Christian POCHÉ : Dictionnaire des musiques et des danses traditionnelles de la Méditerranée
Christian POCHÉ : Dictionnaire des musiques et des danses traditionnelles de la Méditerranée, Collection Les Chemins de la musique. Paris : Fayard, 2005. 410 p.
Texte intégral
1Après le Dictionnaire thématique des musiques du monde d’Etienne Bours, Fayard publie un nouvel opus consacré cette fois-ci à un domaine plus circonscrit : en un peu plus de quatre cents pages, Christian Poché nous livre ainsi son Dictionnaire des musiques et danses traditionnelles de la Méditerranée, ouvrage qui constitue, à n’en pas douter, un document de référence et un outil d’importance, tant est grande – et incompréhensible – la rareté de ce type d’usuels.
2Cet ouvrage possède une présentation agréable et soignée, avec un traitement en gras, dans le texte, de tous les termes faisant l’objet d’une entrée particulière ; il est en outre doté d’un beau cahier central de photographies, malheureusement insuffisamment référencées. A la lecture de ce Dictionnaire, on prend immédiatement la mesure de la grande érudition de l’auteur, qui nous gratifie de bibliographies et discographies très abondantes et bien documentées (concernant le domaine français et européen méridional au moins, Christian Poché réalise des notices bibliographiques et discographiques qui dépassent souvent le cadre de l’orientation). Pourtant, au-delà de certains oublis inévitables, on regrettera à ce sujet d’une part la référence très systématique à Monique Decître (Dansez la France !) dès lors qu’il s’agit de danses populaires françaises, alors que les spécialistes du domaine ont démontré depuis longtemps l’aspect totalement a-scientifique de cet ouvrage, d’autre part la très surprenante référence à l’ouvrage de Cécile Marie (Anthologie de la chanson occitane) concernant le revivalisme français, Cécile Marie ayant été une folkloriste aux antipodes du courant revivaliste et de ses orientations culturelles, politiques et sociétales !
3De quelle « Méditerranée » est-il question ici ? Epineuse question à laquelle l’auteur tente de trouver une judicieuse parade : il nous prévient d’emblée dans son avant-propos que son Dictionnaire est centré sur dix îles qui bordent les rivages de la totalité du pourtour méditerranéen, insularité à partir de laquelle s’articulent les méditerranéités culturelles de l’Europe, l’Afrique et l’Asie. Seules ces îles feront l’objet d’une entrée géoculturelle (« Malte », « Chypre », etc.), contrairement à tous les pays qui entourent cette Méditerranée ou la prolongent, parfois de façon un peu excentrée. Cela règle évidemment le problème dans son aspect formel, mais pas dans son contenu : quelles sont les délimitations de cet espace ? Quelle est la limite inclusion/exclusion : on constate en effet que les « marges » européennes (Portugal, Espagne du Nord-Ouest, Pyrénées occidentales, Gascogne par exemple) possèdent une plus faible densité au regard d’aires plus « centrales ».
4Cela dit, le domaine est immense et, malgré une relative homogénéité, profondément bigarré. Quelle dose d’érudition, quelle culture faut-il pour espérer, à soi seul, en proposer une image fidèle, sinon exhaustive ! Visiblement très à l’aise dans la plupart des musiques et danses du monde arabe, turc et espagnol méridional, l’auteur des nombreux ouvrages sur les musiques et danses du monde arabe et arabo-andalou l’est à l’évidence un peu moins dès lors qu’il s’attaque au domaine européen.
5Tout d’abord, j’ai relevé un certain nombre d’inexactitudes organologiques dont certaines ont une portée générale : lorsque Christian Poché évoque les divers types d’anches (p. 37), il nous dit qu’« il existe deux types d’anches : la simple et la double ». Où sont les anches libres ? Plus loin : « [l’anche] double est appelée battante ». Or, la simple aussi. Et surtout, à propos de l’anche double, cette affirmation étonnante : « Elle n’est que rarement extraite de roseau végétal » alors que, dans le domaine européen, les anches doubles sont presque exclusivement faites en roseau ! Ailleurs (p. 173), l’auteur oppose deux familles, celle des flûtes à bec et celle des flûtes à bloc. Or, les premières ne sont qu’un cas particulier de la seconde famille, encore appelée « flûtes à conduit ». La cornemuse (p. 120) fait, elle aussi, l’objet d’une description organologique surprenante : d’une part lorsque l’auteur écrit que le soufflet de la cabrette a éliminé le « porte-vent », conduit d’insufflation d’air dans l’outre, d’autre part lorsqu’il présente les divers tuyaux positionnés sur le sac comme étant cylindriques ! Dans de nombreuses cornemuses européennes, les clarinettes alternent avec les hautbois, dont la structure interne est conique. De la même façon, le fifre est présenté comme « une petite flûte traversière sans clés » (p. 168) alors que certains fifres disposent d’une clé inférieure dénommée clé de Rippert. Parfois, ces inexactitudes organologiques concernent certaines traditions instrumentales régionales : ainsi, Poché écrit-il (p. 22) que la flûte jouée en Béarn avec le tambourin à cordes par le même musicien est un fifre (ce qui est physiologiquement impossible, le jeu du fifre nécessitant deux mains) ; sur la même page, il définit le trikititxa basque comme un duo accordéon diatonique – tambour sur cadre alors que ce terme s’applique au seul accordéon diatonique ; enfin (p. 174), il est écrit que la flûte à une main désigne la flûte à bec à trois trous, ce qui n’est pas toujours exact, la flûte à une main catalane flaviol pouvant posséder jusqu’à sept trous.
6Par ailleurs, certaines erreurs se sont glissées dans cette masse d’informations de toutes sortes. Si certaines me semblent assez insignifiantes (comme le fait que les aubades seraient exécutées sur des instruments à vent ou que le « passe-rues » en Béarn est intimiste – p. 47 – !), d’autres sont plus gênantes. Ainsi, la cabrette auvergnate a fait un couple légendaire avec l’accordéon chromatique et non diatonique, comme il est écrit p. 81 ; le principe du hautbois en Europe méridionale n’est pas de jouer en souffle continu (p. 199) ; d’autre part (p. 201), Xavier Vidal n’est pas un joueur de hautbois languedocien (j’avance l’hypothèse d’une probable confusion avec Alain Charrié). Plus difficilement justifiable me semble être l’affirmation (p. 324) selon laquelle le revivalisme français, hormis la Bretagne, serait surtout méridional et n’aurait pas concerné la France du Nord. Après avoir énuméré un certain nombre de groupes occitans des années 1970, l’auteur nous annonce que la France septentrionale « n’a révélé que tardivement le groupe Mélusine ». Or, que je sache, ce groupe a été fondé en 1972, alors que le groupe Riga-Raga, présent dans l’énumération susdite, a été fondé, lui, en 1977. Le revivalisme français, phénomène complexe, de surcroît synchronique, n’est pas toujours abordé avec discernement : outre le fait que la chabrette limousine (p. 93) est déclarée « à l’heure actuelle la plus en vue des instruments de cette grande famille [les cornemuses] dans l’Hexagone » (quid du biniou breton par exemple ?), l’article « chanson occitane » (p. 99) ne me semble pas exempt de confusion dans la présentation à la fois d’une nouvelle chanson revendicatrice et régionaliste et, par ailleurs, d’une pratique revivaliste du chant traditionnel. Enfin, à deux endroits (mais surtout p. 397), l’auteur écrit qu’« en France, la présence du violon en milieu populaire est déjà signalée à différentes reprises au XVIIe siècle ». Comme si le violon, dès sa création au début du XVIe siècle, avait été instrument savant avant de devenir populaire çà et là, alors que c’est exactement le contraire qui s’est produit : durant le premier siècle de son existence, le violon n’est que l’instrument des ménétriers ; il amorcera son histoire savante dès la fin du XVIe siècle. Pour les mêmes raisons de méconnaissance de l’histoire de la musique populaire occidentale, ce qui est dit à la page suivante sur les termes de « violoneux », de « ménétrier « et de « routinier » est à relativiser très fortement car présenté hors de tout processus historique d’évolution des catégories et de leur terminologie. Ces erreurs musicologiques se répercutent parfois sur le terrain choréologique : on apprend ainsi (p. 71) que la « bourrée française » (?) « répandue de nos jours en Lozère et en Aubrac » est à deux temps, alors qu’elle est ternaire, sur le même modèle que la bourrée auvergnate. Ailleurs (p. 104), il est dit que le « cheval-jupon recouvre un jeu chorégraphié dont la symbolique se rattache aux danses de procession » et que, « dans le cas de la chorégraphie montpelliéraine, la danse du chevalet s’articule autour […] de scottishes, de valses » ! Où l’auteur a-t-il vu des scottishes et des valses dans cette chorégraphie ? Quant au symbolisme, si l’on aborde le sujet, mieux vaut se référer à la seule interprétation anthropologique valable, celle de Jean-Claude Schmitt, qui fait du cheval-jupon un rite médiéval d’initiation et d’intégration au groupe des jeunes hommes, plutôt que reproduire des conjectures folklorisantes incertaines et improbables.
7Néanmoins la portée de ces critiques doit être fortement relativisée. Car, d’une part, les quelques points litigieux ne représentent que bien peu de choses face à la masse énorme d’informations de qualité que contient ce Dictionnaire ; d’autre part l’auteur est tributaire de la documentation qu’il a trouvée : dans le domaine européen et français en particulier, il faut une grande habitude pour se départir d’un certain discours folkloriste et antiscientifique souvent récurrent. Par exemple, utiliser le terme « patois » (p. 71) pour désigner l’occitan dans un ouvrage à portée scientifique me paraît contestable : cette observation n’est pas idéologique, mais s’appuie seulement sur l’ethno-linguistique la plus élémentaire. Par ailleurs, il faut se méfier comme de la peste de ces clichés qui n’ont aucune réalité générique : « la bourrée est en mode majeur » ; « son expression est toujours gaie, fortement tonique, quelque peu enivrante, […] inspire l’optimisme et se rattache très nettement à la terre » ; « la mélodie du branle, simple et fortement tonale et répétitive, est majeure » (p. 75) ; « l’air de la jota est viril et gracieux » (p. 213), etc.
8Au-delà de ces quelques points, j’ai regretté que cet ouvrage ne soit pas davantage anthropologique et soit plus un dictionnaire de genres, de formes musicales et chorégraphiques, d’instruments de musique, que d’ethnomusicologie à proprement parler : des entrées passionnantes comme celles consacrées au carnaval, aux danses mortuaires et même au tarentisme auraient mérité, de mon point de vue, un traitement véritablement anthropologique. D’autre part, si certaines occurrences importantes manquent curieusement (rondeaux gascons, muñeiras et foliadas portugaises, sauts pyrénéens, etc.), j’ai été très surpris également de ne voir aucune entrée sur les divers types de musiciens, ni même de lire des textes les concernant. Comment évacuer du domaine méditerranéen la dimension tsigane par exemple ? N’était-il pas possible de faire une entrée : « Gitans » ?
9Ces carences ne sont évidemment pas imputables à Christian Poché, dont l’honnêteté intellectuelle est entière, l’érudition confondante et le sérieux évident. Seulement, est-il raisonnablement envisageable d’aborder un tel domaine dans sa globalité avec le même niveau de connaissance et une vision transdisciplinaire ? Pourquoi ce dictionnaire n’a-t-il pas bénéficié du même traitement éditorial que les dictionnaires de la musique française, publiés également chez Fayard, siècle par siècle, véritables encyclopédies aux très nombreux collaborateurs ? D’un côté, la musique française (domaine géoculturel très limité), savante de surcroît, donne lieu à un ouvrage de 811 pages pour les XVIIe et XVIIIe siècles, de l’autre à un dictionnaire de 1472 pages pour le seul XIXe siècle ! Pourquoi les musiques et danses traditionnelles d’un domaine aussi vaste que la Méditerranée, dans leur approche synchronique et diachronique, ne bénéficient-elles que d’un volume de 400 pages environ, et n’ont-elles pas eu accès à une écriture multiple que Christian Poché aurait pu diriger ? On y aurait croisé les points de vue différents et complémentaires d’ethnomusicologues, d’anthropologues, d’historiens, d’ethno-organologues, etc. Y aurait-il deux poids et deux mesures éditoriaux ?
10Ne boudons pas notre plaisir, malgré tout. Cet ouvrage, réussi sur bien des points, est le premier du genre. Il contribue à combler le manque cruel d’usuels de ce type que possède l’ethnomusicologie en regard de l’ethnologie, de l’anthropologie et de la sociologie, bien mieux dotés que nous de ce point de vue. Il aura une réelle utilité et saura trouver son public.
11Quant à Christian Poché, il poursuit là une véritable œuvre, avec obstination, intelligence et talent. La réédition récente de l’ouvrage de Rodolphe d’Erlanger est de ce point de vue absolument remarquable. Il est heureux que Christian Poché fasse partie de ces ethnomusicologues qui ont compris que leur tâche, au-delà de la recherche et de sa publication, consistait aussi en la publication d’outils, de traductions et de rééditions majeures : notre discipline avancera grâce à ce type d’initiatives. C’est aussi en ce sens que le chercheur, en l’occurrence Christian Poché, fait preuve d’« utilité publique ».
Pour citer cet article
Référence papier
Luc Charles-Dominique, « Christian POCHÉ : Dictionnaire des musiques et des danses traditionnelles de la Méditerranée », Cahiers d’ethnomusicologie, 19 | 2006, 262-265.
Référence électronique
Luc Charles-Dominique, « Christian POCHÉ : Dictionnaire des musiques et des danses traditionnelles de la Méditerranée », Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 19 | 2006, mis en ligne le 15 janvier 2012, consulté le 05 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/132
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