Jean DURING et Sultonali KHUDOBERDIEV : La voix du chamane. Étude sur les baxshi tadjiks et ouzbeks
Jean DURING et Sultonali KHUDOBERDIEV : La voix du chamane. Étude sur les baxshi tadjiks et ouzbeks. Paris : IFEAC-L’Harmattan, collection Centre-Asie, 2007. 231 p., photographies n.b., annexes, glossaire.
Texte intégral
- 1 « La voix du chamane » p. 133.
1Cette belle monographie est un ouvrage qui mélange subtilement plumes et qualités de chercheurs. Le lecteur s’initie alors au monde complexe et occulte du chamanisme ouralo-altaïque, derrière lequel sont trop souvent rassemblés des éléments confus, des définitions hasardeuses. Une lumière utile sur les « rouages de la cure chamanique »1 autant que sur les officiants eux-mêmes à travers le mystère que représentent leurs pratiques. La réalisation d’un livre à deux voix est un exercice périlleux et, ici, chacun des auteurs s’attelle à des tâches bien distinctes, ce qui permet variété et efficacité. Assez nettement, on remarque que Sultonali Khudoberdiev s’attache au descriptif et Jean During à l’interprétatif.
2« La voix du chamane » est un livre à deux voix également dans son contenu. Une dichotomie qui confronte la précision des éléments de l’enquête à l’ampleur du paysage balayé, dans une volonté peut-être implicite de ne pas entrer dans les méandres de l’analyse. La démarche monographique est appliquée, on note un beau travail de collecte. La partie analytique étant à peine abordée, ce livre ressemble plutôt à un outil de travail sous le format d’un petit corpus qu’à un essai sur le chamanisme. À travers une présentation des traditions chamaniques tadjikes et ouzbèkes, sous plusieurs variantes et dans diverses expériences, l’enquête s’attarde beaucoup plus sur le déroulement des rites, les discours des acteurs, sur les esprits et la manière de les appeler, de les utiliser et de les chasser que sur le rôle de la musique à l’intérieur du rituel : un livre qui s’accommoderait assez mal de l’étiquette d’« ouvrage ethnomusicologique ».
3Il se divise en deux grandes parties : la première, rédigée principalement par Sultonali Khudoberdiev et la deuxième par Jean During. Malgré un découpage rigoureux du nombre de pages entre les auteurs, le travail n’est pas divisé entre les deux comme le plan le laisserait soupçonner. Les contributions de Jean During dans la première partie et celles de Sultonali Khudoberdiev dans la deuxième sont abondantes. La complémentarité des travaux et des qualités des chercheurs est remarquable dans le style, mais aussi dans la façon d’interpréter les discours et les situations. Un ouvrage qui se conjugue décidément au pluriel puisque l’accent est mis en permanence sur la multiplication des points de vue, des discours entre les acteurs des rituels, les chercheurs et les théologiens.
- 2 Chamane-guérisseur tadjik, ouzbek ou ouïgour, le baxshi peut-être un homme ou une femme, bien que (...)
4La première partie, « Chamanes et guérisseurs du Tadjikistan », est une large introduction sur les baxshi2, le contexte et l’évolution du rite. Sultonali Khudoberdiev joint la précision monographique au ton d’une histoire qu’on lirait comme un roman. On est pris autant par le déroulement de l’enquête que par le contenu de ce qu’elle rapporte. S’attarder sur une série de portraits de baxshi est une entreprise risquée, qui permet néanmoins de relever des traits communs dans l’histoire de chacun des officiants et d‘imaginer un portrait-type du baxshi.
5On trouve un peu plus loin une énumération des rites (à travers la hiérarchie des guérisseurs : baxshi, falbin, emchi, kinachi) qui s’essaie à l’exhaustivité, mais c’est un peu confus. On aurait apprécié, au-delà des descriptifs rédigés, un ou des tableaux récapitulatifs qui auraient permis une vision d’ensemble plus propice à une éventuelle analyse. Il y a un souci permanent de retranscrire et de traduire chacun des textes des chants et des hymnes, mais la traduction intégrale se passe assez mal de commentaires.
6Après des dizaines de pages de descriptions, on trouve une première analyse. Une comparaison entre deux rituels – celui des baxshi Narzi Âpa et Turdi Jân Âpa – donne lieu à une exégèse dont la brièveté ne peut s’expliquer que de deux façons : soit par une volonté avérée de ne pas s’essayer à l’analyse interprétative des données, soit par le fait que le contenu des données ethno(musico)logiques ne permet pas, dans le cadre d’un ouvrage court, un tel développement. Les rythmes du tambourin (doyra) sont presque immuables et ne paraissent pas spécialement omnipotents ; quant aux chants, ils ne semblent pas non plus d’une complexité musicale telle qu’elle réclamerait une analyse approfondie. L’enquête ethnomusicologique se trouverait-elle alors à un autre niveau, celui de la dimension sonore du rite ou celui d’une lecture de la musique comme catalyseur d’une efficacité rituelle ? Mais ces perspectives analytiques ne sont pas traitées.
- 3 « Le plus lourd des rites chamaniques, accompli seulement par les baxshi les plus qualifiés » p. 2 (...)
7Dans la deuxième partie, « Koch3 et exorcisme », During présente une approche un peu plus précise du déroulement de certains rituels, qui comporte la singularité – se démarquant ainsi des précédents travaux sur les chamanes – d’accorder une place prépondérante au discours du consultant, celui qui vit l’expérience.
8On trouve dans cette partie quatre récits d’expériences chamaniques, ce qui fournit au lecteur quelques modèles sur le contenu de cette pratique. Chaque récit est suivi d’une courte partie interprétative. Cette série de récits se passe d’un classement en tant que tel et se distribue sur un tout autre plan, les deux premiers relevant d’expériences chamaniques et les deux autres de la pratique de l’exorcisme.
9Khudoberdiev nous rapporte le premier récit et nous entraîne dans l’histoire de « M. », qui va faire appel pour la première fois à une baxshi et s’adonner à une cérémonie de koch. Dès ce premier récit, on remarque que l’implication des auteurs est manifeste : c’est Sultonali Khudoberdiev qui fait l’intermédiaire entre « M. » et la baxshi Sâra Âpa. Les auteurs assistent eux-mêmes au koch, dont ils livrent une monographie détaillée, entre les transcriptions de chants, les photos et un descriptif presque minuté. Après avoir donné au lecteur l’impression d’y assister, During fournit une interprétation intéressante du koch.
10Il s’applique à mettre en confrontation de nombreux paramètres pour juger de l’efficacité du rituel : quelle efficacité pour quels acteurs, quelle interprétation pour quels éléments ? Avec justesse, l’auteur ne se fie pas seulement aux observations du chercheur et ne les tient donc pas nécessairement pour justes et uniques. En refusant la voie hasardeuse d’une grille de lecture de l’herméneutique symbolique, il révèle une distinction entre rite sur le mode sociologique/psychologique et rite à dimension sacrée/ésotérique : une disjonction qui n’est pas toujours pensée dans les travaux sur les rituels.
11Le présentation du deuxième rituel est plus un témoignage qu’un récit. La seconde main est de mise, puisque le récit rapporté par Sultonali Khudoberdiev est celui de « H. » raconté par son mari. Plus court et dans un contexte social très différent, il est moins détaillé que le précédent, mais il rend compte d’un nouvel aspect. Le témoignage traite du respect des règles chamaniques, de la pression des esprits au quotidien à travers l’histoire d’une femme enceinte de son troisième enfant qui ne s’était pas livrée aux prières nécessaires pendant sa grossesse : « Les mâmâ22 furent fâchées contre toi parce qu’au début de ta grossesse tu n’as pas fait en leur mémoire les rituels et les pratiques requis » (p. 144).
12Dans l’interprétation de ce récit, l’auteur fait intervenir le point de vue d’un théologien, le mollâ. Intégrer ce point du vue enrichit le discours et élargit le champ interprétatif : il révèle une confrontation intéressante entre la vision du baxshi et celle du mollâ, dont l’opinion semble être celle de l’auteur : il n’y a pas de guérison à proprement parler avec les baxshi, mais une véritable soumission aux esprits. Ce n’est donc pas de l’exorcisme mais un type d’adorcisme : le baxshi « établit un modus vivendum (sic !) avec les esprits » (p. 198), il apprend à vivre avec eux, à les apprécier dans leur domination, tandis que le mollâ cherchera à les combattre, à les chasser, à « neutraliser l’action des esprits » (p. 198).
13Le troisième récit s’attarde sur une forme parallèle de traitement (le dâmla), qui utilise des techniques analogues, ce qui enrichit encore la variété et/ou épaissit la confusion entre les genres. On se trouve alors aux frontières du monde des baxshi ; d’autres officiants comme le dâmla (religieux qui pratique la récitation du Coran à des fins thérapeutiques), les jahrchi (le zikr du jahr s’apparente à celui des confréries d’Asie centrale par sa touche « dervichique » et par la récitation de sons gutturaux et autres formules, cris, dont le but est aussi de se débarrasser des esprits malfaisants) et les sufi.
14Après le portrait d’un jahrchi, les auteurs assistent à un rituel du jahr, ce qui constituera un quatrième récit. S’ensuit un descriptif minutieux du rituel. Ce jahr a été commandité et payé par les auteurs, et le patient est « joué » par le fils du jahrchi. Comment interpréter ce récit : théâtre ou rite religieux ? Quelle est la part d’objectivité, de légitimité ? Cette question n’est pas abordée.
15La distance scientifique face à l’objet étudié n’est pas toujours très claire, et la présence des auteurs et de leur opinion personnelle est perceptible en filigrane un peu partout dans le texte. En contrepartie de leur omniprésence (au cours des rituels, dans les exemples sollicités, dans leur proximité avec les baxshi etc.), le lecteur est guidé afin qu’il sache toujours qui parle et quelle est sa position par rapport au sujet traité. Mais il risque d’être parfois passablement ballotté entre les discours.
16Curieusement, c’est dans les annexes qu’on retrouve, parmi d’indispensables précisions sur les translittérations ou le panthéon des figures invoquées, une rétrospective sur les chants des baxshi. Mais il est regrettable que cette petite partie sur la musique ne soit pas plus au cœur de l’ouvrage.
17Ceci dit, on trouve dans ces annexes une argumentation sur le choix de ne pas avoir fait, ou très peu, de commentaires des textes traduits. Les auteurs justifient ce choix du fait de la complexité des textes, parfois sans véritable sens et pas toujours compris des baxshi eux-mêmes. Mais le choix de peu analyser et de ne pas donner de direction « problématisée » donne à l’ouvrage une allure parfois un peu bancale.
18Les auteurs réussissent habilement à montrer que le chamane détient son pouvoir dans la « magie » de l’instant-rituel, au cœur de la pratique : Jean During et Sultonali Khudoberdiev proposent de regarder, comme dans un oculus, le « quelque chose qui se passe » sans céder au discours analytique. En somme, un ouvrage monographique qui n’impose aucune saveur particulière et qui propose au lecteur d’y mettre sa couleur, son propre intérêt. Ce livre dissipe un tant soit peu le brouillard épais qui entoure le terme « chamane », et c’est là une contribution importante.
Notes
1 « La voix du chamane » p. 133.
2 Chamane-guérisseur tadjik, ouzbek ou ouïgour, le baxshi peut-être un homme ou une femme, bien que ce soit le plus souvent une femme.
3 « Le plus lourd des rites chamaniques, accompli seulement par les baxshi les plus qualifiés » p. 228.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Élise Heinisch, « Jean DURING et Sultonali KHUDOBERDIEV : La voix du chamane. Étude sur les baxshi tadjiks et ouzbeks », Cahiers d’ethnomusicologie, 21 | 2008, 317-321.
Référence électronique
Élise Heinisch, « Jean DURING et Sultonali KHUDOBERDIEV : La voix du chamane. Étude sur les baxshi tadjiks et ouzbeks », Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 21 | 2008, mis en ligne le 17 janvier 2012, consulté le 21 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/1330
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-SA 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page