables pour le texte, alors que les livrets de CD doivent être limités à 400 mots par page pour ne pas être trop épais et se glisser dans le boîtier plastique, étant conçus pour les besoins du marché de masse de la musique populaire.
4Dans le premier disque présenté ici, le livret de 180 pages illustre les problèmes rencontrés pour rendre ce format lisible.Tentative courageuse que cette brochure pour six disques compacts ; on souhaiterait seulement que Berlin ait donné de l’anglais une traduction plus idiomatique.Laissons Artur Simon donner le ton. En 1975-75, il a conduit une expédition de recherche pour un musée sur Irian Jaya. Le désir de rencontrer des populations « vierges » dans une ethnologie de l’urgence est compréhensible. Il a eu une chance extraordinaire, contrairement aux gens qu’il a rencontrés. Voici ce qu’il relate avec une inquiétude éloquente :
Dite lelalamak – ils chantent –, mote selamak – ils dansent le mot, eux les Eipo de la région montagneuse centrale de Nouvelle-Guinée occidentale. Quand nous enregistrions ces chants […] nous ne pouvions savoir qu’il s’agissait des derniers moments d’une culture traditionnelle de Nouvelle-Guinée […] Nous découvrions une société sans les perturbations d’influences extérieures, une culture et une société traditionnelles notablement structurées avec une technologie et une économie simple. En contraste avec cette simplicité, existaient un langage hautement développé et une culture intellectuelle […] [c’est moi qui souligne].
Le 12 décembre 1975, j’entrais dans la vallée Eipomek ; le 28 avril 1976, je la quittai sans imaginer que le 26 juin Munggona, le village principal […] serait totalement détruit par un tremblement de terre dévastateur de force 7,6 sur l’échelle de Richter. […] Le 29 octobre, suivit un autre tremblement de terre violent. […] La permission pour poursuivre les recherches fut refusée par les autorités indonésiennes. Bientôt les missionnaires fondamentalistes américains commencèrent leur travail. La société des Eipo si sûre d’elle même tomba sous influence extérieure. « A Noël 1980, sous l’influence de l’Unevangelized Fields Mission, ils brûlèrent leurs reliques sacrées et les premiers baptêmes suivirent en 1983. »
5Néanmoins, depuis les contacts culturels, certains groupes mélanésiens ont fait preuve d’énergie et d’adaptabilité, et même si les arts représentant le passé ont souvent disparu avec lui ; si l’on est optimiste tout ce qu’on peut encore espérer est que la langue préserve les expressions culturelles de ces peuples, car la culture locale n’est jamais totalement détruite, elle est seulement submergée, attendant son réveil. L’ennui dans ce cas est que le vocabulaire, n’étant ni utilisé ni renouvelé, finisse par se dégrader partiellement (cf. Crowe 1993 :223). Les Eipo seront-ils à jamais capables de chanter et danser le mot comme du temps de Simon ?
6Souhaitons que le bénéfice à court terme soit que certains laissent la poule aux œufs d’or tranquille, que la terre prospère à nouveau grâce aux chants et aux forêts ! En attendant, les dieux étrangers tarissent la culture Eipo : les missions, les autorités politiques, les fléaux de la modernité. Qu’est-il advenu du « langage hautement développé et de la culture intellectuelle » ?
7Malgré ce sombre tableau, on peut, en manipulant l’intéressant petit livret des CD berlinois, imaginer la richesse que ces sociétés isolées et intactes étaient capables de produire. Les Eipo (en 1976) étaient peu nombreux et travaillaient dur à jardiner, à jouer et à combattre. Le livret dit que les Eipo « vénéraient » les ancêtres (à ce cliché je préfère le terme de « dialoguer » avec ces esprits). Il n’y avait pas de réserve faite avec les surplus des cultures ou les produits de la forêt (seul l’élevage des porcs est accumulation). Les chants sont désarmants de franchise (les enfants chantent l’amour physique) ; un membre de l’équipe berlinoise explicite habilement le sens des métaphores. Les lamentations sont profondes et terribles. Quand ils dansent, c’est tour à tour amusant (d’une ironie raffinée) et superbe. Ils savent donner voix aux récits sociaux et personnels, car une des vertus de ces six disques est de faire entendre des interprétations cérémonielles ou impromptues (avec tous les bruits locaux habituels et naturels). Il n’y a quasiment pas d’instruments—une guimbarde et des tambours-sablier importés— c’est le corps qui compte. Je relate ces quelques détails pour montrer quelle vivacité il y avait.
8On trouve sur ces CD des façons uniques de chanter en chœur qui posent problème à toutes les définitions existantes de la polyphonie. Pourquoi les échelles ou rangs de notes paraissent-ils comparativement si « simples » ? Les Eipo ont une redoutable capacité d’écoute et de mémorisation, démontrée dans les canons improvisés. Les notes berlinoises ne mentionnent pas les rythmes, bien que la première écoute révèle des pôles de syllabisation rapide (500 par minute) contre des tons soutenus (jusqu’à 10+ secondes), en écho, éblouissants par le contrôle de timbres magnifiques. Entre les deux, des bribes de cellules rythmiques peuvent apparaître, utilisées un temps, ne semblant pas très stables, vers des permutations possibles. Les montagnes (à plus de 3000 m) ont-elles modelé cette musique ? Il est difficile de croire à l’arbitraire.
9Les notes de Feld sur les sons de la forêt tropicale des Kaluli suggèrent quelques-unes des relations entre l’environnement naturel et la création musicale de l’homme. Ce disque est un geste d’amour envers un peuple menacé, dont la forêt sera bientôt sévèrement touchée par l’exploitation du pétrole, des minéraux et du bois. Le ver est dans le fruit puisque, dit-il, les jeunes ne savent déjà plus être en harmonie avec leur environnement naturel. Feld semble sur le point de poser la fameuse question zen « quel est le son d’une main qui applaudit ? », en utilisant l’art délicat de la littérature pour transmettre son sentiment. Bravo ! Une partie des bénéfices de ce disque est destinée à la protection de la forêt tropicale.
10Feld, dans ses annotations, fait un usage judicieux des termes kaluli traduits, tels que « soulevé par delà le son » (« lift-up-over sounding »), quelque chose de l’ordre de la transcendance émotionnelle apportée musicalement. Les termes locaux pour les moments du jour et de la nuit ou pour l’aube et le crépuscule sont très évocateurs. A première vue, ce disque n’est pas strictement ethnomusicologique. Il contient peu de musique : des chants de travail, une guimbarde, du tambour et un extrait de chant cérémoniel. Les timbres des voix parlées et chantées sont cousins des timbres Eipo et ni leur environnement ni leurs lointains ancêtres papous ne seraient dissemblables. L’équipe de Berlin et Feld ont des approches de terrain différentes, et même si ce dernier a travaillé avec des collaborateurs (voir Feld 1982, 1991 et Schulte-Tenckhoff 1988), il semble avoir été seul la plupart du temps. La grande valeur du CD de Feld réside dans ceci : vous pouvez, en tant qu’auditeur, vous transporter là où il est allé, et je crois qu’il ferait un bon document de formation à l’écoute même pour les plus tenaces d’entre nous qui pourraient écouter Feld, faire une pause puis passer aux disques berlinois pour qu’au repas on puisse débattre des points musicaux et moraux pertinents. Le lendemain, le voyage imaginaire peut faire le tour de îles mélanésiennes, débutant au Trans-Fly dans l’ordre de la discussion ci-dessous.
11Le paysage sonore de Feld inspire la création d’un néologisme. Nous avons la monophonie, l’hétérophonie (dont les Russes distinguent au moins quatre types) et, grâce aux paysages sonores de Feld, nous pourrions ajouter l’écophonie – ou « en résonance avec l’environnement » tantôt par mimétisme tantôt en contrepoint. Le terme d’écophonie, pris dans ce sens, rappelle Stravinsky qui, par le mot « symphonie », signifiait simplement « sonner ensemble » plutôt que la forme orchestrale classique européenne, comme dans sa pièce commémorative pour Claude Debussy, Symphonies pour instruments à vent.
12Si les Eipo et les Kaluli sont des Papous, héritiers de 40000 ans d’occupation de la Nouvelle-Guinée, les Mélanésiens insulaires d’origine austronésienne ne peuvent, eux, revendiquer que 4000 ans à peine.Si leur technologie ne va pas au delà du néolithique, leurs ancêtres ont utilisé leur esprit et leur corps valeureux pour conquérir le Pacifique (Irwin 1992). Revenons, alors, sur ce voyage, ce contour descendant du croissant mélanésien, pour mentionner le CD de Laade sur la province occidentale de PNG, du côté nord équatorial du Détroit de Torres.
13Les peuples du Trans-Fly furent enregistrés pour la première fois par le photographe australien Frank Hurley en 1921, sur cylindres (que l’auteur de ces lignes essaie de retrouver). Une des photos de Hurley le montre « enregistrant un concert » où les détails physiques de la vie villageoise traditionnelle paraissent peu touchés par les contacts culturels. Sur le CD de Laade, enregistré 40 ans plus tard, l’évidence auditive semble maintenant « moins nette ». Le chant est moins assuré par contraste avec « l’allure » de la situation du temps de Hurley. Laade a travaillé sur la côte d’une région étendue où le contact avec les insulaires du Détroit de Torres depuis longtemps acculturés (missionnaires, pêcheurs de perles) avait été considérable. Le livret donne des indications utiles sur les ruptures dont a souffert la région depuis, notamment les efforts pour faire disparaître l’activité des chasseurs de têtes à partir de la fin du XIXe siècle. Le travail de Laade représente un genre d’ethnomusicologie de sauvegarde qui est et a été dans les années soixante aussi importante que celle d’urgence – c’est-à-dire le travail de terrain entrepris quand on pense que la rupture ou la mutation culturelle est imminente). Laade connaît aussi l’aspect probablement transitoire des styles populaires et a habilement inclu quelques « danses des îles » modernes interprétées à la « guitare » ou du type « stringband » appelé dans certaines régions de PNG « lokal musik » (cf. Webb 1993).
14Au sud est de la PNG, nous arrivons aux îles Salomon dont nous savons maintenant qu’elle furent, à l’origine, peuplées 30000 ans avant notre ère par des proto-Papous dont il reste des poches résiduelles aussi éloignées que les îles Santa Cruz à l’est. Les populations présentes descendent en général du peuplement austronésien plus récent.
15Dans certaines zones, la variété et le développement instrumentaux sont riches, dans les limites des ressources naturelles et de la technologie néolithique alors que dans d’autres zones la musique est presque exclusivement vocale. C’est une région riche en polyphonies comme le prouve le CD de Hugo Zemp dont il est question plus loin. A Savo, la musique est presque entièrement vocale, en langue papoue, et, peut-être pour des raisons de proximité et de diffusion, semble maintenant avoir une structure musicale austronésienne.
16La frontière politique entre la PNG et les îles Salomon masque l’existence d’une suite d’archipels, ceux des Bismark (tel Manus) de l’Amirauté (telles la Nouvelle- Bretagne et la Nouvelle-Irlande) jusqu’à Buka et Bougainville, appartenant tous à la PNG et conduisant sur ce que l’on reconnaît sur la carte comme les îles Salomon. Parler d’archipels, au pluriel, peut prêter à confusion vu les distances de séparation définies artificiellement. Il est parfaitement correct de voir toutes ces îles comme un seul grand archipel principalement austronésien, ou comme le nord de la Mélanésie insulaire (le sud en étant Vanuatu et la Nouvelle Calédonie), par opposition à la PNG continentale. Dans la région, la question de proximité d’île à île est et a toujours été importante pour la diffusion culturelle, compliquée par la présence dans ces hautes îles de deux types de peuples : ceux de « l’eau salée » (salt-water-people) sur la côte et « l’homme de brousse » (bush-man) à l’intérieur. Le fameux cercle d’échange du kula (dans le classique de Malinowski, Les Argonautes du Pacifique occidental) trouve certainement des échos dans le phénomène des « tours musicaux » mentionnés sur les CD de Zemp.
17Malgré les opportunités de diffuser la musique, à la disposition des peuples côtiers qui ont eu à un moment de leur (pré-)histoire de larges pirogues pour l’océan, les styles de chaque région ou de chaque île semblent avoir gardé leur intégrité, mais nous savons peu des influences croisées, des emprunts, des changements et des maintiens du passé, de ce qui a résisté aux reconstructions – pour les paroles de chants on peut utiliser des techniques telle que la lexico-statistique (mais compliquée par l’existence de langues chantées et maints autres facteurs), quand il y a des paroles. Sur le CD de Guadalcanal/Savo, les chants de femmes ont peu de paroles, ce sont essentiellement des vocalises ; Zemp suggère qu’il s’agit peut-être d’imitations des flûtes de Pan. En général, les chants océaniens sont chargés de texte, mais voici une exception, et on peut noter un relatif manque de chant chez les ‘Are’Are (cf. le film répertoire/catalogue de Zemp, Musique ‘Aré’Aré, compte-rendu dans Crowe 1987).
18On fait et on interprète plus facilement les mesures en laboratoire de la musique instrumentale que celles de la musique vocale. Au Musée de l’Homme à Paris, Zemp (en collaboration avec Jean Schwarz) a mesuré soigneusement les échelles utilisées par les ensembles de flûtes de Pan de Guadalcanal et de Malaita. Le résultat le moins banal fut peut-être de découvrir que les ’Aré’Aré utilisent systématiquement une échelle équiheptatonique dans une grande partie de leur musique de flûtes de Pan. Comment ces gens sont-ils parvenus à entendre une telle échelle et à maintenir sa régularité ? Il en va comme de la question : « qui, de la poule ou de l’œuf, apparaît le premier ? », en suivant les divisions des mesures du corps (basées dans ce cas sur le cubitus) le résultat inévitable était-il l’échelle à sept tons égaux ? À son arrivée à Malaita, Zemp trouva le dernier homme, feu ’Irisipau, qui connaissait les procédés de « calibrage » traditionnels. Tous les autres fabricants de flûtes de Pan se contentaient de copier, apparemment fidèlement, les modèles existants. Avec le travail méticuleux de Zemp, cette connaissance fine traditionnelle est retrouvée et disponible pour tout le monde.
19C’est un plaisir d’écouter ces CD grâce à l’intérêt intrinsèque des morceaux musicaux et à la qualité de leur enregistrement. Les livrets sont un modèle de clarté et de concision, magnifiquement illustrés par un homme qui a l’œil (je parle ici de Zemp, photographe et ailleurs caméraman de son propre film) et par des diagrammes fort intelligents.
20Un lecteur de ces notes de tradition occidentale, habitué à la gamme tempérée, pourrait se demander si les accords trouvés aux Salomon sonnent justes. J’ai eu la chance de faire écouter les enregistrements de Zemp à différentes auditoires et immédiatement la musique gagna le cœur de tous. Dans un conservatoire de musique, les instrumentistes à corde, si conscients des problèmes d’intonation et de leurs « accidents », acceptèrent ces « étranges » échelles comme si elles étaient complètement naturelles. Les occidentaux jouent et chantent bien plus qu’ils ne le croient « dans les fissures ».
21Les morceaux sont plutôt courts et portent des titres évocateurs (« Le grognement du Pora’ahu », par exemple, ou « Quelle panique, les amis ! ») que Zemp ne croit pas onomatopéïques. La capacité de « pensée » polyphonique musicale est élevée au rang de grand art, indiquant qu’une constellation de choix de la sphère auditive dans les sens vertical et linéaire du ton ont été faits, sans parler de l’organisation de la progression du temps. Les actes mentaux en jeu sont stupéfiants de complexité, réalisant des toiles musicales magiques d’un tissage de relations sonores, les plus compliquées que l’on puisse imaginer, dans le contexte de leur environnement naturel et des technologies disponibles. Cette musique évoque la potentielle extensibilité de la créativité humaine, limitée par les seules circonstances locales.
22Contrairement aux Salomon, Vanuatu semble avoir conservé peu de polyphonies ; mais on sait que beaucoup ont été perdues (Crowe 1981). Chanter en canon réapparaît en Nouvelle-Calédonie et les Fidjiens chantent à plusieurs voix ; si l’on persiste donc à voir dans la polyphonie un stade de l’évolution culturelles, on se retrouve en contradiction avec la réalité observable. La polyphonie n’attend pas un certain « développement » culturel ; elle apparaît et disparaît sur le chemin des explorateurs austronésiens dont les trajectoires et les dates nous sont maintenant assez bien connues, tout au moins dans une configuration suffisamment claire (Irwin 1992). La polyphonie n’a pas besoin d’être diffusée. Elle peut être (ré-) inventée chaque fois qu’un groupe décide simplement d’exploiter certaines idées sur la simultanéité, idée qui peut surgir en écoutant le chœur des oiseaux ou les bavardages d’humains entendus à distance, tout autant que par la diffusion.
23Arom (1985/91) note le besoin de particularité rythmique pour chacune des parties pour distinguer la polyphonie du chant en accords (tel les hymnes chrétiens qu’il considère comme un type de polyphonie rudimentaire) : de même que les compositions de Bach sont polyphoniques, les chants des Pygmées Aka d’Afrique Centrale le sont aussi et, comme nous l’avons vu plus haut, ceux de nombreux groupes dans les Salomon. Il me semble que les interprètes de la polyphonie doivent aussi tenir compte de la coordination des événements tout autant que des résultats ou des produits en ayant des zones de hauteurs définies isolables et interactives. Il est un peu étrange que l’on range dans une autre catégorie la musique polyrythmique comme celle des tambours, sous prétexte qu’ici aussi, le degré de manipulation des hauteurs est considéré comme rudimentaire. Tant que les polyphonistes se concentreront sur la hauteur des tons, ils éluderont les implications fondamentales des actes coordonnés qui produisent des résultats sonores qui ne correspondent pas clairement aux catégories d’objet tonal polyphonique prédéterminé. J’ai toujours pensé qu’une des forces de l’ethnomusicologie était de revenir aux fondements du choix humain qui conduisait à des fabrications sonores « reproductibles ».
24Sur le CD de Vanuatu on peut entendre l’emploi délibéré du contre-chant. Il est chanté plus ou moins en même temps pour couvrir un autre chant dont les paroles sur des sujets tabous s’adressent aux seuls initiés. Ici la combinaison rappelle un genre de quodlibet, et quand Bach utilise cette forme (ainsi nommée après l’événement) dans les Variations Goldberg, tout le monde dit qu’elle est polyphonique. Un musicologue objectera-t-il que les deux chants simultanés du Qat Baruqu n’étaient pas composés avec l’intention d’être exécutés ensemble ? Comment le savoir ? Et même si la conclusion choisie (eurocentriquement, je pense) disait que c’est une combinaison aléatoire ? Pourquoi serait-ce une disqualification ? Que dire de Zeitmasse de Stockhausen ? Même si l’on ne peut répondre facilement à ces questions, elles soulèvent néanmoins quelques problèmes fondamentaux dans la conduite de l’analyse musicologique, notamment pour la polyphonie que la Mélanésie nous donne à reconsidérer. La Mélanésie est sous-évaluée en tant que laboratoire.
25La coordination d’événements, gestuels et sonores est présente sur le CD de Vanuatu dans les extraits des deux rituels principaux : les cérémonies de tueries de cochons sur Ambae et le Qat Baruqu de Maewo. Un des grands intérêts musicaux réside dans la musique d’ensemble de tambours à fente, amenée ici à un brillant point d’élaboration et présageant la diffusion de ces tambours en Polynésie (célèbres dans les îles Cook et celles de la Société, telle Tahiti). Le CD propose aussi une gamme de styles de chants solo qui semblent plus variés qu’ailleurs dans le répertoire du CD présenté ici. Un des chants (plage 17) parle de l’intention de faire voile vers « Mamalu », probablement Fidji, ou ailleurs, mais en tout cas c’est une rare et curieuse relique de la tradition orale du genre de voyages qui eurent lieu voilà 3000 ans.
26La Nouvelle-Calédonie se révèle musicalement plus riche que prévu après son terrible passé colonial, refaisant surface publiquement avec le festival Mélanésie 2000 organisé en 1975. Les disques du début des années 60 présentaient des « chœurs chrétiens » chantés d’une façon caractéristique de la Mélanésie, mais la musique coutumière était cachée – ou présumée perdue. Au Festival des arts du Pacifique Sud de Suva en 1974, un groupe kanak interpréta différents pilou, remarquables dans l’utilisation de sons chuintés, sifflés et grattés mais sans paroles et pas vraiment « chantés ».
27Avec ce CD, nous avons maintenant la preuve qu’il y a et qu’il y avait plus. Les éléments les plus remarquables sont les canons traînants où le chanteur suivant en écho, tout en s’appliquant à rester en phase, rend hommage au chanteur principal en restant soigneusement décalé, certainement en signe de respect. Sur la plage 1, il y a aussi une étonnante généalogie, psalmodiée très rapidement, qui teste les limites du discours et du chant, un peu comme les séquences tau dans un discours maori formel. On se demande s’il n’y aurait pas un « effet de latitude » car, sur Erromanga à Vanuatu, on peut entendre des chants similaires en touts points aux oriori (« berceuses » pour éduquer les enfants des chefs) des Maoris, et ici en Nouvelle-Calédonie, la musique sert de renforcement fonctionnel pour la consolidation des hiérarchies héréditaires, car les systèmes à chefferie sont souvent absents du nord de la Mélanésie insulaire. Il semble bien établi que la Nouvelle-Calédonie fut un terminus sud-ouest de l’expansion austronésienne. Il a fallu environ 2000 ans aux Austronésiens pour parcourir la route qui mène d’Erromanga à la Nouvelle-Zélande, via la Polynésie orientale et un « retour » migratoire vers le sud-ouest. D’où viennent ces aspects musicaux si proches les uns des autres, comme s’il y avait eu diffusion, alors que les distances étaient d’un tel ordre ? Toutefois, Jean Guiart a récemment (1993) traité de curieux éléments qui suggèrent que les contacts préhistoriques avec les Maoris de Nouvelle-Zélande peuvent avoir eu lieu mais ceci n’est corroboré par aucune trace archéologique tangible.
28D’entrée de jeu, j’ai mentionné l’importance des « proximités » pour les écologies culturelles du grand archipel de la Mélanésie insulaire. Certains auteurs ont parlé de la « Méditerranée » du sud : il y a 10000 ans, on pouvait atteindre à pied la plupart des îles mélanésiennes, le niveau de la mer étant plus bas de 150m. Au Pleistocène, vous pouviez marcher de la Nouvelle-Guinée à la Tasmanie. Les Papous colonisèrent jusqu’aux îles Santa Cruz à l’est, « sautant » d’île en île, la suivante étant toujours en vue soit d’une île soit d’une position sûre en mer (Irwin 1992). Quand les Austronésiens finirent leurs pérégrinations, le niveau des mers avait atteint celui de maintenant et la construction des pirogues devint matière à des prouesses technologiques, tout comme leur science, empirique mais très élaborée, de la navigation. La métaphore de Joël Bonnemaison de « l’arbre et la pirogue » (voir Bonnemaison 1986 : 517-323) est ici pertinente. Bonnemaison voit les Mélanésiens enracinés dans les lieux comme des arbres, mais dans un réseau qui dépend de l’entretien des trajets des pirogues. Les Mélanésiens sont simultanément fixes et mobiles dans leur environnement insulaire. L’idée est séduisante et ses implications sapent les notions de rigidité dans la construction des sociétés océaniennes traditionnelles. Ajoutons que ce qui est encore plus séduisant, c’est que cette idée fut avancée par les Mélanésiens eux-mêmes. A son arrivée sur Tanna, on dit à Joël Bonnemaison qu’il était loin d’avoir terminé son travail (après qu’il eut travaillé sur bien d’autres îles), il n’en était qu’au début et il lui tint à cœur de trouver le sens de la leçon.