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Jean-Michel GUILCHER : La tradition populaire de danse en Basse-Bretagne

Coop Breizh-Chasse Marée/Ar Men, 1995
Yves Defrance
p. 325-328
Référence(s) :

Jean-Michel Guilcher : La tradition populaire de danse en Basse-Bretagne. Coop Breizh-Chasse Marée/Ar Men, 1995, XXXVIII-617 p., 64 ill., textes musicaux, index, cartes [1re édition : 1963]

Texte intégral

1Lorsque Hélène et Jean-Michel Guilcher entreprirent leur enquête sur la danse traditionnelle en Basse-Bretagne, ils n’envisageaient sans doute pas d’y consacrer autant d’années. Partis du bout du monde, sur la côte léonarde en face de l’île d’Ouessant, ils couvrirent petit à petit tout le département du Finistère et les régions occidentales des Côtes d’Armor et du Morbihan jusqu’à la frontière linguistique. Jamais un ethnologue n’avait investi ce terrain avec autant de profondeur. Entre 1945 et 1963, ce ne sont pas moins de 375 communes qui furent visitées. Près de deux mille danseurs traditionnels, nés pour la plupart entre 1860 et 1870, fournirent aux Guilcher une somme exceptionnelle d’informations de première main. Car, chemin faisant, c’est toute la famille Guilcher (les parents et les trois jeunes enfants) qui campait chaque été dans les campagnes bretonnes, se mêlant à la population, partageant les conditions de la vie rurale, participant, à l’occasion, aux travaux agricoles. Il faut se représenter la Bretagne d’alors comme en phase transitoire, en voie de mécanisation, certes, mais fonctionnant encore pour beaucoup selon des modèles économiques pré-industriels (polyculture, morcellement des terres, petites exploitations). Avant 1965, les infrastructures modernes en étaient encore au stade embryonnaire (mauvais état des routes, pas ou peu d’électricité ni d’eau courante, pas ou peu de services de restauration). La chaîne de télévision allemande WRD ne produisit-elle pas un film en 1962, intitulé « Musique de l’ancien monde » et consacré précisément aux collecteurs de chants populaires en Bretagne ?

2A partir de cette riche expérience d’observation participante dans une société paysanne séculaire en train de disparaître, Jean-Michel Guilcher élabore une véritable méthodologie de l’enquête de terrain. La problématique de la danse, absente des études et monographies antérieures, soulève des questions méthodologiques assez proches de celle de la musique. Comment capter le geste, saisir le mouvement, se glisser dans la dynamique chorégraphique de l’instant, rendre compte de l’importance de la danse, activité publique et communautaire, dans la vie sociale ? L’ouvrage, qui en est à sa troisième édition, se divise en deux grandes parties. La première offre un véritable modèle d’enquête, d’investigation de terrain et de travail monographique en profondeur. L’aspect chorégraphique de la recherche reste la motivation principale, mais l’auteur s’applique à décrire toute la complexité d’une recherche ethnologique en général, adaptée à un terrain rural dans une société complexe. Que ce soit dans l’étude bibliographique ou dans l’appréhension du terrain lui-même, les recommandations et démonstrations de l’auteur prennent, trente-cinq ans après leur publication, une dimension exemplaire. Il est en effet difficile d’imaginer une monographie plus complète, plus détaillée tout en restant inscrite dans une perspective globale. La subtilité du regard des Guilcher, tout en nuance, le style littéraire, lui-même, forcent le respect. Point de conclusions définitives, point d’interprétations subjectives, la rigueur de la réflexion domine tout l’ouvrage. On découvre ainsi les multiples facettes de la danse dans la vie, les circonstances dans lesquelles ce mode d’expression s’affirme tant au quotidien – « il n’est pas de tâche si harassante qu’elle n’empêche les jeunes au moins de finir la journée en dansant » – qu’à l’occasion de rassemblements importants : foires, pardons, fêtes calendaires, etc. Au détour de l’analyse la plus pointue surgit toujours une figure à dimension humaine, presque un visage, et jusque dans les petits détails qui marquent la distinction familiale, sociale, ethnique. Guilcher sait, par son talent de conteur, nous faire vivre son expérience sans pour autant tomber dans la banalité anecdotique. Il traite par exemple du savoir-vivre de la danse, de la joie de danser, de la psychologie du danseur, sujets qui demandent une grande connaissance des mentalités paysannes d’antan, difficiles, voire impossibles à saisir aujourd’hui : « La danse réunit les âges et les conditions. Elle est suivant les jours plaisir pur, accompagnement du travail, pratique utilitaire, élément d’un cérémonial, parfois objet de compétition, sans cesser d’être la même danse d’un bout de l’année à l’autre. Elle est beaucoup plus qu’un amusement : l’instrument d’une expression à la fois collective et personnelle où chacun s’engage tout entier ; le moyen d’une communion ; la source d’un équilibre et d’un bonheur ». Nous pénétrons ainsi dans un univers villageois commandé par un mode de fonctionnement holistique où chacun se veut semblable à son proche voisin. Ceci se manifeste dans la ronde, fermée sur elle-même, tournant le dos à l’extérieur, mais aussi dans le comportement guidé par des intérêts collectifs qui priment sur les aspirations de l’individu. Chaque membre de ces micro-sociétés humaines en vient à agir comme les autres, à se vêtir, à se nourrir, à s’exprimer, voire même à penser comme les autres.

3La seconde partie de l’ouvrage est entièrement consacrée à l’étude du répertoire. A partir de l’ensemble de ses observations, l’auteur réussit à donner du sens aux multiples aspects de la danse traditionnelle (forme, pas, organisation interne, etc.). Il propose ainsi une étude subtile de la répartition spatiale de ce qu’il nomme les pas fondamentaux, sortes de matrices rythmiques autour desquelles se forgent de très nombreuses variantes dans l’espace et dans le temps. Grâce à une double approche, intensive et extensive, il est en mesure de dresser des cartes mettant en évidence quatre terroirs principaux. Ces résultats sont toujours présentés avec nuance, la géographie intérieure des aires se montrant fort complexe, à la fois imprécise et instable. L’analyse des processus d’évolution du pas de l’ancienne suite réglée est particulièrement remarquable. Elle jette un regard lumineux sur le phénomène si complexe de la variation et donne toute son importance aux phénomènes d’emprunt. A travers l’étude de l’évolution de la danse traditionnelle dans les milieux ruraux de la Bassse-Bretagne, grosso modo de la fin de l’Ancien Régime à la Première Guerre Mondiale, c’est tout un pan de l’histoire de la France rurale qui est mis à nu. Histoire et culture non écrite, dont les productions matérielles nous sont à peu près connues (habitat, costume, mobilier, artisanat, etc.) pour avoir fourni matière à enrichir les collections ethnographiques de centaines de musées et écomusées, mais dont les productions culturelles immatérielles restent, pour une bonne part, à découvrir.

4Cette monographie montre combien une enquête de terrain conduite avec intelligence et subtilité peut apporter des éléments de réponse du plus haut intérêt dans la démarche anthropologique générale. En effet, Jean-Michel Guilcher ne s’est pas contenté de décrire avec minutie les faits traditionnels : il s’est appliqué à analyser le fonctionnement de la tradition qui les avait véhiculés. C’est, à mon sens, dans l’étude des formes du changement que la pensée de Guilcher s’avère la plus pénétrante. Il s’en explique clairement dans les trente-huit pages qui précèdent cette nouvelle édition. Sous le titre « Regard sur une recherche ancienne », il se livre à une réflexion critique sur son projet scientifique. Ce texte, d’une grande densité, renferme les éléments essentiels de sa problématique. C’est peut-être dans ces modestes confidences que Guilcher s’avère le plus convaincant. Parti sur le terrain breton dans le but de brosser une « géographie de la danse », il en revint en en proposant l’histoire. Ce texte introductif prend toute sa valeur quand on sait que l’auteur oriente sa recherche dans une perspective générale, l’expérience d’autres terrains en France donnant une assise incontestable à ses réflexions. « Recherche faite, un même constat s’est imposé partout : les pays de France, à quelque moment de leur longue histoire, ont tous eu la chaîne pour forme majeure, et parfois unique de la danse ». Et de resituer son travail par rapport à un projet global : « A la question de savoir comment ont fonctionné, dans le passé, des cultures populaires massivement redevables à une tradition orale, chaque région de France fournit ainsi une réponse partielle, possiblement originale. Celle de la Bretagne a des caractères qu’on ne trouve pas, ou pas au même degré, ailleurs. D’autres provinces peuvent, mieux qu’elle, éclairer ce qu’a été, à partir de la fin de l’Ancien Régime, l’évolution des rapports entre culture paysanne et culture citadine. Aucune autant qu’elle n’éclaire une situation plus ancienne. Sur ce qu’était la danse paysanne au temps des branles, sur les façons d’en user, les conduites et usages qui s’y rapportaient, le psychisme qui en était inséparable, sur les renouvellements possibles à l’intérieur de structures anciennes demeurant stables, sur les premières étapes enfin d’une transformation radicale, conjointe, d’un milieu social et de son moyen d’expression, la leçon tirée du terrain breton se montre irremplaçable ».

5Tant dans la méthode d’investigation que dans la manière de traiter l’information, cette monographie mérite de figurer au premier rang des ouvrages d’ethnologie générale. Elle intéressera tout particulièrement les ethnomusicologues, confrontés à des problèmes semblables : oralité, production immatérielle, phénomènes d’emprunt, prédominance de la variation sur la « normalité », difficulté de transcription, importance de la perception physique, du domaine du sensible. Tout ethnomusicologue, quel que soit « son » terrain et sa problématique tirera de la lecture de cet ouvrage le meilleur profit pour sa recherche. En effet, les conclusions auxquelles Guilcher aboutit apportent des éléments de réponse fiables à des questions fondamentales qui restent d’actualité. Qu’est-ce que la tradition ? Qu’est-ce que le changement ? Car, si ce livre peut servir à bon nombre d’ethnomusicologues dans l’approche, la description et l’analyse d’un répertoire, il montre surtout la complexité des phénomènes de transmission, d’évolution, de mode. A propos de la Haute-Cornouaille, probablement la région la plus archaïsante de la Bretagne intérieure, l’auteur n’hésite pas à mettre en garde le lecteur contre des clichés faciles et une interprétation hâtive des faits : « Force est finalement de constater qu’ici aussi la tradition s’est montrée autre chose qu’une conservation pure et simple ». La leçon pourrait nourrir bon nombre de réflexions ethnomusicologiques. Concernant les processus de changement auxquels nous assistons un peu partout aujourd’hui, la démonstration de Guilcher me paraît particulièrement opératoire en ethnomusicologie. Il n’est plus douteux, par exemple, qu’en milieu traditionnel, toutes les danses sont nées de la transformation d’une danse plus ancienne, par totalisation de changements élémentaires apparus en des temps successifs. Nous avons là affaire à une élaboration diachroniquement collective. Les points de rencontre entre l’étude de la danse et celle de la musique semblent encore plus évidents lorsque l’on aborde les questions de mutations. « Forces de conservation et influences modernisantes ont interféré en proportion variable d’un point à l’autre du vaste territoire bretonnant, donnant naissance à des états nouveaux, redevables tantôt davantage aux premières et tantôt davantage aux secondes […] Aussi longtemps que la version-type familière à un terroir continue d’aller de soi pour la population tout entière, de légers emprunts au dehors et de minuscules inventions sur place peuvent bien ajouter aux façons individuelles de varier sa manifestation concrète, la stabilité l’emporte. Mais que la version-type se trouve sérieusement remise en cause dans l’un des traits qui la caractérisaient, une ère de changement commence, dont nul ne saurait prédire l’issue ».

6Souhaitons à cette nouvelle édition une large diffusion hors de Bretagne, hors du milieu des chercheurs en danse, avant une traduction en anglais très attendue.

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Pour citer cet article

Référence papier

Yves Defrance, « Jean-Michel GUILCHER : La tradition populaire de danse en Basse-Bretagne »Cahiers d’ethnomusicologie, 9 | 1996, 325-328.

Référence électronique

Yves Defrance, « Jean-Michel GUILCHER : La tradition populaire de danse en Basse-Bretagne »Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 9 | 1996, mis en ligne le 05 janvier 2012, consulté le 10 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/1282

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Auteur

Yves Defrance

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CC-BY-SA-4.0

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