Centrafrique : musiques pour sanzas et xylophones
Centrafrique. Musique pour sanza en pays gbaya. Enregistrements (1977) : Vincent Dehoux ; texte : Paulette Roulon et Vincent Dehoux ; photographies : Gilles Burgard et Vincent Dehoux. Livret de 36 pages, en français et anglais, 5 photographies, 1 carte. 15 plages. Un CD AIMP XXVII, VDE CD-755, 1993. Durée totale : 69’ 08’’.
Centrafrique. Musique Gbáyá. Chants à penser (2). Enregistrements (1977 et 1979) : Vincent Dehoux ; texte : Paulette Roulon-Doko et Vincent Dehoux ; photographies : Yves Monino, Paulette Roulon-Doko et Vincent Dehoux. Livret de 28 pages, en français, anglais et allemand, 4 photographies. 14 plages. Un CD Ocora/Radio France, C 560079 HM 83, 1995. Durée totale : 63’ 09’’.
Centrafrique. Xylophones de l’Ouham-Pendé. Enregistrements (1992-95) et texte : Sylvie Le Bomin ; photographies : Annick et Sylvie Le Bomin. Livret de 24 pages, en français, anglais et allemand, 4 photographies. 13 plages. Un CD Ocora/Radio France, C 560094 HM 83, 1996. Durée totale : 68’ 35’’.
Texte intégral
1Les Gbáyá ‘Bodoé, sous-groupe Gbáyá Kàrá d’environ 5000 personnes de l’ouest de la République Centrafricaine, ont, comme toutes les populations d’Afrique centrale, des musiques chantées accompagnées de tambours qui rythment les veillées de danses ; mais Vincent Dehoux a découvert chez eux un genre plus intimiste, les « Chants à penser » – gima ta mo – qui constituent le répertoire spécifique des musiques pour sanza.
2La sanza gbáyá est constituée d’une série de lamelles métalliques fixées sur un chevalet également en métal, et disposées en éventail sur une petite caisse en bois. De petits anneaux métalliques entourant les lames permettent d’en prolonger la vibration et d’ajuster la hauteur du son de chacune d’elles. Le musicien intervient de façon prépondérante dans la facture de la sanza, car c’est lui qui détermine la longueur de chaque lame ainsi que le nombre et la densité des éléments bruisseurs qui lui sont adjoints, c’est-à-dire la sonorité propre à son instrument.
3La particularité du timbre de chaque sanza illustre l’impression qui se dégage à l’écoute des deux premiers disques : l’existence d’une extrême diversité à partir d’un matériau de base qui semble très restreint. En effet, les quinze pièces qui composent les deux publications ont été enregistrées avec les mêmes interprètes, dans les mêmes villages, certaines étant présentées en deux, trois, voire quatre versions différentes. Pourtant, il se dégage de chaque enregistrement une atmosphère particulière, qui en fait une interprétation unique et permet à l’auditeur de parcourir les plages sans jamais se lasser de l’entêtant grésillement des lamelles.
- 1 Les chiffres romains I et II désignent respectivement le disque AIMP et celui d’Ocora ; les chiffr (...)
4Les enregistrements témoignent de l’extrême souplesse qui prévaut à leur exécution : d’un seul musicien dialoguant avec sa sanza (I-1, 8 et 12, II-2 et 12)1 à des formations regroupant deux sanzas, un chanteur soliste, un chœur, des hochets et des bâtons entrechoqués, toutes les configurations sont possibles. Il est d’autant plus facile de s’en rendre compte que l’auteur a tenu à proposer, dans chacun des CD et de façon systématique pour celui d’AIMP, plusieurs versions de chaque chant.
5Prenons l’exemple de soré ga mo, « l’arbre de paix ». Dans le disque AIMP, les trois versions, bien qu’interprétées par le même chanteur soliste accompagné à chaque fois de deux sanzas, de hochets et de bâtons entrechoqués, sont toutes différentes : dans la première version (I-1), les sanzas ne sont pas de même taille, et un chœur grave répond au soliste ; dans la seconde (I-2), il s’agit de deux grandes sanzas et les personnes présentes laissent le chanteur s’exprimer seul, tout comme dans la dernière plage (I-15), où le soliste a choisi la voix de tête, créant ainsi une tension extrême. En revanche, l’enregistrement du disque Ocora (II-13), plus paisible, est à rapprocher du doux balancement de la première version (I-1). Une écoute des différentes versions d’une même pièce permet donc d’apprécier, à travers la permanence de sa structure musicale, la liberté dont dispose le chanteur pour exprimer ses sentiments du moment.
6Le répertoire des chants à penser, réservé aux hommes, rassemble des chants de route, un jeu musical, des sessions de danse et un ensemble de chants sentimentaux dont les deux thèmes principaux sont l’amour et la solitude.
7Les chants à caractère sentimental constituent la part la plus importante des chants à penser. Le sentiment amoureux est illustré par neuf chants qui correspondent chacun à un type de femme. Ils symbolisent la jeune fille aimée, naa-koro (I-11 et 12, II-1), l’amour non réciproque, yaa-tia et ba-di-ein-ha-naa-dai (I-4 et 10, II-14), la femme idéale, sore-ga-mon (I-1, 2 et 15, II-13), mais aussi la femme inaccessible, l’aventure passagère, la séductrice ou l’épouse absente. Les chants relatifs à la solitude font référence à l’orphelin, dai-tè (II-4 et 12), à l’homme célibataire ou à l’aigle mythique qu’appelle à l’aide l’homme désemparé, ndio (I-5, 13 et 14, II-6).
- 2 Simha AROM, Polyphonies et polyrythmies d’Afrique centrale - Structure et méthodologie, Paris : SEL (...)
8Les chants de route, dont la fonction première est de rythmer et soutenir la marche – « la sanza c’est mon vélo »2 – peuvent rester strictement instrumentaux (I-3, II-1). Lorsque les paroles sont prononcées, elles évoquent le désir de rentrer chez soi au plus tôt (I-8, II-7 et 8). Dans le livret Ocora figure le texte d’un chant de route qui permet de mieux connaître les sentiments qui nourrissent l’inspiration des musiciens gbáyá. Cette pièce est par ailleurs la plus longue (11’40’’) et comprend quatre parties alternant chant accompagné et sanza seule qui mettent en valeur le dialogue qui s’instaure entre le chanteur et son instrument.
9Les pièces naa-woro (I-9 et 10, II-11) sont purement instrumentales ; elles sont destinées à faire danser les femmes et les jeunes filles, et ne sont tributaires d’aucune thématique particulière.
10Les disques présentent également des pièces issues d’autres répertoires. La structure musicale qui caractérise les chants à penser, jeu polyphonique à la sanza et mélodie vocale indépendante, se transforme alors en jeu mélodique reproduisant le chant, les deux pouces de l’instrumentiste étant le plus souvent à l’octave. Ces pièces, issues de répertoires vocaux, peuvent évoquer un thème des chants à penser, par exemple celui de l’orphelin (I-6 et 7), ou respecter la manière de chanter habituelle, comme pour le chant de guerre (II-10) dont les paroles doivent vanter la valeur des guerriers ou des chasseurs (la transcription du texte permet d’effectuer la comparaison avec celle du chant de route).
11Les livrets des deux disques sont également clairs et précis. Toutefois, celui d’AIMP, plus exhaustif, et donc plus informatif quant au contexte ethnographique et à la facture de la sanza, commente plus longuement chaque plage, mais ne comporte pas de transcription de texte chanté. Les photographies des musiciens, prises au cours de séances d’enregistrements, achèvent de plonger l’auditeur/lecteur dans l’esprit des chants à penser, que l’on rapprocherait volontiers de celui du blues.
12Xylophones de l’Ouham-Pendé présente des musiques de populations qui, tout comme les Gbáyá ‘Bodoé, résident dans le nord de la R.C.A. Ce sont les Gbeya, sous-groupe Gbaya, et les Banda Gbambiya, isolés de leur groupe principal Banda situé plus à l’Est. Tous utilisent le xylophone portatif à résonateurs multiples au sein de formations comptant deux ou quatre xylophones pour les Banda Gbambiya, un seul instrument pour les Gbeya, qui exécutent des répertoires rituels et profanes.
13Les enregistrements proposés mettent en relief la différence d’esthétique qui existe entre les pièces des deux ethnies, notamment en ce qui concerne la musique profane. Alors que la musique banda gbambiya est avant tout une musique de masse dont la densité est due à l’extrême imbrication des parties tant vocales qu’instrumentales, les pièces gbeya ont, avec un seul exécutant, un caractère plus intime qui rappelle parfois celui des chants à penser.
14Chez les Banda Gbambiya, l’exécution des pièces rituelles est confiée à deux xylophones :
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engeren, « celui qui parle », xylophone soliste à sept lames, assure la partie soliste qui seule peut comporter des variations ;
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ayan, « le petit », comprend également sept lames dans un registre plus aigu ; il complète le jeu du soliste par un accompagnement en ostinato.
15Pour le culte des jumeaux, la formation instrumentale qui accompagne le chant est complétée par un tambour à deux peaux, kporo, et trois paires de hochets (plage 4), la chanteuse soliste étant la matrone qui a aidé à l’accouchement. La pièce exécutée pour l’initiation (plage 10) nécessite la même formation instrumentale enrichie de la présence d’un grelot attaché à la peau de panthère que revêt le meneur de la danse ; ses changements de rythme permettent aux initiés d’identifier le mouvement chorégraphique à effectuer.
16L’initiation sumale gbeya a été empruntée aux Banda. Les deux versions proposées, qui accompagnent un ensemble de danses imitant des attitudes d’animaux, sont strictement instrumentales (plages 8 et 9). La première fait appel au xylophone zanga, à une paire de hochets et à une petite flûte en corne, zak zembèrè, qui reproduit dans le registre aigu la mélodie du xylophone. Dans la seconde, trois tambours et une paire de hochets accompagnent le xylophone. L’ordre d’entrée des instruments est immuable : le xylophone commence toujours seul, puis joue une formule dans laquelle il fait particulièrement résonner une lame aiguë. Entrent alors le petit tambour, dal, puis le second, bion, qui exécutent des ostinati rythmiques simples, avant que le troisième tambourinaire, qui utilise deux tambours, be gata et naa gata, ne commence à jouer. Cette dernière partie, variée, permet d’instaurer un dialogue entre xylophoniste, tambourinaire et éventuellement meneur de danse, qui feront preuve de virtuosité.
17Les trois pièces gbeya issues du répertoire profane permettent d’apprécier la finesse et la virtuosité de l’interprète. Ce sont des versions instrumentales de chants qui traitent de sujets d’actualité (plage 1), de la dot, thème important chez les gbeya (plage 6) ou du sort de l’orphelin (plage 7). Par ailleurs, cette dernière pièce évoque, en raison de sa thématique et du style de son interprétation, les chants à penser des Gbáyá ‘Bodoé.
18Les musiques profanes jouées par l’orchestre banda gbambiya sont à l’opposé de cet état d’esprit, puisqu’elles appartiennent toutes au répertoire kevere kotara, « danse pour s’amuser ». L’orchestre se compose alors de quatre xylophones (engeren, ayan, mais aussi okon et aguan), un tambour, plusieurs hochets, une trompe et éventuellement de grelots. Okon, « l’époux », qui compte huit lames, est le xylophone le plus aigu et assure une partie d’accompagnement en ostinato. Aguan, « le buffle », complète l’ensemble dans l’extrême grave. L’orchestre accompagne des chants dont les sujets, souvent moqueurs, relèvent d’anecdotes ou font référence à des moments de l’histoire du groupe (plages 2, 5, 11 et 12). Cette catégorie de pièces, bien que reconnue comme profane, est également jouée lors des rituels dont elle constitue la partie non spécifique.
19Les deux dernières plages du disque (12 et 13) font se succéder deux versions d’un même chant : la première accompagnée par l’orchestre de xylophones, la seconde par une harpe heptacorde, kundé, et une paire de hochets. On découvre alors que la musique banda gbambiya peut avoir un caractère beaucoup plus intimiste. Le changement d’esthétique est flagrant : les voix sont beaucoup plus retenues, aucune ne se détachant du groupe pour devenir soliste. Cette mutation spectaculaire d’un chant accompagné par un orchestre de quatre xylophones à une version avec une seule harpe est coutumière pour les Banda Gbambiya, qui se plaisent à interpréter leurs pièces préférées sur chacun de leurs instruments polyphoniques.
20Enfin, Sylvie Le Bomin a eu l’idée de présenter dans son disque un conte banda gbambiya relatant l’origine des xylophones. Plus que l’intérêt ethnographique de ce récit, dont le livret propose un résumé, c’est le passage dans lequel le conteur imite le timbre de deux xylophones et celui du tambour qui retient notre attention, puisqu’il nous permet de comprendre de quelle manière le conteur, qui est aussi le facteur de l’ensemble de xylophones, perçoit et/ou conçoit le son de ses instruments.
21En nous faisant pénétrer dans la profondeur de l’univers musical de trois ethnies de l’ouest centrafricain, les superbes enregistrements qui constituent ces trois disques justifient encore une fois l’intérêt que portent les ethnomusicologues à la musique d’Afrique centrale.
Notes
1 Les chiffres romains I et II désignent respectivement le disque AIMP et celui d’Ocora ; les chiffres arabes désignent les plages concernées.
2 Simha AROM, Polyphonies et polyrythmies d’Afrique centrale - Structure et méthodologie, Paris : SELAF, 1985, p. 47.
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Référence papier
Nathalie Fernando et Fabrice Marandola, « Centrafrique : musiques pour sanzas et xylophones », Cahiers d’ethnomusicologie, 9 | 1996, 341-345.
Référence électronique
Nathalie Fernando et Fabrice Marandola, « Centrafrique : musiques pour sanzas et xylophones », Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 9 | 1996, mis en ligne le 05 janvier 2012, consulté le 13 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/1294
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