Hugo ZEMP : Écoute le bambou qui pleure. Récits de quatre musiciens mélanésiens (’Aré’aré, Îles Salomon). Textes de ’Irisipau, Warousu, Namohani’ai, Tahuniwapu recueillis et présentés par Hugo Zemp).
Hugo ZEMP : Écoute le bambou qui pleure. Récits de quatre musiciens mélanésiens (’Aré’aré, Îles Salomon). Textes de ’Irisipau, Warousu, Namohani’ai, Tahuniwapu recueillis et présentés par Hugo Zemp). Paris : Gallimard, 1995. Collection « L’aube des peuples ». 213 p., 51 photographies, cartes.
Notes de la rédaction
Traduit de l’anglais par Giancarlo Siciliano
Texte intégral
1Le nouveau livre de Hugo Zemp sur les ’Aré’aré de Malaita puise dans le matériel biographique recueilli auprès de quatre interlocuteurs privilégiés qu’il fréquenta sur le terrain, surtout pendant les huit ans qui suivirent sa première visite aux Îles Salomon en 1969. Zemp compte déjà à son actif plus de vingt publications significatives sur les ’Aré’aré : livres, articles, films et enregistrements – sans compter les publications où il traite d’autres peuples des Îles Salomon. Sa production est toujours marquée par une analyse méticuleuse résultant d’une méthode sans faille appliquée à un matériel réuni de façon exemplaire. On peut se demander si ce travailleur acharné s’est jamais accordé un moment de détente… et de sommeil !
2L’ethnomusicologie française a rarement présenté des biographies de musiciens. Celles-ci requièrent des techniques de traduction particulières, afin de parvenir à une narration à la fois fluide et pertinente. A ce propos, Zemp attire notre attention (voir p. 24) sur une distinction anthropologique anglo-saxonne entre l’« autobiographie » et le « récit de vie », mais ses références sont encombrées d’écrits américains, sans d’ailleurs qu’il y soit tenu compte d’aucune théorie littéraire actuelle – pas même de celles qu’on a qualifiées de « postmodernistes ». Ceci a une influence sur des questions relatives aux choix de présentation que Zemp a opéré dans son édition. Il a extrait des passages spécifiques d’un corpus de plus de trente heures, transcrit dans des cahiers de quelque quatre mille pages, où les récits personnels des quatre musiciens occupent plus que la moitié. Les narrations publiées occupent cent-cinquante pages, soixante mille mots, car Zemp a aussi condensé ce qu’il a sélectionné. Il a ainsi mis en perspective des noyaux musicaux qui, sans doute, éclaireront ses autres publications concernant les ’Aré’aré et constitueront une source utile de données musico-cognitives, permettant au lecteur de sentir, si l’on peut dire, l’environnement musico-culturel des musiciens. En appendice, (pp. 195-206), Zemp fournit un « exemple de traduction » d’une transparence tout-à-fait admirable, qui pourra servir d’exemple à d’autres chercheurs. Dans ces douze pages, cent « lignes » d’un texte original sont condensées en cinquante lignes (pp. 86-87). Par « ligne », Zemp désigne le texte transcrit, qu’il marque d’une barre oblique simple (/) ou double (//), afin d’indiquer deux niveaux d’importance des pauses dans l’énoncé oral. Il n’ajoute aucun signe de ponctuation et n’utilise pas non plus de majuscules – même pas pour les noms propres –, ce qui permet à l’original transcrit dans les pages de démonstration de conserver une saveur d’oralité, une sorte de look ’aré’aré. En dessous, on trouve en interligne une analyse morphème-à-morphème, en français, avec des abréviation correspondant à plusieurs catégories de particules verbales ; puis, plus bas, une traduction littérale. Zemp aurait bien sûr pu s’arrêter là, mais il a estimé essentiel d’ajouter un résumé littéraire en bas de page de sa démonstration, ceci afin de faciliter la compréhension des lecteurs peu familiers du style et des métaphores mélanésiens. Sans doute ceci représente-t-il un choix intelligent pour le lecteur en général ; mais le mélanésianiste éprouvera parfois l’envie de « colorier » les textes de la partie principale de l’ouvrage afin de se sentir « à la maison » ; les seules versions littérales auraient dû lui être suffisantes. On peut ainsi discerner quatre niveaux d’élaboration : 1. la transcription, 2. l’interlinéaire morphémique, 3. la version littérale et 4. la version littéraire (condensée). C’est cette dernier qui figure dans le corps de l’ouvrage, dans les extraits sélectionnés et présentés sous les noms des musiciens ’aré’aré. Et pourtant,on peut lire, au dos de la couverture, que « la traduction, au plus près de la parole vécue, laisse toute leur fraîcheur aux voix des conteurs ». C’est digne des avis d’un poète comme Le Clézio !
3Le titre de ce livre est une citation extraite de la page 62, « Oh ! Écoute le bambou qui pleure ! Qui donc joue si bien ? », où ’Irisipau explique le potentiel de séduction de la musique des bambous. Plus généralement, la musique ne fait pas que séduire, elle instaure des rapports affectifs. ’Irisipau dit qu’une fille aimerait « épouser » le musicien, mais ce n’est, à mon oreille, qu’un euphémisme. Les verbes qui signifient pleurer et chanter (nara, nuu) ne proviennent pas, comme on serait enclin à le penser, de l’austronésien tangi et waiata qui existent aux Célèbes, chez les Maori de Nouvelle Zélande (un chant d’une profonde émotion = waiata tangi), et aussi à Vanuatu (l’ordre tangtangis iau en Qat Baruqu = « laissez couler [chantez] la chanson maintenant »). Il y apparaît, en revanche, l’idée associée à l’action de pleurer et de chanter ou de produire des sons. Il n’est ainsi pas surprenant qu’on dise des bambous qu’ils « pleurent » lorsqu’ils résonnent.
4Un jour, alors que je me rendais en compagnie d’amis autochtones au village de Ngota, sur la côte centre-est de Maewo à Vanuatu, j’entendis les sons lointains d’une flûte dans le vent. J’attirai l’attention de mes camarades sur ces pleurs (mi mi harem wanfala bambu i stap krae, « j’entends un bambou pleurer ») ; ils se sont arrêtés et ont écouté, surpris car ils ne les avaient pas remarqués, et ceci leur sembla vouloir dire que cette musique de flûte m’était spécialement destinée. C’est ce qu’ils dirent au vieux Alik, le joueur de flûte, en arrivant à Ngota. Celui-ci m’offrit du kava préparé dans une coquille, ce qui eut pour effet d’altérer mon état de conscience, à tel point que mes mains tremblaient quand j’essayais de manger. J’aurais dû enregistrer Alik, mais le kava était trop fort et, hélas, le vieux bonhomme mourut peu de temps après. Cent jours après sa mort, mes camarades m’amenèrent à sa tombe, où tout le monde préparait son propre kava pour soi-même ainsi que pour les esprits ; quand je pris le mien, je crus entendre la flûte d’Alik quelque part, mais ce n’était peut-être que dans ma tête – cela n’était-il pas déjà suffisant ? –. Or, dans les récits livrés à Zemp, ’Irisipau parle, entre autre, de « la possession par les ancêtres »…
5En ne regardant que les titres des chapitres et des sections de cet ouvrage, avant de lire les récits eux-mêmes, on accède à une vue générale du monde musical, de l’imaginaire et de la vie spirituelle des ’Aré’aré, dont le souvenir est fermement ancré dans la mémoire de ceux qui demeurent animistes, peut-être aussi, jusqu’à un certain degré, par ceux qui ont été convertis par les Anglo-Catholiques, mais certainement plus par ceux appartenant au courant d’une église fondamentaliste proche de celle des Baptistes. Chacun a sa façon de lire un livre – Foucault n’avait-il d’ailleurs pas annoncé la mort de l’auteur en proclamant qu’il n’y avait que des lecteurs ? – et tout ce que je puis dire, c’est que ce fut pour moi une expérience comparable à l’exploration des alentours d’une lagune, avant de plonger dans l’eau pour me rafraîchir, me stimuler et, éventuellement, d’accéder à une certaine connaissance.
6Il est probablement inutile d’énumérer ici les sujets traités par chaque musicien-conteur ‘aré’aré. Par la manière habile dont Zemp traite leurs textes complémentaires, ils montrent tous des personnalités différentes, mais hautement développées, des gens qu’on aurait envie de connaître. Hélas, trois sont aujourd’hui décédés ; mais on espère que les générations actuelles et futures pourront bénéficier de leur présence ancestrale.
7Imprimées sur papier glacé et reliées séparément avant la page de titre, les cinquante-et-une photographies en noir et blanc qui illustrent ce livre sont d’un abord aisé, même si cette option est assez inhabituelle ; mais il s’agit, dans le cas présent, d’un artefact moderne de reliure ou d’encollage. Bien prises et cadrées de manière classique, les photographies forment en elles-mêmes un « texte » substantiel supplémentaire, accompagné de leurs pages de référence dans les récits. A l’instar des originaux, les reproductions sont d’excellente qualité ; on aurait toutefois souhaité qu’elles fussent placées ailleurs dans l’ouvrage.
8Les disques compacts enregistrés par Zemp – notamment celui intitulé Musiques intimes et rituelles ’aré’aré (Le Chant du Monde, coll. Musée de l’Homme/CNRS, 274963) – (pour une description plus détaillée, voir la discographie et la filmographie, pp. 212-13) fournissent un excellent supplément à la lecture de ce livre, aussi riche en informations qu’en sensations.
Pour citer cet article
Référence papier
Peter Crowe, « Hugo ZEMP : Écoute le bambou qui pleure. Récits de quatre musiciens mélanésiens (’Aré’aré, Îles Salomon). Textes de ’Irisipau, Warousu, Namohani’ai, Tahuniwapu recueillis et présentés par Hugo Zemp). », Cahiers d’ethnomusicologie, 8 | 1995, 229-231.
Référence électronique
Peter Crowe, « Hugo ZEMP : Écoute le bambou qui pleure. Récits de quatre musiciens mélanésiens (’Aré’aré, Îles Salomon). Textes de ’Irisipau, Warousu, Namohani’ai, Tahuniwapu recueillis et présentés par Hugo Zemp). », Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 8 | 1995, mis en ligne le 04 janvier 2012, consulté le 03 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/1221
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