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Livres

Bernard LEBLON : Flamenco

Paris : Cité de la musique/Arles : Actes Sud, 1995
Frédéric Deval
p. 329-331
Référence(s) :

Bernard Leblon : Flamenco.Paris : Cité de la musique/Arles : Actes Sud, 1995. Collection « Musiques du monde ». 174 p., accompagné d’un disque compact encarté

Texte intégral

1« Tant qu’il y aura un Gitan fier de sa tradition et de son sang, tant qu’il y aura un Andalou jaloux de ses racines, tant qu’il y aura un être humain ivre de paroxysme ou épris d’absolu, le flamenco vivra ! »

2C’est la dernière phrase de Flamenco, de Bernard Leblon, livre paru chez Actes Sud en coédition avec la Cité de la musique. Elle illustre le décalage qu’il peut y avoir, aujourd’hui encore, entre les réalités du flamenco et sa représentation mythique. Ce langage sur le sang et la filiation sert ailleurs en Europe à justifier le nationalisme ethnique qui, en général, est l’ennemi direct des Gitans et des Tsiganes. Quant au paroxysme et à l’absolu, ce sont les vocables que les Romantiques ont accolé au flamenco, vu d’abord comme passion. Cette phrase de conclusion de l’ouvrage, qui va du Gitan à l’homme universel sur le mode du pathos, est révélatrice de la vision qui est en filigrane : fascination de l’auteur pour les Gitans, et adhésion au flamenco à travers une « illusion lyrique ».

  • 1  Voir Leblon 1994 (n.d.l.r.).

3Le livre de Bernard Leblon est un ouvrage intéressant lorsqu’il n’hésite pas à manier l’esprit critique, notamment sur les origines du flamenco et sa constitution en art. Le lecteur y trouve la perspective d’ensemble : origines mêlées, émergence au xviiie et au xixe siècle d’un flamenco qui porte encore dans la mémoire collective les stigmates de la répression des Gitans, élargissement de sa diffusion et de ses publics depuis 1850. L’auteur est pénétrant sur la faiblesse des thèses historiques, pro-hébraïques, pro-byzantines ou pro-« orientales ». Sur l’univers de la copla, l’analyse des aspects occidentaux et orientaux, le flamenco vu comme une anti-esthétique1, on trouve également des vues éclairantes. Mais on voit rapidement vers qui penche le cœur de Bernard Leblon : les Gitans. Déjà, dans son ouvrage Musiques tsiganes et Flamenco (1990), les Gitans andalous étaient rapprochés avec force des Tsiganes de Hongrie.

4Un travail de recherche important a amené l’auteur à tracer un parallèle entre le cante jondo (en particulier la soleá et la siguiriya) et les formes du chant long des Tsiganes hongrois, la loki dili. Le résultat est intéressant, mais c’est l’extrapolation qui en est faite qui ne convainc pas complètement. L’auditeur qui écoute les exemples musicaux hongrois du CD accompagnant le livre, n’en ressort pas persuadé de la profondeur et de l’évidence actuelle du cousinage musical. On peut être très sympathisant à l’égard des Gitans et de leur apport au flamenco, tout en demeurant réticent devant la démonstration de ces « particularités communes qui démontrent de façon irréfutable qu’ils ont bien marqué cette musique de leur sceau… » (p. 24), ou encore de ce que « les similitudes entre la gestuelle de ces danseuses des pays arabes, celles des Tsiganes d’Europe centrale et celles du Flamenco gitan sont absolument flagrantes, et l’on tend immédiatement à invoquer une origine commune indienne, décelable également dans l’aspect physique des interprètes » (p. 73).

5Il y a vraiment récurrence de ce mythe racial et lyrique du Gitan de l’Inde à l’Europe. Mais ce n’est pas propre à ce seul ouvrage. C’est une réponse à un problème musicologique qu’ont rencontré quasiment tous les auteurs avec le flamenco, celui de la difficulté de lui assigner une Histoire. Sur la complexité des sédiments et des interactions entre eux (apports ibères, carthaginois, grecs, romains, wisigoths, byzantins, juifs, arabes, berbères, gitans, habsbourgeois, français, italiens…), viennent buter les historiens.

6Dans son Initiation flamenca, Georges Hilaire fait dire à un moine espagnol, ethnomusicologue avant la lettre : « l’art flamenco est un art sans état-civil, un art que chaque exécutant baptise à son tour » (1954 : 11).

7Au fond, la question soulevée par cette approche quasi mythologique des Gitans ne concerne pas tant l’obscurité que celle-ci maintient sur l’histoire du flamenco, mais plutôt le manque d’intérêt manifeste quant à ce que dit le flamenco aujourd’hui dans ses diverses réalités, en regard de la représentation stéréotypique d’un Gitan universel, qu’on ne peut situer nulle part. En France par exemple, le marketing culturel a créé le concept de « route tsigane ». Il s’agit de montrer que, du Rajasthan aux Balkans et à l’Andalousie, les Gitans seraient porteurs au fond d’une même culture. Pourtant, à « l’Est », la culture musicale actuelle des ethnies du Rajasthan ressemble peu à celle des Tsiganes turcs, qui se distingue elle-même clairement de celle des Tsiganes hongrois, et le vernis andalou des Gitans du Midi de la France ne tient pas devant la richesse du patrimoine des Gitans andalous. Musicalement, les points communs sont bien moins nombreux que les différences. On peut se demander par exemple si l’art instrumental de Munir Bashir ou le style vocal des chants berbères ne sont pas plus riches d’enseignements sur le flamenco, son esthétique et son devenir, que toutes les considérations sur l’unité des Gitans. Artistiquement, il est plus significatif de montrer la richesse de chacune des cultures « gitanes » prises individuellement, que de s’abriter derrière un « tronc commun » dont peu de choses restent perceptibles, et qui, en définitive, n’est pas aujourd’hui par lui-même source de création musicale significative. On édulcore les musiques « gitanes » à force de vouloir les réunir dans une image indifférenciée ; et cela n’ajoute rien à la musique universelle.

8Dans la version « presse à sensation » du mythe, cela donne le Roi des Gitans, figure insubmersible qui toujours réémerge. En décembre 1995 à Séville, on vient de mettre en prison pour trafic de drogue Tio Casiano, Roi des Gitans autoproclamé, avec sombrero gitan, canne gitane et bagues gitanes, qui avait fait de la lutte anti-drogue sa couverture sociale, dans un retournement pervers et très habile des stéréotypes espagnols sur les Gitans. Le résultat, c’est que la presse espagnole a de nouveau propagé à cette occasion une image unifiante et péjorative des Gitans andalous.

9Le livre de Bernard Leblon conduit à une autre remarque : l’ancienneté de la plupart des références. Que ce soit la discographie, la bibliographie ou les artistes répertoriés, on voit bien que le cœur des références se situe entre 1930 et 1975, de la Niña de los Peines à Antonio Mairena, avec une pointe vers Paco de Lucía. 10 % des notices concernent des artistes nés après 1950, et deux seulement ont trait à des artistes de moins de quarante ans. Même s’ils sont parfois cités, ceux des générations suivantes ne sont pas au centre de la réflexion : ainsi Riqueni, Moraíto, Vicente Amigo, Juan Manuel Cañizares, Duquende, El Torta, La Macanita, Javier Barón, Joaquín Cortés, Antonio Canales, restent périphériques.

10En conséquence, le chapitre sur les tendances nouvelles ne pousse pas assez loin l’analyse sur le devenir du flamenco. Les problèmes sont posés, notamment la querelle des critères départageant le flamenco de ce qui ne l’est pas, la rencontre entre le flamenco et les autres musiques du xxe siècle, mais l’auteur reste dans une prudente réserve, et nous sur notre faim.

11La vitalité actuelle du flamenco, sa créativité, qui en font une source d’inspiration importante de la musique européenne et mondiale à la fin du xxe siècle, appellent une critique des mythes gitanophiles et un regard plus contemporain sur ce qui le rend désirable. A force de gitanisme mythifiant, on finit par oublier que le flamenco est un gisement musical pour le xxie siècle et que c’est ce qui en fait la valeur.

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Bibliographie

LEBLON Bernard, 1990, Musiques tsiganes et Flamenco. Paris : L’Harmattan.

LEBLON Bernard 1994, « L’esthétique du flamenco : une contre-esthétique », Cahiers de musiques traditionnelles 7 : « Esthétiques » : 157-173.

HILAIRE Georges, 1954, Initiation flamenca. Paris : Éditions du Tambourinaire.

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Notes

1  Voir Leblon 1994 (n.d.l.r.).

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Pour citer cet article

Référence papier

Frédéric Deval, « Bernard LEBLON : Flamenco »Cahiers d’ethnomusicologie, 9 | 1996, 329-331.

Référence électronique

Frédéric Deval, « Bernard LEBLON : Flamenco »Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 9 | 1996, mis en ligne le 05 janvier 2012, consulté le 03 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/1286

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