Sara LE MÉNESTREL, dir. : Musiques populaires. Catégorisations et usages sociaux
Sara LE MÉNESTREL, dir. : Musiques populaires. Catégorisations et usages sociaux. Revue Civilisations LIII/1-2. Bruxelles : Université libre de Bruxelles, 2006. 210 p., photographies n.b., bibliographies.
Texte intégral
1Ce volume de la revue Civilisations est composé de six articles relatifs au sujet, précédés d’une introduction générale par l’éditrice, d’une note de lecture par Paul Schorr (« L’histoire sociale de la musique populaire américaine, un renouvellement des perspectives », pp. 169-173), d’une contribution de Xavier Luffin classée sous le titre « varia » (« ‘Nos ancêtres les Arabes…’ Généalogies d’Afrique musulmane », pp. 177-209), ainsi que de brèves notes sur les auteurs.
- 1 Entre guillemets dans le texte.
2Dans l’introduction (pp. 7-21), Sara Le Menestrel éclaircit dans un premier temps l’approche choisie par ce collectif d’auteurs pour traiter des divers usages sociaux des musiques « populaires »1 : « Plutôt que d’être envisagée comme catégorie d’analyse, la notion de populaire est ici soumise à un regard critique afin de mettre au jour les manipulations dont elle est l’objet » (p. 7), précisant aussi que cet ouvrage s’inscrit « dans l’héritage d’une anthropologie de la musique », telle qu’elle a été définie par Merriam (1964) ; d’où une étude « de la musique comme une pratique sociale » (p. 7) placée dans un contexte transnational (p. 8) et l’absence d’analyses musicales formelles (p. 7). Les choix méthodologiques et les orientations analytiques à l’origine de ce volume impliquent l’ensemble de la chaîne musicale, composée de cinq maillons interactifs (composition, production, interprétation, diffusion et répétition), lesquels entretiennent entre eux une relation dialectique (p. 9). Discutant ensuite les paradoxes et ambivalences de la notion de « musiques populaires » l’auteure met en lumière le « caractère non opératoire » (p. 12) de ce concept. Finalement, elle illustre brièvement que l’usage de présenter divers métissages musicaux comme symboles identitaires (cumulant création et quête d’origines) peut mener à des usages en apparence contradictoires, relevant en fait d’une « multiplicité de registres dont les acteurs sociaux savent jouer avec pragmatisme, sans que cela porte atteinte à la sincérité de leur engagement » (p. 19).
3Dans le premier article, intitulé « Sha’abî, ‘populaire’ : usages et significations d’une notion ambiguë dans le monde de la musique en Égypte » (pp. 23-44), Nicolas Puig analyse comment les façons de nommer traduisent des modes de classement et des jugements de valeur (p. 25), et servent ainsi à délimiter des frontières dans le monde musical égyptien. « C’est donc non seulement à la structuration interne d’un milieu professionnel et aux jeux des acteurs dans ce monde qu’introduit la réflexion sur le ‘populaire’ dans la musique égyptienne, mais également aux conflits sur les valeurs culturelles et à leurs implications sociales » (p. 25). À l’exemple de l’émergence récente du style néo-mawal (contexte, racines, parallèles avec les variétés sentimentales), l’auteur expose l’ambivalence du terme « populaire », désignant des styles musicaux distincts : les uns valorisés par les instances officielles comme arts populaires, les autres émergeant dans des réseaux et pratiques indépendants. Selon l’auteur, il s’agit de « deux catégories opposées mains non imperméables : la ‘folklorisation’ (avec la mise en valeur de l’origine endogène ou ‘traditionnelle’) et la stigmatisation, qui renvoient à deux ensembles différents de connotations de l’adjectif ‘populaire’« (p. 34) ; l’ambivalence du terme est liée à un « système complexe de positionnements à la fois spatiaux et sociaux, avec coupures franches » (p. 41).
4Le deuxième article, « Les Batá deux fois sacrés. La construction de la tradition musicale et chorégraphique cubaine » (pp. 45-74) par Kali Argyriadis, traite de ces trios de tambours qui jouent un rôle central dans la santería et les danses des orichas. En l’espace d’un siècle, l’appréciation de ces danses a changé : autrefois considérées comme des « danses de nègres », elles ont aujourd’hui le statut d’un élément culturel très valorisé comme représentant l’influence d’une culture yoruba « pure » au sein de l’identité nationale cubaine (p. 66). L’auteure retrace l’histoire de ce changement en analysant « l’afrocubanisme » (p. 46) et la discussion sur « l’esthétique du rythme [africain] », notamment par Fernando Ortiz, qui sépare cette musique de ses connotations et pratiques religieuses afin de pouvoir s’en servir comme source d’inspiration légitime, c’est-à-dire acceptable par les gens étrangers à ces pratiques. La reconnaissance progressive des musiciens populaires par les universitaires a finalement mené à une « théâtralisation du folklore », mais reste toujours dans l’ambiguïté de reconnaître les valeurs esthétiques tout en condamnant leur mysticisme (pp. 58-59). La théâtralisation implique une stylisation des mouvements, puisqu’il s’agit avant tout d’un produit esthétique, entre autres destiné à représenter le « folklore » cubain aux touristes, comme « étendard identitaire et culturel » (p. 69). Ce qui n’empêche que, pour les praticiens, les connotations religieuses subsistent.
5Christophe Apprill est l’auteur du troisième article, « Le tango, une ‘musique à danser’ à l’épreuve de la reconstruction du bal » (pp. 75-96), qui est en quelque sorte un pamphlet pour la reconnaissance des danses en couple comme forme d’art : « La danse, sous-entendu dans cet énoncé, a besoin de la musique, quand celle-ci peut se passer de la danse, différence qui réaffirme l’appartenance de l’une au monde de l’art, et de l’autre aux pratiques sociales » (p. 76). Pour soutenir ses propos, l’auteur procède par une « mise en tension des caractères populaire et savant de la musique et de la danse » (ibid.), en exposant l’histoire du bal en France depuis les années 1920, moment où le tango s’intègre dans le système de danses en couple, jusqu’au début des années 1980, moment d’une redécouverte du tango même, qui donne naissance à une multitude d’associations (notamment parisiennes). Apprill retrace dans ces pages l’évolution de la relation des danseurs (notamment français) avec les musiciens (notamment argentins) qu’il découpe en trois périodes : 1925-1955 (« symbiose entre musique et danse »), 1955-1982 (« déclin et évolution divergente de la musique et la danse ») et depuis 1982 (description de la constitution des associations de tango parisiennes avec leurs codes et fonctionnements). L’article se termine sur une discussion détaillée de la question de savoir si le tango est une musique à danser ou à écouter (pp. 86-95), où l’auteur reprend les deux perspectives énoncées au début de l’article : musiciens – musique – danseurs d’une part, danseurs – danse – musiciens d’autre part. Il y confronte des paroles recueillies auprès de musiciens et de danseurs, concluant que la demande des danseurs aux musiciens, à savoir de jouer continuellement une musique bien rythmée, apte à être dansée, n’est pas toujours satisfaite, ce qui amène à l’utilisation toujours plus fréquente de musiques enregistrées et à l’émergence d’un nouveau spécialiste : le DJ. Malheureusement, l’auteur ne commente pas plus la critique sous-jacente dans les commentaires des musiciens argentins : à savoir que les danseurs français ne sont apparemment pas capables de suivre le jeu subtil entre variations musicales et dansantes, cherchant au contraire une certaine invariabilité dans l’exécution musicale.
6Le quatrième article, « De Kinshasa à Cartagena, en passant par Paris : itinéraires d’une ‘musique noire’, la champeta »(pp. 97-117), par Elisabeth Cunin, amène le lecteur dans une suite d’« allers et retours, spatiaux et identitaires, d’un continent à l’autre » (p. 98), dans le but d’« analyser les représentations de l’Afrique et de l’Amérique qui caractérisent de tels flux transatlantiques » (p. 98) et de montrer que le succès de la champeta « est lié à l’ambiguïté qui lui est associée : à la fois entrée dans la modernité et reconstruction de l’authenticité africaine, rupture et continuité » (p. 98). L’auteure analyse le terme « musique noire » dans son « ancrage local, [son] contexte national et [son] imaginaire transnational » (p. 99) à l’exemple de trois personnages, tous impliqués dans la naissance et le développement de la champeta, créée en copiant des disques de musiques africaines achetés à Paris, puis complétée en Colombie par des textes en espagnol. Cette musique est d’une part très locale urbaine, car liée à des quartiers particuliers de Cartagena ; d’autre part, certains promoteurs essayent de l’établir sur le plan international (et notamment européen) d’une musique ‘globalisée’« (p. 115), qui « se développe à […] l’écart des grands réseaux de production et de diffusion » (ibid.) et qui « oblige à dépasser, et à faire coexister, les oppositions binaires : local et global, […], hybridation et tradition, […], homogénéité et différenciation » (ibid.).
7L’article de l’éditrice de ce volume, Sara Le Ménestrel « French music, Cajun, Créole, Zydéco : ligne de couleur et hiérarchies sociales dans la musique franco-louisianaise » (pp. 119-147), développe une idée similaire à celle de la première contribution, à savoir faire apparaître le jeu et les enjeux socio-identitaires impliqués dans une pratique musicale locale : « [la] représentation inclusive des traditions musicales locales [des Cadiens et des Créoles] contraste […] avec des pratiques et des discours sur la musique révélateurs de divisions sociales persistantes » (p. 120). L’auteure analyse la diversité des influences musicales, culturelles, sociales et politiques de la musique franco-louisianaise, menant à un premier répertoire cadien et un deuxième créole (« de couleur »), lesquels, pour le spectateur extérieur, peuvent paraître très semblables, voire identiques en tant que représentants de la culture francophone des Etats-Unis, mais qui sont clairement distingués par les acteurs mêmes, très soucieux de respecter « the right colour of music » (p. 128). À l’aide d’un tableau très coloré présentant dans une perspective diachronique divers musiciens cadiens et créoles, leurs pratiques de jeu et de production, leurs discours et les contradictions, l’auteure montre les « ambiguïtés et paradoxes » qui ont « modelé et circonscrit » les « représentations et l’évolution de la musique franco-louisianaise » (p. 145).
8Finalement, avec « L’exotique, l’ethnique et l’authentique : regards et discours sur les danses d’ailleurs » (pp. 149-166), Anne Decoret-Ahiha retrace l‘évolution de la perception française des « danses du monde », depuis leur apparition lors des premières expositions universelles à la fin du XIXe siècle. L’auteure insiste notamment sur la fixité de ce regard qui maintient ces danses dans des formes figées, considérées comme garant de leur « authenticité », alors qu’il s’agit, en fait, de danses qui évoluent et se transforment. Elle illustre ses propos par une analyse du vocabulaire français utilisé pour décrire les danses d’ailleurs, qui exprime souvent un grand étonnement de la part des spectateurs, et conclut que la définition et la vision que nous avons « [d]es danses de l’autre révèlent avant tout notre manière de construire et d’inventer l’altérité ». Alors qu’il s’agit d’une thématique non seulement très intéressante, mais également importante pour comprendre le rapport entre les Français (voire les Européens) et « l’Autre » (pourquoi d’ailleurs toujours au singulier ?), l’article manque malheureusement de nuances dans sa perspective, par exemple en utilisant parfois les termes « exotique », « ethnique » et « authentique » exactement dans le même sens que celui qu’il critique.
9Ce recueil d’articles est intéressant car il ouvre le regard sur des musiques locales très différentes et les contributions illustrent bien comment on peut approcher diverses problématiques socio-culturelles à partir de la pratique musicale. Mais on aurait souhaité que l’argument, notamment de certains auteurs, sorte des oppositions standard comme musique savante (au singulier) / musiques populaires (au pluriel), l’Autre (sg) / nous ou les Européens (pl), et d’autres séries d’oppositions binaires, à mon avis trop réductrices dans leur essence, car la relation – ou la dialectique – entre elles tend à disparaître derrière cette bipolarité. Dans le même ordre d’idées, il aurait été intéressant de prendre encore plus en considération l’impact du tourisme et/ou de la « globalisation » sur les perceptions endogènes et exogènes des musiques populaires comme enseignes identitaires, traduisant la construction d’une « tradition authentique » comme référent et comme garant d’un passé particulier et d’une originalité propre dans un monde en apparence toujours plus uniforme. Cette dynamique apparaît en filigrane dans toutes les contributions et l’analyser mènerait peut-être à clarifier, sous encore d’autres aspects, l’ambiguïté et la polyvalence du terme « musiques populaires ».
Pour citer cet article
Référence papier
Nina Reuther, « Sara LE MÉNESTREL, dir. : Musiques populaires. Catégorisations et usages sociaux », Cahiers d’ethnomusicologie, 21 | 2008, 297-300.
Référence électronique
Nina Reuther, « Sara LE MÉNESTREL, dir. : Musiques populaires. Catégorisations et usages sociaux », Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 21 | 2008, mis en ligne le 17 janvier 2012, consulté le 24 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/1310
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