1Tout essai sur la polyphonie dans la musique japonaise se doit de commencer par une affirmation : la musique japonaise est homophonique. Certains musicologues japonais ayant abordé l’esthétique de leur musique, comme Kikkawa Eishi (1984), soutiennent même que l’essence de la musique japonaise est non seulement l’homophonie mais la monophonie au sens le plus strict, c’est-à-dire que cette musique est à chanter par une seule voix, à jouer par un seul instrument. Dans cette perspective, la couleur tonale représente une catégorie esthétique essentielle, que l’on ne saurait toutefois apprécier pleinement que lorsque la musique est monophonique et interprétée en solo.
2En effet, la polyphonie traditionnelle est peu fréquente dans la musique japonaise. Aussi les études traitant du sujet sont rares. Il en résulte qu’il n’existe aucune théorie de la composition polyphonique, si bien que ce que nous pouvons dire sur la polyphonie japonaise doit être déduit d’un nombre limité d’exemples existants. Dans ce qui va suivre, on en considèrera un, Rokudan no Shirabe, qui signifie : pièce en six sections, dont la version à deux parties est connue sous le nom de Rokudan honte-kaede, « [pièce en] six sections, partie principale [et] partie adjointe ».
3En dépit du caractère essentiellement homphonique de la musique japonaise, il existe une série d’exemples isolés de polyphonies, que l’on retrouve dans les genres musicaux suivants : gagaku, théâtre nô et musique de chambre bourgeoise de l’époque Edo.
4Le gagaku, musique instrumentale associée à la cour impériale, constitue une exception à la règle dans la mesure où elle est jouée par un orchestre (composé d’instruments à vent, d’instruments à cordes et de percussions). L’orchestre et sa musique furent importés du continent entre le VIIe et le IXe siècles. Il y a de bonnes raisons de croire qu’au moment de son importation de la Chine, la musique était de type homophonique, ou presque. La manière dont elle est jouée actuellement fait apparaître une sorte de polyphonie secondaire résultant d’un long processus d’adaptation et de simplification des parties instrumentales individuelles qui, de cette manière, ont commencé à se différencier les unes des autres : voilà comment la complexité peut naître d’une simplification non organisée.
5La polyphonie dans la musique du théâtre nô est surtout liée à l’autonomie des parties de la flûte nôkan par rapport aux voix, et à une polyrythmie assez lâche régissant les rapports entre voix et percussions.
6On rencontre la forme la plus élaborée de polyphonie dans la musique de chambre de l’époque Edo. Cette musique pour voix, cithare koto et luth shamisen (sangen) est fondamentalement homophonique. La grande majorité (98 % environ) des pièces sont des chansons accompagnées par l’un ou l’autre instrument à corde, parfois les deux, toujours joué par le chanteur. La musique purement instrumentale y est rare. Ces pièces (jiuta ou utamono) furent originellement composées pour être chantées avec le seul accompagnement du luth shamisen. A la fin du XVIIe siècle, la cithare koto y fut ajoutée. Or, au cours du XVIIIe siècle, la partie de koto s’est graduellement dissociée de la partie de shamisen, processus qui conduisit au genre appelé kaede shiki sôkyoku du début du XIXe siècle, qui représente l’apogée de cette évolution. Dans la première moitié du XIXe siècle, en effet, de nombreuses pièces nouvelles furent composées simultanément avec des parties pour shamisen et koto. Ces compositions étaient toujours le fait de deux personnes : le plus souvent, celui qui créait la partie vocale et celle de shamisen était reconnu comme le compositeur proprement dit de la pièce, tandis que le compositeur de la partie de koto n’était considéré que comme un simple collaborateur. Ces compositeurs-collaborateurs étaient des spécialistes dans la création des kaede, des « parties adjointes ». Un des plus prolifiques fut Yaezaki Kengyô (mort en 1848), qui travailla avec la plupart des compositeurs célèbres de la première moitié du XIXe siècle à Kyôto.
7Relevons en passant que les joueurs professionnels de koto et de shamisen étaient toujours aveugles. Le terme de « composer » n’avait donc pas la connotation de « fixer par écrit » ou de « transcrire » la musique. La composition tout comme l’enseignement se faisaient de bouche à oreille. Il arrivait toutefois que l’on transcrive et publie des pièces ayant acquis une certaine popularité et se prêtant à être jouées par des amateurs.
8L’origine de Rokudan no Shirabe n’a pas encore été élucidée entièrement. La pièce est généralement attribuée à Yatsuhashi Kengyô (1614-1685), mais cette attribution est sujette à controverse. Il a été suggéré, en effet, que l’auteur de Rokudan était un disciple de Yatsuhashi, du nom de Kitajima Kengyô (mort en 1690) (NOD : 1031). Une analyse détaillée de cette pièce et d’autres danmono, selon l’appellation du genre, figure dans Adriaansz (1973).
Le joueur de shakuhachi Kawai Sayozan
Document Fondation du Japon
Rokudan, Hachidan, Akikaze no Kyoku — dan 1
Rokudan, Hachidan : Yatsuhashi K. (1614-1685).
Akikaze no Kyoku : Mitzuzaki Kengyô (d. 1853).
Lignes mélodiques: Rokudan honte/ Rokudan kaede/ Hachidan/ Akikaze no Kyoku
9Rokudan est mentionné pour la première fois dans la collection de musique Busô Gafushû de 1755. C’est une des rares compositions pour koto purement instrumentales. Comme ces compositions existent hors de la tradition établie de la musique de koto, elles sont d’une importance relativement mineure, ainsi que l’indique leur nom : tsukemono, « pièces adjointes ». Or Rokudan n’en est pas moins devenu très populaire. C’est peut-être pour cette raison qu’une seconde partie (kaede) pour shamisen lui fut ajoutée par la suite, composée par Kuniyama Kôtô de Kyôto, dont nous ignorons la date de naissance tout comme celle de sa mort. Son nom figure dans les comptes rendues de la guilde de musique de 1768, d’où nous pouvons conclure qu’il fut actif durant la seconde moitié du XVIIIe siècle (NOD : 639).
10Bien que la pièce soit d’une importance secondaire dans le répertoire de koto, il n’en existe pas moins des transcriptions et des arrangements pour pratiquement tous les types d’instruments, japonais ou occidentaux, car Rokudan est la pièce la plus célèbre de toute la musique traditionnelle du Japon.
11Il est intéressant de noter que la version à deux parties de Rokudan est rarement jouée en concert. Je ne l’ai entendue moi-même qu’une seule fois dans la version pour deux shamisen. Il existe toutefois des transcriptions pour toutes les combinaisons instrumentales prévues par la musique de chambre traditionnelle du Japon, à savoir koto, shamisen et shakuhachi.
12Rokudan no Shirabe signifie « pièce en six sections ». Ces sections, appelées dan, sont d’une longueur égale : un dan comporte 52 ou 104 temps, selon la manière de les compter. Une introduction très brève de 2 (ou 4) temps appelée kandô précède le premier dan.
13L’échelle de la pièce est celle qu’on appelle insen en sol, dont le mouvement ascendant est sol - lab - do - ré - fa - sol - ré, et le mouvement descendant sol - mib - ré - do - lab - sol. Or, du point de vue mélodique, la dominante ré joue un rôle si important dans Rokudan (la plupart des formules mélodiques et aussi des dan se terminent en ré) que l’on est tenté de considérer cette échelle comme une sorte de insen à l’envers, ayant pour mouvement ascendant ré - fa - sol - lab - do - sol, et pour mouvement descendant ré - do - lab - sol - mib - ré (fig. 1).
Fig. 1 :
Lignes mélodiques: insen en sol/ insen inversé en ré
14Seuls le troisième et le sixième dan finissent sur la tonique sol. Ainsi Rokudan comporte-t-il une division nette en deux sections, du premier au troisième, puis du quatrième au sixième dan. Il apparaît également que les trois premiers dan sont calqués sur un même modèle, alors que les trois derniers montrent une construction plus souple. En effet, les trois premiers dan semblent constituer le modèle du genre danmono en général. Dans la pièce Hachidan (« pièce en huit sections »), autre composition attribuée à Yatsuhachi, les trois premiers dan ressemblent si fortement aux trois premiers dan de Rokudan que les deux pièces sont parfois jouées ensemble. Dans ce cas, Hachidan sert de kaede à Rokudan.
15Pour les besoins de notre analyse, nous n’allons considérer que la première section de la pièce (dan 1-3). Voyons tout d’abord la partie originale (honte). Pour permettre un aperçu rapide et commode du mouvement de la mélodie, nous reproduisons ici la ligne mélodique (fig. 2a, 2b, 2c). Dans les graphiques, l’ordonnée indique la hauteur du son, l’abscisse la durée en demi-temps.
Fig. 2a : dan 1 - Honte
Fig. 2b : dan 2 - Honte
Fig. 2c : dan 3 - Honte
Fig. 2d : Rokudan 1-3 - Honte
16Il apparaît clairement que chacun des trois dan se subdivise à son tour en trois sections : la première couvre les mesures 1-44, la deuxième va jusqu’à 150 approximativement, et la troisième jusqu’à la fin du dan. Leur étroite parenté (en particulier dans la première moitié du dan) apparaît clairement lorsqu’on superpose les contours mélodiques des trois dan (voir fig. 2d).
17Un coup d’œil sur les graphiques, qui fournissent une image filtrée (aplanie) des lignes mélodiques de honte et kaede des trois premiers dan (fig. 3a, 3b, 3c), nous apprend que les deux parties semblent assez autonomes l’une par rapport à l’autre. A nouveau, les premières sections de chaque dan font apparaître des similitudes. On observe une tendance au mouvement contraire autour de la mesure 50, au croisement du kaede et du honte. Seulement au milieu du premier dan, la polyphonie est sur le point de disparaître.
Fig. 3a, 3b, 3c : lignes mélodiques honte/kaede
dan 1
dan 2
dan 3
18Un élément important de la conduite des parties est qu’elles semblent s’écarter considérablement pour soudain sonner à l’unisson ou à des octaves parallèles sur la dominante ou la tonique de l’échelle insen.
19Lorsqu’on veut comprendre comment l’autonomie des deux parties du premier dan est réalisée, on s’aperçoit qu’elle résulte tout simplement d’une utilisation habile de la transposition à l’octave. Si, à titre expérimental, on transpose kaede de manière qu’il soit toujours à la même octave que honte, on obtient l’image suivante (fig. 4a, 4b, 4c) :
Fig. 4a, 4b, 4c : honte/kaede transposé
dan 1
dan 2
dan 3
20La plupart des mouvements contraires disparaissent, surtout dans le premier dan. Dans le deuxième et troisième, en revanche, honte et kaede sont plus indépendants. A entendre le résultat de cette expérience, elle ne constitue nullement un tour de force, mais permet plutôt d’éviter quelques sauts maladroits dans le kaede originel.
21Zure est la seule technique de composition plurivocale qui possède traditionnellement son propre terme technique. Il s’agit du décalage rythmique entre les deux parties par un temps ou une fraction de temps. Il est intéressant de noter à ce sujet que selon Kikkawa (1984 : 173), on y recourait afin de mieux distinguer les deux parties dans la mesure où elles ne sont plus superposées. Le constat s’impose : cette technique a pour but, non pas de créer une polyphonie authentique, mais de maintenir l’autonomie des parties. La technique appelée zure est fréquente dans Rokudan. En voici quelques exemples (fig. 5a, 5b, 5c) :
Fig. 5a, 5b, 5c: Kaede/ Honte
dan 1, dan 2, dan 3
22Un exemple simple est celui de la fig. 5a, où le kaede précède le honte d’une noire. Un exemple plus compliqué ressort de la fig. 5b, où le décalage entre les deux parties apparaît en sens inverse dans la deuxième mesure. L’objectif de cette forme de polyphonie japonaise n’est pas de créer une nouvelle « qualité musicale » en arrangeant deux ou plusieurs parties afin qu’elles forment un tout polyphonique, mais en les disposant de telle manière que, s’il leur arrive de produire une simple polyphonie, elles n’en restent pas moins fondamentalement autonomes, si bien qu’il faut les écouter séparément. Si on me permet d’utiliser un autre terme technique, je suggèrerais que l’objectif est ici, non pas la symphonie mais la diaphonie : les parties conçues indépendamment sont à écouter séparément.
23En fait, Rokudan contient de nombreux exemples où kaede et honte sont absolument indépendants l’un de l’autre, comme c’est le cas à la fin du deuxième dan, où l’on parvient difficilement à reconnaître un lien organique entre les deux parties. Elles s’éloignent, même dans le ton, et elles ne se retrouvent que sur la toute dernière note (fig. 5c).
24Dans la fig. 5c, la tonalité devient très instable (deuxième mesure : fa dans honte, mib dans kaede). En fait, on constate de fréquentes déviations dans la tonalité entre honte et kaede. Dans le premier dan par exemple, à la mesure 28, honte reste dans l’échelle insen en sol tandis que kaede effectue une brève modulation à insen en do (comme l’indique la première noire solb). Aux mesures 51-52, honte continue à nouveau dans insen en sol, alors que kaede est modulé à insen en ré (fa dans honte, mib dans kaede).
25Un exemple éloquent de l’autonomie tonale fréquente des deux parties dans ce type de polyphonie japonaise est un autre kaede pour Rokudan, composé dans la première moitié du XIXe siècle pare Mitsuzaki Kengyô (mort en 1853). Dans cette composition, honte de Rokudan sert d’introduction à Kumiuta Akikaze no Kyoku (« Vent d’autonme »). Ici, on constate l’autonomie la plus absolue entre les parties : à la mesure 6, Akikaze est modulé à insen en ré, tandis que Rokudan continue en sol, et c’est seulement aux mesures 21-22 que les deux parties renoncent à leur indépendance et reviennent à l’unisson.
- 1 L’exposé de ce texte lors de la réunion du Séminaire européen d’ethnomusicologie à Bossey/Genève, (...)
26L’objectif de cet article a été d’examiner quelques modèles polyphoniques de la musique de chambre traditionnelle du Japon. A cette fin, nous avons étudié la pièce Rokudan et ses diverses « parties adjointes », avec l’idée que les techniques utilisées sont représentatives de la polyphonie de ce genre musical. Nous avons vu trois moyens pour engendrer une seconde partie de honte, les deux parties n’étant jamais conçues simultanément, à savoir le zure, le décalage rythmique et le recours aux transpositions d’octave. La fréquente indépendance tonale, les deux parties étant dans des tons différents, suggère que ce type de polyphonie vise, non pas à constituer une nouvelle tonalité musicale mais plutôt à maintenir un certain degré de séparation des parties : la diaphonie et non la symphonie semble être le but visé par cette forme musicale1.