Les musiques dans le monde de l’islam
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Cadre et objectifs du congrès d’Assilah
1Le Congrès sur les musiques dans le monde de l’Islam, organisé par la Fondation du Forum d’Assilah (Maroc) et la Maison des Cultures du Monde (Paris), s’est tenu à Assilah du 7 au 11 août 2007. Soixante-quinze ans après le Congrès du Caire sur la musique arabe (1932), il a paru opportun de faire un point sur la situation des traditions musicales dans le monde islamique. Le champ était très large puisqu’il ne se limitait pas au monde arabe et impliquait donc une grande variété de pays et de situations, fruits d’histoires diversifiées.
2Les organisateurs ont rassemblé une soixantaine de chercheurs, dont la moitié venaient des pays concernés. Ils ont présenté une cinquantaine de communications sur des thèmes multiples. Il était difficile de donner en quelques pages un aperçu de ce contenu très riche. J’ai essayé de dégager quelques grandes orientations géographiques ou thématiques.
Le congrès du Caire (1932)
3Le congrès du Caire a été évoqué par Jean Lambert en introduction, mais aussi par Amine Beyhom, Mourad Sakli, Anne Elise Thomas et Habib Yammine. Il consacre, sur le plan musical, le réveil du monde arabe après l’éclatement de l’empire ottoman. À son actif, un bilan de la situation de la musique dans ces pays et de très nombreux enregistrements, témoins précieux des cultures de cette époque. Ainsi, le baron d’Erlanger a rapporté une description détaillée de 111 rythmes liés aux traditions musicales du Proche-Orient, du Moyen-Orient et du Maghreb, rythmes dont beaucoup disparaîtront dans la période suivante. Ces travaux nous permettent donc de comprendre la musique de cette époque et les évolutions apparues depuis lors.
4Le congrès a rassemblé des intellectuels arabes, souvent praticiens amateurs de la musique, et des musicologues occidentaux. Les premiers considéraient généralement le foisonnement musical de la région comme le signe soit d’une évolution incomplète, au sens darwinien, soit d’une dégénérescence de la « musique arabe authentique » purifiée des influences extérieures, selon Lambert un concept proposé pour la circonstance.
5Il fallait donc reconstruire une identité arabe en s’entendant sur des normes qui la mettraient « au niveau de perfection de la musique occidentale », c’est-à-dire la rénover en intégrant les canons esthétiques occidentaux considérés comme universels. Les discussions portèrent sur la théorisation de la musique arabe, notamment sur le choix d’une échelle qui permette de générer les différents modes. Cette approche entraîna un débat entre les tenants d’une approche théorique et ceux d’une approche plus empirique. On s’accorda sur une échelle de vingt-quatre intervalles et de quinze degrés principaux, mais non sur la place précise des différents degrés. Un tel débat n’était pas nouveau, comme l’a rappelé Beyhom, qui a décrit les nombreuses recherches faites par le passé dans la perspective mathématique ouverte par Pythagore ou dans celle des tenants d’une approche « arabo-zalzacienne » plus proche de la pratique.
6Ces discussions eurent peu d’effet à court terme sur les musiciens professionnels qui, d’ailleurs, ne furent pas invités. Elles en eurent en revanche dans les conservatoires syriens et égyptiens créés sur le modèle occidental et qui furent imités dans de nombreux pays. La tendance actuelle de leurs manuels tend « vers une simplification outrancière qui s’éloigne résolument de l’esprit de la musique traditionnelle arabe dans le but affiché de la faire évoluer… évolution étant presque toujours synonyme d’harmonisation » (Beyhom). Cette orientation, loin d’avoir régénéré la musique classique, pourrait avoir été l’une des causes de son déclin.
La confusion des genres, la musique savante en péril
7La plupart des pays arabes et d’Asie centrale ont bénéficié d’une grande variété de musiques, classiques (musiques maqâmiques), professionnelles (comme les bardes ashiq), populaires ou villageoises. Au cours du XXe siècle, Sansan Fatemi observe en Iran et en Egypte deux mouvements convergents en provenance de la musique populaire et de la musique classique qui donnent naissance à des « meso-musiques » (intermédiaires). Le tasnif en Iran et la taqtuqa en Egypte, chansons populaires de construction simple, deviennent des genres nobles en utilisant les modes du dastgâh (Iran) ou en variant les mélodies de chaque couplet des chansons (Egypte). On assiste donc à un processus de classicisation des musiques populaires. « Parallèlement, dans le but de satisfaire une classe moyenne qui commence à se développer rapidement, les répertoires de la musique classique des deux pays se glissent graduellement vers les genres moins lourds, à savoir, vers le tarâne et l’ughniyah et, par conséquent, les musiciens des deux sphères, classique et popular, se rapprochent. Au nom du progrès, on se dresse contre la musique non mesurée et improvisée, contre l’hétérophonie et, plus tard, contre la monophonie, contre les instruments jugés rudimentaires et la transmission orale, considérant tous ces traits comme le fait de musiques non avancées appartenant au passé ». Voulant s’inspirer de la musique occidentale, cette musique trouve ses modèles, non dans les grandes œuvres classiques, mais dans les marches, les airs de danse et d’opérette. Fatemi insiste sur le rôle des écoles de musique militaire, qui ont été les premiers vecteurs de l’influence occidentale, comme ce fut aussi le cas dans bien d’autres pays.
8En Egypte, dès 1920, la volonté de s’affranchir de la culture ottomane et de progresser vers la « modernité » conduit à l’abandon du répertoire savant de la Nahda (XIXe siècle), du genre muwashshah et des très nombreux rythmes qui lui sont liés (M. Sakli). Citant Danielson, Fatemi souligne que Umm Kulthum utilisait, en 1920, à peu près vingt-trois maqâmât et qu’en 1960, elle n’en utilisait plus que huit. La musique s’oriente vers un univers musical que Sakli qualifie sans concession de « bâtard… dominé par le seul genre qu’est la chanson légère de variété ». Cette musique égyptienne a pourtant inspiré l’évolution musicale de plusieurs pays, notamment en Afrique orientale.
9Ce cas de quasi-disparition des musiques savantes n’est pas isolé. En Irak, Sheherazade Hassan souligne qu’au début du siècle, le maqâm était encore bien vivant, mais, alors que les intellectuels le considèrent comme un genre populaire, les musiciens se libèrent de ses contraintes pour s’orienter vers la chanson, ou vers une sorte d’opéra avec danse… Elle se désole de voir que c’est seulement dans les cafés qu’une certaine authenticité peut être trouvée.
10Frederico Spinetti et Ariane Zevaco, abordent le Tadjikistan sous l’angle des évolutions contemporaines de la musique, de sa pratique et de la place du musicien. L’héritage musical de ce pays consiste en une musique de cour savante basée sur les maqâmât (héritage perse) et une musique populaire pratiquée pour l’essentiel dans les fêtes. Les lieux sociaux d’exécution de ces deux types de musiques et leurs acteurs étaient autrefois bien distincts. Les Soviétiques accordent une reconnaissance officielle (contrôlée) aux musiques populaires et favorisent le développement d’une musique de scène de variété à laquelle participent des musiciens professionnels, mais aussi les jeunes gens sans formation traditionnelle qui interviennent ponctuellement en play-back. Par ailleurs, l’intérêt pour la musique populaire « authentique » s’est encore accru après l’indépendance en tant que symbole d’identité nationale, notamment le genre falak remodelé, à l’origine « un chant de deuil et de séparation ». Les recherches sur ces musiques se multiplient et certains s’essayent à leur trouver une organisation modale sur le modèle du maqâm pour rehausser leur prestige au niveau de celui de la musique classique. En définitive, on constate une multiplication des lieux sociaux de production musicale, chacun correspondant à une certaine image du musicien. Face aux nécessités économiques et à la demande publique, les musiciens ne peuvent pas toujours jouer la musique correspondant le mieux à leurs compétences et des musiciens chevronnés se retrouvent par exemple dans les cafés avec des jeunes en début de carrière, situation qui favorise le mélange des genres.
11À l’opposé, les pays du Maghreb ont adopté une attitude conservatrice et identitaire à l’égard du patrimoine andalou, en réaction à la colonisation (Yammine). En ce qui concerne le Maroc, Jonathan H. Shannon, explique que la politique coloniale, orientée par le chercheur Alexis Chottin, conforte cette orientation conservatrice ; les nuba de la musique andalouse sont transcrites à la suite du congrès du Caire au moyen du système de notation occidental, ce qui les fige sur des versions particulières. Ces circonstances ont entraîné une perte de la transmission orale et de la liberté interprétative ; cette attitude proviendrait de la crainte des influences externes, jugées préjudiciables pour la tradition, alors qu’en Syrie, où la musique a été moins contrainte, cette liberté est considérée comme faisant partie de la tradition andalouse. Comme le montre Fethi Salah, cela n’a pas empêché certains Maghrébins, d’harmoniser leurs noubas à l’occidentale avec des instruments occidentaux et des percussions autochtones ; il cite aussi un chanteur algérois qui a synthétisé deux traditions ayant des éléments autochtones communs, la nuba classique et le chaabi, musiqueplus populaire.
La tyrannie identitaire : la Turquie et les Balkans
12Les empires du passé comme les espaces colonisés plus récents ont rassemblé sous une même autorité des peuples variés qui ont acquis ainsi un héritage culturel commun par-delà leurs différences. Les mécanismes souvent contradictoires qui en ont découlé ont été observés par de nombreux intervenants. Les cas de la Turquie et des Balkans illustrent particulièrement bien ces phénomènes, l’ensemble de ces pays, Turquie comprise, ayant cherché à se construire des identités nationales clairement différenciées, en rejetant l’héritage ottoman, notamment musical.
- 1 Le baghlama, encore appelé saz, est un luth à long manche étroit que l’on trouve dans une region t (...)
13Eleni Kallimopoulou a montré qu’en Turquie, à la suite de la révolution kémaliste, le pouvoir a tenté de promouvoir un modèle censé faire la synthèse de la musique populaire turque et de la musique occidentale. Cette politique favorisa la musique des Alévis, une minorité marginalisée de musulmans hétérodoxes, dont les monodies, accompagnées du luth baghlama1, paraissait être le type même de musique populaire authentiquement turque. Ces musiques ont trouvé une place de choix dans les émissions de radio et sur les cassettes commercialisées dans le public (Ayhan Erol). Par ailleurs, des musicologues prirent la défense du maqâm et pour le faire accepter, il leur fallut lui trouver une présentation cohérente avec l’idéologie kémaliste, c’est-à-dire à l’intérieur d’un système bien structuré et normalisé (encore considéré comme valide aujourd’hui).
14Après leur indépendance, les Grecs, de leur côté, ont cherché à se trouver une identité dans la Grèce antique, en occultant les périodes byzantine et ottomane et en considérant comme suspect tout ce qui pouvait provenir de l’Orient ; attitude difficile à tenir dans un pays où les « cafés amane », de tradition ottomane, et l’église orthodoxe, qui pratique une liturgie orientale, sont très populaires. Ils en sont venus à la même solution que les Turcs : symboliser leur identité par une synthèse du folklore et de l’Occident (Kallimopoulou).
15De nos jours, les antagonismes ayant diminué, on constate un revivalisme des traditions orientales. De jeunes musiciens y découvrent des zones de rencontre entre les deux cultures à l’intérieur desquelles ils pourraient trouver une identité est-méditerrannéenne commune.
16En Bosnie, étudiée par Ankica Petrović, il existe, à côté d’une population chrétienne, un large groupe converti à l’islam par les Ottomans au XVe siècle. Ceux-ci ont largement influencé la culture bosniaque : elle comporte des chants mélismatiques appelés sevdalinka, chants épiques ou d’amour qui, sans pouvoir être identifiés au maqâm, ont des intonations clairement orientales. Ces chants ont été longtemps interprétés à la radio aussi bien par des musulmans que par des chrétiens, des Juifs ou des Gitans. Leur popularité a incité les communistes à les soumettre à une censure rigoureuse.
17Pendant les guerres intercommunautaires récentes, les Bosniaques serbes ont utilisé leurs chants épiques comme « de puissantes armes dans leur entreprise d’extermination des autres ethnies et de leurs cultures ». En réponse, les Bosniaques croates utilisèrent le chant polyphonique rural ganga, autrefois commun à toute la région, et l’adoptèrent comme leur propriété privée exclusive. Serbes et Croates rejetèrent le chant sevdalinka des musulmans, dont la musique leur paraissait hostile. Les musulmans, quant à eux, se sont rapprochés de l’Arabie pour la déclamation des chants religieux.
18Les traces de la culture ottomane sont encore nombreuses dans les Balkans. En Albanie, Ardian Ahmedaja a étudié l’ahengu shkodran, qui fait penser aux maqâmât sans que les choses soient très claires et en Bulgarie, Irène Markoff a trouvé une petite communauté alévi qui reste très proche de ses coreligionnaires turcs et a gardé le contact avec eux.
La musique : plaisir interdit, suspect, ou chemin de sainteté
19En terre d’Islam, l’attitude à l’égard de la musique peut être extrêmement restrictive, et souvent, une société déjà islamisée subit une rigueur nouvelle de la part d’un pouvoir qui veut s’imposer. En Afghanistan, les talibans ont détruit les instruments et les supports enregistrés de musique et interdit toute forme d’expression musicale profane. Ils ont poursuivi leur ardeur iconoclaste (si l’on peut dire) jusque dans la sphère privée, interdisant même la musique des femmes au sein du foyer. Cela ne les a pas empêchés de diffuser largement leurs propres chants, de style pashtoun populaire, vigoureusement amplifiés (Hiromi Lorraine Sakata). Le capital culturel afghan a été sauvé en partie grâce à une émigration massive (Veronica Doubleday et John Baily).
20Le cas des Hausa, population du nord du Nigeria, auquel s’est intéressé Adama Uba Adamu, est un exemple plus ancien. Au XIIIe siècle, les commerçants Dioula ont apporté l’Islam à la classe dirigeante sans grande conséquence sur la culture populaire teintée d’animisme. Au début du XIXe siècle, le jihad peul d’Usman dan Fodio a imposé un islam rigoriste. Ce réformateur refusait les aspects de divertissement de la musique qui permettaient en outre aux personnes des deux sexes de se côtoyer, notamment au cours des cérémonies traditionnelles. Les instruments de musique devaient être bannis, à l’exception des tambours utilisés dans l’armée. Peu à peu, des compromis ont pu être trouvés : les dirigeants ne refusèrent pas l’éloge des griots et la musique se développa de façon importante. Récemment, le modèle du film hindou, transposé dans la culture locale, est devenu le genre favori du public et, faute de pouvoir empêcher les jeunes filles d’écouter les chansons à la mode à la radio, on les leur fit chanter avec des paroles religieuses dans les pensionnats.
21Lester Monts nous parle de la ville de Bulumi, au Liberia, siège d’une population animiste partiellement islamisée. Elle apparaît comme un centre d’influence, où les sociétés secrètes jouaient un rôle central dans la vie sociale. À partir de 1978, les habitantsrestructurent les aspects les plus fondamentaux de leur vie et suppriment les sociétés secrètes masculines et féminines détentrices de répertoires culturels très riches liés au culte des esprits. Les tlamîd s’approprient la cantillation coranique au cours de séjours au Proche-Orient. Toutefois, si les habitants « ont accepté beaucoup de croyances et de pratiques islamiques, ils les ont réinterprétées en fonction de leurs traditions ».
22D’autres régions ont su trouver des compromis en tolérant certains éléments du culte des esprits, réadaptés, notamment les danses de transe thérapeutique (gnâwa au Maghreb, n’doep au Sénégal…).
23Sans qu’elle soit interdite, la musique profane peut apparaître comme une activité frivole qui ne sied pas aux personnes qui veulent s’appliquer avec sérieux à la religion. C’est ainsi qu’un informateur éthiopien de Ilaria Sartori a détruit ses enregistrements de musique. En Mauritanie, au cours d’un concert, les iggawen manifestent leur attachement à la religion ; bien que musiciens, ils se veulent bons musulmans et commencent leurs concerts par le medh, l’éloge du Prophète, avant de chanter de la musique profane et ils incluent périodiquement la shahada (la profession de foi) dans leurs chants (Michel Guignard). D’une manière assez générale, les musiques populaires qui se pratiquent au cours des fêtes traditionnelles échappent à la vindicte des oulémas.
24Il existe aussi des défenseurs inconditionnels de la musique qui en appellent aux grands penseurs de l’époque arabo-musulmane triomphante, comme al-Kindi, al-Farabi, Avicenne et bien d’autres, eux-mêmes mélomanes et souvent théoriciens de la musique (Said el Maghrebi).
25Dans l’ouest de Java, les autorités, confrontées à la pression des intégristes, déclarent que le problème de la licéité ne se pose même pas (Wim van Zanten). Des discussions ont été entreprises pour « élever le niveau moral dans un contexte de mondialisation », notamment le respect entre les communautés. Elles ont posé la question des domaines où l’islam peut ou non jouer un rôle. Ils ont conclu que l’islam pur n’existait pas, même en Arabie. Le « bon Islam » est celui qui est adapté aux Indonésiens, un Islam tolérant sans exclusive. Gamelan et marionnettes traditionnelles peuvent diffuser la foi. L’important est de voir comment les artistes se comportent. « Art is a token of the grace of Allah that is given to humans to become a medium to be pious to Him. Therefore, we, real believers in Allah, try to reflect Islamic values by means of music » (Y. Wiradiredja). Un exemple de cette tolérance est donné par Birgit Berg : elle a assisté à une cérémonie « œcuménique » pendant laquelle les représentants des différentes religions ont été invités à parler et à pratiquer leurs musiques entre eux.
26Chez les soufis, la poésie et la musique ainsi que, parfois, la danse font partie intégrante de leur pratique dévotionnelle. Ces musiques peuvent être empruntées à la cantillation coranique, mais aussi aux traditions populaires locales, et les pratiques diffèrent d’une région à l’autre. Le ghâzel, la poésie de l’amant et de l’aimé, est compris comme une métaphore de l’amour divin. La limite profane/sacré peut être assez floue.
27Au Bengale, le cas des Bauls d’origine hindoue et des Fakirs musulmans est un exemple fascinant de syncrétisme religieux auquel se sont intéressés Mridul Kanti Chakrobarty et Laxmi G. Tewari. Les Bauls sontles héritiers de la tradition hindoue de la bhakti (amour dévotionnel) ; quant aux Fakirs, ce sont des soufis un peu particuliers. Ces deux courants se rejoignent dans leur rejet des dogmes et des rituels de leurs religions d’origine, ainsi que des barrières de castes et de genre, pour se consacrer à l’amour du Divin que le dévot peut rencontrer en son for intérieur. Ils se rejoignent aussi dans leurs pratiques de dévotion où la musique, la poésie et la danse jouent un rôle important. Entre eux, la proximité est telle que ces soufis sont qualifiés de l’expression synthétique de bhakti soufi et certains saints sont honorés par les deux confessions.
Existe-t-il une musique soufie ?
28La musique soufie a la cote en Occident. Mais cette expression ne manque pas d’ambiguïté, car elle est utilisée dans des contextes et pour des contenus musicaux très différents.
29Quand Razia Sultanova parle des soufis, elle pense aux séances de dhikr au cours desquelles les dévots recherchent une expérience mystique personnelle au travers de la répétition scandée de formules religieuses et d’une gestuelle particulière. Qu’elles soient purement poétiques ou chantées, masculines ou féminines, elles suivent un déroulement qui va d’une première phase d’imprégnation dans une tessiture basse, suivie d’une progression allant jusqu’au paroxysme de l’émotion dans les aigus, pour finir par l’apaisement. Cette forme générale de déroulement se retrouverait dans les séances de poésie profane, dans le déroulement des maqâmât, comme dans d’autres musiques populaires, telles que les rituels féminins d’Ouzbékistan qui, pour certains, n’ont rien de spécifiquement religieux. Irène Markoff a trouvé le même schéma dans les cérémonies de la petite communauté alévi de Bulgarie.
30L’influence soufie se ferait aussi sentir par le biais du ghâzel, la poésie de l’amant et de l’aimée inaccessibles l’un à l’autre ; le même type d’opposition de deux pôles sémantiques est l’un des moteurs de l’émotion dans les répertoires ouzbeks et tadjiks profanes (Sultanova).
31Dans certains rituels féminins d’Ouzbékistan déjà évoqués, la dévotion à Allah s’accompagne du culte d’une déesse. En Afrique noire musulmane et au Maghreb, les séances qualifiées de soufies ont un rôle thérapeutique important. Kirkeraad constate qu’en Afrique de l’Est, le dhikr est perçu comme proche – mais non identique – du culte swahili des esprits et que, même pour des musulmans dévots, les esprits honorés par la tradition sont compatibles avec l’Islam. Par ailleurs, la vulgarisation des chants religieux modifie progressivement leur fonction pour en faire un élément d’affirmation d’identité musulmane.
32À partir de 1980, un intérêt international se fait sentir. Ainsi, un label international enregistre des élèves chantant le répertoire religieux de leur école. Alors que le chant progresse, les enfants commencent à se mouvoir de plus en plus fort à la manière des soufis « comme une mer en mouvement ». Le côté esthétique – et théâtral – prend une place importante. Les prestations publiques deviennent une attraction touristique qui séduit les Occidentaux et les acteurs de la world music : « elles représentent pour eux un idéal : une communauté plaisante et amicale jouissant d’une vie équilibrée et unie au travers de sa musique ».
33On constate donc souvent une continuité entre profane et sacré. Si l’on se place sur un plan purement musicologique, il n’est pas sûr que l’on puisse préciser des critères permettant d’identifier certaines musiques comme spécifiquement « soufies ». Ainsi, les Bauls utilisent des musiques populaires, chacune appartenant au style de leur région d’origine (Chakrobarty).
L’Islam, vecteur d’influence culturelle arabe
34La langue et les cultures des pays arabes bénéficient du prestige de la religion dans les pays musulmans non arabes. Elles sont perçues comme proches de l’Islam et comme sources d’identification.
- 2 Le gambus est un type de luth très ancien dont le corps et le manche sont sculptés dans une pièce (...)
35Il en est ainsi en Indonésie (Java) et en Malaisie, pays dont nous ont parlé Birgit Berg et Francis Hilarian Larry. Les débuts de l’islamisation y sont très anciens et ils ont entraîné l’importation d’éléments culturels proche-orientaux, comme les luths gambus et ‘ud (appelé ici orkes gambus)2. Au XIXe siècle, des commerçants arabes de l’Hadramaout (Yémen) ont joué un rôle important en raison, notamment, de leur connaissance de la religion. Ayant fait souche dans le pays, ils ont conservé une partie de leur héritage culturel initial, bien qu’aujourd’hui, leur connaissance de l’arabe laisse à désirer. C’est le cas de l’orkes gambus, type de musique et de danse dont le luth est l’instrument principal. Sa pratique apparaît maintenant comme une manifestation religieuse, même quand les paroles sont profanes (mais ne sont guère comprises !). La musique elle-même s’éloigne de plus en plus du « son » du Coran pour se rapprocher de la pop arabe. Pourtant, pour le commun des Indonésiens, il s’agit toujours des instruments et du son du pays du Prophète et ils sont donc l’expression de leur identité musulmane. Les groupes qui en jouent s’habillent comme des Arabes et respectent certaines convenances, de sorte que le spectacle est considéré comme hallal, licite sur le plan religieux.
36L’ambiguïté de cette situation est dénoncée par ceux pour qui il est possible de rester enraciné dans sa culture tout en étant musulman, et il ne veulent pas que l’on confonde cette musique avec le dakwah, la musique religieuse. Une autre attitude est celle des fondamentalistes dont l’émergence, depuis 1980, a sérieusement affecté la vie culturelle de quelques régions de Malaisie (Larry). Les femmes n’ont plus le droit de jouer des instruments à corde comme nombre d’entre elles le faisaient ; elles peuvent seulement chanter dans des groupes de ghazal ou de nasyid, mais pas avec des hommes. Paradoxalement, ils s’en sont pris aux musiques traditionnelles, « contaminées d’influences indiennes » et au gambus, pourtant symbole de l’identité islamique des Malais, mais qu’ils considèrent (à tort) comme un instrument indigène préislamique donc haram.
37En Afrique de l’Est, c’est la culture égyptienne qui a bénéficié du prestige de l’arabité, comme nous l’ont expliqué Everett Shiverenje Igobwa et Annemette Kirkeraad. Au début du XXe siècle, l’islam se développa dans l’île de Zanzibar, notamment sous l’influence de la confrérie Qaderîya. Le sultan invita un orchestre égyptien et envoya des musiciens se former au Caire. Avec un temps de retard sur Zanzibar, deux types de musiques se développent sur le continent, toutes deux affublées du nom arabe de taarab malgré leurs différences. Le taarab arabe, celui des hommes, chanté en arabe, est fortement inspiré des pratiques musicales égyptiennes. Le taarab des femmes, plus proche des coutumes ancestrales, est joué notamment au cours des fêtes ; il diffère selon les régions pour lesquelles il est un symbole d’identité. C’est un chant responsorial, accompagné par des instruments variés, européens ou indiens. Il semble donc que, chez les femmes, le mot taarab ait surtout une valeur symbolique de valorisation de leur pratique ainsi que de leur identité musulmane.
L’apport spécifique des femmes
38Le thème de la musique au féminin a été bien présent au cours du congrès ; on le trouve dans des communications portant sur des activités spécifiquement féminines, ou sur des activités que les femmes partagent avec les hommes.
39Les femmes jouent un rôle essentiel pour le divertissement au sein de la famille, la conservation du patrimoine populaire et l’acculturation des enfants. Ces activités ont souvent été épargnées dans les périodes d’intolérance religieuse, mais pas en Afghanistan, où, on l’a vu, les talibans ont réprimé ces pratiques, jusque dans l’intimité des foyers. Les femmes chantaient en frappant des mains et en s’accompagnant de tambourins daireh ainsi que de harpes chang. Elles le font encore dans la diaspora et, peut-être, dans les villages isolés (Doubleday).
40Il existe, comme nous l’avons vu, un taraab spécifique aux femmes en Afrique de l’Est. À Harar (Ethiopie), le répertoire des chants profanes gey faqär accompagnés de percussions, portant sur des thèmes très variés, était chanté autrefois par des groupes de jeunes des deux sexes. À la suite des transformations de la société décrites par Sartori, une redistribution des rôles est apparue : alors que les jeunes hommes préfèrent jouer sur des instruments occidentaux et que les hommes mûrs se « consacrent à la religion », les femmes, amateures ou professionnelles, perpétuent ce répertoire. Shamitu, une chanteuse aveugle, est devenue célèbre ; elle a poursuivi une carrière internationale et est devenue un symbole de la culture harari.
41Les femmes occupent souvent une place spécifique et dominante dans les fêtes traditionnelles. Dans la vallée de Ferghana en Ouzbékistan, R. Sultanova a répertorié leurs très nombreux répertoires qui concernent : le cycle de la vie (naissance, mariage…), les activités calendaires (récoltes, arrivée de la neige…), les célébrations religieuses (Ramadan, Mawlud…).
42Pour les activités partagées par les femmes et les hommes, on peut citer les bardes ashiq, musiciens professionnels de l’Azerbaïdjan, décrits par Anna Oldfield Senarslan. Dès le XVIIIe siècle, certaines femmes ashiq ont su s’imposer dans des concours qui les opposaient à leurs homologues masculins. Récemment elles ont connu un vif succès à la télévision par la mise en scène spectaculaire d’histoires épiques où les héroïnes féminines jouaient le premier rôle. Les innovations qu’elles ont introduites ont été acceptées par la communauté des ashiq, car elles n’ont pas détruit l’essentiel, le saz, le luth local, et le soz, le style poétique. Dans le contexte contemporain qui valorise les stars, ce sont souvent les femmes qui prennent l’avantage.
43Pour Sultanova, en Asie centrale, c’est le soufisme qui a offert aux femmes la possibilité de participer activement à la vie sociale et religieuse. Dans beaucoup d’ordres soufis, les femmes ont pu se joindre aux hommes comme membres laïques et, dans le passé, certaines ont pu avoir des disciples des deux sexes. D’autres sont célèbres pour les poèmes qu’elles ont composés. Le style de maqâm nommé munojat (prière) a été valorisé par le fait qu’il était pratiqué par des chanteuses célèbres, tadjikes et ouzbèkes.
44Ces points positifs ne doivent pas masquer la détérioration du rôle artistique des femmes dans les zones où une conception rigoriste de l’islam s’est imposée.
Les facteurs d’évolution de la musique
45Au cours du congrès, la plupart des participants ont insisté sur les transformations subies par les musiques, aussi bien dans le passé que de nos jours. Il a paru intéressant de souligner plus particulièrement deux d’entre elles.
46Beaucoup d’évolutions ou de créations sont le résultat d’actions volontaires d’états, de souverains, de groupes, qui, loin de considérer la musique comme un divertissement futile, cherchaient à se doter d’instruments performants pour se faire valoir, se donner une identité, modifier les comportements ou stimuler le civisme des populations et l’ardeur des combattants. L’histoire musicale de l’Afghanistan, évoquée par Sakata, Baily et Doubleday, illustre bien ce comportement. Durant les années 1860, les souverains firent appel à des musiciens indiens pour servir à la cour et les couvrirent de cadeaux prestigieux. Au siècle suivant, des orchestres militaires utilisant des instruments « modernes » furent entraînés par des conseillers militaires turcs à partir de concepts occidentaux. Le roi voulant réformer les attitudes à l’égard de la femme dans la société, une chanteuse de la famille royale fut mandatée pour chanter à la radio. Cette chanteuse fut encore utilisée pour créer une nouvelle musique pan-afghane à partir des différentes cultures locales ; des conseillers allemands, américains, tadjiks… apportèrent une aide technique, mais aussi leurs propres conceptions. Cette musique est considérée aujourd’hui comme la musique afghane par excellence. Durant la période communiste qui suivit, un orchestre accompagné d’un chœur fut envoyé dans les zones difficiles du sud pour soutenir le moral des combattants. De leur côté, les mudjahiddin réalisèrent des cassettes pour exalter les vertus du jihad sur fond de tirs de fusils. Aujourd’hui, la radio reçoit de nouveau une attention soutenue de la part de nombreux conseillers occidentaux.
47D’autres évolutions sont la conséquence directe des transformations de la société. En Mauritanie, l’évolution récente ne doit rien au gouvernement militaire de l’époque, celui-ci s’étant désintéressé des arts du spectacle. À l’heure de l’indépendance (1960), la société des Maures arabophones était encore presque entièrement nomade et traditionnelle. Les chefs de tribus y entretenaient des musiciens de cour héréditaires, les iggâwen, chargés d’exalter leurs vertus et de divertir le public averti de leurs familiers avec une musique savante, récréative ou méditative. Ces iggâwen disposaient d’un système musical original comportant cinq modes principaux et une trentaine de sous-modes. À la suite de la grande sécheresse des années soixante-dix et quatre-vingt, cette société subit une transformation radicale en devenant majoritairement sédentaire et urbaine. Les iggâwen devinrent des artistes indépendants devant satisfaire les goûts d’un nouveau public « débédouinisé », sans formation musicale traditionnelle. La musique devint festive et dansante, faisant la part belle à d’excellentes chanteuses. Il s’en est suivi une diminution de la diversité modale, une perte des parties non mesurées, une accélération et une normalisation des rythmes (Guignard). Ainsi, la disparition d’un mode de vie et de sponsors traditionnels, qui n’ont pas été remplacés par l’Etat, ont-ils eu un effet direct sur l’évolution des activités culturelles et de la musique.
48Les fêtes de mariage du Caire décrites par Nicolas Puig avaient lieu autrefois dans « l’avenue des Artistes », barrée pour moitié pour l’occasion. Il s’agissait de festivités populaires très différentes des mariages chics dans les hôtels de luxe. Ces soirées étaient financées selon le principe d’une collecte faite auprès des invités dans une discrétion relative, à charge de revanche pour eux à l’occasion d’une nouvelle célébration. Elles ont laissé dans les esprits une certaine nostalgie. Dans le contexte contemporain, les organisateurs y voient une source de revenus (souvent illusoire) et les aspects financiers et ostentatoires de l’opération prennent le dessus sur l’aspect convivial et festif, entraînant une dépréciation de la musique et des musiciens.
49Jean During souligne lui aussi l’impact de l’urbanisation, qui favorise la formation d’orchestres pour jouer une musique conçue au départ pour des solistes. Les musiciens peuvent provenir de différentes régions et doivent s’accorder sur des intonations communes. Les rythmes et l’ornementation doivent êtres simplifiés et normalisés pour éviter la confusion. On compense ces pertes de singularités en multipliant les contrastes de volume sonore et par le recours à la virtuosité et au vibrato.
Préciser la nature des évolutions et des différences
50Le mugham d’Adzerbaïdjan a éveillé l’intérêt de plusieurs intervenants dans la mesure où il n’a pas subi les mêmes pertes que les autres musiques maqâmiques. S. Baghirova explique que les musiciens sont très attachés aux principes de leur musique dont ils prétendent ne jamais s’éloigner. Ces principes définissent notamment la clef, l’échelle modale, le vocabulaire musical et la structure. Toutefois, s’agissant d’une tradition orale vivante où l’improvisation joue un grand rôle, les meilleurs d’entre eux introduisent des innovations ponctuelles qui sont bientôt adoptées par les autres et deviennent insensiblement canoniques. Sur une plus longue durée, l’écoute d’enregistrements anciens montre une évolution des éléments mêmes du système, par exemple des mugham, car les normes se situent dans la mémoire des musiciens qui évolue parallèlement à la musique. Pour Sanubar J. Baghirova, l’existence de normes, fussent-elles évolutives, n’est pas un obstacle à la créativité et en est peut-être la condition. Actuellement, certains musiciens évoluent à l’intérieur du système, d’autres en sortent carrément.
51Cette distinction entre changements à l’intérieur d’un système et changements du système lui-même m’a paru intéressante. Elle oblige à réfléchir aux critères qui permettent de caractériser un système et de suivre son évolution, et elle pose la question de la créativité. Plusieurs intervenants se sont plus particulièrement penchés sur ces questions.
52L’évolution des échelles modales vers un tempérament égal, qui tend à s’imposer presque partout, est au centre de leurs préoccupations. Dans les musiques traditionnelles, les échelles sont très nombreuses et utilisent des intervalles zalzaliens, différents pour la plus part de ceux de l’Occident. Elles sont hiérarchisées, avec des degrés plus ou moins fluctuants selon leur place dans l’échelle. Cette fluctuance est observée sur ordinateur par Beyhom : il constate ainsi que les intervalles ascendants peuvent différer des intervalles descendants ; il convient donc de relativiser la portée des nombreuses théorisations des échelles qui se sont opposées par le passé ; la position des frettes sur le manche du luth, qui servait de repère aux théoriciens, était plutôt un repère visuel pour les praticiens. Pour During l’échelle modale n’est que le squelette de l’intonation « la note n’est jamais donnée… elle est à produire et à ajuster ». « Dans certains styles, comme celui du setâr persan, le toucher est d’une telle complexité que le concept de note, propagé par les théoriciens de l’Ouest comme de l’Est, perd son sens ». Il souhaite que « les musiques maqâmiques du monde musulman, avec leurs subtiles nuances d’intervalles […] soient un bastion de résistance à l’uniformisation des intonations ».
53Sakli ajoute que l’intonation d’un maqâm se caractérise en outre par une « sensation modale » qui lui est propre, obtenue à partir de configurations de notes particulières : en l’absence d’intonation spécifique, une musique ne peut être considérée comme arabe.
54Les rythmes ont été analysés par Habib Yammine. Bien que leur nombre ait beaucoup diminué, ils restent très nombreux dans le monde arabe et jouent un rôle structurant notamment dans la musique andalouse maghrébine : toutes les nuba, sont assujetties au même système rythmique constitué de cinq mouvements ; chaque mouvement est basé sur un cycle rythmique défini : d’une nuba à l’autre, les maqâmat changent, les mélodies aussi, mais pas la structure rythmique. Il existe des rythmes monocycliques, qui s’adaptent à la mélodie par les variations, et des rythmes polycycliques fixes superposés, notamment dans les musiques populaires. Ce caractère structurant des rythmes se retrouve dans bien d’autres musiques orientales.
- 3 L’isochronie n’est pas non plus toujours rigoureuse dans les musiques de l’Occident : elle n’exist (...)
55Pour During, le concept de pulsation isochrone, sur lequel s’appuient les théoriciens tant en Occident qu’en Orient, ne suffit pas à rendre compte de la richesse des pratiques. Grâce à l’informatique, il a pu mettre en évidence des musiques où les intervalles entre deux pulsations ne sont pas égaux, et même où ces variations se modifient en même temps que le tempo s’accélère, ce qui met hors jeu les boîtes à rythme3. Bien entendu, il n’est pas question d’isochronie dans les pièces à rythme libre, non mesuré, fréquentes en improvisation.
- 4 J’ajoute : et des modulations tonales.
56Nidaa Abou Mrad s’est intéressé aux interactions entre systèmes musicaux différents. Pour lui, les systèmes d’intonation occidentaux et orientaux, de proches qu’ils étaient au Moyen Age, ont divergé en Occident sous l’effet de l’harmonie, de la polyphonie4, et sont devenus incompatibles. Au XXe siècle, les musiques orientales et occidentales se redécouvrent et les musiciens s’essayent à des hybridations variées. Au début, ils introduisent dans leurs compositions des formules qui, placées dans un contexte particulier (harmonique en Occident), apportent une touche d’exotisme intéressante ; les échelles originales sont conservées. De même, Yammine note qu’un rythme arabe joué sur un instrument étranger peut prendre une coloration exotique. Par la suite, la multiplication de ces intrusions allochtones dans les musiques orientales finit par sacrifier la personnalité spécifique du système sensé bénéficier des hybridations. Abou Mrad propose un « indice d’exosémie » permettant de préciser le degré d’intégrité d’une musique traditionnelle ; l’indice élevé observé dans beaucoup de musiques arabes signe l’échec du processus ambitieux de modernisation.
57D’autres facteurs ont été évoqués, susceptibles de singulariser un système musical ou de le banaliser : l’harmonie et la polyphonie occidentales et leurs effets de standardisation sur les intonations ; l’hétérophonie qui, au contraire, est un marqueur de certaines musiques modales ; les styles d’ornementation, de broderie, de variation, les marges laissées à l’improvisation ; les timbres, les mode d’émission de la voix, qui permettent parfois d’identifier l’origine d’un chant (par exemple, la voix de la cantillation coranique) ; enfin les caractéristiques formelles comme la courbe ascensionnelle du maqâm, la suite des rythmes des nuba ou les formes de la variété occidentale. Ces facteurs pourraient être pris en compte de façon plus systématique dans les analyses comparatives synchroniques ou diachroniques que plusieurs participants ont souhaité. Ces analyses sont parfois facilitées par les outils informatiques dont nous disposons aujourd’hui.
Une situation contemporaine spécifique ?
58Sans prétendre à l’exhaustivité, les communications entendues au congrès permettent de dégager quelques tendances importantes. La plus manifeste serait la convergence vers des normes communes au niveau des grammaires musicales, mais aussi des modalités de la pratique musicale et de son environnement : instruments de musique utilisés, orchestres de grande dimension, adaptation aux contraintes du cinéma et de la télévision, modalités des formations professionnelles des musiciens. Les musiques maqâmiques et savantes ont été les principales victimes du modèle dominant. Pour Sakli, « la musique arabe doit cohabiter aujourd’hui avec une multitude d’autres musiques, mais dans un déséquilibre flagrant […] Les compositions vraiment traditionnelles sont rarissimes. Ce qui reste comme musique proprement arabe se limite au genre léger de la variété ». Pour During, nous observons aujourd’hui des phénomènes de décontextualisation, de déterritorialisation, d’uniformisation et d’un abaissement du niveau destiné à toucher davantage de public. Ces phénomènes ne sont pas nouveaux : « une globalisation relative a pu être observée dans le passé pour la musique ottomane dominant la Méditerranée, ou celle de l’Egypte s’étendant vers le Maghreb, ou encore celle de l’Inde en Asie centrale… »
59Alors, rien de spécifique dans la situation contemporaine ? Trois grands secteurs sont concernés par cette question : les médias, les transformations de la société, les contacts musicaux avec l’Occident.
601. Toujours selon During, le processus de globalisation « est formidablement amplifié par les supports médiatiques et des moyens de diffusion d’une efficacité jamais connue » ; de plus, « les musiciens de toute origine sont plongés dans une ambiance musicale planétaire qui modifie peu à peu leur perception […] (ainsi que celle de leur public) : « du matin au soir nos oreilles baignent dans des sons musicaux, que ce soit dans le taxi, dans les ascenseurs, les magasins et restaurants […] Le risque à mesurer, c’est que les spécificités des musiques traditionnelles finissent par être gommées, entraînant soit leur disparition, soit leur intégration à la musique dominante ».
612. Les transformations des sociétés confrontées à l’urbanisation, aux bouleversements économiques, technologiques, sociaux et, pour faire bref, à la modernité, jouent, elles aussi, un rôle très important comme on l’a vu en Mauritanie (la musique des griots) et en Egypte (musiques de mariage). Il est probable que certaines musiques, notamment populaires, disparaissent avec le milieu qui leur sert de support, (ce point a été peu abordé).
623. Quant aux contacts avec l’Occident, Zevaco remarque à juste titre que : « L’exportation des musiques d’Asie centrale en Occident joue aussi un rôle dans la façon dont les musiciens appréhendent leur propre musique. Si les musiciens qui se produisent internationalement sont peu nombreux (et ce sont souvent les mêmes), ils rapportent et relaient un idéal artistique orientaliste, qui consacre le concert comme lieu d’expression de l’Art traditionnel. Dans une autre perspective qui aboutit cependant généralement aux mêmes symbolismes culturels, ils participent à des rencontres de musiciens, ou à des « master-class » qui occultent la fonction sociale ou rituelle de la musique, pour ne définir à ce moment précis qu’une fonction artistique. (Les griots et les bardes perdent leur statut et deviennent des « artistes »).
63Kirkerrad nous a montré comment, sur le terrain, la musique soufie a éveillé l’intérêt des touristes et des acteurs de la world music. Elle analyse le cas de l’album « Egypte » de Youssou N’dour (2004), inspiré à la fois des Mourides (confrérie sénégalaise), du mbalax sénégalais et du tarab populaire égyptien, un syncrétisme musical qui fait écho au syncrétisme intellectuel. Les partenaires de cette opération, un artiste africain de la scène mondiale et un acteur de la word music, y trouvent leur compte économique et de notoriété : le premier y trouve « le moyen de concilier le particulier et l’universel » en se réclamant à la fois de ses racines sénégalaises et de sa participation à une fraternité soufie beaucoup plus large dans la célébration d’une musique religieuse » ; le second pense sans doute avoir valorisé un artiste africain. Dans la confusion qui règne à ce niveau, les imaginaires se croisent et se confortent dans l’ambiguïté. C’est ainsi qu’un gnawa et un jazzman américain se trouvent une ascendance commune qui se perd dans un passé lointain (Deborah Kapchan) et qu’un joueur de raï justifie son utilisation d’éléments musicaux espagnols contemporains en faisant référence à la culture arabo-andalouse (Nasser al-Taee)
64La mondialisation actuelle entraîne donc l’apparition de nouvelles catégories d’acteurs, les musiciens reconvertis en artistes internationaux et les acteurs de la world music. Ces derniers cherchent à commercialiser une musique qui puisse être vendue dans le monde entier, donc correspondre aux goûts variés des acheteurs solvables (surtout occidentaux ou occidentalisés). Mais cette question a été peu abordée au cours du congrès et je m’en tiendrai donc à cette modeste et banale contribution.
65En définitive, la perte des singularités a été déplorée par de nombreux participants, mais beaucoup n’ont pas voulu noircir le tableau. Jean During rapporte quelques signes de réaction et de retour sur le local « ou du moins le local tel qu’on l’imagine, mais peu importe » ; il signale le rétablissement de la transmission maître/disciple en Asie centrale, l’improvisation placée en Iran au-dessus de la composition et la redécouverte des intervalles anciens en Azerbaïdjan.
66 Fatémi note que, « contrairement à l’Egypte où se constate « la domination presque complète de la popular music », en Iran, « un mouvement de retour au passé a commencé vers la fin des années 60, par les grands maîtres ‘non médiatisés’ et presque tout à fait inconnus de la masse populaire ».
67De son côté, Yammine, lui-même percussionniste, estime que, « malgré le recul de la musique d’art proche orientale issue de l’école de la Nahda, des compositeurs orientaux et maghrébins ont continué, tout au long du XXe siècle, à s’exercer aux deux formes du muwashshah et du samâ’î et à utiliser ainsi les rythmes qui leur sont appropriés […] Les deux dernières décennies voient apparaître en orient et en occident de nouveaux ensembles musicaux spécialisés dans des traditions ou styles qui étaient presque oubliées comme l’art de la wasla orientale issu de l’Ecole de la Nahda ». En France, des musiciens médiévistes s’intéressent aux rythmes arabes comme source d’inspiration pour interpréter les chansons de troubadours et ces rythmes sont aussi pratiqués dans certaines institutions culturelles.
68Sur un plan plus général, « tout en étant liés à des traditions bien déterminées, les rythmes peuvent se prêter à toutes sortes de créations et peuvent accompagner certains genres dans leurs migrations. « La richesse et la diversité des répertoires rythmiques s’avèrent être de vraies sources d’inspiration pour de nouvelles créations musicales […] Le rythme est une marque culturelle forte qui maintient le compositeur lié à sa culture d’origine ». Les rythmes se prêteraient donc mieux aux hybridations que les intonations.
69D’autres intervenants se veulent carrément optimistes. Parlant du Tadjikistan, Spinetti attend d’une certaine confusion des genres a creative fertilization et Baily pense que le nouveau terrain occidental dans lequel évolue aujourd’hui la musique de la diaspora afghane lui sera profitable.
Préserver, mais quel patrimoine et comment ?
70L’utilité de la préservation des traditions orales n’est généralement pas contestée, au moins chez les chercheurs. En 1990, la Maison des Cultures du Monde a pu enregistrer au Maroc la totalité du cycle des nuba et l’Unesco s’est intéressée à la conservation des musiques d’Azerbaïdjan. Au Yémen, le « chant de Sanaa », al-ghinâ al-san‘ânî, en voie de disparition dans sa version traditionnelle, fait actuellement l’objet d’un projet de préservation systématique dirigé par Jean Lambert. Il en a analysé le déroulement, permettant ainsi de réfléchir aux questions suscitée par un tel projet :
— Il ne suffit pas de réaliser des enregistrements pour maintenir vivante la tradition, encore faut-il que les musiciens et surtout leur public s’y intéressent : si elle tend à disparaître, c’est peut-être que les lieux où elle se pratiquait disparaissent eux aussi et qu’elle n’attire plus suffisamment le public, comme on le voit aussi en Mauritanie. Le classement du chant de Sanaa par l’Unesco, en tant que Patrimoine oral et immatériel de l’humanité, pourra-t-il rehausser son prestige et avoir un impact positif ? C’est, en tout cas, ce qui a été observé en Azerbaïdjan (Baghirova).
— Par ailleurs, le choix d’un patrimoine particulier à préserver peut entraîner des tensions dans les communautés dont la musique n’a pas été retenue, comme ce fut le cas au Yémen. Alors, se contenter de conserver intégralement les « meilleures » musiques ou élargir la palette en étant moins exigeant ?
— Les musiques vivantes étant par nature évolutives, leur sacralisation peut avoir un impact négatif sur la créativité comme cela a été constaté au Maghreb.
- 5 Ils se sont inspirés, au départ, des râgamâlâ indiens, ces miniatures associées à chaque râga.
71Un volet de formation des musiciens et du public apparaît donc comme le complément indispensable à la réussite d’un tel projet. L’expérience des conservatoires du Moyen-Orient montre qu’une formation trop calquée sur les concepts occidentaux peut mener à une impasse. Il s’agit de gérer ce paradoxe : conserver des musiques dont, par ailleurs, on souhaite préserver la faculté d’improvisation et d’évolution. Selon Mohamed Azadehfar, l’Iran a cherché à imaginer une pédagogie adaptée à la tradition savante du radîf. Les gûsheh qui en font partie sont des structures ouvertes qui ne prennent vie que par l’improvisation. Autrefois, dans le cadre de la transmission orale, ces structures étaient intériorisées au travers de l’apprentissage de l’ensemble des gûsheh jouésdans des interprétations différentes, donc un apprentissage de longue durée, mais qui prépare l’étudiant à une interprétation personnelle de la tradition. Aujourd’hui, ces structures sont transcrites, ce qui accélère beaucoup la transmission, mais bloque le processus d’improvisation. Or les musiciens ne sont pas prêts à revenir en arrière. Des chercheurs ont donc entrepris de trouver une pédagogie adaptée. Dans un premier temps, ils ont analysé la partie commune de réalisations différentes d’un même gûsheh et l’ont présenté aux étudiants. Ils se sont alors heurtés à la difficulté de mémoriser de telles abstractions. Leurs recherches actuelles portent sur l’association d’images aux stimuli musicaux, des images soigneusement choisies en s’appuyant sur la psychologie de l’apprentissage5.
72Pour conclure, le congrès a éveillé beaucoup d’intérêt, mais aussi de questions qui méritent une réflexion approfondie, notamment sur la conservation et la transmission des musiques du monde de l’Islam. Le congrès a donc décidé de pérenniser son existence sous forme de rencontres triennales et de séminaires, mais aussi d’actions concrètes. Les actes du congrès sont déjà accessibles sur le site Internet du congrès, ainsi que des exemples musicaux.
Notes
1 Le baghlama, encore appelé saz, est un luth à long manche étroit que l’on trouve dans une region très vaste jusqu’en Asie centrale
2 Le gambus est un type de luth très ancien dont le corps et le manche sont sculptés dans une pièce de bois monoxyle. Il a eu autrefois une zone de diffusion très large en Afrique de l’Est et au Proche Orient, notamment au Yémen, où il est l’instrument emblématique du « chant de Sanaa » (cf. Lambert). Il a été remplacé presque partout par le ‘ud, sans doute plus tardif, à la caisse bombée, ou par la guitare.
3 L’isochronie n’est pas non plus toujours rigoureuse dans les musiques de l’Occident : elle n’existe pas notamment dans le rubato et les récitatifs.
4 J’ajoute : et des modulations tonales.
5 Ils se sont inspirés, au départ, des râgamâlâ indiens, ces miniatures associées à chaque râga.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Michel Guignard, « Les musiques dans le monde de l’islam », Cahiers d’ethnomusicologie, 21 | 2008, 269-286.
Référence électronique
Michel Guignard, « Les musiques dans le monde de l’islam », Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 21 | 2008, mis en ligne le 17 janvier 2012, consulté le 21 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/1300
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