Je tiens à remercier Sri Hanuman, Sylvain Roy et Olivier Fautrat pour leurs conseils lors de la rédaction de cet article.
- 1 Issu de improviser dont la racine latine improvisus signifie imprévu, le terme improvisation a dan (...)
- 2 À l’exception notable de la musique sérielle (Lacas 2008).
1En dépit de son étymologie et de son sens commun, le terme et la pratique de l’improvisation supposent en musique une préparation rigoureuse reposant sur une large connaissance théorique et pratique d’une tradition musicale1. Tout en proposant une expression singulière liée à sa personnalité, cette connaissance implique pour un interprète de savoir à tout moment, dans le respect des règles de structure et d’esthétique de sa tradition, ce qu’il va jouer. Ce savoir comprend le fait d’avoir prévu l’implication musicale d’événements possibles ne dépendant pas de ses propres choix et intentions : propositions musicales des autres musiciens, mesures d’une partition laissées libres par le compositeur, libre choix de l’interprétation, éventuelles demandes et implications des spectateurs… Dans la mesure où surgissent également, au sein du discours musical spontané, des propositions peu exploitées, voire inédites, l’improvisation apparaît comme le ferment de la dynamique d’évolution d’une tradition musicale. Se situant ainsi à la confluence d’une mémoire précise activée et d’une préparation à de larges potentialités et parce qu’elle recèle la clé de la permanence d’une expression traditionnelle, l’improvisation – présente à différents degrés dans toutes les traditions musicales2 – apparaît comme une des composantes les plus importantes et complexes du langage musical.
- 3 Issu de l’ancien français parformance et de parformer signifiant « former », « accomplir ».
2En tant que jaillissement éphémère et maîtrisé du sonore, l’improvisation est indissociable de la notion de performance. D’après son sens originel 3, elle est comprise, dans le cadre musical comme une mise en forme. Celle-ci réunit, dans un temps donné, une tradition musicale, une date (éventuellement liée à une circonstance particulière : commémoration, fête religieuse…), un lieu où cette tradition est présentée, pouvant être marqué par une empreinte suffisamment forte pour avoir une influence sur le jeu des musiciens, un ou plusieurs interprètes d’une œuvre et des personnes à l’écoute. Le résultat de cette mise en forme constituée de ces interactions complexes contextualisées est un événement social et, sur le plan musical, une œuvre musicale forcément singulière. Y occupant une place décisive, la dimension de l’improvisation apparaît comme ce moment où se rencontrent le connu et l’inconnu, sachant que le registre de l’inconnu est limité par ce qui est prévisible selon les codes de performance d’une tradition musicale donnée et que ce connu et cet inconnu dépassent le champ strict du domaine musical. De même que j’ai envisagé selon une perspective interactionniste l’audience de la musique hindoustanie (Bourgeau 2006), je propose de poursuivre l’étude des dimensions de la performance et de décrire ici l’acte du jeu improvisé du joueur de tablā. L’étude porte plus particulièrement sur l’emploi de cette percussion dans le khyāl, un des genres auquel elle est intimement liée depuis son émergence au XVIIIe siècle en Inde du Nord.
- 4 Trois catégories de tempo : lent (vilambit), médium (madhya) et rapide (drut).
- 5 Alors que les solistes appartiennent en majorité aux hautes castes, les accompagnateurs sont génér (...)
3Tout joueur de tablā engagé pour un concert de khyāl sait tout d’abord qu’il endosse le statut d’accompagnateur d’un soliste, c’est-à-dire d’un chanteur ou d’un instrumentiste mélodique (joueur de sitar, de sarod, de hautbois śahnāī ou de flûte bāṁsurī) qui occupe symboliquement et physiquement la place centrale sur scène. Responsable de toutes les composantes musicales de la performance, le soliste décide seul du choix du répertoire incluant les particularités modales (rāga), mélodiques (bandiś) et de cycles rythmiques (tāla) ; du choix du tempo (laya) du tāla4 ; du passage d’un mouvement à l’autre du développement du rāga (ālāp, gat) ; des interventions solo du percussionniste et, enfin, de la durée de la prestation. Les accompagnateurs sont les percussionnistes (joueurs de tablā et, occasionnellement, de pakhāvaj), les instrumentistes (joueurs de sāraṅgī ou d’harmonium) reproduisant en écho les mélodies et les improvisations du soliste, ainsi qu’un ou plusieurs joueurs assurant le bourdon avec le tānpūrā. Il existe ainsi une hiérarchie entre musiciens, souvent doublée d’une hiérarchie sociale 5. Dès l’arrivée sur le lieu du concert et jusqu’à la sortie de scène, le statut musical du soliste, corrélé éventuellement à sa position sociale, induit alors pour l’accompagnateur des comportements particuliers, largement acceptés, caractérisés par une attitude de respect et de servitude liant psychologie sociale et interprétation musicale. Sur le plan vestimentaire, le joueur de tablā choisit tout d’abord une tenue en harmonie avec celle du soliste, tout en veillant à ce que la qualité du textile et l’éclat des couleurs ne dépassent pas ceux portés par le soliste. L’entrée sur scène se fait en suivant le soliste. Un des accompagnateurs, soit de sa propre initiative soit sur la demande du soliste, peut être sollicité pour l’aider à marcher s’il se déplace difficilement ou lui porter certains objets (svarmandal, cahiers où sont réunis certaines notes…). Sauf contre-ordre, le joueur de tablā se place à la droite du musicien principal, légèrement de biais (alors que celui-ci est face au public) et, pendant toute la durée du rāga, il doit se plier et répondre favorablement à tous les choix musicaux faisant partie des prérogatives du soliste. Le respect de ces comportements participe de la bonne entente entre les musiciens, libère le soliste d’éventuelles contrariétés et leur offre des conditions optimales à la bonne élaboration de leurs improvisations.
- 6 Catégorie musicale (comprenant le dhrupad, le khyāl et le ṭhumrī) dont l’objectif premier est de s (...)
- 7 Le tablā peut facilement se désaccorder. En raison d’un courant d’air, de l’atmosphère du lieu dif (...)
- 8 Conversation personnelle, Paris, juin 2007.
4Une fois que les musiciens sont bien installés sur scène, l’impératif premier est de contrôler l’accord des instruments. S’il peut paraître évident pour tout musicien de maîtriser cet aspect, son importance fondamentale implique dans le cadre de la śāstriya saṅgīta6une action radicale. Ainsi, si un instrument vient à se désaccorder pendant le jeu, il est implicitement et fortement recommandé aux musiciens (soliste et accompagnateurs) d’interrompre leur jeu et d’ajuster leur instrument, imposant alors une interruption admise dans le déroulement du rāga. C’est une des seules fois, dans le cadre de l’accompagnement, où le joueur de tablā peut se permettre une initiative personnelle, mais celle-ci est capitale parce qu’elle touche à la rigueur indispensable exigée par cette musique où les intervalles mélodiques doivent être précis au risque de compromettre le rendu du rāga présenté7. Toutefois, il veille habituellement, si l’écart entre sa note et celle de la fondamentale n’est pas trop important, de ne pas s’arrêter en plein milieu d’une improvisation du soliste, mais plutôt avec sa conclusion. La capacité d’accorder son instrument avec le maximum de justesse occupe une place de premier ordre dans les critères relatifs à l’appréciation du joueur de tablā auprès des musiciens et des esthètes (rasika). Ainsi, questionnant le chanteur Ustad Sharafat Ali Khan sur les qualités qu’il recherche chez un accompagnateur, cette attention scrupuleuse sur l’accord venait-elle en tête de liste : « first, to be in tune… », me dit-il avant d’énumérer les autres aspects directement liés au choix du répertoire et à son interprétation8.
- 9 Terme générique utilisé à la fois pour désigner le son d’une frappe, un groupe de son, voire une c (...)
- 10 La théorie rythmique a classé précisément ces différentes subdivisions et ces jeux de laya (layakā (...)
- 11 Cette répartition des frappes est fondamentale, les band bol (lit. « son fermé ») sont les sons se (...)
- 12 Je ne mentionne ici que les types de compositions pouvant être joués dans le cadre de l’accompagne (...)
- 13 Le terme vistar dont l’utilisation originelle dans le Nāṭyaśāstra se réfère strictement aux instru (...)
- 14 Tīṭekatagedhigene, tīrīkīṭatakatīrīkīṭatakatīrīkīṭa, dhāgetunakatā…
- 15 Le terme chand connaît aussi d’autres sens selon les traditions. Ustad Alla Rakha et son fils Usta (...)
5Le répertoire que le joueur de tablā doit connaître et interpréter est extrêmement vaste. Il peut être réparti en plusieurs types de compositions. Fondamental pour l’accompagnement, le premier regroupe des formules fixes et répétitives de bol9 adaptées structurellement aux tāla. Appelées ṭhekā, elles ont pour objectif premier de servir de support rythmique au soliste. Ensuite, le joueur dispose de nombreuses compositions réparties en diverses catégories qui, bien qu’adaptées aux tāla, ne sont pas destinées à le mettre en évidence, mais à produire des motifs rythmiques simples ou complexes avec de possibles changements de laya. Le terme laya fait ainsi référence également au tempo des compositions. Sur le laya stable d’un tāla, une même composition pourra être jouée à différentes vitesses produisant des effets grandement appréciés10. Cet ensemble de compositions peut être divisé en deux groupes selon s’il existe ou non dans la structure interne de la composition une symétrie entre khulā et band bol11. Dans le premier cas se trouvent qāydā, bāṁṭ, relā, laggī, peśkār et gat ; dans le second, tihāī, ṭukrā, paran, uṭhān et mohrā12. Par un jeu sur les bol (permutation, répétition et substitution) et par l’insertion de pauses, toutes ces compositions sont sujettes à des variations internes. De plus, certaines catégories (qāydā, bāṁṭ, relā, laggī, peśkār) connaissent, pour une même composition, des variations entraînant un développement plus ou moins long déployant la composition sur plus de cycles que celle d’origine. Appelée vistār (littéralement « s’ouvrir », « expansion »), sa pratique est très importante dans la śāstriya saṅgīta ; elle renvoie au principe commun à l’art vocal et instrumental de développer un jeu par différents procédés de variation des éléments musicaux de base (syllabes d’un texte, notes, bol)13. La combinaison de ce jeu sur les bol et le vistār offre de multiples possibilités d’improvisation. À côté de ces deux grands ensembles de compositions et de leurs possibles variations sujettes ou non à expansion, le joueur de tablā dispose également d’un certain nombre de motifs rythmiques courts14, souvent issus de ces compositions, et qu’il peut combiner entre eux pour les jouer à tout moment et dans tous les laya. Lorsque la combinaison de ces motifs crée sur le moment de véritables compositions, souvent inspirées ou adaptées aux improvisations du soliste, les musiciens appellent ces compositions inédites des chand ou cāl15et qualifient cet acte de jeu d’upaj. Si l’on suit la distinction proposée par P.-P. Lacas (2008), le jeu en upaj se rapproche de l’improvisation totale, alors que le jeu d’une composition mémorisée (avec ses variations) peut être qualifiée d’improvisation partielle.
- 16 B. Bel et J. Kippen ont démontré, notamment pour les qayda joués dans le gharānā de Lucknow, une s (...)
- 17 Voir ci-après le jeu sur et hors ṭhekā.
- 18 Une étude de neurobiologie en situation de concert (est-ce vraiment possible ?) pourrait éventuell (...)
6Selon James Kippen, l’ensemble du répertoire fait appel simultanément à trois types de consciences (Kippen 1996) engagés à la fois lors de la pratique instrumentale de la composition en dehors de la performance (riyāz) et pendant le jeu sur scène. La première est de nature linguistique car les compositions formées de bol (terme hindi signifiant « mot », « discours ») et leurs combinaisons s’apparentent à de véritable discours et poésies16. Une conscience mathématique est aussi développée dans le processus créateur des compositions par les multiples jeux sur les bol et les vitesses qu’impose la contrainte du cycle rythmique. Enfin une conscience kinesthésique est aussi présente. Propre à tout musicien expérimenté, elle s’affirme quand le sujet dit qu’il ne réfléchit plus à ce qu’il joue, mais qu’il laisse parler ses mains. Cette conscience se développe par une pratique assidue pendant de nombreuses années ; elle peut aussi rejoindre les considérations mystiques ou spirituelles émises par certains, disant que leurs mains sont guidées par une autre conscience (esprit, divinités…). Cette simultanéité de consciences est exprimée par le joueur de tablā Pandit Shankar Ghosh, la situant à la base du jeu improvisé : « […] l’improvisation nécessite d’abord un apprentissage rigoureux des techniques et des répertoires pendant un grand nombre d’années. Ce n’est que lorsque la main est en parfaite coordination avec l’esprit que peut commencer l’improvisation » (Nasse 2000). Mais, conjointement à ces consciences, et se situant sur un autre plan, le joueur de tablā, comme tout musicien s’exprimant dans le registre du tāla – et, par ailleurs, toutes musiques cycliques (le flamenco par exemple) –, doit en outre avoir une conscience aiguë de l’espace-temps imparti par le tāla. Celle-ci lui permet de savoir où il se trouve à l’intérieur du cycle sans avoir recours au compte et ainsi présenter des schémas rythmiques sur le tempo approprié. Seule la combinaison de ces quatre consciences permet d’offrir, selon les musiciens et les esthètes, un accompagnement de qualité lorsque, lors de la confrontation du connu et l’inconnu, le musicien propose les choix les plus appropriés. Ce que l’observation ethnographique du jeu improvisé du joueur de tablā permet de dire, c’est que la conscience de l’espace-temps imparti est déterminante et fait la différence entre les accompagnements proposés par différents joueurs. Un musicien qui réussit, selon les codes de l’accompagnement17, à combiner différentes compositions, à varier les laya, à proposer des chand… – à combiner en fait upaj et jeux sur le moment de compositions mémorisées – prouve une réelle compétence de cette conscience, grandement saluée par les esthètes. Cette compétence fait alors appel aux autres consciences, bien que la conscience arithmétique semble certainement moins mobilisée que les consciences linguistique et kinesthésique 18. En effet, la conscience linguistique est bien présente car elle fait idéalement référence de façon complémentaire aux discours développés avec le soliste par un choix de bol adéquats. D’autre part, l’habitude de jouer les compositions (la conscience kinesthésique) prend certainement le dessus sur le calcul mathématique qui, dans certains cas, est impossible à réaliser pour un humain dans l’instant du choix (Kippen 1996). C’est alors bien cette conscience de l’espace-temps qui dirige les doigts vers les bonnes combinaisons, offrant un complément de nature linguistique et mathématique (ici le plus souvent non conscient) au discours du soliste.
7Utilisé pour désigner l’accompagnement, le terme saṅgat, dont le sens littéral est « aller sur le chemin avec… », exprime l’idée de coopération, de complémentarité, voire d’union. Pour de nombreux musiciens, la conscience du sens de ce terme peut concrètement transcender sur scène les hiérarchies musicales et sociales évoquées plus haut. Le fondement de cette coopération fait alors référence à une appartenance identitaire commune largement valorisée dans la société indienne actuelle : la connaissance esthétique et musicale du rāga, du tāla et du rasa (terme pris ici dans le sens de « sentiment »), acquise au sein d’un gharānā (lignée de musiciens) par une transmission de maître à disciple (Bourgeau 2004 : 218-229). L’art du saṅgat suppose de nombreuses années d’apprentissage et d’écoute. Il repose sur la capacité à proposer un choix de compositions mémorisées ou de motifs rythmiques appropriés aux moments de la performance pouvant être joués sur le champ de façon intégrale ou sous forme de citations en combinaison avec d’autres. Cette capacité implique des aptitudes d’interprétation précise exigée par la tradition susceptible de produire un saṅgat de qualité recherché par tous les solistes, leur permettant de développer leur jeu de façon idéale. Tout en faisant appel aux différentes consciences évoquées ci-dessus, le joueur de tablā doit avoir une bonne main offrant un son (sūr) précis, chargé des qualités de timbre et des riches potentialités harmoniques de l’instrument, posséder des techniques de jeu (bāj) propres aux gharānā et à l’esthétique du khyāl. Enfin, il doit être constamment à l’écoute du soliste pour répondre à ses attentes, ne pas perturber ses développements, pouvoir en définitive cheminer avec lui de façon harmonieuse.
- 19 Le premier mouvement interprété seulement par le soliste et ses accompagnateurs mélodiques est l’ā (...)
- 20 Les tāla les plus couramment utilisés dans le khyāl sont les cycles de 6, 7, 10, 12 et 16 temps, c (...)
8En tant que support rythmique, le ṭhekā est la colonne vertébrale du saṅgat : à partir du gat – deuxième mouvement du rāga19 –, il est joué tout au long du rāga. Le gat débute soit par la mélodie (bandiś) principale soit par un petit motif (mukṛā), la partie finale du bandiś, souvent répétée pendant le concert ponctuant les improvisations du soliste. Empreint de l’atmosphère du rāga, le bandiś conditionne à partir de ce moment un tempo (laya) et un tāla20 avec ses particularités de durée et de structure interne liées aux mouvements de la mélodie.
Fig. 1. Sharafat Ali Khan (chant, svārmandal) Saqib Razaq (tablā), Tara (tānpūrā) lors de l’ālāp du rāga Darbari à l’auditorium du Musée Guimet, Paris, 25 mai 2007.
Photo Antoine Bourgeau.
- 21 Il se peut toutefois que le soliste annonce à haute voix le nom du ṭhekā à jouer au moment où il i (...)
- 22 C’est le cas du très répandu tritāla (tala de 16 mātrā) qui peut être joué avec tīntāla, sitārkhān (...)
- 23 Par exemple, sitārkhānī.
- 24 Ustad Sharafat Ali khan affectionne par exemple le dhamār joué au Punjab (punjabi dhamār) et dans (...)
- 25 Abhijit Banerjee, conversation personnelle, Calcutta, janvier 2001. Ainsi, un ṭhekā comme mattatāl(...)
- 26 Utilisé par tous les musiciens, le tihāī est une formule plus ou moins longue caractérisée par un (...)
- 27 Pt Hariprasad Chaurasia, The Living Legend of Bansuri. CD Chhanda Dhara, 1998.
- 28 Ce choix peut même faire partie de stratégie de déstabilisation du joueur de tablā lorsqu’il exist (...)
9À la simple écoute des premières notes du bandiś, le joueur de tablā doit automatiquement jouer un ṭhekā. Il s’agit le plus souvent d’un choix car le soliste n’indique généralement pas à l’avance ce qu’il va interpréter et encore moins ce que doit jouer son accompagnateur21. S’aidant des seuls paramètres musicaux du bandiś, il doit opter pour le bon ṭhekā, sachant que plusieurs éléments sont à prendre en compte. Tout d’abord, certains tāla admettent plusieurs ṭhekā22. Ensuite, outre les deux interprétations possibles, différentes selon qu’il est joué en accompagnement d’un chanteur ou d’un instrument23, un même ṭhekā peut avoir des variantes régionales ou liées aux gharānā24. Enfin, les ṭhekā ont chacun leur caractère, leur personnalité liée au laya de leur exécution ainsi qu’au poids et à l’intensité des bol qui doivent être adaptés au bandiś et au rāga25. Dans le cas où seul le mukṛā est joué par le soliste, le choix est plus délicat car les dimensions du tāla et de laya ne sont pas perceptibles. Souvent, le ṭhekā n’est pas joué directement sur le premier temps (sam) du cycle, il est introduit par une composition plus ou moins longue débutant sur le sam ou à un autre moment du cycle. Il s’agit d’un ro, (motif rythmique court et rapide) ou d’une composition plus élaborée (uṭhān, mohrā, voir qāydā) pouvant se déployer sur plusieurs cycles. Cette introduction peut aussi débuter en upaj par un cāl avec exclusivement des band bol et se conclure par un mohrā. Lorsque le musicien opte pour une introduction relativement longue, il la conclut de préférence par un tihāī 26. À titre d’exemple, Pandit Anindo Chatterjee, dans un enregistrement avec Pandit Hariprasad Chaurasia, propose une magnifique introduction où se succèdent cāl, mohrā et tihāī sur 13 cycles de 9 matra avant de jouer le ṭhekā mattatāl27. Le choix d’un ṭhekā (avec ou sans son introduction) peut se renouveler une seconde fois dans un même rāga, lorsque le soliste, souvent lors d’un changement de tempo – notamment lors du passage au jhala, la partie finale rapide – introduit un deuxième bandiś. Si cette inconnue de l’option du ṭhekā semble particulièrement délicate à gérer au regard des multiples critères évoqués ci-dessus et de l’absence dans certains cas du bandiś, la tâche de l’accompagnateur est facilitée par le fait qu’il peut être habitué à accompagner un même soliste et que nombre de motifs musicaux et de rāga sont souvent interprétés. Cependant, certains musiciens peuvent être mis en difficulté par les options du soliste, surtout quand celui-ci décide de jouer un bandiś sur un tāla rare ou complexe28.
10Cette entrée en scène du joueur de tablā avec le ṭhekā et son introduction est la première expression décisive de son jeu improvisé. Elle se caractérise par un choix spontané répondant aux attentes du soliste et par l’option d’une introduction qui révèle souvent ses qualités de joueur, choix nécessitant une connaissance élargie de toutes les composantes de l’accompagnement du rāga dans le khyāl : bandiś, tāla, ṭhekā, rasa et bāj.
Fig 2. Lateef Ahmed Khan (tablā) accompagnant Pandit Ravi Shankar (sitar). Chicago, 1959.
Photo Archives ADEM.
- 29 C’est dans cet esprit que Sri Hanuman m’enseigne les techniques d’accompagnement. De même, Abhijit (...)
- 30 Par exemple, le jeu de l’ektāl vilambit (48 mātrā)présente une particularité intéressante. Dans le (...)
- 31 En tant que ṭhekā le plus couramment employé, le tīntāl est certainement celui qui a le plus susci (...)
- 32 Le point de départ de ces formules est totalement libre et toutes les possibilités sont envisageab (...)
- 33 Par exemple la figure tīṭekatagedhīgena (caractéristique de la filiation avec le pakhāvaj) est emp (...)
11Le jeu du ṭhekā constitue le rôle majeur du joueur de tablā pendant toute la performance. L’accompagnement avec le ṭhekā demande une attention et une écoute de tous les instants afin de servir au mieux le jeu du soliste. Plus encore, une synergie est recherchée pour que de leur interaction émerge un véritable langage musical commun29. Choisis pour leurs complémentarités rythmiques, les bol le sont aussi pour la dimension esthétique qui se dégage de leur succession, où l’opposition et la complémentarité entre khulā et band structurent la composition procurant la dimension de discours et de poésie. Pour ces raisons et par une institutionnalisation de cette tradition, le respect des bol utilisés dans un ṭhekā est particulièrement important, révélant par ailleurs certaines incongruités30. Bien que caractérisé par des frappes précises, le ṭhekā est, selon le registre (vocal ou instrumental) et la volonté du soliste, constamment enrichi de multiples ornementations ouvrant de nombreuses possibilités d’improvisation31. Celles-ci concernent le jeu sur les accentuations, les répétitions, les permutations, les substitutions, la suppression et l’ajout de bol. Partie intégrante du registre de jeu ornementé, il faut également citer les motifs rapides (mukṛā et ro) ou le tihāī. Ces compositions se substituent alors aux derniers bol du ṭhekā pour à la fois clôturer le cycle et relancer le suivant. Le choix du moment où l’une de ces deux formules peut être jouée dépend évidemment du jeu du soliste et se situe souvent au moment où celui-ci clôture également une improvisation32. Plusieurs critères régissent les ornementations afin que l’esprit même du ṭhekā ne soit pas perdu. Les bol utilisés ou les petits motifs rythmiques ornementaux doivent être proches de la nature acoustique de ceux du ṭhekā de base33. Tout en maintenant audible le cadre métrique et l’articulation du ṭhekā de base, le joueur doit constamment varier les ornementations, créer un effet de changement continu, participer, en définitive, à la présentation d’un mouvement – au sens de Pierre Sauvanet (1997 : 11) – cyclique et évolutif. Le but est de donner au ṭhekā une autre dimension que la représentation systématique et figée de la seule structure métrique du tāla. Même dans le cas de l’esthétique du baṛā-khyāl où le joueur de tablā est généralement cantonné à répéter tout au long d’un rāga un ṭhekā de base avec peu de variations, tout l’art consiste en réalité à suivre la mélodie, à participer à l’émotion et l’esthétique qu’instaure le soliste, par de subtiles et discrètes intentions mises en évidence par ces ornementations. Malgré tous ces principes, tout joueur sait que le jeu du ṭhekā fait appel à un art de l’équilibre où l’improvisation rime ici avec le juste dosage de l’ornementation. Si celle-ci est trop élaborée, cela risque d’aller à l’encontre de l’esprit du ṭhekā, du caractère donné au rāga et de gêner le soliste qui ne retrouverait plus clairement les repères et les marques du cadre rythmique. Par contre, un ṭhekā trop peu ornementé, trop plat ou répétitif, est lassant, nuit au caractère de la composition et fait obstacle au nécessaire dialogue avec le soliste (Bhawmick 1975 : 41). Enfin, un aspect essentiel, qui contribue pleinement à la beauté et au sentiment (bhāva) du ṭhekā et de ses ornementations, est le fait d’étirer certaines frappes, de ne pas jouer trop strictement sur les temps du cadre temporel mais légèrement avant ou après le temps. Ce jeu sur la durée des bol ne doit cependant pas modifier le cadre temporel et le musicien veille bien à retomber sur le sam et ne pas changer la pulsation de base. Cette technique où, en quelque sorte, une tension est recherchée entre le cadre strict du tāla et le jeu des bol dont la durée est volontairement modifiée, caractérise ce que les musiciens appellent le cāl et contribue à donner à chaque ṭhekā un caractère particulier en relation au sentiment ou à l’esprit général du rāga.
12Bien que le jeu du ṭhekā caractérise le rôle fondamental du joueur de tablā en situation d’accompagnement, pour compléter idéalement le saṅgat, il doit être capable également de présenter à différents moments les autres compositions dans des improvisations partielles ou totales. Ces moments sont définis par des codes spécifiques et distingués par trois grands types de saṅgat.
- 34 Proches des rāga, bandiś et textes utilisés dans des registres plus populaires comme le ṭhumrī, le (...)
- 35 Expressions de contentement : « très bien, bravo, ouah ».
13Le premier consiste à improviser dans des intervalles de temps déterminés par le soliste ; ceux-ci sont plus nombreux dans le registre instrumental que dans le vocal. Pour signifier ce moment, le soliste fait souvent un signe de tête ou de la main au joueur de tablā, l’autorisant ainsi à une intervention à la place du jeu du ṭhekā. Pendant ce temps, le soliste marque habituellement la structure du tāla, soit en figurant la chironomie traditionnelle dans le cas des chanteurs,soit en répétant, pour les instrumentistes, le bandiś ou une mélodie de la durée du tāla. Habituellement, nombres de qāydā et de relā avec leurs développements sont interprétés dans ces moments. Cependant, selon les types de khyāl, certaines compositions sont plus adéquates. Lorsqu’un rāga est joué dans une esthétique proche du dhrupad, le joueur peut privilégier des compositions comme les ṭukrā, paran, cakradār ṭukrā où les bol (comme tā, tīṭe, dheṭa, trak, krān dhā, kaṭagedīgena…) sont proches de ceux utilisés par le pakhāvaj. Dans le khyāl considéré comme plus léger34, ces types de compositions sont évités et remplacés plutôt par des laggī et leurs développements. Comme il y a un éventail très important de compositions développées par chaque gharānā pour chaque type de répertoire, le joueur opère là aussi des choix. Ils se font en jouant naturellement les compositions (et leurs variations) qu’il a le plus en main en les interprétant dans leurs écritures d’origine. Il arrive aussi que le joueur de tablā combine sur le moment différentes compositions d’un même type (c’est souvent le cas avec les qāydā) ou enchaîne différentes catégories (il y a ainsi souvent, par exemple, une succession de qāydā et de relā ou de paran et de ṭukrā). En jouant sur les tempos, il peut aussi proposer des layakārī. Enfin, comme cela se fait couramment dans le dhrupad, bien que ce soit plus rare dans le khyāl, il peut exposer des chand et des cāl proches des développements que le soliste vient d’effectuer. Pour ponctuer son intervention, le joueur de tablā interprète un tihāī ; ceciconstitue un signal particulièrement clair pour le soliste, lui permettant de reprendre la main. La durée de son intervention est habituellement courte dans les prestations vocales et plus longue pour le registre instrumental. Elle peut aussi être soumise à l’appréciation du soliste ; celui-ci peut lui signifier de poursuivre plus longtemps par différents gestes ou au contraire lui faire comprendre qu’il faut conclure. Malgré cela il arrive que des joueurs de tablā prennent plus de liberté en raison de divers paramètres pouvant être liés par exemple à des rapports conflictuels entre musiciens – et pas seulement entre le soliste et l’accompagnateur – et où l’implication de l’auditoire est également importante. Lors d’un concert du chanteur Ustad Rashid Khan à Gwalior au Tansen Samaroh de 2000, la relation entre les joueurs de tablā et d’harmonium – Akram Khan et Mehmud Dholpuri – était tellement compétitive qu’Ustad Rashid Khan, semble avoir été, sur la fin, dépossédé de la direction même du rāga. Mehmud Dholpuri, très en verve ce soir-là, manifesta vivement son admiration pour le chanteur, tissa avec lui un dialogue par l’intermédiaire des jeux classiques de questions-réponses et en improvisant même des alaṅkāra,deux types d’accompagnement relativement rares à l’harmonium. Le joueur de tablā fut cantonné à un strict ṭhekā et à de brèves interventions pendant une bonne partie du rāga. Mais, visiblement, cette situation n’était pas sans le contrarier profondément, d’autant plus que le dialogue éblouissant entre le chanteur et le joueur d’harmonium suscitait une réponse enthousiaste du public, qui se manifestait par les « kyā bāt hai, śābāś et vāh vāh… » d’usage35. Puis Ustad Rashid Khan donna une autre occasion à Akram Khan d’improviser en dehors du ṭhekā. Celui-ci saisit cette occasion, tout d’abord avec un volume sonore très important, et ensuite en produisant une prestation tout à fait extraordinaire. Il enchaîna de nombreux qāydā et relā et leurs développements dans le style du gharānā de Delhi, affirmant au passage son identité musicale. Mais au lieu de laisser Ustad Rashid Khan réintroduire sa composition, il prolongea son solo et présenta un long et magistral tihāī qui clôtura le rāga. Alors qu’habituellement, dans le baṛā-khyāl, le chanteur expose à nouveau le bandiś et lance lui-même le mouvement final sur lequel le joueur de tablā vient se greffer, Ustad Rashid Khan ne chanta que le thème principalsur la dernière phrase du tihāī,acceptant finalement cette fin non conventionnelle. Le conflit avait été tel entre les deux accompagnateurs, par des échanges de regards significatifs, que le joueur de tablā releva le défi et donna à cette performance musicale un épilogue original. Cet exemple illustre bien les relations de prestige et de notoriété qui peuvent se tisser sur scène et qui doivent être appréhendées en fonction du contexte ethno-historique du concert. En outre, elles caractérisent fondamentalement ce qu’est la performance : l’irruption d’une (nouvelle) forme dans une situation d’immédiateté.
- 36 Si le passage de ce type d’accompagnement d’un genre à l’autre a pu se faire naturellement du fait (...)
- 37 L’hypothèse de l’influence de la musique carnatique m’a souvent été signifiée par divers musiciens (...)
- 38 Ce terme est aussi utilisé pour qualifier les prestations réunissant deux solistes.
- 39 L’apparition de ce public et sa dénomination (en anglais general audience) se sont développés au c (...)
- 40 Ce type d’accompagnement fait référence à l’élévation du statut social du joueur de tablā durant l (...)
14Le second type de saṅgat est l’action de reproduire sur son instrument ce que l’autre musicien (chanteur ou instrumentiste) vient de jouer. Ce type d’échange, appelé sāth saṅgat, est lui aussi de l’initiative du soliste, qui le signifie par un signe de la tête, de la main et/ou par un arrêt de son jeu. La conclusion de cette interaction se fait généralement par un tihāī joué simultanément par les deux musiciens. Cette forme d’accompagnementtrouve probablement sa source principale dans la danse kathak et dans le dhrupad36, bien qu’il soit aussi possible d’y reconnaître une influence de la musique carnatique37 (śāstriya saṅgīta de l’Inde du Sud). Appelée aussi jugal bandi38, ce saṅgat est très populaire à l’heure actuelle dans la musique hindoustanie et se retrouve dans de nombreuses prestations. Cependant, j’ai pu noter qu’il ne fait pas l’unanimité et suscite diverses réactions. Joueur de tablā de Bénarès, Shyam Kumar Misra me disait que certains musiciens et amateurs le considèrent souvent comme un artifice pour contenter le « public de masse » qui affectionne ce genre d’interaction qui s’apparente à une sorte de joute contrastant avec le déroulement souvent complexe et austère du rāga39. D’autres, au contraire, le valorisent, mettant en valeur les qualités des accompagnateurs capables de citer instantanément une composition qu’ils ne connaissaient peut-être pas auparavant. Me montrant une vidéo d’un de ses concerts où le joueur de tablā Ustad Tari Khan l’accompagnait, Ustad Sharafat Ali khan m’indiquait sur un ton admiratif les échanges qu’il avait avec ce musicien et, notamment, sa capacité à interpréter instantanément, à son tour, ses tān complexes et rapides. Tout en sachant que ce type d’accompagnement est dénigré par certains puristes et mélomanes, les solistes le pratiquent volontiers malgré tout, soit par sincère plaisir esthétique, soit pour répondre plus favorablement à l’attente du public, ce qui permet par ailleurs au joueur de tablā d’obtenir puis d’entretenir une certaine notoriété 40. Un regard sur l’évolution des techniques peut apporter un élément de réponse à cette relative désaffection de certains pour le jugal bandi. Pour les musiciens de l’ancienne génération, les jeunes musiciens privilégient cette forme au détriment d’une autre, proche, mais plus complexe, appelée savāl javāb qui a tendance à être confondue avec le jugal bandi. Le savāl javāb (lit. « question réponse ») ne consiste pas en une composition jouée alternativement par deux musiciens, mais doit faire apparaître un véritable dialogue avec une question et une réponse, et donc deux compositions distinctes ou plus exactement une composition suivie d’une de ses variations possibles. Développée dans le cadre du tablā solo, l’interaction dans les règles suppose que la réponse soit basée sur la même durée et les mêmes bol ; seule la combinaison des bol doit changer. Ce type d’échange, adapté à l’accompagnement et donc à une réponse basée également sur les mouvements rythmiques du soliste, est appelé manedargat ; il constitue la véritable forme du savāl javāb et justifie ainsi pleinement son nom (Bhawmick 1975 : 39).
- 41 Ici, le tāla n’est pas exposé de façon audible par un instrument (sauf, occasionnellement, dans la (...)
15Troisième forme de saṅgat, le laṛant consiste, pour l’accompagnateur, non plus à imiter ou répondre à une composition de l’autre joueur, mais à présenter des compositions en même temps que les improvisations du soliste. Ainsi les deux musiciens proposent simultanément des développements rythmiques différents. En revanche, lorsque le joueur suit littéralement les mêmes que le soliste, ce type d’accompagnement est appelé javāb saṅgat. Contrairement aux autres, ces deux formes d’accompagnement impliquent une initiative personnelle du joueur de tablā et supposent que les musiciens ont l’habitude de jouer ensemble au point que le saṅgat est caractérisé par des intentions instantanées communes. Toutefois, par convention stylistique, ces types d’accompagnement sont relativement rares dans le khyāl alors qu’ils sont très employés dans le dhrupad et la musique carnatique. La raison principale de la présence de ce type de jeu est que dans ces genres, les percussionnistes n’ont pas pour rôle premier, comme c’est le cas pour le khyāl, de présenter le cadre temporel (tāla)41.
Fig. 3. Pandit Anindo Chatterjee (tablā) et Ustad Amjad Ali Khan (sarod) sur scène, 1993.
Photo Archives ADEM.
16Le saṅgat du joueur de tablā réunit ainsi deux grands rôles : représenter et maintenir un cadre rythmique avec le ṭhekā et embellir la mélodie en ornementant le ṭhekā et en en jouant des compositions mémorisées ou des cāl à trois moments précis. Cette conjonction de rôles héritée par les joueurs de tablā est liée à trois phénomènes (Bourgeau 2004). D’une part, elle reflète le processus historique de l’évolution de la représentation du tāla : celui-ci commence à être représenté par une formule fixe de frappes sur un membranophone à partir du XIIIe siècle. D’autre part, elle est marquée par les conditions de l’émergence du tablā, incorporant des éléments de styles de jeu et de répertoire de percussions aussi différentes que le pakhāvaj, le ḍholak et le naqqara. Enfin, elle est une traduction de l’influence commune dans le répertoire du tablā de l’ancienne śāstriya saṅgīta (dhrupad) et des musiques deśī et indo-persanes : dans la première, la percussion (comme le pakhāvaj) a essentiellement pour rôle d’embellir la mélodie par de multiples improvisations (cāl et vistār), alors que dans les secondes, les formules de types ṭhekā sont nombreuses et souvent jouées.
- 42 Appelé tālīm, cet apprentissage regroupe les moments où l’apprenti reçoit directement et individue (...)
17Les deux rôles du joueur de tablā viennent alors idéalement compléter le jeu du soliste et, lorsqu’en dépit des hiérarchies évoquées, s’instaure un échange d’idées entre les musiciens, tout l’art du saṅgat prend alors sa véritable dimension (Bhawmick 1975 : 37), révélant profondément l’essence du rāga. Différents niveaux d’improvisation sont mobilisés, exigeant de cet art du saṅgat une préparation implacable. Dans le cadre d’une improvisation collective où le rapport avec les autres musiciens et avec l’auditoire influence les choix musicaux et la qualité de l’interprétation, le jeu du joueur de tablā fait appel, tour à tour, à l’improvisation partielle (où un choix de compositions mémorisées est fait dans l’instant du jeu) et à l’improvisation totale (où de véritables compositions inédites sont créées sur le champ). Ce jeu suppose une connaissance précise des catégories de compositions accompagnées de leurs règles de variation. Acquise au cours d’un long apprentissage, cette connaissance fait appel et développe trois types de conscience (linguistique, arithmétique et kinesthésique) ainsi qu’une conscience fondamentale dans toute musique cyclique : celle de l’espace-temps du cycle rythmique. Parallèlement à ce savoir musical, le joueur de tablā acquiert aussi les règles de comportements liées à sa place d’accompagnateur. Une fois ces connaissances et ces consciences acquises, il est censé être apte à produire un saṅgat de qualité. Appelé pour une prestation de khyāl, il est prêt à répondre à l’inconnu de la performance : à répondre favorablement aux situations prévisibles également apprises lors de l’apprentissage auprès de son maître 42. Ces situations sont constituées, d’une part, des demandes musicales du soliste où le joueur de tablā doit à tout moment faire les bons choix : un ṭhekā approprié joué avec une ornementation équilibrée, des compositions adaptées au rāga et au style de khyāl et à l’un des trois types de saṅgat proposé par le soliste ; d’autre part, ces situations prévisibles regroupent toutes les autres composantes de la performance musicale : les dimensions anthropologiques du lieu de la prestation et celles de l’auditoire (répartition interne et types de réaction). Toutes ces situations, de nature musicale et sociale, impliquent alors une réponse instantanée et adéquate du joueur de tablā et révèlent sa véritable capacité au saṅgat.
18Au-delà des spécificités propres à la tradition du khyāl, l’étude de la pratique des joueurs de tablā permet de montrer que l’improvisation apparaît comme le miroir de toute performance musicale. Ainsi, alors que celle-ci comprend une part plus ou moins importante de jeu improvisé, elle en adopte, de façon plus générale, les mêmes traits distinctifs. Toute improvisation et toute performance supposent tout d’abord, en amont, une préparation rigoureuse. Il s’agit pour l’une d’un apprentissage musical minutieux comprenant également une connaissance des conditions de jeu propre à la situation de performance ; pour l’autre, d’une organisation associant pour une date précise des composantes humaines (organisateurs, mécènes, musiciens, techniciens, spectateurs…) et matérielles (lieux, scènes, moyens techniques…). Le moment précis de l’improvisation, comme de la performance, se caractérise ensuite par de multiples interactions : relation entre les musiciens et avec le public pour le jeu improvisé, relation dans un temps donné entre les composantes humaines et matérielles pour la situation plus large de la performance. L’aboutissement des préparations permet alors à la performance dans son ensemble d’avoir lieu et au jeu improvisé de se déployer pour laisser place, dans le théâtre de ces interactions, à de véritables mises en formes spontanées. Enfin, en raison de ces multiples interactions et, notamment, du nombre et de la qualité des variables mises en relation, toute improvisation et toute performance produisent, dans le sillage d’une tradition, un événement unique et singulier ; d’une part, un phénomène musical teinté de l’environnement anthropologique et, d’autre part, un événement social dont le liant et la teneure symbolique sont la musique. La préparation, l’interaction, la mise en forme spontanée, l’événement unique et singulier caractérisent ainsi ensemble l’improvisation et la performance musicale.