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Dossier : esthétiques

Exotisme et esthétique musicale en France

Approche socio-historique
Exoticism and musical aesthetics in France : social and historical aspects
Yves Defrance
p. 191-210

Résumés

L’usage des musiques traditionnelles comme source d’inspiration artistique semble une des constantes de l’histoire de la musique savante occidentale. De leur côté les musiques populaires s’ouvrent progressivement, au cours du XXe siècle, aux cultures exogènes nourrissant ainsi un besoin croissant d’exotisme. A partir d’exemples relevés sur le terrain français, nous tentons de montrer combien l’exotisme musical et les éléments esthétiques musicaux qu’ils peuvent véhiculer participent de la construction de nouveaux objets culturels propres à être « consommés » par des oreilles occidentales avides de voyages sonores parfois non tempérés mais toujours bien policés.

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Texte intégral

  • 1 Si l’on excepte la publication dirigée par Danièle Pistone, 1981.
    A l’heure de la dernière relecture (...)

1Avant le dernier quart du XXe siècle l’exotisme musical semble n’avoir intéressé que peu de musicologues dans la production écrite occidentale1. Les études ethnomusicologiques sont encore plus rares. Pourtant notre expérience de terrain nous a enseigné combien la curiosité des membres d’une société étudiée, et au premier plan celle des praticiens de la musique, pouvait être éveillée à l’écoute d’autres musiques que les leurs. Dans le rapport observateur-observé qui caractérise l’enquête il est fréquent que l’ethnomusicologue soit sollicité pour présenter ses propres capacités et connaissances en matière vocale ou instrumentale, mélodique ou rythmique, voire harmonique. L’observation participante, qui favorise la production sonore in situ, peut même prendre des allures d’échanges (Mauss : 1950). Tout comme les compositeurs français cédèrent par le passé à diverses formes d’exotisme, il paraît probable que les musiciens traditionnels aient connu eux aussi la tentation de l’emprunt, de la citation, de l’évocation de cultures, pour eux étrangères. Quels sont alors les facteurs pertinents nécessaires à la construction d’un objet sonore répondant à de tels critères ? A partir de quelques exemples pris dans le domaine français nous souhaitons mettre l’accent sur certains aspects que peut revêtir ce phénomène pour tenter de percevoir les mécanismes complexes qui régissent le processus élaborateur d’exotisme d’un point de vue esthétique et musical.


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2Au risque de n’avancer qu’une évidence, rappelons que l’usage des musiques traditionnelles comme source d’inspiration dans la création artistique semble une constante dans la musique savante occidentale. Pourtant, si nous avons affaire à un germe en sommeil depuis la fin de l’époque médiévale, il ne se réveille tout à fait qu’à partir du moment où les ingrédients culturels indispensables à sa croissance sont complètement réunis. On pourrait sans doute tracer la courbe de l’évolution de la perception française des musiques du monde en parallèle des œuvres importantes qui font date dans son histoire. Peu nombreux sont en effet les compositeurs qui n’ont pas puisé leur inspiration dans le fonds traditionnel local, régional, européen, avant même qu’il ne soit question de musique « extra-européennne ». Les danses populaires, en particulier, avec leurs multiples variantes rythmiques et accentuelles apportèrent longtemps une matière inépuisable à de fécondes élaborations thématiques. Bon nombre de formes musicales baroques, classiques et romantiques trouvent en effet leurs origines dans le domaine folklorique chorégraphique européen. Cette sorte d’exotisme social opposant la ville à la campagne ou, plus encore, l’aristocratie à la paysannerie, devient le creuset de revendications identitaires au XIXe siècle. Plus généralement, en Europe, poèmes symphoniques, ballets, opéras et autres rhapsodies mettent en avant la couleur musicale locale savamment exploitée par les ténors des écoles nationales.

3De leur côté, les musiques traditionnelles du domaine français paraissent séduites par certaines formes d’exotisme au fur et à mesure que les collectivités villageoises s’ouvrent vers le monde extérieur.

4Essayons de brosser, en quelques traits et dans un rapide parcours historique, le portrait de ces exotismes musicaux.


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De l’évocation poétique au dépaysement sonore

  • 2 « En 1725, il parut au Théatre italien deux Indiens de la Louisiane qui dansèrent au son de leurs i (...)

5En partant de la proposition que l’exotisme musical réunit un certain nombre de caractères qui différencient ce qui est étranger ( = exôtikos) de ce qui appartient à une communauté, il est permis d’envisager de manière très large les grandes lignes de cette ouverture progressive de la France aux musiques de l’extérieur. Le goût pour l’exotisme répond ainsi à une volonté de dépaysement sonore momentané, c’est-à-dire occupant une place non menaçante dans un univers culturel donné. On distinguera alors des exotismes plus ou moins lointains culturellement. Que des musiciens étrangers européens se produisent à la cour de France aux XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles constitue en soi une certaine forme d’exotisme que nous dirions « modéré » comparé à l’exhibition de « naturels » importés des Amériques et décrits par Montaigne, ou encore à ces Indiens de Louisiane « qui dansèrent au son de leurs instruments » au Théâtre italien à Paris en 17252. Entre les cabinets de curiosités du XVIIe siècle où s’entreposent, entre autres, des instruments de musique dite primitive et, au demeurant, bien muets, et les prestations d’un Lulli, qui deviendra Lully, le degré d’exotisme diffère très sensiblement.

  • 3 D’une certaine façon, le personnage de l’artiste expatrié, romantique à souhait, vivant chichement (...)

6La visite d’un Mozart à Paris, le séjour d’un Liszt, l’installation des Chopin, Rossini ou Offenbach, participent d’une certaine façon à un dépaysement musical à travers la forte personnalité de chacun. Ces compositeurs portent en eux des sensibilités exogènes, voire franchement étrangères, susceptibles d’éveiller un appétit d’ordre exotique3. Une telle attirance vers l’inconnu, vers un ailleurs mal défini, donne une impression très confuse qu’il nous est difficile de cerner. Quand commence l’exotisme en musique ? Le fait de jouer ou d’écouter des œuvres écrites avant notre époque, ou, inversement la simple écoute de créations avant-gardistes relèvent-ils du domaine exotique ?

  • 4 A noter que les interprétations de la musique ancienne prennent aussi de l’âge au fur et à mesure d (...)

7Probablement pas, bien que l’adhésion aveugle aux instruments anciens participe déjà , selon nous, à un élan de type exotique4. Si alter est un étranger pour ego, la culture d’alter peut très bien s’inscrire dans un univers commun avec ego et donc ignorer toute forme d’exotisme. L’ensemble des activités citées ici occupe d’ailleurs une place précise dans un cadre culturel défini.

8Quelles sont alors les limites de l’exotisme ? Est-ce un phénomène propre à une époque donnée ? Doit-on ne retenir que les descriptions musicales de contrées lointaines par exemple ? Il est remarquable que l’émergence d’un exotisme musical coïncide avec celle d’événements politiques. Prenons le cas du XVIIIe siècle français. On prête subitement à la Chine des vertus nouvelles. La compagnie des Indes, ayant son port d’attache à… Lorient, fournit alors par voie de mer matière à exciter les imaginations (Picard, 1991 ; Mirimonde, 1977). Le père Amiot, « découvreur » de la musique chinoise dès 1775, est volontiers cité comme pionnier de l’ethnomusicologie (During, p. 357).

9A l’époque de Versailles, opéras et ballets de cour offrent toujours prétextes à des danses costumées, colorées, présentant une « nation » étrangère, au demeurant le plus souvent de culture occidentale. L’exotisme n’est pas encore réellement musical, mais terminologique et visuel (Beltrando-Patier, 1981). Il ne se différencie guère de celui de la Renaissance où, par exemple les « morisques » se singularisaient des autres danses par le fait qu’elles demandaient à l’exécutant de porter des « sonnettes » aux pieds (Arbeau : 1588-1970) et que leur accompagnement musical comprenait un tambourin de basque, une cymbale et un triangle « garny de boucles ». Le texte musical, quant à lui, restait en parfaite concordance avec les règles esthétiques de cette époque. Il en sera de même dans toutes les évocations de pays lointains géographiquement durant les périodes baroques et classiques (Tchen : 1975). Que ce soit chez Rameau (L’Egyptienne, 1731, Les Indes Galantes, 1735), Boïeldieu (Le Calife de Bagdad, 1800) ou d’autres compositeurs moins connus, les procédés d’écriture « exotique » restent les mêmes (Bartoli, 1981) et ne sont pas sans rappeler ceux qu’emploient Purcell (The Indian Queen, 1695) ou Haendel (Israël in Egypt, 1739). Seules les évocations de régions ou pays culturellement proches de la cour, emploient, toujours au XVIIIe siècle, des moyens musicaux inspirés de réelles traditions locales : mazurka polonaise, tambourin provençal (Beltrando-Patier, 1981). L’évolution de l’exotisme musical en France suit en fait de très près celle des relations entretenues par la cour avec, d’une part, les provinces françaises à l’intérieur du royaume et, de l’autre, les cultures étrangères qui se résument pour l’essentiel aux pays limitrophes (Elias, 1969).

  • 5 Rappelons que la Société Nationale de Musique fut créée à Paris dès les lendemains de la défaite de (...)
  • 6 Mandolines, orgues de Barbarie, ou ocarinas .Cf. Marcel-Dubois, 1960.

10Comme partout en Europe l’impact de l’Italie sur la France est très fort en matière musicale. On peut en mesurer l’importance à travers les nombreux débats esthétiques qui secouent la musique française et dont la Querelle des Bouffons fut sans doute le plus retentissant. Gardons bien à l’esprit que les rapports de la France avec l’étranger ne furent pas toujours exempts de xénophobie. Les luttes anti-wagnériennes et, par extension, anti-allemandes, qui animèrent la vie musicale parisienne entre 1870 et 1920 sont assez significatives à cet égard5. Mais l’influence transalpine ne touche pas seulement le domaine savant. Les pratiques populaires musicales en France seront traversées au XIXe siècle de courants originaires de la botte italienne (Defrance, 1984). Que ce soit dans la population des musiciens ambulants (piffareri, joueurs d’orgue de Barbarie), dans le répertoire vocal, le fonds rythmico-mélodique ou l’importation organologique6 l’apport italien dans son ensemble n’est pas négligeable.

  • 7 Moyens musicaux également utilisés par Gluck, Mozart ou Beethoven dans la Janitscharenmusik (musiqu (...)

11Jusqu’au deuxième tiers du XIXe siècle, l’essentiel des éléments exotiques visant à faire se délecter le public français de bizarreries lointaines se résumera donc à l’utilisation d’une terminologie évocatrice à laquelle s’adjoindront, le cas échéant, quelques instruments considérés comme typiques. Tant que les compositeurs n’ont pas accès directement ou indirectement aux musiques traditionnelles, ils se voient dans la situation des musiciens actuels à qui l’on demande d’écrire la bande sonore d’un film de science-fiction qui se déroule dans un passé ou un futur lointains. Aussi, l’exotisme musical qu’ils proposent ne peut dépasser le stade terminologique (Les Sauvages, de Rameau) ou organologique (quelques percussions dans les « turqueries » du XVIIIe siècle)7.

Exotisme régional, exotisme rural

12Avant la découverte des musiques traditionnelles authentiques au XIXe siècle, le dépaysement musical en France s’opérait, nous l’avons vu, à l’écoute et à la pratique de danses, de chansons et d’instruments aux origines régionales européennes.

  • 8 L’influence de la suite française sur l’école allemande se ressent en particulier chez J.J. Froberg (...)
  • 9 Un certain nombre d’entre elles se diffusent progressivement dans les milieux plus modestes et les (...)

13Au XVIe siècle, les danses portent des noms suggérant des provinces françaises (branle de Poictou, de Bourgoigne, du hault Barrois, triory de Bretagne, Volte des Provençaulx) ou des régions d’Europe (branle d’Escosse, Pavane d’Espagne, branle de Malte, Allemande) (Arbeau, 1588-1970). Aux XVIIe et XVIIIe siècles les contredanses (country-dances), pour une bonne part importées d’Angleterre, sont adaptées et enrichies par les maîtres à danser français (Guilcher, 1969). La suite baroque, avec son cortège de danses diverses, est l’exemple même d’un exotisme musical assimilé, puis esthétisé au point de devenir une forme dépassant le seul cadre français et faisant appel à d’autres sources rythmico-chorégraphiques8). Il est permis de parler ici d’un exotisme régional, ou plutôt, sous couvert de couleur locale, d’un exotisme social. L’image rassurante d’un paysan « bon sauvage » rencontre un franc succès auprès de l’aristocratie française installée à la cour de Versailles. On assiste à la fin du XVIIe siècle et durant la première moitié du XVIIIe à un véritable engouement pour les chansons, musiques et danses paysannes domestiquées. La mode pour les « bergerettes » et « brunettes » compte de fervents adeptes qui, dans l’esprit rendu par les toiles d’un Watteau, se piquent d’exotisme rural à la cour de France (Leppert, 1978). Les éditions Ballard publient de nombreux recueils de rondes chantées. Leur support écrit en limite la diffusion immédiate aux couches supérieures de la société française9.

  • 10 Cf. Dandrieu (« 1er Livre d’orgue »), Fr. Couperin (Pièces de clavecin, XVe ordre), J.Ph. Rameau (P (...)

14Le genre « musette »10 reflète particulièrement bien cette tendance à esthétiser une pratique populaire, en l’occurrence le jeu de la cornemuse. La cour de France accueille d’ailleurs cet instrument rustique mais lui refait une toilette de la tête aux pieds stricto sensu. Le timbre dur et nasillard des anches doubles est considérablement adouci. L’étendue mélodique atteint, grâce à la perce et aux savants mécanismes de clés, deux octaves chromatiques. Les bourdons sont groupés dans une « boîte à bourdons » qui offre des possibilités d’accords variés. Le mode d’alimentation de l’air est perfectionné. Il n’est plus question de remplir le réservoir à la bouche. L’instrument est désormais doté d’un soufflet actionné par le bras. Ne parlons pas du raffinement dans la facture qui n’utilise que des bois fins et des matériaux précieux de décoration (ivoire, nacre, etc.) (Mirimonde, 1977). Cette musette de cour, empanachée d’étoffes et de rubans n’a plus grand chose à voir avec le modèle paysan qu’elle est censée représenter (cf. Fig. 1). Quant au répertoire musical, il se compose de pièces écrites sur des rythmes simples, souvent répétitifs, dans des échelles à tempérament égal. Les compositeurs écrivent, pour la majorité, des duos qui peuvent être aussi bien interprétés à la vielle à roue, autre instrument d’une grande mobilité sociale (Chassaing, 1982, 1987 ; Moyret, 1985).

  • 11 Cette tendance s’était déjà exprimée de diverses manières dans les décennies qui précédèrent et qui (...)

15Parallèlement à la découverte des musiques extra-européennes au XIXe siècle, la collecte des chansons populaires s’organise en France. 1839 voit la publication du Barzaz-Breizh qui fait sensation dans les milieux littéraires (Laurent, 1989). Les écrivains romantiques encouragent vivement l’étude des traditions orales (Benichou, 1977). Un gouvernement du Second Empire va même jusqu’à organiser la collecte (Cheyronnaud, 1986 : 9-26). Une certaine vogue pour les provinces françaises s’empare donc des milieux cultivés qui, en la personne de quelques musiciens, entretiennent un sentiment à la fois régionaliste et nationaliste11. En cherchant à se dégager des influences wagnériennes, les compositeurs croient trouver la véritable identité française au fin fond des campagnes. A Paris le folklore français devient partie intégrante de la culture dominante et ouvre une voie dans laquelle s’engage une part importante des élèves, professeurs et amis d’une institution prestigieuse : la Schola Cantorum (Cheyronnaud, 1986 : 37 et suiv.). La IIIe République, en particulier dans la période qui s’étend de 1871 à 1914, encourage les prestations de musiques traditionnelles régionales et les grandes reconstitutions historiques (autour du mythe de Jeanne d’Arc par exemple) où l’élément folklorique est mis en scène (Defrance, 1987). Ce nouveau matériau thématique va irriguer des partitions de valeur inégale : L’Arlésienne de Georges Bizet (1872), Rhapsodie d’Auvergne de Camille Saint-Saens (1884), Symphonie cévenole de Vincent d’Indy (1886), Sonatine pour piano : Bourguignonne de Maurice Emmanuel (1893), Dimanche breton, de Guy Ropartz (1893)… En même temps que l’on redécouvre le chant grégorien, qui sera abondamment utilisé dans l’œuvre de Maurice Duruflé, l’aspect modal de certaines chansons populaires françaises excite la curiosité des musiciens, en particulier des organistes de l’école Niedermeyer, qui pressentent un riche filon à exploiter pour régénérer leur vocabulaire.

Fig. 1 : Gaspard de Gueidan jouant de la musette de cour en 1737 ; huile sur toile de Hyacinthe Rigaud (Musée Granet, Aix-en-Provence).

Fig. 1 : Gaspard de Gueidan jouant de la musette de cour en 1737 ; huile sur toile de Hyacinthe Rigaud (Musée Granet, Aix-en-Provence).

16En septembre 1900 le quatrième Congrès international de traditions populaires se déroule à Paris. Louis-Albert Bourgault-Ducoudray, professeur d’histoire et d’analyse musicales au Conservatoire National Supérieur de Paris, incarne précisément le collecteur de chansons aussi bien régionales (Bretagne) qu’étrangères (Grèce). Relevons un passage de son discours inaugural :

  • 12 Il paraît clair que la « recherche de l’élargissement du système tonal, la recherche de saveurs iné (...)

« Il est temps enfin, que les artistes et les savants puissent faire l’inventaire complet de ces richesses mélodiques qui sont comme le minerai divin avec lequel l’artiste doit créer l’œuvre d’art ».12

  • 13 Tout comme dans les arts plastiques, le thème de la nativité est une constante dans la production m (...)
  • 14 Citons Inscriptions champêtres d’André Caplet (1878-1925) pour chœur a cappella, Trente chansons bo (...)
  • 15 Cf. Milhaud, 1982 : 53. Darius Milhaud, qui s’enthousiasma pour le Brésil (Saudades do Brasil : 192 (...)

17Inutile d’énumérer ici les œuvres inspirées des folklores régionaux en France au début du XXe siècle. Si le genre « noël » fait florès et pas seulement dans les milieux organistiques13, la chanson populaire arrangée pour chœur a cappella ou accompagnée au piano participe, quoiqu’en retrait, au renouveau de la mélodie française, représentée en premier plan par les Duparc, Debussy, Fauré et Ravel14. Retenons-en que l’exotisme rural ne produisit, pour sa grande majorité, que des œuvres mineures. Les « Scènes Alsaciennes » composées juste après la défaite de 1870 par Jules Massenet sont, pour Darius Milhaud, « parmi les plus médiocres choses que l’on entend dans les cinémas… »15.

18A l’instar des autres formes d’exotisme musical, l’exotisme rural connut une phase ascendante, entamée aux lendemains de la défaite de 1870, et qui culmina autour de 1900 pour décliner après la Première Guerre mondiale.

Orientalismes, hispanismes et autres

19Avec la prise d’Alger en 1830, la dernière période coloniale française ouvre des horizons nouveaux aux compositeurs. L’image d’un Orient enclin aux bouffonneries laisse bientôt place à celle d’une féérie pleine de sensualité. Les voyages entrepris par Gérard de Nerval, Théophile Gautier, Gustave Flaubert et Maxime du Camp tirent principalement leur motivation dans l’attirance pour un érotisme inconnu au nord de la Méditerrannée, et que procurent notamment les bayadères, ces danseuses-prostituées si longuement décrites dans les récits de ces écrivains. Le Bain turc, célèbre toile d’Ingres – qui ne mit jamais les pieds en Orient – résume assez bien ce fantasme de liberté sexuelle exprimé dans l’orientalisme.

20L’exotisme se développe donc considérablement dans la production musicale française et en particulier dans l’opéra (Bercker, 1976). Chez Massenet par exemple, dont Thaïs (1894) et Cléopâtre (1912) ont pour cadre l’Egypte, l’Orient « c’est l’inconnu, le mystère, la séduction fatale, la fleur vénéneuse, et donc une musique sensuelle et lascive, aux mélismes envoûtants, aux harmonies troublantes. Dans Thaïs, c’est en outre le charme capiteux du paganisme à odeur de péché contre lequel le moine Athanaël tente de lutter et auquel il succombera. » Condé, 1994 : III).

21On peut distinguer plusieurs tendances qui se succèdent ou se chevauchent sur plus d’un siècle, grosso modo de 1830 à 1930. La première grande vague d’exotisme au XIXe siècle culmine autour de 1880 pour s’éteindre dans les années 1920. C’est aussi la plus importante quantitativement. Elle se manifeste par un attrait subit pour un Orient imprécis, qui trouverait ses origines dans l’Expédition d’Egypte de Bonaparte en 1798 et se serait développé à travers les progrès de l’archéologie, de l’islamisme et de l’intérêt porté par les écrivains et les artistes en général pour l’Orient (El Nouty, 1958 ; Alazard, 1930). Les musiciens français, à la recherche d’une poétique nouvelle, se laissent presque tous tenter par ce qu’il convient de nommer l’orientalisme musical.

22Après cet exotisme mal défini géographiquement, vient une deuxième vague d’exotisme fixée plus précisément sur le Maghreb. Elle apparaît brusquement en 1830 et décline progressivement à partir de 1900, submergée par l’hispanisme musical, troisième vague qui prend en France des proportions spectaculaires. La présence de musiciens espagnols ou d’origine espagnole à Paris, depuis le violoniste Pablo de Sarasate (1844-1908) jusqu’au compositeur Maurice Ohana (né en 1914) alimente durant cette longue période un intérêt constant des Français pour le monde ibérique. Certains compositeurs comme Emmanuel Chabrier vont jusqu’à noter eux-mêmes, au cours d’un voyage, le matériel thématique dont ils ont besoin. Là encore l’exotisme s’exerce à plusieurs niveaux : terminologique (noms de danses, de personnages), organologique (guitare, castagnettes, tambour de basque) mais surtout rythmique (nombreuses danses : jotas, séguédilles, habaneras, malaguenas, fandangos, etc.).

Fig. 2 : Maquette de costume de Pierre-Eugène Lacoste pour la création parisienne d’Aïda (1871) de Giuseppe Verdi.

Fig. 2 : Maquette de costume de Pierre-Eugène Lacoste pour la création parisienne d’Aïda (1871) de Giuseppe Verdi.

L’invention de clichés musicaux

  • 16 Carl Maria von Weber fut peut-être le tout premier compositeur à utiliser une thématique musicale s (...)
  • 17 Les descriptions de Guillaume André Villoteau (1826) ne pouvaient suffire aux compositeurs pour per (...)

23Pour « faire » oriental ou espagnol les compositeurs français utilisent des thèmes puisés dans des transcriptions plus ou moins fidèles réalisées directement à l’occasion de voyages16 ou lors des Expositions Universelles qui se déroulèrent à Paris successivement en 1872, 1878, 1889, 1900, et dans une moindre mesure lors de l’Exposition Coloniale de 193117. Ce qui était considéré naguère comme détestable devient brusquement attractif. On peut lire dans un journal de 1838 :

  • 18 Cf. Pistone, 1981.

« La musique des orientaux ne laisse pas d’être originale et digne d’études ; leurs airs de sentiments […] pénètrent l’âme ; ils causent les émotions les plus douces et souvent les plus profondes et il serait à désirer qu’un voyageur instruit rapportât un recueil de mélodies et des différents genres de composition de la musique orientale. L’art pourrait y gagner ».18

  • 19 Cf. Van de Velde Ernest, La Méthode Rose, Tours, 1960 : 43.

24C’est ce type de collecte sur le terrain que fit Félicien David en 1835 avant de composer son ode-symphonie Le Désert en 1844 qui contient notamment une reconstitution de chant de muezzin au rythme souple et à l’ornementation riche. Les procédés d’écriture qu’il utilise seront repris par Charles Gounod, Jules Massenet, Emmanuel Chabrier, Edouard Lalo, Léo Delibes, Georges Bizet, Camille Saint-Saëns et bien d’autres… jusqu’aux musiques des films hollywoodiens en passant par une méthode de piano connue de plusieurs générations de Français19. En complément de mises en scènes spectaculaires d’œuvres lyriques comme celle de la création d’Aïda à Paris (cf. Fig. 2) l’oreille est charmée par des sonorités tout aussi colorées. L’image saisissante d’une caravane à travers le désert, par exemple, est évoquée en insérant des schémas rythmiques d’un tempo généralement lent, reconnus comme typiquement orientaux dans la France du XIXe siècle. Les compositeurs tentent de gommer les inflexions tenues pour occidentales (cadences, modulations, marches harmoniques, etc.), d’altérer quelques degrés de l’échelle mélodique employée, d’utiliser à outrance le mode mineur en insistant sur l’intervalle de seconde augmentée et de réaliser un accompagnement sur une pédale harmonique dotée d’un ostinato rythmique. la sobriété dans l’instrumentation est donc de rigueur. Hautbois, cor anglais, flûte et piccolo occupent une place prépondérante dans l’orchestration. La tonalité des mélodies employées reste volontairement incertaine. Mordants aux violons, ponctuation des petites cymbales antiques et rythme obsessionnel d’un tambourin complètent le décor destiné à créer une atmosphère d’étrangeté.

  • 20 Cette formule de quatre accords parfaits descendants (mineur, majeur, majeur, majeur) séduisit déjà (...)
  • 21 Selon une information communiquée par Igor Bogdanov, aux temps récents du régime soviétique, des mé (...)

25Pour suggérer l’Espagne, outre les castagnettes et le tambour de basque, il est fréquemment fait appel à une échelle mélodique caractéristique (le « mineur andalou » proche du mode de mi). Des formules mélodiques significatives comme la « cadence andalouse » sont utilisées par Manuel de Falla et reprises par beaucoup d’autres20. Les mélodies évoluent à l’intérieur d’un ambitus restreint et contiennent de nombreux triolets et broderies. L’usage répété d’une même note avec son appogiature est considéré comme pertinent du style hispano-mauresque. Enfin l’intervalle de seconde augmentée sert de repère sonore, tout comme dans l’orientalisme21.

  • 22 Jean Françaix : Danses exotiques, 1962.

26D’autres vagues d’exotisme, moins importantes, apparaissent à la fin du XIXe siècle. Citons l’élan pour la Russie, et le monde slave en général (à partir de 1890, et surtout durant la période des Ballets Russes 1909-1929), puis celui pour l’Extrême-Orient (après la victoire japonaise de 1905), et, dans une moindre mesure, pour l’Afrique et l’Océanie22.

Un genre inéluctablement éphémère

27En marge des grandes créations et évolutions musicales, l’exotisme, malgré les nombreuses notes pittoresques qui l’alimentèrent, ne réussit pas à sortir du genre mineur auquel il était voué. Ses réalisations n’ont pas plus résisté aux progrès de l’ethnomusicologie qu’elles n’avaient convaincu les grands compositeurs.

28C’est un fait qu’au fur et à mesure qu’avance la connaissance occidentale des musiques traditionnelles du monde, les œuvres du passé construites sur des informations fausses ne peuvent que paraître désuètes pour les auditeurs d’aujourd’hui. Aussi, toute forme d’exotisme musical semble condamnée à une courte vie. Chaque mouvement d’intérêt pour un « ailleurs sonore » survient, s’épanouit, régresse, puis disparaît et laisse place à une nouvelle forme d’exotisme. Gérard Condé (1994) souligne avec justesse cette opposition entre l’éphémère et le durable :

 « Comme Berlioz (Les Troyens, 1863), Bizet a compris que l’exotisme, c’est ce qui détonne, et que la relative authenticité de David manquait de piquant. Ainsi dans Djamileh (1872), dont l’action est située au Caire, le caractère « égyptien » de la chanson intitulée Ghazel ou de la Danse des almées résulte, pour la confusion des ethnomusicologues, d’une grande incertitude modale – majeur/mineur –, d’un chromatisme déroutant, dépaysant au sens propre, soutenu il est vrai par un rythme répétitif. L’impression d’une « musique fausse », selon l’expression de Tristan Klingsor, dans Shéhérazade, non tempérée, est obtenue ici par des moyens particulièrement raffinés et résolument inattendus ».

29L’arrivée du jazz à Paris, peu avant 1914 inspire quelques compositeurs (Debussy, Ravel, Milhaud, Wiener…). Il ne s’agit plus d’exotisme à proprement parler mais de création hors du temps, indépendante de l’effet de mode, dans un esprit de classicisme et non d’actualité. Nous ne pouvons qu’adhérer à l’analyse de Jean-Pierre Bartoli qui écrit : « Si les œuvres de Mozart et de Debussy subsistent ce n’est pas à cause de leur exotisme qui se révèle inexact, mais pour leur intérêt musical d’un point de vue européen »(Bartoli, 1981).

30Ce ne sont plus de simples effets de dépaysement sonore propres à illustrer des scènes de genre qui sont alors recherchés. Les pentatonismes de Debussy nourrissent certes son langage mais n’en sont pas la finalité (Brailoiù, 1957). De même les inexactitudes concernant « la musique nègre » évoquée par exemple chez Darius Milhaud dans La Création du Monde n’enlèvent rien à la modernité de sa partition. C’est précisément dans cette perspective qu’André Jolivet écrit son concerto pour piano (1949), dans lequel il exprime une volonté de créer un langage universel en utilisant des éléments empruntés à la « musique tropicale (Afrique, Extrême-Orient, Asie) » (Chantavoine-Rostand, 1958 : 144). L’ouverture sur les musiques du monde et leur éventuel usage ou leur réinterprétation se manifeste dans un mouvement général de volonté d’universalité. L’Extrême Orient et surtout l’Inde, avec la révélation de traditions orales savantes, captent désormais l’attention. Maurice Emmanuel explore les modes hindous (1920), Lili Boulanger le pouvoir évocateur d’une mélodie asiatique dans sa Vieille prière boudhique (1916), André Messager la sensualité d’un chant birman pour sa comédie musicale L’Amour masqué (1923). Les premières études sur l’organologie, les systèmes musicaux (échelles, modes, rythmes, techniques d’ornementation, d’improvisation, etc.) vont influencer des compositeurs comme Olivier Messiaen (1944). C’est à partir de l’article de Joanny Grosset traitant de l’Inde dans l’encyclopédie de la musique de Lavignac (1913-31), spécialement des Déçī-Tālas, ou rythmes régionaux de l’Inde antique, qu’il élabore certains principes fondamentaux de sa rythmique, mais aussi des éléments importants de son système mélodique basé en partie sur les modes carnatiques ou à transposition limitée (1954) et déjà utilisés dans sa Turangalilà-Symphonie (1946) et son Canteyodjaya , pour piano (1949).

  • 23 Ainsi Marius Constant, Iannis Xenakis ou Luciano Berio reconnaissent à divers titres l’apport de ma (...)

31En cette fin de XXe siècle on compte de nombreux exemples de l’usage de techniques de composition (aléatoire, répétitive…) et de recherches développées dans des directions suggérées par des pratiques de musiques traditionnelles révélées notamment par les nouveaux modes de reproduction sonore. La diffusion de documents d’enquêtes ethnomusicologiques fournit un matériau inépuisable aux créateurs d’aujourd’hui, mais en même temps elle annihile toute tentative d’exotisme musical tel qu’il se manifestait précédemment23.

Fig. 3 : Les musiciens ambulants font partie de l’environnement sonore du village dans une société traditionnelle. Leur arrivée suscite intérêt, curiosité mais aussi méfiance. C’est en partie par leur intermédiaire que pénètrent les modèles musicaux exogènes. ici la musique est prétexte à attirer la foule, à créer un climat hors du quotidien. La marginalité du musicien populaire est dans ce cas renforcée par celle afférant aux gens du voyage.

Fig. 3 : Les musiciens ambulants font partie de l’environnement sonore du village dans une société traditionnelle. Leur arrivée suscite intérêt, curiosité mais aussi méfiance. C’est en partie par leur intermédiaire que pénètrent les modèles musicaux exogènes. ici la musique est prétexte à attirer la foule, à créer un climat hors du quotidien. La marginalité du musicien populaire est dans ce cas renforcée par celle afférant aux gens du voyage.

Dessin du dinanais Léonce Petit (milieu XIXe s.). In Les bonnes gens de province. Troisième album. Paris : Le journal amusant. Coll. Bibliothèque Municipale de Dinan.

L’exotisme musical dans les traditions populaires

  • 24 Depuis les vielleux savoyards portant leur marmotte sur l’épaule au XVIIIe siècle, jusqu’aux groupe (...)

32Si l’on admet que certaines formes d’utilisation de musiques anciennes ou étrangères à la sphère esthétique de leurs interprètes ou auditeurs relève du domaine de l’exotisme musical, il faut dès lors reprendre le même schéma d’analyse pour traiter des pratiques populaires contemporaines. Le seul fait que des musiciens ambulants se déplacent d’une foire à l’autre, d’une fête à l’autre présente déjà des traits d’exotisme. Il suffit d’évoquer le succès des tziganes, des hommes orchestres, des clowns musiciens, des vielleux savoyards, des joueurs d’orgue de Barbarie et autres piffareri auprès de publics populaires pour saisir toute la dimension de cet ascendant que porte en lui l’étranger (cf. Fig. 3 et Fig. 4). Nous sommes partisans de considérer l’emprunt volontaire de mélodies, rythmes ou autres instruments de musique exogènes à une communauté de type villageois comme un acte délibéré d’exotisme musical. Le processus qui mène le musicien traditionnel à faire provision d’images sonores nouvelles à l’occasion de ses rencontres et de ses déplacements en dehors de son champ culturel habituel peut être considéré comme un comportement d’ouverture de type exotique24. Cet attrait pour le nouveau, l’étranger, le lointain ne se manifeste pas seulement dans les couches sociales élevées d’Occident. Les sources historiques sont trop faibles pour nous permettre d’estimer le poids d’un exotisme populaire en France avant la Révolution de 1789. Il paraît clair, en revanche, que les guerres napoléoniennes fournirent aux provinces françaises leur moisson de rythmes, chansons et danses en provenance de l’étranger dès le début du XIXe siècle (Guilcher, 1954). On ne compte plus les danses aux consonances, rythmes ou figures exotiques qui pénètrent de manière éclatante les milieux populaires aux XIXe et XXe siècle (du « congo » à la « java »). Rappelons seulement quelques faits significatifs. La plupart des quadrilles portent des noms évoquant le dépaysement (quadrille américain, quadrille des lanciers du Bengale, et des dizaines d’autres) (Desrat, 1895). A l’examen des supports musicaux, cet exotisme s’avère purement terminologique et ne comporte aucun élément musical réel. La valse, par contre, représente un cas d’exotisme social à rebours (Gasnault, 1986). S’acclimatant aux couches populaires, elle perd de sa distinction mais devient le symbole de la conquête par le public d’un objet culturel prestigieux évoquant la danse de cour. A la fin du XIXe siècle, elle connaît un essor particulier à Paris au sein de la communauté d’immigrés originaires du centre de la France (Auvergne, Limousin), qui lui apportèrent à la fois une dimension régionale et populaire, voire prolétaire (Guilcher, 1975). Ce sera la « valse-musette » dont l’expression même traduit bien cette appropriation d’un objet culturel exogène par les masses populaires. Marqueur identitaire puissant pour les classes laborieuses, elle est dansée lors des grandes grèves qui précèdent le Front Populaire de 1936. On dansera la valse-musette à la Libération de 1944 dans les rues de toutes les villes et de tous les villages de France. Le traditionnel bal du 14 juillet lui réserve, aujourd’hui encore, une place de choix.

  • 25 Nous pensons par exemple à cette « polka plinn » du Centre Bretagne accompagnée à la voix selon la (...)
  • 26 Dans le monde des héros de l’opérette en France les pseudonymes fleurant l’Espagne ne manquent pas, (...)
  • 27 Depuis l’éclatant succès de Joséphine Baker se présentant au music-hall parisien dans la tenue que (...)

33Autre exemple, la polka, importée à Paris en 1844. Son rythme simple et léger, son appellation exotique évoquant la Pologne, bien qu’elle soit d’origine bohémienne, lui garantissent un succès rapide. On parle même de polkamanie (Gasnault, 1986 : 184). Suivent des cohortes de danses suggérant des origines étrangères : mazurka, berline, varsovienne, tsarine, troïka, youska (ou youchka), hongroise, cirkacienne, polka russe, valse écossaise, etc. Jusqu’à la Première Guerre mondiale la production des maîtres à danser parisiens est sans limites. Le déclin des pratiques musicales traditionnelles régionales au XXe siècle n’enlèvera rien à l’appétit des Français pour des musiques populaires exotiques, bien au contraire. Si les adaptations régionales25 s’estomperont peu à peu, les vagues successives d’exotisme recouvriront bon nombre de genres contemporains : opérette avec notamment un hispanisme vivace26, chanson27, variétés (Manitas de Plata, Los Calchakis, George Zamfir), danses (latino-américaines, antillaises, africaines, brésiliennes).

Fig. 4 : Photographie du début du XXe siècle prise dans un village de l’Yonne. De par leur aspect insolite le piffaro (hautbois) et la zampogna (cornemuse) des musiciens calabrais suscitent curiosité et intérêt.

Fig. 4 : Photographie du début du XXe siècle prise dans un village de l’Yonne. De par leur aspect insolite le piffaro (hautbois) et la zampogna (cornemuse) des musiciens calabrais suscitent curiosité et intérêt.

34Fait nouveau, le vedettariat, promu par le music-hall, n’est pas épargné par l’exotisme musical populaire contemporain. Le show business focalisant l’attention du spectateur-auditeur sur la star, il est de bon ton de donner une coloration étrangère au nom des interprètes en fonction du genre souhaité. Les chanteurs d’opérette le savent bien qui adoptent des pseudonymes aux consonances méditerranéennes (italiennes ou espagnoles). Inversement un nom « exotique » est déjà un facteur de succès. Dans la galerie de portraits des chanteurs, le séducteur rivalise avec la femme fatale dans un cocktail de charmes tour à tour latins, slaves, afro-cubains et autres. Ces héros contemporains (héritiers de personnages mythiques européens tels que Carmen ou Don Giovanni) vendent du rêve visuel et sonore. Tout comme le monde du cirque véhiculait la figure du comédien-acrobate ou du clown-musicien ambulant, à l’accent étranger indéfinissable, celui des artistes de variétés entretient pour une bonne part la représentation symbolique du voyage. Pour cette industrie du spectacle, le mythe du paradis perdu, du bonheur possible à nouveau au delà de l’horizon, fait souche sur un terrain déjà prêt à l’accueillir. A l’heure actuelle, la consommation de folklores de tous pays occupe une place assez considérable dans le panorama des comportements culturels des Français. Des modes surgissent, puis disparaissent. Les maîtres à danser d’antan ont laissé place à d’autres faiseurs de danses en étroite relation avec le monde du spectacle et qui s’expriment dans les clubs, dancings et discothèques en complément des supports médiatiques fantastiques que leur offrent chaînes de télévision et stations de radio. L’exotisme musical se manifeste alors sous les traits que nous lui connaissons déjà : terminologiques (sirtakis, lambada…) organologiques (bandonéon argentin, bouzouki grec, guitare hawaïenne, percussions brésiliennes…) rythmiques. Toutefois, les exotismes mélodiques et harmoniques sont le plus souvent absents. L’esthétique musicale reste en fait très conservatrice dans les milieux populaires. Si le public d’aujourd’hui admet des couleurs exotiques, tout comme le faisait l’aristocratie de l’époque baroque, il en rejette les goûts trop épicés.

35Les pratiques populaires font donc appel, elles aussi, à des éléments esthétiques divers pour renouveler leurs propres répertoires. Ces emprunts ne sont pas seulement le fruit du hasard. Les sociétés traditionnelles à dominante paysanne, telles qu’il en existait encore dans la période pré-industrielle en France, montrent une réelle gourmandise pour certains produits culturels exogènes auxquels elles ont accès progressivement. Dans bien des cas, les stratégies d’accès à la modernité passent par l’assimilation de chansons, instruments, danses, rythmes et autres timbres qui, par définition, sonnent étrangers aux oreilles des membres de la société qui les accueille. C’est bien le goût pour l’exotisme musical, chargé d’une symbolique variable selon les cas, qui est ainsi aiguisé : un exotisme positif, valorisé, qui entraîne telle communauté à adopter tel comportement nouveau. Il est parfois possible de situer exactement à quel moment une région, un terroir, un village, un groupe d’habitants cède à l’appel de l’extérieur. Tant que cet extérieur est considéré comme dangereux, négatif, ces communautés résistent sans difficulté à la pression culturelle exogène. Lorsqu’il est admis par la majorité que « demain » peut être mieux qu’« aujourd’hui » ou qu’« hier », à condition de changer d’attitude, la menace que représentait l’autre devient une attraction aux conséquences envisagées comme potentiellement bénéfiques. C’est ce qui se passe en France depuis la prise d’Alger de 1830. C’est ce que nous avons pu observer en Bretagne au XXe siècle. Comment la cornemuse laisse place à l’accordéon, la ronde à la polka puis au tango, la gwerz (complainte, ballade) à la rengaine des cafés-concerts et autres succès parisiens. Cette adhésion, synonyme de progrès, marque aussi un seuil de non retour. L’exotisme que représentaient les premières chansons françaises au cours du repas d’une noce bretonne, laisse alors place au quotidien et permet à un nouvel exotisme de prendre forme. Ainsi, depuis que les sociétés paysannes ont pu saisir l’occasion de sortir de la tradition, des exotismes différents, porteurs de modernité, ont connu leurs heures de gloire pour tomber dans l’oubli les uns après les autres. Le terrain breton offre, là encore, des exemples nombreux de modes chorégraphiques et musicales qui se diffusent d’un terroir à l’autre et dont on suit l’évolution et les mutations tout au long des XIXe et XXe siècles (Guilcher, 1963 : 341-362).


***

  • 28 Après les reconstitutions de messes polyphoniques, les interprétations variées du répertoire médiév (...)

36La notion d’exotisme paraît porter en elle une dimension très forte de distance. Distance géographique, certes, et celle-là prévaut le plus souvent dans la pratique écrite. Distance sociale aussi et qui pourrait bien représenter l’élément principal dans l’ouverture esthétique manifestée au travers des pratiques musicales populaires à un moment de leur histoire. Cette approche rétrospective montre que l’exotisme musical subit plusieurs métamorphoses en France depuis la fin du Moyen-Age. Phénomène remarquable dans les classes supérieures de la société, il infiltre les couches populaires au cours du XIXe siècle et trouve place dans les pratiques culturelles quotidiennes durant la seconde moitié du XXe siècle. On le débusque dans presque tous les genres : danse populaire, opérette, chant populaire, chanson, musiques de films, musiques anciennes, etc.28. La consommation d’exotisme par le public français ne cesse de s’accroître au cours du XXe siècle au point que bon nombre de clichés sonores (timbres, rythmes, intervalles) circulent à travers l’immense production discographique contemporaine et fonctionnent comme autant d’objets symboliques utilisés à outrance dans tous les domaines de la vie quotidienne et jusque dans la publicité.

37Les musiques traditionnelles n’échappent pas au phénomène. Quoique présentées sous une forme qui se rapproche d’une certaine authenticité, elles perdent peu à peu de leur étrangeté pour s’intégrer progressivement au paysage sonore des pratiques culturelles des Français. L’exotisme cède alors la place à la banalité. Univers inaccessible jusqu’alors pour le plus grand nombre, il est désormais proposé à tout un chacun comme évocation ou comme représentation de l’ailleurs géographique, historique ou social. Afin de rompre avec les caractéristiques et les usages familiers, l’exotisme musical se propage dans l’espace et dans le temps selon un enchaînement de références d’ordre terminologique puis organologique. Lorsque l’altérité musicale est mieux maîtrisée, les références se font plus précises et touchent aux domaines rythmique, mélodique, voire structurel. Mais, avec les avancées de l’ethnomusicologie, l’exclusif exotisme musical, observable dans la production de certains compositeurs français, tombe en désuétude. En révélant au grand public les joyaux de leurs collectes, les ethnomusicologues découragèrent les compositeurs d’écrire, sous prétexte d’art, de mauvais plagiats dénaturant la réalité des musiques traditionnelles. Les langages musicaux des créateurs d’aujourd’hui sortent de l’anecdotique, de la parodie, pour tendre vers l’universel. L’exotisme purement géographique est alors relégué aux pratiques populaires qui, depuis le XIXe siècle, s’ouvrent lentement à la « world music », selon un développement similaire.

38Une consommation de masse de ce nouveau produit commercial, orchestrée par le show business international, risque d’avoir pour effet, à terme, de laminer les pratiques vernaculaires au détriment d’une évolution interne authentique et contrôlée par les acteurs eux-mêmes.

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Notes

1 Si l’on excepte la publication dirigée par Danièle Pistone, 1981.
A l’heure de la dernière relecture de cet article s’ouvre une exposition dans le Hall Napoléon du musée du Louvre (22/01 – 18/04). A cette occasion plusieurs articles concernant l’égyptomanie sont livrés dans le quotidien Le Monde (20/01/94). Cf. bibliographie (Condé, 1994).

2 « En 1725, il parut au Théatre italien deux Indiens de la Louisiane qui dansèrent au son de leurs instruments. Rameau qui les vit caractérisa leur danse dans une pièce de clavecin, Les Sauvages, la seule de ses œuvres qui se rattache à ses travaux pour les petits théâtres que nous puissions identifier ». (d’après Girlestone, cité par Beltrando-Patier in Pistone, 1981 : 25).

3 D’une certaine façon, le personnage de l’artiste expatrié, romantique à souhait, vivant chichement dans une mansarde parisienne, bénéficie d’une sympathie toute spéciale.

4 A noter que les interprétations de la musique ancienne prennent aussi de l’âge au fur et à mesure de l’avancée des connaissances organologiques et stylistiques. A preuve, l’exotisme contemporain que suscite le clavecin Pleyel de Wanda Landowska, pionnière du début du XXe siècle, tout comme les enregistrements anciens pieusement conservés par les collectionneurs de microsillons. L’au-delà spatial ou temporel bénéfie souvent d’un ascendant sur le réel quotidien et local.

5 Rappelons que la Société Nationale de Musique fut créée à Paris dès les lendemains de la défaite de 1870 pour justement encourager la production musicale purement française. Jusque dans les années 1920, les opposants aux musiques étrangères restent très actifs. Nous pensons en particulier à l’article de Louis Vuillemin qui, faisant référence au Pierrot Lunaire d’Arnold Schoenberg, s’élève contre les « concerts métèques » organisés par Jean Wiener (Le Courrier Musical, 01/01/1923), et auquel répondirent, pour le défendre, Ravel, Roussel, Caplet et Roland-Manuel dans la même revue, au mois de mars suivant.

6 Mandolines, orgues de Barbarie, ou ocarinas .Cf. Marcel-Dubois, 1960.

7 Moyens musicaux également utilisés par Gluck, Mozart ou Beethoven dans la Janitscharenmusik (musique de Janissaires).

8 L’influence de la suite française sur l’école allemande se ressent en particulier chez J.J. Froberger, J.C.F. Fischer, J.J.Fux, G.Ph. Telemann, G.Fr. Haendel et J.S. Bach.

9 Un certain nombre d’entre elles se diffusent progressivement dans les milieux plus modestes et les collectes de la fin du XIXe siècle en recensent des variantes dans toutes les provinces (Cf. Coireault, 1953-63 et Guilcher, 1989).

10 Cf. Dandrieu (« 1er Livre d’orgue »), Fr. Couperin (Pièces de clavecin, XVe ordre), J.Ph. Rameau (Pièces de clavecin, 1er Livre). La suite instrumentale, grosso modo de 1670 à 1750, accueille également le louré, danse accompagnée, à l’origine, de la loure, cornemuse normande. Cf. Alceste, de Lully (1677), Céphale et Procris, d’E. Jacquet de la Guerre (1694), 5e suite française, BWV 816, de J. S. Bach (1724), Les Goûts réunis, 8e concert, de Fr. Couperin (1724), Les éléments, de J. F. Rebel (1737).
Consulter également, de Jean-Christophe Maillard, L’esprit pastoral et populaire dans la musique française baroque pour instruments à vent, 1660-1760, Thèse de doctorat de 3e cycle, Université de Paris Sorbonne, U.E.R. de Musicologie, 1987.

11 Cette tendance s’était déjà exprimée de diverses manières dans les décennies qui précédèrent et qui suivirent la Révolution de 1789. Le paysan français et sa musique étaient représentés dans un village imaginaire censé traduire l’idée générale de la province profonde. (Rousseau : Le Devin de village (1753) ; Grétry L’Epreuve villageoise (1784).

12 Il paraît clair que la « recherche de l’élargissement du système tonal, la recherche de saveurs inédites, d’une vocalité libérée des critères du réalisme » (Condé, 1994 : III) constituent les ressorts principaux de cette ouverture vers les musiques traditionnelles européennes et extra-européennes. C’est ce qu’illustre très bien Marouf, savetier du Caire (1914), d’Henri Rabaud, « qui baigne complètement dans une atmosphère musicale moyen-orientale que les retours au style occidental deviennent d’un prosaïsme comique… » (Condé, op. cit.).

13 Tout comme dans les arts plastiques, le thème de la nativité est une constante dans la production musicale. Noëls et pastorales offrent autant d’occasions pour évoquer les traditions populaires musicales (chants traditionnels, bergers à la cornemuse, danses paysannes, etc.). Au XXe siècle encore, l’école d’orgue française encourage la variation sur un cantique ou un noël populaires recueillis par les collecteurs folkloristes. La fibre exotique d’un Reynaldo Hahn manifestée par exemple dans son opéra L’île du rêve (1898) ou encore son ballet Le Dieu bleu (1912) trouve matière à s’exprimer sur le terrain « rural » dans la Pastorale de Noël (1920).

14 Citons Inscriptions champêtres d’André Caplet (1878-1925) pour chœur a cappella, Trente chansons bourguignonnes, de Maurice Emmanuel (1913), Six chansons populaires du Bourbonnais pour chœur a cappella, de Guy Ropartz (1934). C’est à cette école que se rattachent bon nombre de compositeurs sans prétentions qui alimentent le répertoire des ensembles vocaux français d’aujourd’hui. Retenons le cas significatif de Bernard Lallement, né en 1936, avec sa Missa Gallica, messe latine sur des thèmes populaires français, pour chœurs, solistes, instruments anciens, classiques et traditionnels, 1983).

15 Cf. Milhaud, 1982 : 53. Darius Milhaud, qui s’enthousiasma pour le Brésil (Saudades do Brasil : 1921), n’en néglige pas pour autant le folklore de France, qu’il utilise à plusieurs reprises dans son œuvre : Le pauvre matelot (1926), Suite provençale (1936), etc.

16 Carl Maria von Weber fut peut-être le tout premier compositeur à utiliser une thématique musicale supposée authentique. Dans son Ouverture chinoise (1806) il est possible d’identifier un motif pentatonique probablement puisé dans le Dictionnaire de la musique de Jean-Jacques Rousseau. De même, une mélodie arabe donnée par Carster Niebur (Description d’un voyage en Arabie, 1774) et une danse turque figurant dans l’Essai sur la musique de La Borde sont reconnaissables dans Obéron (1806).

17 Les descriptions de Guillaume André Villoteau (1826) ne pouvaient suffire aux compositeurs pour percevoir les raffinements des musiques orientales.

18 Cf. Pistone, 1981.

19 Cf. Van de Velde Ernest, La Méthode Rose, Tours, 1960 : 43.

20 Cette formule de quatre accords parfaits descendants (mineur, majeur, majeur, majeur) séduisit déjà J.S. Bach qui l’utilisa magistralement dans sa toccata pour orgue en ré mineur. L’intention non cachée d’évoquer le pays où servit son exact contemporain napolitain, Domenico Scarlatti, recueillit le succès que l’on sait.

21 Selon une information communiquée par Igor Bogdanov, aux temps récents du régime soviétique, des méthodes d’écriture recommandaient l’utilisation de procédés similaires aux élèves des conservatoires russes pour maîtriser des techniques de composition de genre destinées à évoquer, dans une codification précise, les différentes républiques asiatiques. Dans la parodie comme dans le cliché, l’exotisme sonore se contente souvent d’éléments musicaux standardisés. Le compositeur Albert William Ketelbey (1885-1963) s’en est fait un peu le champion : Sur un marché persan, Dans un temple chinois, L’Egypte mystique, Les eaux bleues d’Hawaï.
L’exotisme musical trouve en la musique de genre, à savoir descriptive dans une intention pittoresque, un lieu de prédilection pour son épanouissement. Il n’empêche que chez Jannequin, Haydn, Mozart ou Villa-Lobos la musique de genre ne peut être confondue avec de l’exotisme musical.

22 Jean Françaix : Danses exotiques, 1962.

23 Ainsi Marius Constant, Iannis Xenakis ou Luciano Berio reconnaissent à divers titres l’apport de matériaux traditionnels, notamment vocaux, dans leurs langages contemporains. Retenons l’exemple de Sequenza III pour voix de femme, de Berio (1966). Jean-Louis Florent, compositeur fortement influencé par les musiques orthodoxes éthiopiennes qu’il est allé écouter sur place, vient de publier ses documents sonores d’une qualité remarquable. (L’Eglise Orthodoxe Ethiopienne de Jérusalem. L’Assomption à Däbrä Gännät, Monastère du Paradis, Jérusalem, Israël, 2CDs Ocora C 560027-28, 1992 [n.d.l.r.]). Les créateurs peuvent aussi renvoyer la balle aux ethnomusicologues.

24 Depuis les vielleux savoyards portant leur marmotte sur l’épaule au XVIIIe siècle, jusqu’aux groupes de musiciens d’Amérique latine d’aujourd’hui, en passant par les joueurs d’orgue de Barbarie, les joueurs de zampogna napolitaine ou calabraise, les tsiganes musiciens, les clowns et autres hommes-orchestre, les exemples abondent de musiciens ambulants étrangers pénétrant dans les divers circuits de diffusion de la culture dans les milieux populaires français.

25 Nous pensons par exemple à cette « polka plinn » du Centre Bretagne accompagnée à la voix selon la très ancienne technique du kan ha diskan (Defrance, 1991).

26 Dans le monde des héros de l’opérette en France les pseudonymes fleurant l’Espagne ne manquent pas, tels Francis Lopez ou Luis Mariano. De même les livrets où l’action se déroule dans un univers hispanisant sont légion, de La Belle de Cadix au Chanteur de Mexico.

27 Depuis l’éclatant succès de Joséphine Baker se présentant au music-hall parisien dans la tenue que l’on sait, une ceinture de bananes, les chanteurs de variété aux origines étrangères recueillent les faveurs du public en France : Charles Aznavour, Edith Piaf, Dalida (d’origine égyptienne et dont le nom de scène rime singulièrement avec Aïda), Serge Gainsbourg, Linda de Souza, Petula Clark, Georges Moustaki, Nana Mouskouri, Leny Escudero, Barbara, Serge Reggiani, Sacha Distel, Enrico Macias, Mouloudji, Salvatore Adamo.
La vogue « rock ‘n roll » impose, quant à elle, des noms d’emprunts aux sonorités anglo-saxonnes indiscutables : Johnny Hallyday, Dick Rivers, Eddy Mitchell…

28 Après les reconstitutions de messes polyphoniques, les interprétations variées du répertoire médiéval profane, les succès non démentis des « danceries » de la Renaissance, l’univers musical baroque français déplace les foules vers l’Opéra (Castor et Pollux et Dardanus de Rameau ou encore Athis de Lully), ou le cinéma (Tous les matins du monde d’Alain Cornault) et connaît des records de vente de disques compacts (le gambiste Jordi Savall interprétant Marin Marais).

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Table des illustrations

Titre Fig. 1 : Gaspard de Gueidan jouant de la musette de cour en 1737 ; huile sur toile de Hyacinthe Rigaud (Musée Granet, Aix-en-Provence).
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/docannexe/image/1409/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 132k
Titre Fig. 2 : Maquette de costume de Pierre-Eugène Lacoste pour la création parisienne d’Aïda (1871) de Giuseppe Verdi.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/docannexe/image/1409/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 124k
Titre Fig. 3 : Les musiciens ambulants font partie de l’environnement sonore du village dans une société traditionnelle. Leur arrivée suscite intérêt, curiosité mais aussi méfiance. C’est en partie par leur intermédiaire que pénètrent les modèles musicaux exogènes. ici la musique est prétexte à attirer la foule, à créer un climat hors du quotidien. La marginalité du musicien populaire est dans ce cas renforcée par celle afférant aux gens du voyage.
Crédits Dessin du dinanais Léonce Petit (milieu XIXe s.). In Les bonnes gens de province. Troisième album. Paris : Le journal amusant. Coll. Bibliothèque Municipale de Dinan.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/docannexe/image/1409/img-3.png
Fichier image/png, 232k
Titre Fig. 4 : Photographie du début du XXe siècle prise dans un village de l’Yonne. De par leur aspect insolite le piffaro (hautbois) et la zampogna (cornemuse) des musiciens calabrais suscitent curiosité et intérêt.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/docannexe/image/1409/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 123k
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Pour citer cet article

Référence papier

Yves Defrance, « Exotisme et esthétique musicale en France »Cahiers d’ethnomusicologie, 7 | 1994, 191-210.

Référence électronique

Yves Defrance, « Exotisme et esthétique musicale en France »Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 7 | 1994, mis en ligne le 03 janvier 2012, consulté le 10 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/1409

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Auteur

Yves Defrance

Yves Defrance, né à Rennes en 1955, est professeur de musique, docteur en ethnologie et enseigne aux universités de Rennes 2 et de Brest. Ses formations, musicologique à Strasbourg et anthropologique à l’EHESS de Paris, l’ont rapidement orienté vers l’ethnomusicologie. L’essentiel de ses travaux concerne le domaine français. Il a publié des documents sonores et des articles dans diverses revues spécialisées et prépare un ouvrage portant sur les mutations instrumentales de 1880 à 1940. Depuis janvier 1990 il participe aux travaux du groupe de recherche « Musilingue ».

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