1Les musiciens traditionnels professionnels européens connaissent des destinées diverses : réputation locale confidentielle, militantisme régional, urbanisation, exode sud-nord ou est-ouest, show business, groupes folkloriques, tournées internationales, etc. Certains rompent totalement avec leur milieu ou leur esthétique d’origine ; d’autres s’investissent dans une action de sauvegarde en profondeur (enseignement, édition, animations diverses, etc.). En Bretagne, ils sont encore plusieurs dizaines à vivre de leur musique. Réalisé en 1994, cet entretien provient d’une rencontre avec Christian Anneix, qui sonne le biniou en compagnie du joueur de bombarde Jean Baron depeuis 1973. Il évoque ici plus de vingt ans de cette vie de musiciens traditionnels professionnels en « couple ».
Y.D.
Comment peut-on être musicien traditionnel aujourd’hui ?
Christian Anneix : Il y a deux façons de l’être : soit on continue d’être sonneur comme dans le passé, c’est-à-dire en allant de temps en temps jouer dans un fest-noz de sa région, soit on s’y consacre totalement et on passe de l’état de sonneur à celui de musicien professionnel. Dans la première hypothèse, on travaille par ailleurs, avec la chance, en France, d’obtenir le statut d’intermittant du spectacle, sans quoi il serait vraiment très difficile de vivre de la musique. Et à partir de là, on va pouvoir travailler son instrument plus en profondeur et essayer d’en exploiter les multiples ressources, dans les expressions les plus variées. Si on prend notre cas personnel, outre le fait de jouer en couple traditionnel, nous avons participé à des groupes comme La Godinette ou l’ensemble Gwenva pour animer les festou noz. Nous donnions ainsi plus de concerts, dans des groupes uniquement accoustiques combinant les instruments principaux de Bretagne, c’est-à-dire l’accordéon et le violon pour la Haute-Bretagne, le biniou et la bombarde pour la Basse-Bretagne. Nous pouvions donc faire de la musique des différents terroirs de Bretagne et dans toutes les tonalités.
Comment peut-on connaître les musiques de tous les terroirs de Bretagne ?
- 1 Bagad : ensemble breton de cornemuses, bombardes et tambours inspiré du pipe band écossais (n.d.l.r (...)
Ah ! C’est vrai qu’il n’y en a pas beaucoup qui peuvent y prétendre… Nous mêmes, nous ne pouvons pas dire que nous les connaissons vraiment toutes. Disons que nous commençons à en connaître un rayon – ça fait quand même un quart de siècle que ça dure, même plus pour moi. C’est à force de voyager, d’écouter les autres. Il faut toujours être attentif et curieux de ce que font les autres. Il faut bien posséder ce qui existe pour aller de l’avant, pour s’améliorer. Si on s’arrête à la danse, c’est vrai qu’il y a plus de cent quarante danses en Bretagne. Il est évident que nous ne les connaissons pas toutes,… mais presque. Nous avons une bonne formation de base aussi, étant issus de bagad1 et de cercles celtiques. Et je me souviens qu’à l’époque, dans les cercle celtiques il fallait apprendre pratiquement toutes les danses. Et je suis arrivé au Cercle d’Outre-Ille, à Saint-Grégoire (banlieue de Rennes), où on montait des suites chorégraphiques. Ça devenait très intéressant d’enchaîner plein de danses de différents terroirs, et ça nous a permis en même temps de travailler ces enchaînements : partir sur des thèmes, enchaîner sur d’autres. On acquiert ainsi des automatismes qui nous ont très certainement servi par la suite, peut-être sans que nous le sachions, dans notre métier de musiciens.
Pour jouer en couple, votre association s’est-elle faite naturellement ? Est-ce la formation commune que vous avez reçue, le fait que vous ayez « grandi » en même temps qui vous a poussé à sonner ensemble ?
Non, c’est le hasard, comme toujours. Il faut savoir que moi, j’ai commencé la cornemuse (écossaise) en 1963 au bagad de Rennes, puis je me suis intéressé au biniou koz, très exactement avec Rémy Piel, qui a été mon premier compère – je le vois toujours, d’ailleurs – et avec lui on a fait beaucoup de choses, notamment fonder le Cercle d’Outre-Ille, sonner pour ce Cercle, et aussi à Paris… parce qu’il y a eu un intermède parisien. J’ai toujours été avec Rémy. Jean Baron, lui, était danseur au Cercle celtique de Rennes. Il y a eu une dissidence à un moment donné et il est arrivé tout un groupe de danseurs au Cercle celtique d’Outre-Ille où je sévissais avec Rémy Piel. Jean Baron y est donc venu en tant que danseur. Petit à petit, on s’est mis à sonner ensemble lorsque Rémy n’était pas disponible, et aussi parce que nous avions vraiment envie d’aller plus loin.
Qu’est-ce qui vous a donné envie d’aller plus loin, c’est-à-dire de sortir du milieu des groupes folkloriques ?
C’est une bonne base d’être membre d’un bagad ou d’un cercle, mais il faut en sortir très vite pour plusieurs raisons. La première c’est les costumes. Et j’avoue que c’est vraiment pas la chose qui m’attire dans la culture bretonne… enfin, je ne renie pas tout ce que j’y ai fait par ailleurs. Deuxièmement au niveau musical, travailler pour aller plus loin, c’est tenter de mettre en valeur ces instruments qui avaient une image passéiste, ringarde. Les sonneurs jouaient faux ; nous nous sommes donc donné comme point d’honneur de jouer juste. Et tout de suite ça a été le déclic. Et aussi grâce au fait qu’il y avait de très bons luthiers, notamment Jakez Philouze, qui s’y mettait également. Donc c’était dans l’air du temps.
Jean Baron (bombarde) et Christian Anneix (biniou)
N’y a-t-il pas eu aussi de nouveaux lieux pour jouer ? Il fut un temps où, pour sonner de la cornemuse, ou du biniou koz, il n’y avait que les cercles et les groupes folkloriques.
…et les festou noz, et les bals bretons.
Il y a eu cette vague des années 1970-1980 qui vous a permis d’avoir une autre tribune, d’autres scènes.
Oui, il y a eu d’autres scènes qui se sont ouvertes. Je me souviens qu’en tant que sonneurs de couple (avec un biniou et une bombarde) nous étions invités dans des grands festivals folk en Europe, pour représenter la Bretagne, et uniquement avec un biniou koz et une bombarde, ce qui nous paraissait assez surprenant dans un premier temps. Et on s’est aperçu que nous y avions notre place aussi bien que tous les groupes folk de l’époque, et donc tout de suite, la Bretagne a été représentée par ces deux instruments emblématiques. Parallèlement, il y avait déjà des groupes. Je pense à La Mirlitantouille notamment avec qui on a fait pas mal de choses, ou des groupes qui ont eu une démarche peut-être plus folk. Nous, nous étions plus « musique traditionnelle ». Et la différence était un peu là.
Quel est l’essentiel de votre répertoire de sonneurs sur des instruments venant d’une société traditionnelle qui n’existe plus ?
La première étape est d’essayer d’acquérir tout ce qu’ont fait les autres : les anciens, sonneurs ou chanteurs. Bien assimiler cela, le transcrire. Ensuite le personnaliser à travers les thèmes, puis délirer un petit peu, vraiment donner son coup de patte ; l’étape suivante, c’est celle où nous nous trouvons actuellement, qui consiste à composer des airs, les créer de A à Z, mais tout en restant dans l’esprit traditionnel. Quand les gens ne s’aperçoivent pas qu’il s’agit de compositions nouvelles, c’est qu’on a gagné.
Dans la tradition des sonneurs telle que nous la connaissons, la vie d’un couple ne dure pas toujours aussi longtemps que la vôtre. Les sonneurs s’associaient, se dissociaient. Quel est le secret pour rester aussi fidèle l’un l’autre ? N’y a-t-il pas eu des tentations de divorce ?
Ah ! Ah ! S’il y avait un secret, on le dirait pour qu’il serve à d’autres. Je crois que ce sont des affinités. Il faut avoir un certain nombre de points communs tout en gardant sa propre personnalité. Je sais que nos caractères sont totalement différents. Je crois qu’il faut être très tolérant, et aussi avoir une certaine complicité. Cela paraît une évidence ; mais dans les faits, ce n’est pas toujours facile. C’est-à-dire qu’il arrive un moment où on se connaît tellement bien que, sur scène, on devine ce que l’autre va faire. Si, par malheur, et très rarement, il se trompe, l’autre va rattraper tout de suite. On n’a même pas besoin de se regarder pour deviner ce qui va se passer. C’est ça la complicité qui se forge au fil des ans. Alors, je ne sais pas si c’est cela qui sert de ciment pour fidéliser un couple, mais c’est quand même sympa, dans un sens, de pouvoir compter sur l’autre.
Est-ce que cela va au-delà des relations musicales, à travers l’aide réciproque, le soutien financier, moral, matériel peut-être ?
Là, c’est plutôt délicat. Jean vient d’un milieu très difficile. Comme il n’a pas de famille, lorsque nous avons commencé à jouer ensemble, mes parents l’ont accueilli très régulièrement. Quand il était en foyer – c’est encore un hasard ! – j’habitais à cent mètres.
Est-ce que le fait de jouer en couple ne constitue pas une sorte de menotte ?
Je crois justement qu’une de nos forces a été cela, c’est de sortir très rapidement du cadre restreint de la musique en couple. J’en ai pour preuve notre dernière expérience : c’est la création de « Mémoires imaginaires » où, là vraiment, le couple biniou-bombarde explose, sort complètement du carcan qu’on pourrait éventuellemet lui attribuer, et cela c’est une rencontre assez extraordiniare entre différentes formes artistiques, touchant les arts plastiques, la musique électro-acoustique, le monde de la lumière, du chant.
Vous avez déjà eu des occasions de faire autre chose. Je crois que vous jouez d’autres instruments.
Ah ! Oui, bien sûr ! D’ailleurs dans ce spectacle, je commence dans le rôle d’un vieux loup de mer et je joue de l’accordéon diatonique. C’est vrai qu’on est un peu polyinstrumentistes.
Vous avez donc des possibilités d’évasion musicale en dehors de votre spécialité ?
- 2 Gajda : cornemuse à anche simple d’Europe du Sud-Est et d’Asie Mineure (n.d.l.r.).
- 3 Veuze : grande cornemuse de Bretagne et du marais breton vendéens, dont le bourdon possède une anch (...)
Oui, et cela nous sert dans beaucoup de domaines, notamment dans le cadre d’animations éducatives, lorsqu’on va dans les écoles faire des présentations d’instruments ou des concerts. Moi, je présente la cornemuse en général, le biniou koz, l’accordéon diatonique. Jean, lui, joue seul du violon, de la gajda2, de la veuze3, de l’ocarina. On chante tous les deux et quand on reste une heure avec les gamins c’est très diversifié. Si, dans une animation, nous ne présentions que le biniou et la bombarde pendant une heure, les gens se lasseraient assez vite.
N’y a-t-il pas de contradiction entre vos origines géographiques, le pays Rennais, en Haute-Bretagne, et votre spécialité musicale dans des terroirs de Basse-Bretagne ?
On nous a assez reproché d’être des Rennais, des Gallos… et encore aujourd’hui, enfin, il y en a de moins en moins. Mais, c’est vrai que la première fois qu’on a été champions de Bretagne, ça a fait un peu désordre dans le Landerneau breton, le milieu culturel breton. Des gens de Rennes qui ne parlent pas breton, qui ne sont pas imprégnés de la culture rurale traditionnelle, qui viennent de la ville et qui se permettent d’être champions de Bretagne, et d’aller plus loin après ! D’éditer des disques et de faire un certain nombre de choses : ça, ça a choqué ! Bon, on peut le comprendre, mais je crois qu’il faut très vite sortir de ce genre de raisonnement, qui est un peu réducteur.
De nombreux musiciens traditionnels bretons se considèrent, comme vous, porte-parole de la Bretagne et militants pour une culture minoritaire. Ils sont donc engagés de différentes manières. Il fut un temps où ils portaient le costume, d’autres ont appris la langue bretonne… Comment vous situez-vous par rapport à ce mouvement ?
On a porté le costume pendant un certain nombre d’années. Moi, j’ai appris le breton à Rennes, avec Per Denez, pendant plusieurs années. Mais il s’avère que notre environnement n’est pas vraiment adéquat pour poursuivre dans cette voie. Ce qui fait que je ne peux pas dire que je ne connais pas la langue bretonne. Je connais des expressions, un certain nombre de termes. Quand on va en Basse-Bretagne, je comprend ce qu’on me dit, mais je n’arrive pas à tenir une conversation. En revanche, nous nous investissons beaucoup dans le milieu associatif, notamment lorsqu’avec Jean Baron et André Ronceray, nous avons lancé la fête de la musique gallèse en 1976. Ce fut une démarche militante dans la mesure où, en tant que Gallos, nous estimions que toute cette partie haute-bretonne était un peu occultée, voire méprisée, et par le reste de la Bretagne, et par le reste de l’Hexagone. En créant cette fête nous avons provoqué un certain courant, des rencontres. Ce n’est pas par hasard si on a appelé cela le Carrefour de la Galésie, afin que tout le monde vienne y confronter ses expériences et montrer la vitalité de cette Haute-Bretagne, partie intégrante de la Bretagne. Ça, on peut considérer que c’est du militantisme culturel, si l’on veut, mais ce n’est pas du militantisme politique, c’est une autre démarche. Mais je pense qu’il n’y a pas besoin de connaître la langue bretonne ou de porter le costume pour défendre la Bretagne en général, chacun à son niveau, selon ses compétences.
Les sonneurs traditionnels avaient autrefois des aires de jeu assez bien définies, de véritables territoires qu’ils défendaient farouchement. Est-ce encore d’actualité ? Y aurait-il une zone très forte sur laquelle vous exerceriez une sorte de contrôle ?
Oui et non. Lorsque nous avons fêté nos vingt-et-un ans de vie musicale commune, je me suis amusé à faire des cartes de Bretagne, de France et un planisphère avec des petites épingles. On voit qu’il y a effectivement des secteurs géographiques, alors que nous n’en étions pas conscients : pays rennais avec extension sur toute la Haute-Bretagne, forte concentration dans le pays vannetais, ce qui se comprend puisque nous avons été considérés comme spécialistes de la musique vannetaise.
Par quel miracle, n’étant ni Vannetais, ni descendants de Vannetais, êtes-vous devenus le modèle du style vannetais ?
Ça, c’est le hasard des rencontres. D’abord, Jean Baron a été en contact avec Jean-Yves Blanchard et Jakez Philouze, qui étaient des spécialistes vannetais, avec qui il a appris. Ensuite, grâce à des gens qui, comme Guigner Le Hénanff, entre autres, organisaient des fêtes à Pluvigner, des grands repas où on allait et là, on s’imprégnait vraiment du style. Et aussi à travers les instruments qui sont plus graves que dans d’autres terroirs de Bretagne, là on se sentait mieux. Que ce soit au niveau technique ou au niveau de l’oreille, c’est beaucoup plus posé. Il y a aussi le répertoire : les mélodies vannetaises sont vraiment extraordinaires, et ce sont celles que nous ressentons le plus.
Vous parlez des mélodies auxquelles vous avez eu accès, car on se rend compte aujourd’hui que tous les terroirs bretons ont connu un très riche répertoire mélodique, même si c’est en pays vannetais qu’il est resté le plus longtemps accessible.
Oui, et en contact direct. Il ne restait plus qu’à transcrire avec ses propres moyens et sa propre sensibilité. C’est ce qui a fait un peu notre réputation dans un premier temps.
Vous est-il possible de cerner votre public ?
Cela dépend des périodes. Si on se place fin 1994, on retrouve des gens qui étaient face à nous il y a vingt ans ; mais, ce qui est surprenant, c’est que les enfants de ces gens-là sont là et qu’ils viennent nous voir souvent, après un fest-noz ou après un concert, et nous disent : « Baron-Anneix, on vous connaît très bien, nos parents parlaient sans arrêt de vous à la maison ! » Alors, les disques de La Godinette, les chants, ils les connaissent par cœur. D’un côté c’est bien, ça prouve qu’on ne s’est pas trop trompé quand même. De l’autre, on prend un petit coup de vieux aussi. C’est la vie !
Au niveau hexagonal, et dans les autres pays du monde, c’est plutôt un public soit d’initiés, intéressés aux musiques traditionnelles du monde, soit vraiment attachés à la Bretagne et qui nous connaissent donc pour suivre un peu notre vie et nos pérégrinations. Il y a aussi un troisième public qui vient pour découvrir, qui a entendu parler de la Bretagne comme une des cultures les plus riches et les plus variées d’Europe, et qui veut bien le croire, mais qui veut qu’on le lui prouve.
Au fond, le biniou, c’est un peu l’aimant pour attirer le public, et une fois qu’il est là vous lui montrez que la musique en Bretagne peut prendre d’autres formes ?
Voilà ! Nous essayons de montrer les différentes facettes qui constituent la Bretagne. Cela fait très longtemps qu’on a l’impression d’être un peu les ambassadeurs – si le mot n’est pas trop fort – de cette musique. Et on se dit qu’en tant qu’ambassadeurs, il faut être capable de tout faire, pour donner un large éventail et notamment savoir jouer les airs de tous les terroirs de Bretagne – et pas uniquement des danses – ce qui serait pour moi une solution de facilité – mais aussi des marches, des mélodies, et jouer dans des tonalités différentes.
Nous sommes ici dans un contexte hors tradition. N’y a-t-il pas aussi des tentatives de prestations de sonneurs, vos confrères, dans d’autres cadres que le fest-noz ou le concert ? Dans les mariages, par exemple ?
Oui, ça nous arrive aussi. A une certaine époque, et même encore maintenant de temps en temps, nous étions invités pour sonner soit à l’église, soit à la sortie de l’église.
Dans l’église même ?
Oui ! Avant, nous étions interdits de séjour. Maintenant on nous accepte. Nous avons d’ailleurs tout un répertoire de cantiques… enfin, on s’adapte aux situations, aux circonstances.
Jean Baron a aussi travaillé avec un organiste…
Oui, il donne des concerts bombarde et orgue avec Michel Ghesquière, et maintenant, il commence à être aussi spécialiste de ce répertoire de musique sacrée. Ça a un peu déteint sur moi…
C’est-à-dire ?
Avec notre groupe Gwenva, nous avons rarement eu l’occasion de jouer dans des noces. On s’est plutôt spécialisé pour donner des concerts dans les chapelles en Bretagne.
Ce sont souvent des lieux d’écoute « naturels ».
C’est cela, sans aucune sonorisation. Et dans ces lieux-là, on inclut un ou deux cantiques.
Parlons un peu du répertoire. Dans un fest-noz, il s’agit de danses, plus ou moins en continuité avec la tradition. Qu’en est-il du concert ? Avez-vous un public de concert différent du public de fest-noz ?
Oui, je pense. Dès le départ la démarche est différente. Celui qui va à un fest-noz s’y rend pour participer activement, pour se remuer, alors que dans un concert on s’assied et on écoute. On apprécie ou non, mais dans le concert, nous essayons de suivre un fil conducteur, qui permette d’avancer et de découvrir les différentes facettes de notre musique. Je pense que la démarche est différente au niveau du public. Quand on va au concert, c’est déjà plus cher, en général. Je ne sais pas si c’est un critère, mais les gens sont plus exigeants, ils vont vraiment écouter de la musique. Dans un concert, on ne pardonne pas l’erreur, alors qu’à un fest-noz, si on « se plante » un petit peu, ça va passer, dans la mesure où le rythme est respecté.
On vous demandera peut-être autre chose que de bien jouer ?
C’est juste. De toute façon le sonneur en fest-noz a toujours été un animateur et un lien entre les différentes composantes de la population.
Y-a-t-il de la place pour les jeunes sonneurs qui souhaitent devenir professionnels ?
Il y a de nombreux jeunes sonneurs actuellement en Bretagne. Alors maintenant, savoir s’ils vont franchir le pas et devenir professionnels, c’est un choix personnel. Je sais que cela tente déjà certains. Nous avons parfois l’occasion de les rencontrer et d’en discuter. Ce qu’il faut savoir c’est qu’en Bretagne, il y a déjà de nombreux musiciens professionnels dans le domaine de la musique traditionnelle. Je crois que deux tiers des professionnels en France sont basés en Bretagne, tous instruments confondus. Donc les places vont être de plus en plus chères, et il sera plus difficile de se faire son trou. Mais je pense que, si on a vraiment envie de jouer cette musique, de la faire progresser, il faut franchir le pas et ensuite, il faut se donner les moyens de réussir, de personnaliser à sa démarche, comme certains le font en Bretagne.
Vous semblez avoir exploité au maximum les possibilités qu’offre le couple biniou-bombarde. Est-ce que l’avenir serait de perfectionner les instruments ?
Les instruments, on les perfectionne toujours. Les anches aussi. On travaille sur des anches en plastique. On essaie de trouver ce qu’il y a de mieux. On peut toujours tendre vers la perfection, sachant qu’elle n’existe pas. Je ne sais pas si la musique de couple sera vraiment aboutie à 100 % un jour ou l’autre, mais on se dit qu’il est vrai que cela sera difficile de faire beaucoup mieux. Je ne vois pas ce que l’on pourrait faire d’autre. Mais c’est ce que nous nous disons depuis vingt ans. A chaque fois, on s’est rendu compte qu’on pouvait faire autre chose et qu’on franchissait une autre étape.
Quelles sont vos possibilités d’ouverture vers les musiques du xxie siècle ? Y a-t-il un domaine dans lequel vous vous sentez bien et qui vous permette de vous ressourcer : classique, jazz, variété, rock, folk, musiques tradionnelles du monde, etc. ?
Par essence, nous nous intéressons à toutes les musiques du monde, quels que soient leur pays ou leur continent d’origine. Nous écoutons beaucoup ce genre du musique. Et à travers nos voyages, nous avons l’occasion d’en découvrir et d’en apprécier.
Justement, il y a beaucoup de sonneurs bretons qui ont épisodiquement quitté la Bretagne au xixe et surtout au xxe siècle, mais il y en a peu qui ont voyagé en d’autres continents.
C’est vrai que nous avons eu plusieurs fois des chances extraordinaires. Mais, parfois, on l’apprécie seulement après coup. Sur le moment, on trouve ça naturel (rires). Souvent, au retour, on se dit : « Tiens, on a encore vécu une expérience hors du commun ! »
Quelles sont les rencontres qui vous ont le plus marqués ?
C’est l’Inde, bien évidemment, puisque c’est le choc de civilisations totalement différentes. Et on a quand même joué avec des musiciens, ensemble, à différentes occasions, et ça s’est passé d’une manière extraordinaire. Il n’y avait plus l’obstacle de la langue, des tonalités. Je ne sais pas. On s’arrangeait, ça roulait, quoi ! Dans le Maghreb, c’est pareil. Au Maroc, je me souviens une fois à Marrakech, on a appris un de leurs « tubes » et on s’est tous mis à jouer ensemble. C’est un peu aussi le rôle des musiques traditionnelles dans le monde… Enfin, ça serait trop long de raconter tous nos voyages, tous les pays. Mais pour en revenir à la question, nous apprécions aussi d’autres formes musicales. La musique classique, nous en avons eu des expériences en jouant dans la « Cantate du Bout du monde » de Jef Le Penven. Là où nous serions plus réticents, c’est par rapport à la world music. Nous avons fait une expérience en enregistrant avec un groupe de l’île de la Réunion : ils voulaient du biniou et de la bombarde… Nous avons joué trois ou quatre morceaux sur leur disque. Le seul problème, c’est que nous ne les avons jamais rencontrés. Nous sommes allés enregistrer seuls en studio, Jean et moi. Nous ne les connaissions que par bande magnétique interposée. Donc nous sommes venus nous greffer dessus ; et c’est évidemment dommage qu’il n’y ait pas eu ce contact humain, ces relations personnelles qui sont un peu le socle de toute musique vivante. Le résultat n’est pas mal sur le plan artistique, mais au niveau humain… c’est une terrible frustration !
En dehors de cette expérience, humainement malheureuse, vous connaissez des musiciens bretons qui explorent cette voie. Que cherchent-ils ? Un nouveau public ?
Peut-être, oui, élargir leur auditoire. Mais je crois qu’il faut rester vigilant et ne pas partir dans toutes les directions sous prétexte de « faire moderne », de vouloir décrocher des contrats à tout prix. En tant que professionnel, c’est humain, ça se comprend, mais on peut aussi se perdre et se brûler les ailes. Il faut toujours rester les pieds sur terre.