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Ndroje balendro, musiques, terrains, disciplines

Textes offerts à Simha Arom, édités par Vincent Dehoux, Suzanne Fürniß, Sylvie Le Bomin, Emmanuelle Olivier, Hervé Rivière, Frédéric Voisin. Paris : Peeters, 1995
Denis-Constant Martin
p. 331-335
Référence(s) :

Ndroje balendro, musiques, terrains, disciplines, textes offerts à Simha Arom, édités par Vincent Dehoux, Suzanne Fürniß, Sylvie Le Bomin, Emmanuelle Olivier, Hervé Rivière, Frédéric Voisin. Paris : Peeters, 1995. 379 p. (Société d’études linguistiques et anthropologiques de France, numéro spécial 27). ISBN 2-87723-158-5

Texte intégral

« Dans ces métiers là, l’un des principaux attraits, c’est qu’ils sont une ouverture perpétuelle vers le monde, sur tout… »
recueilli lors d’un entretien avec Simha Arom, Paris, le 15 juin 1972.

1A l’occasion du soixante-cinquième anniversaire de Simha Arom, quelques uns de ses amis, disciples et collègues, se sont réunis pour lui offrir un ouvrage d’hommage. Toutefois, la collection de ces textes (intitulée Ndroje balendro d’après le titre d’une pièce pour trompes banda linda que le dédicataire affectionne particulièrement), dépasse amplement le cadre traditionnel des recueils offerts à un aîné prestigieux : au delà du respect, de l’estime, de la reconnaissance exprimés à travers des études diverses, ce volume illustre la fécondité du travail accompli par Simha Arom. Il semble guidé par une logique et construit avec homogénéité : celles que confère aux chapitres leur source d’inspiration commune. Axes de recherche repris et prolongés, méthodes appliquées et enrichies, débats et investigations nouvelles y témoignent, non pas tant d’une dette, mais plutôt de l’aiguillonnement prodigué et de la stimulation reçue soit par le contact direct et la collaboration avec Simha Arom, soit par la lecture de ses articles et de ses ouvrages, le plus souvent par les deux.

2Lu par un sociologue (et non par un musicologue) dialoguant avec Simha Arom depuis près de vingt-cinq ans, Ndroje balendro s’organise de deux manières.

3Sur un plan formel, d’abord, il propose des informations (biographie, bibliographie et discographie) permettant de recomposer la carrière de Simha Arom, matériaux bruts sur lesquels se greffent des témoignages qui leur donnent dimension humaine : ceux de Gary Bertini et de Geneviève Dournon. A travers ces pages qui parlent de l’enfance, de la formation, des premières expériences africaines, on perçoit le poids dont un double héritage va peser sur l’attitude de l’ethnomusicologue face à son objet : l’expérience du judaïsme dans ce qu’elle eut de plus dramatique mais aussi en ce qu’elle recélait de plus exultant (la tradition hassidique) ; la pratique musicale au sein de l’orchestre symphonique classique occidental, école de rigueur et de sens collectif, dont les contraintes peuvent aussi être ressenties comme flirtant avec l’arbitraire et l’absurde. De là se sont envolés les désirs de l’homme : une insatiable curiosité intimement liée à un solide pragmatisme.

  • 1  Par ordre d’apparition dans l’ouvrage : Jacqueline M.C. Thomas, Luc Bouquiaux, Serge Bahuchet, Vin (...)
  • 2  Karine Chemla, Serge Pahaut, Jean-Claude Risset, Judith Schlanger, Jacques Schlanger, Jean Molino, (...)

4Le mot semble étonnant lorsque l’on pense à l’importance de la réflexion méthodologique dans le travail de Simha Arom. Pourtant, peut-être est-il au départ même des innovations qu’il a mises en œuvre. Au cours d’une de nos premières rencontres, il m’avait bien affirmé « je pratique l’a-méthode » pour décliner immédiatement ensuite une série logique de questions que l’ethnomusicologue arrivant sur le terrain doit avoir présentes à l’esprit… Plus globalement, écrit Gary Bertini (p. 28), « […] du pragmatisme, il fait une méthode conséquente et formidable » ; Geneviève Dournon raconte comment elle s’est progressivement développée en ethnomusicologie dans la confrontation avec les réalités africaines ; les chapitres des compagnons de travail et disciples de Simha Arom1 constituent une manière de « réalisation » d’un « modèle » implicite de discours de la méthode, jamais énoncé en tant que tel et tramant au fond toute son œuvre. Pourtant il ne s’agit pas ici d’application stricte mais, comme le constate Jean Molino (p. 199), de réinterprétation, de prolongement créatif. Les chapitres signés d’amis et collègues2 poursuivent dans cette voie, en l’élargissant : se référant précisément ou non aux recherches de Simha Arom, ils s’attachent à des questions qu’elles ont soulevées pour eux dans les domaines les plus divers : de la musicologie à la philosophie. Finalement, l’hommage se lit dans le don de manuscrits musicaux signés de Pierre Boulez et György Ligeti, dans un poème de Prithwindra Mukherjee et dans l’histoire merveilleuse de la redécouverte du « cabinet » de musique juive de Moisei I. Beregovski, inventorié par Israël Adler.

5Ce premier découpage que l’on pourrait résumer en : présentation, prolongements, débats, hommages (ce qui ne recoupe pas tout à fait le plan adopté par les éditeurs de Ndroje balendro), peut, à un second niveau, s’effacer devant une analyse thématique. Ici encore, ce qui appartient en propre aux auteurs paraît difficilement dissociable du travail de Simha Arom et l’ouvrage prend à cette autre lecture allure de forum où débattent les signataires, avec Simha Arom aussi bien qu’entre eux.

6Le parcours commun commence clairement avec les questions de méthode, reposées par de nouvelles conceptions du travail sur le terrain et inscrites dans des approches interdisciplinaires : l’ethnomusicologie doit se nourrir d’autres sciences qu’elle peut à son tour enrichir ; dès lors, l’amélioration de la connaissance de la musique, et des conditions de sa production, entraîne une plus fine compréhension des sociétés humaines et suggère de nouvelles chaînes d’interrogations. Deux d’entre elles, intimement mêlées, paraissent se dégager ici : une première part de la relation entre musique et systèmes de croyance, touche à l’éthique, à la philosophie pour aboutir aux sciences cognitives ; une seconde concerne les organisations sociales, les conséquences des contacts culturels, l’évolution des sociétés pour s’intéresser au changement et à l’identité. En fin de parcours, on le voit, c’est au problème crucial de la spécificité et de l’universel que ces réflexions, suscitées au commencement par les méthodes en ethnomusicologie, conduisent à s’intéresser.

  • 3 Qui reproduit en tête de son chapitre ce petit guide d’enquête dialogué en deux phrases : « SLB : L (...)

7La méthode dérivée de l’a-méthode, s’il est possible de le penser ainsi, est évidemment un moyen ; elle doit permettre de mieux comprendre les musiques et les hommes qui les font. Elle s’invente sur le vif, en fonction des contraintes de la situation de recherche et des objectifs poursuivis en s’inspirant de ce qui est pratiqué dans d’autres disciplines. Elle « sort » donc du terrain ; mais elle est retravaillée, systématisée avant d’y être renvoyée pour que son efficacité soit vérifiée, pour y être affinée. La séparation entre collecte et analyse, entre terrain et laboratoire est abolie pour ne plus laisser, comme le montre Bernard Lortat-Jacob qu’un « champ expérimental ». En son cœur, cette méthode place la spécificité du musical (Jean Molino) ; elle vise donc, à partir de la musique seule et en définissant minutieusement ses catégories descriptives (Serge Bahuchet, Jean-Jacques Nattiez), à mettre au jour des structures (Olivier Tourny) et à construire une systématique (Jean-Claude Risset). Les résultats de cette entreprise, cependant, ne peuvent acquérir une validité scientifique si celle-ci demeure totalement extérieure aux processus de conception et de production des phénomènes qu’elle étudie. A la description, à l’analyse formelle des musiques recueillies doit s’ajouter le discours des musiciens ; à l’enregistrement, une interrogation sur la manière d’enregistrer et sur celle de provoquer la parole sur la musique. Après l’enregistrement simple, l’enregistrement multiple (le re-recording, Emmanuelle Olivier) est mis au point ; au delà de la « bonne question » qui doit être posée (Jacqueline Thomas, Luc Bouquiaux, p. 55) s’établit une relation de recherche partagée avec les musiciens eux-mêmes (Sylvie Le Bomin3), est définie une approche interactive (Jean Molino). Et cette démarche favorise non seulement une meilleure description des musiques collectées, elle permet aussi de construire des modèles (Frédéric Voisin, France Cloarec) qui, ensuite, permettent l’indispensable comparaison à l’intérieur de la même culture musicale, mais également à l’extérieur (Vincent Dehoux, Henri Guillaume) ; qui, en outre, fournissent des indications précieuses sur les logiques cognitives (Frank Alvarez-Péreyre, Christian Meyer, Riccardo O. Canzio).

8L’innovation méthodologique, s’appuyant sur le perfectionnement des techniques (magnétophone multipliste ; synthétiseur/sampler), est la résultante d’une interdisciplinarité fondatrice de l’ethnomusicologie. Cette dernière entretient un rapport dialectique avec la linguistique (Jacqueline M.C. Thomas, Luc Bouquiaux, Suzanne Fürniß, Serge Bahuchet, Kenneth L. Pike) et avec l’anthropologie. Dès lors, l’étude de la musique et des conditions dans lesquelles elle est produite livre un savoir complémentaire, un savoir nouveau, souvent inaccessible par d’autres voies, sur les organisations sociales (Serge Bahuchet, Suzanne Fürniß, Frédéric Voisin, France Cloarec), sur les normes et valeurs dominantes (Serge Bahuchet) et sur les cosmogonies (Jacqueline M.C. Thomas, Luc Bouquiaux). Elle contribue à la reconstruction des évolutions (Vincent Dehoux, Henri Guillaume, Suzanne Fürniß, Serge Bahuchet, Frédéric Voisin, France Cloarec).

9Ce dernier point est d’importance dans un domaine facilement défini en termes de « tradition », souvent mépris pour immémorialité et inaltérabilité. L’ethnomusicologie de Ndroje balendro rend clairement sa place à l’histoire, à l’évolution, aux mutations ; elle signale des changements et des transformations ; elle pousse à s’interroger sur la durée des phénomènes musicaux et des phénomènes sociaux, même si les périodisations demeurent très délicates à évaluer. Elle confirme que la musique appréhendée comme « fait musical total » (Jean Molino, p. 207) est mue aussi par les dynamiques du dedans et du dehors sur lesquelles Georges Balandier a tant insisté.

10Les processus de transmission et d’apprentissage communiquent un acquis tout en fournissant des occasions de le retravailler, même si cela peut être considéré dans l’immédiat comme une transgression ; leur étude renseigne sur la « tradition » en même temps que sur les conditions et les formes de son renouvellement (Judith Schlanger, Frank Alvarez-Péreyre). De ce point de vue, la « tradition » apparaît comme la matrice de la nouveauté. De même, les contacts entre sociétés entraînent une diffusion de certains savoirs, de certains procédés : instruments, répertoires, systèmes de règles peuvent en être modifiés, par adjonction, substitution ou hybridation, ils n’en demeurent pas moins des éléments considérés par ceux qui les utilisent comme propres à leur culture et, dans certains cas, comme participant à la définition de l’identité collective. Ici l’ethnomusicologie aide à dépasser les classifications trop tranchées, à éviter les pièges des discours stéréotypés sur les « ethnies », les « nations », les identités en mettant au jour liens et syncrétismes, dans le passé et au présent (Suzanne Fürniß, Serge Bahuchet, Frédéric Voisin, France Cloarec, Olivier Tourny).

11Voici ce qui m’a paru le plus fascinant dans Ndroje balendro : ce parcours, croisant et recroisant l’itinéraire personnel de Simha Arom, qui conduit de champs étroitement circonscrits (l’ethnomusicologie et ses méthodes ; la République Centrafricaine) au domaine des plus ambitieuses interrogations sur l’Homme. Les frontières entre l’écrit et l’oral, entre le savant et le populaire, entre le contemporain et l’histoire, entre l’occidental et le « non-occidental » sont relativisées pour ouvrir, avec rigueur et précision, l’espace d’une musicologie globale, dont l’ethnomusicologie pourrait fournir le métalangage (Laure Schnapper), qui s’intéresserait à toutes les formes de musique (Laure Schnapper, Célestin Deliège, Jacques Chailley), donc à toutes les sociétés humaines. Dans cette perspective, l’analyse de ce qui relie les cultures se précisant, les outils de la comparaison étant perfectionnés, il n’est pas surprenant que surgisse finalement l’interrogation sur l’universel. Elle apparaît bien dans ce volume, en filigrane de nombre des chapitres, plus clairement exprimée par Laure Schnapper et, surtout, Célestin Deliège : pour la première, il devient possible de mettre en lumière des points communs à des musiques appartenant à des époques ou des territoires très éloignés (p. 282) ; pour le second, il faut se demander si n’existent pas des indices d’universalité des normes perceptives (p. 233).

  • 4  Proposée au Musée de l’Homme à Paris puis à l’Institut royal des sciences naturelles de Belgique à (...)

12Finalement, l’un des apports les plus importants de ce qui n’est pas une école « aromienne », mais plutôt une nébuleuse rassemblée par la curiosité scientifique et l’amitié, et qu’aucun ouvrage sous peine d’être impubliable ne saurait contenir toute, consiste en cet effort pour mettre la musicologie en correspondance, en échanges avec les préoccupations des sciences de l’Homme. De Ndroje balendro, on pourrait conclure, en paraphrasant une belle exposition4 placée sous le patronage du biologiste André Langaney : « Des millions de musiques, toutes parentes, toutes différentes » ; ou, en écho aux philosophes Michel Serres et Paul Ricoeur, aux anthropologues Marc Augé et Jean-Loup Amselle, ou encore au juriste Norbert Rouland, parmi tant d’autres : « Il y a de l’Aka en nous »… Je souhaiterais ajouter, parce que maintes fois j’ai eu l’occasion d’en bénéficier, qu’un des talents de Simha Arom, qui n’est pas évoqué dans Ndroje balendro sans doute parce que beaucoup des auteurs le vivent habituellement, réside en une forme très particulière de pédagogie informelle (appliquée même dans le cadre le plus formel, celui de son séminaire) : un dialogue où l’exigence parfois brutale de rigueur sous-tend la remise en question incessante des connaissances acquises alors qu’en même temps le plaisir de la recherche se nourrit de la conviction qu’il est toujours possible d’améliorer les connaissances, une relation où la transmission du savoir devient très aisément une complicité.

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Notes

1  Par ordre d’apparition dans l’ouvrage : Jacqueline M.C. Thomas, Luc Bouquiaux, Serge Bahuchet, Vincent Dehoux, Henri Guillaume, Suzanne Fürniss, Emmanuelle Olivier, Frédéric Voisin, France Cloarec-Heiss, Sylvie Le Bomin, Olivier Tourny.

2  Karine Chemla, Serge Pahaut, Jean-Claude Risset, Judith Schlanger, Jacques Schlanger, Jean Molino, Frank-Alvarez Péreyre, Kenneth L. Pike, Celestin Deliège, Jacques Chailley, Laure Schnapper, Christian Meyer, Hervé Rivière, Jean-Jacques Nattiez, Ki Mantle Hood, Bernard Lortat-Jacob, Riccardo O. Canzio.

3 Qui reproduit en tête de son chapitre ce petit guide d’enquête dialogué en deux phrases : « SLB : Les questions de l’ethnomusicologue sont toujours justes ? — Ndolé et Mokenzo : Les réponses sont toujours justes. On ne peut pas répondre si les questions sont fausses » (p. 141).

4  Proposée au Musée de l’Homme à Paris puis à l’Institut royal des sciences naturelles de Belgique à Bruxelles, intitulée « 5 milliards d’Hommes, tous parents, tous différents ».

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Pour citer cet article

Référence papier

Denis-Constant Martin, « Ndroje balendro, musiques, terrains, disciplines »Cahiers d’ethnomusicologie, 9 | 1996, 331-335.

Référence électronique

Denis-Constant Martin, « Ndroje balendro, musiques, terrains, disciplines »Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 9 | 1996, mis en ligne le 05 janvier 2012, consulté le 22 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/1289

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Auteur

Denis-Constant Martin

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