Laurent AUBERT (dir.) : Musiques migrantes, de l’exil à la consécration
Laurent AUBERT (dir.) : Musiques migrantes, de l’exil à la consécration, Collection Tabou, vol. 2. Gollion : Infolio / Genève : Musée d’ethnographie, 2005, 235 p.
Full text
1Ce petit livre de très belle facture regroupe une série de réflexions développées lors d’un colloque qui se tint à Genève les 22 et 23 novembre 2003. Il s’inscrit dans la nouvelle collection Tabou – coédition entre Infolio éditions et le Musée d’ethnographie de Genève – qui se donne pour objet l’information scientifique pluridisciplinaire autour de l’anthropologie aujourd’hui, en posant tout de go la question : à quoi sert l’anthropologie ? « Organisé par les Ateliers d’ethnomusicologie à l’occasion de leur vingtième anniversaire, cet événement était conçu comme un hommage aux nombreux musiciens ‘‘du monde’’ vivant parmi nous, et plus particulièrement aux interprètes de musiques dites ‘‘traditionnelles’’ ayant récemment été amenés à développer leur pratique dans l’émigration, loin de leur terre d’origine », nous dit son maître d’œuvre, Laurent Aubert dans un prélude en guise d’introduction (p. 14). Les treize auteurs sont tous impliqués à un degré ou à un autre dans le domaine des musiques du monde : musiciens, chercheurs (anthropologues, politologues, ethnomusicologues), mais aussi journalistes ou responsables culturels comme Benoît Thiebergien ou Mauro Abbühl. Comme il est rappelé à plusieurs reprises par les intervenants, l’originalité première de ces actes tient à la diversité des approches (études scientifiques, témoignages personnels, « coups de gueule », confessions, état des lieux d’une politique culturelle, etc.). Il n’en reste pas moins que l’objet d’étude peine à trouver une terminologie et une définition satisfaisante, un « champ lexical commun », comme le rappelle justement Patrik Dasen (p. 226). On ressent très rapidement cette ambiguïté à la lecture des communications qui font abondamment usage de guillemets, d’ellipses ou de formules de précaution comme : « les musiques dites … ». De manière plus générale, ceci transparaît désormais avec une certaine insistance dans les publications anthropologiques de cette aube du XXIe siècle où la crainte d’être politiquement incorrect étouffe parfois la prise de position franche et argumentée. À ce titre, la remise en cause du terme même d’ethnomusicologie traverse bon nombre de séminaires de par le monde ces temps-ci. Cette tendance à l’incertitude et à la prudence, qui dépasse le simple protocole oratoire, se manifeste aussi bien chez les chercheurs que chez les musiciens eux-mêmes. Si Marcello Sorce Keller ne rencontre pas de difficulté majeure à cerner son sujet « La musique de l’émigration italienne et suisse aux Etats-Unis », les journalistes comme Arnaud Robert et Etienne Bours se rangent, eux, derrière l’humour ou la dérision pour évoquer l’ensemble des contradictions qui marquent cet objet difficilement saisissable que nous continuons, faute de mieux, de nommer « musiques du monde ». Musiques d’autant plus fluctuantes qu’elles connaissent, aujourd’hui plus rapidement qu’hier et à une échelle quasi planétaire, de profondes transformations géographiques, fonctionnelles et esthétiques. D’où l’idée de Laurent Aubert de provoquer ce colloque sous l’étiquette « Musiques migrantes », et de préciser : « A l’image de la société dans laquelle nous vivons, les musiques ‘‘du monde’’ se rencontrent, s’entrecroisent, se métissent … ».
2Là encore, un deuxième niveau de langage semble faire obstacle à la pensée. Métissage, voilà le terme à la fois porteur sur le plan commercial et mal aimé de tous les intervenants. Chérif Khaznadar en fait d’ailleurs le fil conducteur de son texte « Ainsi va la mode », rappelant que « historiquement irréfutable et politiquement correct, il [le métissage] n’est plus subi, mais revendiqué » (p. 191). Et de proposer une distinction radicale entre culture et divertissement, et, partant, entre « musique de culture », savante ou traditionnelle, et « musique de divertissement », subissant notamment les aléas des modes. Proposition intéressante, mais qui demanderait, dans le cas d’une étude réelle, un développement et un argumentaire plus circonstanciés. Ce qui fut longtemps nommé syncrétisme, en particulier en ce qui concerne les cultures religieuses des Amériques noires, comme les nommait Roger Bastide, se présente aujourd’hui sous des formes extrêmement complexes et encore trop peu analysées, tant dans les grandes cités d’autres continents, notamment en Afrique, que dans les pays du nord accueillant, bon gré mal gré, des populations d’origines très variées. Henri Lecomte le regrette amèrement : « Ce désintérêt est d’ailleurs apparemment une spécialité française souvent partagée par les ethnomusicologues et bien différente de l’approche des Anglo-Saxons. (p. 135). L’excellent article de fond de Denis Constant-Martin, fort de 25 pages et intitulé « Entendre les modernités : l’ethnomusicologie et les ‘‘musiques populaires’’ », vient donc à point nommé nous apporter le fruit d’une longue recherche, presque d’un combat un peu solitaire chez les chercheurs francophones. Cette riche contribution, que devrait lire selon moi tout ethnomusicologue, développe l’idée maîtresse d’une ethnomusicologie des musiques populaires modernes de diffusion commerciale, entendues ici comme des musiques considérées comme non savantes « parce qu’elles n’exigent pas d’apprentissage formel et obéissant à des règles implicites toujours susceptibles d’être modifiées par n’importe qui ; elles diffèrent des musiques dites ‘‘de la tradition’’ par leur large circulation (désormais mondiale), favorisée par leur reproduction électro-acoustique et, surtout, par le fait qu’elles sont des produits vendus sur un marché contrôlé par de puissants intérêts financiers. » (p. 19). Après avoir rappelé que le changement en musique est plutôt la règle que l’exception, Denis-Constant Martin s’emploie à montrer comment les méthodes classiques de l’ethnomusicologie peuvent être appliquées aux musiques populaires modernes, que ce soit dans l’observation et la description de type ethnographique ou dans l’analyse des données recueillies. Pour démonter les mécanismes du changement, il paraît possible de repérer la matière musicale elle-même avant de procéder à sa modélisation, à la catégorisation des genres et à la typologie des performances. Il donne plusieurs exemples de nouveaux terrains, fournissant au passage quelques pistes de recherches possibles dans des domaines aussi variés que le ska, le free jazz ou le reggae, mais aussi le soca à Trinidad, le mbalax au Sénégal, le keroncong en Indonésie, le bhangra en Grande-Bretagne. Citant, avec une grande habileté, les travaux et concepts formulés par bon nombre d’ethnomusicologues (les références bibliographiques dépassent sept pages), Denis-Constant Martin montre de façon convaincante combien l’étude des musiques populaires modernes permet, tout autant que celle des musiques traditionnelles, d’accéder aux significations sociales tissées à partir de la musique, en reprenant sans encombre la tripartition élaborée par Jean Molino.
3L’ensemble des autres contributions se situe plutôt dans le champ des musiques du monde ex situ, observées, commentées, analysées dans de nouveaux contextes, à savoir occidentaux urbains, et plus précisément en Suisse et en France. Furent convoqués pour participer aux débats des musiciens installés dans l’un de ces deux pays comme le percussionniste iranien Djamchid Chemirami ou le chanteur et anthropologue colombien Jorge López Palacio, dont l’émouvante autobiographie est rédigée dans un style littéraire et poétique laissant toute sa place au détail, aux petits riens de la vie quotidienne, souvent oubliés dans le terrible broyage des identités individuelles imposé par les dictatures d’Amérique latine du XXe siècle. Leur discours s’appuie principalement sur leurs expériences personnelles d’artistes émigrés en situation originale de reconstruction d’une personnalité à partir de matériaux épars. À la fois transmetteurs fidèles d’une tradition et créateurs contemporains inscrits dans leur époque, ils témoignent de transformations intéressantes, tant dans la perception de leur pratique que dans leur pratique elle-même. Les nombreuses anecdotes qu’ils fournissent ne manquent pas de piquant et permettent au lecteur de relativiser un très grand nombre de poncifs. Nous sommes en plein dans la problématique des imaginaires occidentaux se nourrissant de clichés, pas toujours infondés, ce qui complique terriblement l’objectivité d’une argumentation. Ces tranches de vies modestes et sincères ne prennent pas véritablement parti pour une position idéale, partagées qu’elles sont entre des tensions externes et internes difficilement conciliables, et c’est, à mon sens, tout leur mérite. Un autre niveau de discours est celui du percussionniste suisse romand Vincent Zanetti qui insiste sur la nécessaire reconnaissance de milieux traditionnels dans l’apprentissage des percussions ouest-africaines. Comment vivre la situation, de plus en plus courante en Occident, d’un musicien spécialisé, jusque dans sa vie professionnelle, dans une tradition qui n’était pas du tout la sienne lors de son éducation première ? Par quelles étapes passer pour obtenir un semblant de reconnaissance de ses modèles sans pour autant nier ses propres origines ? Comment transmettre sa passion pour une pratique musicale exogène, voire exotique – bien que fondée et basée sur un apprentissage aussi discret que sérieux – à des élèves européens n’ayant pas suivi le même long parcours initiatique ? Et de déplorer les retombées du succès du djembé en Europe sur les pratiques locales (en l’occurrence au Burkina-Faso, p. 99), des contradictions de la scène, des effets pervers des ballets nationaux d’Afrique de l’Ouest, du rapport à l’écrit (généralisation de l’usage de partitions, de méthodes), de la normalisation du jeu par les stages (p. 104), trop courts dans la durée et trop réducteurs dans les contenus, etc. Autant d’interrogations sur l’avenir qui ne trouvent pas vraiment de réponses. « Que faire ? Que faire ? », semble également dire Etienne Bours, « chroniqueur » de disques, désigné spécialiste des musiques du monde par défaut, selon ses propres dires. Etat des lieux peu réjouissant où l’on apprend que cette spécialité peut être attribuée d’office à tout journaliste musical « non classique », à savoir compétent en rock, variété, jazz et par voie de conséquence « monde ». De quel CD rendre compte quand la production ne ralentit pas son rythme soutenu ? Assigné à un nombre défini de signes pour son compte rendu, le journaliste est l’objet de pressions lorsqu’il y a, par exemple, corrélation entre la sortie d’un CD et une annonce publicitaire pour un concert dans la même revue (pp. 176-177). Sans compter les techniques d’influence habituelles des grands groupes commerciaux, comme une invitation à un voyage pour présenter un produit. Musiques migrantes ?
4S’appuyant sur John Blacking pour nourrir une réflexion dialectique opposant deux grandes théories sur la musique, Laurent Aubert met l’accent sur l’importance des passeurs de musiques, les images qu’ils projettent et la reconnaissance internationale qui en résulte. Soit l’on considère que, dans la musique, le son est lui-même son propre but, point de vue défendu dès 1854 par Edouard Hanslick ; soit l’on admet que la musique peut avoir un sens autre que musical. La musique serait-elle ainsi, contrairement à la langue parlée, une forme symbolique transculturelle et à cadre d’interprétation multiple ? Vaste sujet, traité intentionnellement sous un angle étroit. L’opposition musiquant/musiqué, établie par Gilbert Rouget, sert ici d’appui pour rappeler le rapport entre signifiant et signifié. Par contrecoup – ce qui est plus original – elle nous invite à nous interroger sur les apports possibles des musiques traditionnelles à la création contemporaine. Laurent Aubert passe ainsi en revue les différentes étapes qui marquent l’évolution des rapports qu’entretient la « culture occidentale » avec les musiques depuis la Renaissance. Ce rapide inventaire lui permet d’explorer trois composantes de l’expression musicale attendues des musiques traditionnelles – qui se distinguent tant du folklore normalisé que de la world music interculturelle – dès lors qu’elles sont présentées hors contexte : authenticité, qualité, exportabilité. D’où la question centrale annoncée dès le titre de la communication : pourquoi certaines musiques s’exportent-elles (vers l’Occident) mieux que d’autres ? Pour tenter d’y répondre, l’auteur prend l’exemple de quatre artistes de popularité mondiale et propose de faire l’analyse de leurs qualités communes. De cette double sélection, il ressort que Ravi Shankar, Nusrat Fateh Ali Khan, Munir Bashir et Paco de Lucía partagent un certain nombre de qualités dans leur formation musicale, leur sens de la communication et autres capacités à discourir sur leur propre art que je laisse au lecteur le soin de découvrir et de méditer.
5La lecture de ces Musiques migrantes est à recommander, non pour les réponses qu’elles apportent, mais pour la quantité de questions qu’elles soulèvent et qui devraient probablement nourrir bon nombre de problématiques dans les années futures.
References
Bibliographical reference
Yves Defrance, “Laurent AUBERT (dir.) : Musiques migrantes, de l’exil à la consécration”, Cahiers d’ethnomusicologie, 19 | 2006, 266-269.
Electronic reference
Yves Defrance, “Laurent AUBERT (dir.) : Musiques migrantes, de l’exil à la consécration”, Cahiers d’ethnomusicologie [Online], 19 | 2006, Online since 15 January 2012, connection on 04 December 2024. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/134
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