Asie centrale : quelques parutions récentes
Asie Centrale, Traditions classiques, OCORA Radio-France, (2 vol. ,), Paris, 1993. C 560035-36. Enregistrements et texte : Jean During et T. Levin.
Ouzbekistan, Monâjât Yultchieva, (livret anglais et français). Paris, OCORA Radio-France, 1994. Enregistrements et texte : Jean During.
Asie Centrale. Les maîtres du dotâr. (Ouzbekistan, Tadjikistan, Turkmenistan, Khorâsân). AIMP, Musée d’ethnographie de Genève, 1993. AIMP XXVI/VDE-725. Enregistrements et texte : Jean During.
Musique tadjike du Badakhshan, UNESCO-Auvidis, Paris, 1993, D 812 Enregistrement et texte : Jean During
Mystical Poetry and songs from the Ismailis of the Pamir Mountain, PAN Records, Ethnic Series, PAN 2024CD, 1994. Enregistrement et texte : Gabriella van den Berg et Jan van Belle
Texte intégral
Traditions classiques
1Le titre « Asie Centrale » donné à ce double disque compact peut faire penser que les auteurs ont voulu présenter une anthologie d’une aire culturelle englobant les musiques de l’Ouzbékistan, du Turkménistan, du Tadjikistan, du Kazakhstan, du Kirghizstan, du Turkestan chinois, de l’Altaï, etc. Dans un autre disque (Asie Centrale, les maîtres du dotâr) ce terme recouvre le Khorasan et le Turkménistan, l’Ouzbékistan et le Tadjikistan. Ce double disque ne nous donne cependant pas d’exemples de toutes ces cultures et se limite aux domaines ouzbek, tadjik et, dans une moindre mesure, ouïgour. La raison en est qu’il ne prend en compte que ce qu’on appelle en Europe « musique classique », une catégorie moins bien définie et plus étroite que celle de « musique professionnelle » qui a cours dans la musicologie russe.
2Pour un mélomane, la « mise en ordre », ou « mise en scène » des pièces choisies, autrement dit, la dramaturgie de ce double disque apparaît d’emblée très bien conçue.
3La pièce introductive (Nowruz-e Ajam aux sato et tanbur par Turgun Alimatov et son fils) est comme une ouverture sur le paysage musical de l’Asie centrale ; c’est une peinture impressionniste évoquant un désert de sable balayé par un vent de feu, un territoire immense et sans frontières aux paysages écrasants de grandeur. Le choix de la pièce suivante, Bayat Shiraz Talqinchasi, en début de disque, après le sato, est tout à fait judicieux : La voix nacrée, chaude et parfois âpre de Monâjât Yultchieva prolonge les échos du sato. Normalement, cette façon de chanter ainsi en étirant les sons, en faisant résonner les harmoniques en notes longues tourmentées par des ornements et des gémissements, est réservée aux hommes. Monâjât utilise en outre une technique vocale que son maître Shavqat a mise au point avec elle et qu’on peut qualifier de « murmure mélodique ». Cette technique n’a jamais existé avant elle dans l’art vocal ouzbek. On pourrait gloser longtemps sur cette voix que les amateurs goûteront plus pleinement encore dans le disque qui lui a été entièrement consacré. La plage 4 (Ferghanache Shahnâz) est un des joyaux de ce CD. C’est une longue pièce avec une vague culminante où la voix puissante parle d’amour inaccessible avec passion et désespoir.
4Le 5 (Gardun-e dogâh) arrive alors comme un petit entr’acte instrumental. Si Monajât est la princesse, alors Barno Is’hakova (plage 6) est comme la reine de ce disque. Son style est brillant et inspiré, sa voix est comme le miel. Dans cette interprétation captivante, elle démontre qu’elle est inégalée dans la maîtrise du répertoire classique de l’Ouzbékistan et du Tadjikistan. Quel dommage qu’elle ait quitté son pays pour s’établir en Israël... Dommage aussi pour tous ceux qui rêvent d’avoir un maître comme elle.
5Si on goûte cette musique, on admirera l’organisation dramatique de ce disque. Les parties instrumentales alternent harmonieusement avec les parties vocales et suivent une logique de concert pour connaisseurs. On sent clairement qu’il s’agit d’un défilé de héros musicaux, de grandes personnalités, ainsi qu’un panorama de formes emblématiques. Il est vrai qu’il y a des moments moins forts, mais cette organisation tient jusqu’au bout. Après la rivalité entre la princesse et la reine, vient le tour de la musique instrumentale avec Ari Babakhânov et d’autres, introduisant le personnage suivant, Elyas Malaev. Sa voix est belle et son interprétation personnelle du maqâm Chapandâz-i Gulyâr est bienvenue après la voix des deux femmes. Le cas de Malâev révèle un clivage dans la transmission traditionnelle : on dit qu’il n’a pas appris la tradition du maqâm avec un maître ou par transmission orale, mais en écoutant les enregistrements des anciens, et qu’il s’est mis au maqâm surtout depuis qu’il vit aux USA. Néanmoins son interprétation est belle et nuancée comme il convient. Le concert s’enchaîne avec une présentation des instruments. Ces moments beaux et forts sont comme la conclusion d’un concert qui pourrait s’intituler « Maqâm ouzbek et tadjik ».
6Le volume II de cette anthologie est moins captivant que le premier, quoique très intéressant. La plage 7 présente Arif Khân Hâtamov dans un genre oublié appelé jurâ navâz. C’est un genre vocal originaire de la vallée de Ferghana, qui demande deux voix rivalisant à l’unisson. Un chanteur est le maître, l’autre est l’élève. Il faut chanter comme un seul homme mais sans montrer que l’on rivalise : il est interdit de faire d’autres ornementations ou de produire des variantes ; seules des petites nuances de timbre sont possibles, dans les limites de la ressemblance poussée jusqu’à l’imitation. Ce genre connu seulement des experts d’une autre époque est bienvenu dans cette anthologie.
7Les deux chansons de Mastâne en plage 10 ressemblent aux mélodies ouïgoures par leur pentatonisme et leur mouvement serpentant, leur plastique naturelle et leur subtilité rythmique. Elles introduisent bien la séquence de muqam ouïgour, appartenant à une autre tradition classique remarquable et mal connue de ces contrées. Les Ouïgours qui sont un des peuples les plus anciens de l’Asie Centrale, ont conservé beaucoup de rites musicaux et religieux avec chansons, danses et musique instrumentale. Leur vaste patrimoine musical comporte des genres dit populaires (khalqi) et un genre classique (muqam). Deux petits joyaux en sont extraits, au charme typiquement ouïgour. Ensuite on découvre une variété provinciale du style de Boukhara : le maqâm de Darvâz, une petite tradition semi-classique du Sud du Tadjikistan qui est très mal connue. Pour une oreille centre-asiatique, ce style a quelque chose d’exotique et de magique : la mélodie descend avec des secondes augmentées caractéristiques des musiques tadjikes, afghanes ou persanes. La dernière pièce est marquée par le retour de la reine Barno Is’hakova, a capella, avec le seul accompagnement d’un tambourin, comme les chanteuses de l’ancien temps. Ce mariage entre le timbre de la voix et celui de la peau tendue nous ramène aux origines de la musique. On ne pouvait mieux conclure cette anthologie en forme de concert.
8Il faut rendre hommage aussi à l’important texte de présentation qui a presque l’envergure d’une monographie et donne des aperçus sur la situation historique, politique et culturelle, sur la vie et la personnalité des musiciens, sur les instruments qui sont situés dans une perspective historique, sur les répertoires pour chaque musique donnée (origine, mode de performance, etc.). Le tout constitue un panorama très large qui, à ce jour, est le premier et le seul disponible en Occident. On se demande pourtant qui en est l’auteur, puisque le texte en allemand est signé par les deux auteurs, alors que le texte français est signé par Jean During et l’anglais par Ted Levin. Renseignements pris, il s’agit d’une erreur de l’éditeur, car le texte est l’oeuvre des deux. Compte tenu de la qualité de ce travail, sur le plan tant artistique que scientifique, on ne peut que souhaiter que ces deux collègues entreprennent d’autres travaux en commun sur d’autres régions d’Asie Centrale.
Monâjât Yultchieva
9Revenons à Monâjât. Il fallait faire un disque avec cette chanteuse dont le nom est bien connu dans tout l’Ouzbékistan. Elle n’est pas seulement une étoile dans son pays, elle donne aussi l’image d’une jeune femme au charme rare, et d’une parfaite intégrité. Réunir toutes ces qualités n’est pas aisé en Ouzbékistan, car ce pays est très conservateur et dans tous les aspects de la vie, la femme a toujours la seconde place après l’homme. Cet ordre des choses est très pesant pour toute femme qui veut aborder les domaines de la culture, de la science, ou des arts.
10A l’écoute, la première impression est celle d’une bonne anthologie musicale avec des chansons anciennes ou récentes, toutes d’un haut niveau esthétique. L’enregistrement a été fait à Tashkent dans de bonnes conditions, et reflète fidèlement l’art de Monâjât. Il est cependant plus difficile de consacrer un disque entièrement à une personnalité comme Monajât que de montrer le panorama d’une région, parce que le genre qu’elle chante est quelque peu limité : il s’agit plus de ghazal que du maqâm au sens ouzbek. On ne pouvait présenter cet artiste en dehors de son répertoire qui, dans ce cas, est classique, strict et très délimité. S’agissant d’une collection de chansons ghazal, on peut s’attendre à ce que ce disque soit un peu monotone et peu varié. Chaque chanson ressemble à l’autre, avec la même structure émotionnelle. Le thème de l’amour est exprimé en termes très forts car il s’agit d’un amour sans réponse et, de plus, plutôt d’amour divin que d’amour humain. La passion et le désespoir constituant l’ethos par excellence de ce genre poétique. Par nature, la grande musique classique ouzbek est un art de connaisseurs qui n’est pas accessible à tout le monde. Il faut avoir une large culture pour l’apprécier car la thématique du ghazal est indissociable de la culture soufie. Tout le monde ne peut donc pas entrer dans cette musique ; mais le talent de Monâjât en est la meilleure voie d’accès, surtout lorsqu’on la voit chanter : son charme et sa stature gracieuse, son côté femme et toujours jeune fille, sa voix puissante et chaude produisent une impression extraordinaire. Lorsqu’on parle de Monâjât, il faut dire un mot de Shavqat Mirzâev, le maestro que sa bonne étoile lui a fait rencontrer. (Il est dommage qu’il n’ait pas sa place en solo de rabâb dans un de ces disques.) Comme le professeur Higgins dans le Pygmalion de Bernard Shaw, Shavqat a transformé une fille du kolkhoze de coton en une star dont la gloire s’étend maintenant à l’Europe. A propos de la voix de Monâjât, le père de Shavqat, Mohammad Jân Mirzâev a dit : « c’est comme une colombe qui tournoie dans un tourbillon d’air chaud ».
11La perle de ce CD est sans doute la pièce appelée Monâjât. Elle la chante depuis quinze ans et elle a pris son nom d’artiste de cette chanson qui signifie « supplique », « confidence à Dieu ». En Ouzbékistan, la vie a beaucoup changé depuis quelques années, mais cette chanson, à l’image de Monâjât Yultchieva et sa manière unique de la chanter, sont comme au-delà du temps. Cela commence dans les intonations de l’amour, avec des mots qui sont d’abord timides et qui finissent par éclater en déclaration de passion correspondant à la culmination mélodique (awj). Les vagues mélodiques s’enchaînent dans un mouvement ascendant, mais après la culmination, le mouvement s’inverse et l’intensité de l’expression soulève les vagues comme une tempête. Cette chanson, qui à l’origine était une méditation instrumentale, fut présentée pour la première fois par Berta Davidova, il y a trente ou quarante ans et depuis elle est probablement la plus fameuse du répertoire classique. Monâjât la chante depuis longtemps et en collaboration avec Shavqat, elle lui a donné une forme plus mûre en développant l’ornementation à sa manière. Ici cependant, les connaisseurs trouveront peut-être qu’elle en fait trop, notamment à la fin de chaque vers, qu’elle marque par un long crescendo conclusif sur la partie mélismatique hang. Cette manière n’appartient pas au style de la musique ouzbek et l’on peut y soupçonner une influence de la musique occidentale. Par ailleurs, certaines des chansons de ce disque (3, 4,10,11) ne sont pas parfaitement adaptées à son registre, et commencent dans un registre trop bas pour elle, et pas assez puissant. On peut considérer qu’il est intéressant de commencer dans le grave pour s’étendre progressivement vers l’aigu et déployer toutes les possibilités de sa voix, mais on peut aussi trouver que Monâjât n’est pas avantagée dans ce registre peu féminin.
12L’intention de ce CD était d’autant plus louable qu’il vise à présenter le Maqâm de Ferghana. Certaines pièces importantes étaient déjà enregistrées dans le disque « Asie Centrale » et, avec ce volume, les maqâm et shobe les plus importants de ce répertoire ont été présentés. Toutefois, en ce qui concerne la performance, il faut savoir qu’il existe une règle importante dans cette tradition selon laquelle les shobe doivent être chantés par le maître, tandis que les pièces secondaires (Mogholcha, Qashgarcha, Saqi Nâme, Ufar) doivent être chantés par un élève ou par un ensemble. L’image des Maqâm d’Asie Centrale, et particulièrement de Ferghana, est structurée par cette alternance des sections essentielles et secondaires. Monâjât Yultchieva ne peut donc présenter le Maqâm du Ferghana à elle toute seule ; pour le faire il aurait fallu mettre à contribution beaucoup de chanteurs, avec des timbres de voix et des instruments différents. Malgré cela, il était important de saisir l’occasion de présenter cette artiste incomparable pour faire connaître cette grande tradition.
13Quant au texte, il contient beaucoup d’informations utiles et inédites en Occident sur cette musique, ainsi que des éléments biographiques intéressants sur Monâjât, et on appréciera le fait que tous les poèmes aient été transcrits en ouzbek et traduits.
Les maîtres de dotâr
14C’est la première publication qui présente de façon systématique des informations sur le dotâr, l’instrument le plus répandu en Asie Centrale sous des formes très variées. Les amateurs sont nombreux à en jouer, mais les maîtres de dotâr sont rares et ce disque nous permet d’en découvrir quelques-uns parmi les plus extraordinaires.
15Les enregistrements couvrent une vaste aire géographique : Khorasan, Turkménistan, Ouzbékistan, Tadjikistan, mais un seul disque ne peut pas prendre en compte toutes les formes de dotâr comme le tanbur kurde, le dombra ouzbek et kazakh ou le dotâr ouïgour. On regrettera seulement qu’on n’ait pas rendu un hommage aux femmes d’Asie Centrale qui jouent de cet instrument dans certaines régions comme la vallée du Ferghana, le Turkestan chinois et le Khorasan ; on aurait eu un exemple de l’art des femmes dans une région fortement islamisée.
16Ce disque et livret comportent de nombreux points forts. Citons d’abord des références historiques qui sont trop rarement prises en compte par les ethnomusicologues de l’Asie Centrale. Sur la foi de textes anciens on apprend que le nom de cet instrument apparaît au xve siècle alors qu’on l’appelait tanbur auparavant. Ensuite, le dotâr est présenté en relation avec d’autres instruments à cordes dont l’origine est commune (dombra, setâr, etc.). Comme l’auteur est musicien, il prend en compte tous les aspects pratiques et techniques, et donne des informations organologiques précises, décrivant les possibilités acoustiques, comparant différents types d’instruments et leurs techniques de jeu très variées, etc. On se demande si quelqu’un d’autre que Jean During aurait pu en faire une présentation aussi complète. A propos de la technique du dotâr ouzbek-tadjik, il aurait cependant pu faire une allusion aux ornements de la main gauche (nâlesh, keshesh, etc.) qui ont été répertoriés et sont bien connus de tous les musiciens. Il n’a pas non plus fait mention des travaux de Soleymân Takhalof sur le dotâr ouzbek-tadjik. (Citons aussi dans ce domaine les travaux plus récents, mais encore inédits, de Soltanali Khodâverdiev)
17Enfin, ces enregistrements sont le fruit d’une collecte qui s’étend sur une période de quatorze ans, ce qui peut expliquer pourquoi les musiques sont si belles et les interprètes si remarquables. Il est évident que Jean During a choisi le meilleur dans une matière très riche, avec un goût très sûr.
18Le premier air (Girya, « pleurs ») est très connu en Ouzbékistan-Tadjikistan. Interprété par un maître comme Abdurahim Hamidov, c’est un véritable chef d’oeuvre qui méritait sa place comme ouverture de ce disque. La plage 3 est une forme instrumentale du Maqâm de Darvâz au sud du Tadjikistan par Abdollâh Nazriev : son rythme brisé et ses modulations étranges donnent une aura de mystère à cette musique qui, malgré sa proximité avec les autres est toute différente et semble venir d’un autre monde. La plage 8 (du Khorâsân iranien) donne du dotâr une image très impressionnante avec son rythme galopant, sa technique et son timbre très brillants. L’air suivant a la particularité d’être un zikr (sur la formule lâ ilâhâ illâ lâh) mais sous une forme instrumentale. C’est un exemple unique dans le jeu du dotâr en général, car le zikr est toujours vocal. Son insertion dans ce CD tient peut être à cette particularité.
19Comme dans le double CD « Asie Centrale », l’organisation dramatique de ce volume est remarquable : la présentation de tous les types de dotâr est pensée en tenant compte du registre et du timbre de chaque instrument : cordes en soie et en boyau, puis cordes en métal. On commence avec le registre grave, dépouillé et retenu du dotâr classique ouzbek-tadjik, puis le dotâr du Pamir, dont la voix est comme cassée et le registre, plus élevé, sert de transition pour aborder le dotâr du Khorâsan avec son timbre métallique et tendu, accompagnant une voix très claire et aiguë. La technique est ici toute différente et permet d’exprimer des sentiments très intenses, comme c’est le cas dans la pièce zikr. Après cela vient le dotâr turkmène au style subtil et à l’atmosphère toute différente : ici que la voix semble pleurer en même temps qu’elle chante, soutenue par la vièle gijak.
20Ce disque est comme un bouquet des fleurs les plus variées, qu’on n’aurait jamais pensé pouvoir réunir de façon cohérente . Si cela est possible, c’est grâce à l’unité qui est donnée par le dotâr lui-même, simple luth à deux cordes, mais dont les formes d’expression, les timbres et les techniques sont si variées que l’on peut tout dire avec ces deux cordes. En bref, la qualité des informations, la beauté de la musique, ainsi que des photos, font de ce disque une anthologie exemplaire qui fait honneur à son auteur ainsi qu’à la collection et à son responsable.
Badakhshan
21La musique du Badakhshan est parmi les plus mal connues de l’Asie Centrale, y compris par les musicologues spécialisés de cette aire culturelle. Elle est pourtant une des plus intéressantes en raison de ses spécificités, qui reflètent celles de la culture de cette région montagneuse du Tadjikistan et de l’Afghanistan. Cette langue musicale, avec ses rythmes, ses modes, ses timbres et ses couleurs, ne ressemble en rien à ce que l’on entend dans les régions voisines, sauf évidemment, dans une certaine mesure, au Tadjikistan. Ces particularités expliquent aussi que le Badakhshan soit devenu récemment une république indépendante.
22La musique du Badakhshan a quelque chose de magique, de féerique, qui tient au timbre des voix, aux accords des instruments, aux gammes chromatiques, à l’aspect incantatoire des mélodies dont le tempo s’accélère progressivement tandis que l’espace se rétrécit. De nombreuses légendes orientales disent que les instruments ou les mélodies viennent des esprits ou des djinns. Ces mélodies, sans équivalent dans toute l’Asie, évoquent ce monde magique, cet autre plan de réalité qui est peut-être celui de la mystique ismaélienne à laquelle se rattachent les Tadjiks de ces régions.
23Après la fascination que provoque la découverte de ces mélodies, on se tourne vers le livret pour trouver des informations inédites sur cette musique. Malheureusement la collection de l’Unesco se contente de courtes notices de cinq ou six pages, ce qui, pour une première approche, n’est pas suffisant. Quels sont les modes et les rythmes utilisés ? Que veulent dire les noms de genre comme setâyesh, tombak suz, tchap suz, etc. ? On devra se contenter de ces noms sans explications comme dans quelque bref article de dictionnaire. On relève au passage une faute : dardilik pour dargilik et on se demande si le Wakhan chinois, où a été enregistré un quart du disque peut vraiment être considéré, culturellement du moins, comme faisant partie du Badakhshan, même si les cultures de ces deux régions sont très proches. La question reste ouverte, mais il est curieux que les photos de couvertures (choisies, paraît-il, sans consultation de l’auteur) représentent des Tadjiks de Chine, dont l’un est en veste Mao, et non pas des Badakhshanais. Une autre photo, plus intéressante et plus pertinente présente dans le livret un luthier et des instruments à différentes étapes de leur construction.
Pamir
24Sur le plan documentaire le disque de Gabriella van den Berg et Jan van Belle est bien plus substantiel, avec un texte de quinze pages, de belles photos, une bibliographie, les transcriptions des textes, des explications analytiques, des cartes, etc. qui en font un document ethnomusicologique précieux. Il faut cependant reconnaître que la qualité musicale de ce travail n’est pas à la hauteur de son intérêt scientifique. Plusieurs plages du disque ne sont pas d’une grande valeur esthétique, et présentent simplement les aspects musicaux de la vie sociale. Ainsi, on s’étonne de trouver une chanson kirghiz dans cet ensemble, car cette musique et cette culture n’a rien à voir avec celle des Tadjiks. La raison est simplement que des minorités kirghiz habitent les hauts pâturages du Pamir. Il y a bien sûr de beaux exemples comme les plages 7 et 8, mais du point de vue esthétique, l’ensemble est moins impressionnant que l’autre CD et ne reflète pas les profondes affinités avec le terrain qui caractérisent les réalisations de Jean During.
25Aussi, pour conclure, il faut saluer le travail artistique et scientifique accompli par ce chercheur dans ce domaine. Durant des années, j’ai rencontré des collègues ethnomusicologues occidentaux qui avouaient être insensibles aux musiques classiques d’Asie Centrale. Cette opinion reposait notamment sur la rareté et la médiocrité des enregistrements disponibles. Grâce à ces brillantes anthologies, je crois que désormais il n’est plus possible de rester indifférent à l’écoute de ces musiques. Il reste à espérer que Jean During et d’autres poursuivront des collectes et des recherches dans cette aire encore mal connue.
Pour citer cet article
Référence papier
Razia Sultanova, « Asie centrale : quelques parutions récentes », Cahiers d’ethnomusicologie, 9 | 1996, 367-374.
Référence électronique
Razia Sultanova, « Asie centrale : quelques parutions récentes », Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 9 | 1996, mis en ligne le 05 janvier 2012, consulté le 19 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/1333
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