- 1 Ces instruments sont dans cette région appelés également par leur nom aymara siku.
- 2 Par opposition au terme pueblo, « village » désignant en Bolivie l’habitat métis, le mot comunidad, (...)
1C’est presque par politesse que, lors de mes premiers séjours chez les Jalq’a et les Tarabuco, deux groupes quechua de la région de Sucre en Bolivie, j’acceptai d’enregistrer les musiques pour orchestres de flûtes de Pan zampoña1. C’était la fin des années 1980 et, suivant un processus déjà entamé dans les décennies précédentes et se prolongeant jusqu’à nos jours, ces musiques – provenant en grande majorité du monde métis et amplement diffusées par les radios locales – entraient de plus en plus dans les communautés2 indiennes. Le répertoire des zampoña incluant autant les derniers « tubes » (à l’époque, la Lambada) que des compositions locales, présentait pour moi peu d’attrait musical. Un peu plus tard, lorsque poussée par mes amis jalq’a et tarabuco j’ai commencé à m’intéresser à ces musiques, j’ai pu percevoir jusqu’à quel point se cristallisait en elles une des préoccupations centrales des sociétés indiennes : celle de leur devenir face au contact avec la modernité.
2En soulevant ici quelques aspects du processus d’adoption des zampoñas par les Jalq’a, je voudrais montrer que ces pratiques musicales nouvelles, tout en entraînant l’abandon d’anciens savoir-faire musicaux, ne peuvent être comprises uniquement dans une logique de perte et d’oubli. En effet, elles s’avèrent être l’objet d’une véritable appropriation culturelle leur conférant un double rôle apparemment paradoxal : d’une part, ces pratiques incarnent le changement, tandis que, d’autre part, elles continuent à recréer une manière particulière de vivre et de penser la musique. Ceci nous conduit à envisager les transformations de la vie musicale indigène, non pas seulement comme des résultantes du « progrès », mais aussi comme l’expression de choix par lesquels ces sociétés (ou tout au moins une grande partie d’entre elles) essayent de répondre aux impératifs de la modernisation.
3Les transformations actuelles de la vie musicale jalq’a font partie d’un phénomène beaucoup plus vaste à travers lequel les membres des groupes indiens régionaux, dans un contact de plus en plus serré avec la vie urbaine, s’intègrent à l’univers culturel d’un milieu considéré comme immédiatement supérieur dans la hiérarchie sociale, celui des « métis » appelés dans la région mozos. Ce processus d’assimilation à la société nationale et, simultanément, d’accession à la modernité, dont les signes les plus visibles sont l’abandon de la musique et du costume indiens et leur remplacement par ceux des métis, est considéré comme un moyen de rompre avec la marginalisation et l’extrême pauvreté à laquelle se trouve réduite la population indienne.
4Il ne s’agit certes pas pour les Jalq’a d’une première situation de contact. Les sociétés andines actuelles ne peuvent être vues comme des vestiges de celles de l’époque précolombienne. Elles se sont transformées, constituées même, à travers plus de cinq siècles de contacts avec la société occidentale. Cependant, à l’échelle d’aujourd’hui, les nouvelles ouvertures vers l’extérieur et le passage à l’état de « métis » sont considérés par les Jalq’a comme un fait nouveau, de nature différente, venant altérer très profondément autant leur être individuel que celui du groupe.
5Les termes espagnols mozo et mestizo (métis) sont couramment employés pour désigner les personnes appartenant à ce que l’on pourrait assimiler aux franges inférieures d’une classe moyenne très dynamique qui ne cesse de se développer en Bolivie. Vivant fondamentalement du petit commerce, d’activités telles que la mécanique ou l’artisanat (Albó 1974 : 182) ces mozos, dont une bonne partie habite les villages de la campagne ou les quartiers populaires des villes, forment une couche intermédiaire entre les « blancs » (exerçant des professions libérales, commerçants, fonctionnaires, industriels…) et les paysans indiens subsistant, eux, de l’agriculture et de l’élevage.
6Entre mozos et paysans indiens les relations ont toujours été conflictuelles. Marquées des deux côtés par la fascination et le rejet, celles-ci sont loin d’être symétriques : les métis des villages sont toujours placés en position de supériorité et de pouvoir par rapport aux paysans des communautés environnantes ; ils sont les maires, les fonctionnaires du registre civil, les commerçants, les transporteurs… et constituent le canal principal à travers lequel les membres des communautés communiquent avec le reste de la société. Par ailleurs, il ne s’agit pas d’univers culturels clairement séparés : si les indiens, et spécialement ceux de cette région, ont toujours pris des éléments du monde métis, à l’inverse, ce dernier puise une grande partie de ses matériaux (comme certaines coutumes ou croyances, par exemple) dans les cultures indiennes.
7Se développant non sans heurts ni sans douleurs, ces processus bouleversent la vie musicale actuelle des groupes quechua. Toutefois, dans de nombreuses communautés, la cohabitation des pratiques musicales anciennes et modernes peut se faire de manière assez naturelle. Ainsi, il m’est souvent arrivé d’assister à des rituels de carnaval où, suivant de vieilles habitudes de vie collective, alternaient avec régularité et respect les ensembles jouant la musique indienne (pujllay) et ceux jouant le répertoire métis (pandillas). Or, malgré ceci, beaucoup de gens parlent de ces transformations avec peine ou regret :
- 3 Le terme espagnol cultura, est actuellement intégré – sous une forme quechuisée, culturata, au disc (...)
« …avant il y avait de si belles choses dans nos cultures3 mais maintenant nous sommes en train d’imiter les mozos et nos musiques disparaissent... nous savons que notre culture est meilleure, mais avec les habits des mozos nous marchons librement, c’est pour cela que nous sommes en train de quitter nos vêtements… »
8Il arrive même que, lors de la célébration d’un rituel, des conflits importants éclatent entre des ensembles jouant la musique de la communauté et ceux jouant la musique métisse. Ces conflits peuvent dériver en insultes et échanges de coups :
« Nous étions en train de jouer carnaval chez l’alcalde [autorité traditionnelle] et une pandilla [groupe jouant de la musique métisse] est arrivée. Nous les avons mis à la porte. Nous avons fait la ronde et nous avons joué au milieu… nous avions beaucoup de force. Ils ont dû partir. Ils voulaient me taper dessus… carajo ! Que peuvent-ils nous faire ? »
- 4 Comme chez les Chipaya où l’on assiste à des conflits déchirants provoquant de profonds bouleversem (...)
- 5 Par exemple, à la communauté de Potolo certaines familles reprennent le mariage traditionnel. Ou en (...)
9On aurait pourtant tort d’interpréter ces situations de tension comme résultant d’une lutte entre des noyaux plus « traditionnels » et plus « modernes » d’une même communauté. Il est très rare ici, à la différence d’autres régions de la Bolivie, de rencontrer des communautés scindées par des prises de positions tranchées4. Au contraire, faisant preuve d’un très grand pragmatisme, les mêmes personnes peuvent assumer apparemment sans trop de contradictions les deux attitudes. En effet, il existe aussi une tendance, minoritaire, à renforcer les pratiques musicales indiennes. Il n’est pas rare de voir réapparaître dans les communautés des musiques et des danses tombées en désuétude depuis plus d’une dizaine d’années5, et, ceux qui les réactualisent peuvent être les mêmes personnes qui aiment souffler dans les zampoñas.
10Ces changements peuvent être ressentis comme une perte d’identité ; mais, en même temps, les discours et les pratiques laissent apparaître une sorte d’acceptation car ils s’avèrent efficaces pour améliorer une situation de déséquilibre perçue souvent comme difficile et pénible.
- 6 Caisse claire occidentale, généralement construite en bois et portant une charla, un timbre.
11La zampoña, jouée par paire, est une des flûtes de Pan les plus répandues dans les Andes. Les deux parties de la paire, l’une comportant sept tubes (primera) l’autre huit tubes (segunda) jouent alternativement une ou plusieurs notes, selon une technique de hoquet. Il faut donc deux musiciens pour exécuter une mélodie. Chez les Jalq’a, l’orchestre est formé soit de trois, soit de six paires de tailles différentes qui jouent la même ligne mélodique en octaves parallèles. Deux membranophones, une caja6 – un tambour sur cadre à deux peaux joué avec deux baguettes – et un bombo, un tambour sur caisse à deux peaux – donnent le rythme. Ici, la conception même de l’orchestre relève de principes fondamentaux de la pensée andine comme ceux du dualisme et de la complémentarité (Valencia Chacon 1982 : 4, Baumann 1996 : 15-65, Sanchez 1996 : 83-106) qui sont à la base des relations établies entre les instruments composant la paire : chacun est la contrepartie indispensable et complémentaire de l’autre.
- 7 On ne dispose pas pour la Bolivie de données historiques concernant l’adoption de cet instrument pa (...)
12D’origine indienne, la zampoña a été adoptée depuis un certain temps7 par les couches métisses semi-urbaines et urbaines, ainsi que par des ensembles plus ou moins folkloriques à la mode dans les grandes villes. Dans ce processus, les musiques ont subi d’importantes transformations esthétiques, comme l’incorporation de parties qui créent une harmonie de tierces et de sixtes (Turino 1990) ou l’utilisation de toutes sortes de recours expressifs du genre vibrato, ainsi que des techniques de souffle très sophistiquées (Cachau-Herreillat 1993 : 68). En outre, un répertoire d’origine proprement métisse est joué aussi dans les villes et les villages.
13Une grande partie du répertoire joué actuellement par les Jalq’a provient donc de ces musiques déjà très métissées qui ont une grande diffusion locale, par la radio ou par des orchestres des villages métis. Toutefois, une autre partie est reconnue d’origine indienne : elle proviendrait des communautés qui utilisent l’instrument depuis déjà longtemps. Par ailleurs, de plus en plus de nouvelles mélodies sont aujourd’hui composées dans les communautés par des musiciens indiens.
- 8 Des artisans aymara sont souvent les fournisseurs de ces ensembles.
14A la différence de leurs propres flûtes (à conduit d’air ou à encoche), les Jalq’a achètent leurs zampoñas chez des commerçants en ville, ou encore auprès de facteurs d’autres régions8 qui viennent les vendre aux foires des villages. Or, un orchestre n’est pas composé d’une addition d’instruments, mais constitue une seule unité, un seul corps. Jamais ces flûtes ne sont jouées hors du contexte orchestral, leur existence n’ayant de sens que par rapport à l’ensemble dans lequel se superposent les paires de différentes tailles. L’orchestre entier est construit en une seule fois par un même facteur qui équilibre le timbre et l’accord de chaque zampoña en fonction de l’ensemble. Ainsi, lorsqu’on veut jouer de ces instruments, c’est l’orchestre au complet que l’on doit acheter.
Fig. 1 :Orchestre de zampoñas jalq’a
15L’orchestre appartient le plus souvent à la communauté ou à une partie de celle-ci, le groupe de jeunes d’un quartier par exemple, ou bien à d’autres groupements comme le syndicat. Ainsi, tant l’achat que l’utilisation des zampoña engage toujours une dynamique collective. Et, même si la présence de l’ensemble musical est à certaines occasions une source de conflits, la manière dont les Jalq’a envisagent son fonctionnement contribue néanmoins à consolider différents aspects de la vie communautaire. Simultanément, un des rôles privilégiés qu’on attribue à l’ensemble de zampoñas est celui de construire, de renforcer les ouvertures vers le monde extérieur, ouvertures qui, comme le reconnaissent souvent les Jalq’a eux-mêmes, entraînent un danger d’éclatement des structures communautaires.
16Lors des divers actes officiels ou semi-officiels auxquels participent des autorités administratives ou politiques locales – anniversaire de l’école, inauguration d’un pont, ouverture d’un poste sanitaire – l’orchestre représente la communauté. Depuis l’introduction des orchestres de zampoñas c’est souvent à eux qu’incombe cette tâche d’ambassade musicale. Pourquoi cette préférence ? La présence de l’orchestre est perçue comme pouvant modifier le rapport de forces entre les indiens et les autres participants à l’acte civique :
« Avant, lorsqu’on arrivait avec la musique du carnaval, ils se moquaient de nous en nous disant ‘indiens’. Maintenant nous venons avec les zampoñas, les mozos deviennent contents, ils dansent, ils nous appellent ‘petit frère’… »
17Dans ce type de cérémonies où les paysans indiens se voient souvent relégués à une place secondaire, cette musique, prisée par l’Autre, par les mozos, permet d’établir des relations valorisantes. Ceci n’est pas le cas lorsque les Jalq’a jouent dans ces mêmes situations leur seule musique collective : celle du carnaval. Incarnant le passé mythique et le chaos, ainsi que les divinités de l’inframonde (Martínez 1994), cette musique se présente sous la forme d’une énorme masse de sons hétérogène et vrombissante. L’esthétique musicale restant ici inaccessible aux oreilles étrangères, les Jalq’a se voient traités d’« indiens », terme péjoratif qui, dans ce contexte, peut être assimilé à celui de « sauvage ».
18 Chez les Jalq’a, la musique est couramment comparée à la langue parlée (qallu). On entend souvent dire qu’« en musique, chaque groupe, chaque communauté parle sa propre langue ». Le verbe niy « dire » est utilisé pour qualifier un jeu instrumental particulièrement expressif : « sa flûte est en train de dire », commente-t-on. Et, dans les représentations jalq’a, jouer la musique des flûtes de Pan équivaut à parler la langue de l’Autre. Il m’est déjà arrivé d’entendre dire que, lorsqu’on jouait des zampoña c’était comme « parler espagnol ». Ainsi, pour les Jalq’a eux- mêmes, le jeu de ces musiques ne correspond pas à un vague phénomène de mode, mais bien à une véritable démarche permettant d’ouvrir de nouveaux espaces d’échange avec la société environnante.
- 9 Dans les communautés c’est uniquement la musique du carnaval qui est interprétée.
19En outre, ces orchestres offrent leurs services au monde urbain et semi-urbain contre de l’argent. Lors de grands fêtes et surtout pendant le carnaval, les ensembles de zampoñas descendent à la ville de Sucre. Placés dans les rues adjacentes au marché, ils attendent que des groupes d’étudiants, de quartier, ou simplement d’amis viennent les engager pour danser dans les cortèges. A cette époque de l’année ces instruments sont joués uniquement dans ce contexte urbain9.
- 10 En 1995 ce montant était approximativement de 15 Bolivianos (15 FF) par jour.
20Ces pratiques sont ainsi un moyen d’établir des liens avec la ville et ses habitants. Des liens qui ne sont pas toujours faciles : il peut arriver que le groupe engageant l’orchestre manifeste publiquement des comportements désobligeants vis-à-vis des musiciens. Néanmoins ces échanges impliquent, là aussi, comme pour les cérémonies officielles, une reconnaissance des compétences musicales des paysans indiens. L’aspect économique est ici fondamental car ce type de prestations constitue une source de revenu, et répond par là à une nécessité bien réelle des familles indiennes. En jouant en ville, chaque musicien peut gagner un peu plus que le salaire journalier d’un ouvrier agricole ou d’un ouvrier de la construction10, deux métiers que les Jalq’a peuvent exercer de façon saisonnière, et ceci pendant plusieurs jours.
21A la différence des musiques dites « de la culture », le fonctionnement des ensembles de zampoña apparaît fortement lié au circuit de l’argent. La fréquence et l’importance de ce lien suggèrent que, au delà de l’intérêt concret du gain, celui-ci soit une manière de favoriser l’intégration à la société nationale. L’exemple de l’utilisation des zampoña à l’intérieur de la vie de la communauté est révélateur à cet égard.
22Outre des cérémonies civiques et officielles, cette musique est jouée de plus en plus dans des rituels appelés fiestas destinés aux saints et aux pèlerinages de la saison sèche où elle remplace la musique de monos, « des singes », processus que j’analyserai plus en détail dans la partie finale de ce travail. Là, les zampoñas accompagnent les danses dites des « diables » associées elles aussi au monde métis.
- 11 Actuellement, on ajoute parfois une petite somme d’argent.
23De nos jours, les personnes qui, selon le système de charges, prennent à leur compte la célébration de la fiesta, les pasante, préfèrent engager des zampoñas et des « diables » à la place des monos. La présence de cette nouvelle musique dans le rituel donne du prestige à la célébration. Or, l’usage mis en place par les propres Jalq’a veut que l’orchestre soit réglé en monnaie courante par le pasante, tandis que les musiciens et danseurs du groupe des monos sont eux payés en nourriture rituelle (mink’a)11. Engager un orchestre de zampoñas coûte cher et la dépense faite par le pasante est valorisée, mise en avant, car elle est une preuve de sa générosité avec la collectivité. C’est ainsi que non seulement du point de vue du gain, mais aussi de point de vue des dépenses, ces pratiques musicales sont insérées dans le système économique dominant. Ces transactions économiques créées autour de l’ensemble musical sont ainsi elles mêmes un moyen de s’intégrer la société nationale.
24Les orchestres de flûtes de Pan incarnent donc la modernité par leur origine métisse et villageoise ; ils constituent simultanément pour les Jalq’a un instrument concret de construction du changement, d’ouverture vers le monde extérieur et d’intégration à la société locale et nationale. Or un aspect central de ce processus d’intégration est celui de l’identification des paysans indiens aux mozos. Dans l’élaboration de cette nouvelle identité, la musique occupe une place d’une importance tout à fait particulière car elle agit en signifiant la conversion en l’Autre.
- 12 J’ai choisi de prendre une certaine liberté dans la traduction de ce texte écrit en ancien espagnol (...)
25C’est par le langage des sons, la musique, ainsi que par celui des formes, des matières et des couleurs portées sur le corps, l’habillement, que les andins expriment de manière privilégiée leur appartenance à une collectivité : communauté, groupe ethnique, ensemble régional, et ceci probablement déjà à l’époque précolombienne. Des mythes fondateurs recueillis par les chroniqueurs espagnols au xvie siècle font état de ce lien entre musique, habillement et définition identitaire. Ainsi, dans la région du lac Titicaca, l’ancêtre des Incas « …a commencé à faire les gens et nations qui existent sur cette terre ; en faisant chaque nation avec de la boue, en peignant les costumes, les habits que chacun devait porter et avoir... et en finissant, à chaque nation il a donné la langue qu’elle devait parler et les chants qu’elle devait chanter... »12 (Cristóbal de Molina 1989 : 51).
26Tout comme à l’époque préhispanique, les différents groupes de la région de Sucre se distinguent par leur musique et leur manière de s’habiller ainsi que par les couleurs et les motifs des pièces tissées de leur costume. Or, une première observation de leurs musiques suggère très fortement que leurs différences, tout comme leurs similitudes, ne sont pas le résultat de l’ évolution indépendante de chacun d’eux, mais qu’il s’agit là de différences construites. Autrement dit, ces musiques se définissent les unes par rapport aux autres.
27 En outre, ce jeu identitaire exprimé par les constructions sonores se manifeste non seulement entre groupes voisins (comme les Jalq’a et les Tarabuco, par exemple) mais aussi entre les communautés d’un même groupe. C’est de là que vient l’expression entendue dans la région selon laquelle « en musique, chaque groupe, chaque communauté, parle sa propre langue » (cf. supra, p. 230 ).
- 13 Sauf quelques exceptions, notamment la musique « des singes » qui, justement, remplace les orchestr (...)
28La connotation si fortement identitaire de la musique rend donc presque impossible l’échange musical entre groupes13. On peut comprendre ainsi que, lorsque les Jalq’a – ou les Tarabuco – abandonnent leurs musiques et intègrent celles des métis, il ne s’agit pas à leur yeux d’un geste anodin – comme pourrait être l’acquisition d’un autre savoir-faire provenant de l’extérieur -, mais justement d’un geste qui signifie l’adoption d’une nouvelle identité. Jouer la musique de l’Autre, parler « sa langue » est un moyen de désigner la transformation en cet Autre, et par là même, de l’opérer.
29Toutefois, pour ces groupes régionaux, l’emprunt des musiques métisses n’est pas un phénomène tout à fait nouveau. Depuis un certain temps – difficile à préciser, mais qui semble dater d’une cinquantaine d’années environ – il est d’usage d’« attraper » (hapiy) des chants appelés pascua (« Pâques »), interprétés par les métis lors de la Semaine Sainte. L’exécution de ces chants qui se fait exclusivement à une époque précise de l’année – de février-mars au début mai – permet aux Jalq’a de s’assimiler rituellement au monde métis et aux valeurs qui lui sont associées.
30Il se dessine ainsi un tableau dans lequel les groupes indiens, tendent à effacer leurs identités et leurs différences pour se fondre dans une nouvelle identité macro-régionale de paysan métis. Cette tendance s’exprime autant par la musique que par l’habillement, car jouer les répertoires métis va de pair avec le remplacement du costume indien par le port d’une veste, d’une chemise et d’un pantalon occidentaux.
31Mais les productions culturelles métisses sont l’objet d’un véritable travail d’appropriation qui se manifeste par la présence de continuité sous de nouvelles formes. C’est ainsi que, tout en ouvrant un espace culturel macro-régional et en signifiant le devenir métis, ces musiques commencent à subir des traitements particuliers qui tendent, une fois de plus, à construire la différence : certaines mélodies composées dans une communauté restent à son usage exclusif, ou encore, des mélodies circulant dans toute la région et dépassant les frontières entre les groupes subissent des transformations qui sont la marque spécifique d’une ou de plusieurs communautés.
- 14 Transcrits ici à la même hauteur.
32 Les deux exemples suivants14 permettront de mieux comprendre ce processus. Il s’agit d’une mélodie très répandue dans la région, Chinguerito k’aspichaqui, « Petit oiseaux chinguero, pattes de bois ». Les communautés jalq’a l’interprètent de manière très proche de celle des groupes des zampoñas métis :
Ex. 1 : Version jalq’a
33Tandis que des communautés d’un autre groupe régional, les Chumpina, modifient le rythme, émettent le souffle avec un vibrato qui est une caractéristique stylistique chumpina et ajoutent des sections, initiales, médianes ou finales reconnues par tous comme étant propres aux Chumpina (indiquées dans la transcription de la page 234 par SA, « section ajoutée »).
34Ainsi, une grande majorité des mélodies de zampoñas adoptées par ce groupe portent ces sections musicales ajoutées qui constituent sa propre signature. Ce procédé est aussi utilisé dans d’autres régions andines où il permet de distinguer les interprétations d’une même mélodie par des communautés voisines.
35Il est certainement trop tôt pour prévoir l’issue de tous ces processus. Les groupes indiens d’aujourd’hui reconstruiront-ils – sous leur unité métisse – leurs différences ? Ou bien la musique dessinera-t- elle de nouvelles frontières entre unités sociales plus petites, telles que les communautés par exemple ? On pourrait aussi penser que cette tendance à créer de la différence disparaîtra dans l’avenir, absorbée par le besoin de se confondre sans distinctions dans une identité de paysans métis. Quoiqu’il en soit, cet exemple révèle la grand capacité que possèdent les sociétés indiennes à intégrer et réélaborer des matériaux culturels provenant de l’extérieur.
Ex. 2 : Version chumpina
36C’est surtout de juillet à octobre, vers la fin de la saison sèche, que la musique des zampoñas et les danses de « diables » sont exécutées, à la place de celles de monos (singes), dans les fiestas et pèlerinages aux sanctuaires situés sur les cimes des montagnes.
- 15 Pour plus de détails voir Martínez 1994 : 318-346.
37Au premier abord, la substitution de l’ensemble de monos par les zampoñas et les « diables » se fait dans la rupture : changement d’instruments, de musiques, de la structure du groupe, des rôles des musiciens et danseurs… La danse de « diables », tout comme les zampoñas, est considérée comme une expression métisse et leur présence dans le rituel est le signe de la transformation de la communauté en mozo. Une analyse plus fine, dont je ne pourrai résumer ici que les grandes lignes15, révèle pourtant qu’avec ce nouvel ensemble chorégraphico-musical, les Jalq’a continuent à exprimer les significations centrales du groupe remplacé, celui des monos.
38Dans le cycle musical annuel, les fiestas et pèlerinages de la saison sèche constituent une charnière, incarnent la transition entre une époque de l’année associée à l’ordre et aux divinités du « monde du haut » – une des parties de l’univers andin –, et une période assimilée au désordre, au passé mythique et aux divinités dangereuses du « monde du bas », l’autre partie, complémentaire et opposée, de l’univers (Martínez 1994).
Fig. 2 : Mono et cajero
- 16 Voir notamment Molinié 1986 : 145-179.
39Le groupe de monos exprime de multiples manières une signification principale de ces rituels : celle de frontière, de transition, idée à laquelle on accorde dans les sociétés andines, essentiellement dualistes, une importance tout à fait particulière16. Ainsi, divers aspects de ce groupe – composé de plusieurs musiciens monos qui jouent des flûtes à encoche (quena), d’un cajero, joueur de tambour (caja) et de danseurs habillés en femme – évoquent cette notion de frontière. Par exemple, le personnage du mono même, sous la figure humoristique d’un singe, est considéré par les Jalq’a comme un médiateur entre les hommes et les forces surnaturelles du « monde du bas » auquel il appartient. Sa voix aiguë, de fausset, exprime aussi l’aspect intermédiaire du personnage : elle est définie par les Jalq’a comme étant « entre homme et femme ». Le mono est un être entre deux mondes, entre deux natures.
40D’autres éléments, comme les instruments, renvoient eux aussi à la notion de frontière. Les travaux des ethnohistoriens ainsi que les données ethnographiques actuelles montrent que les tambours, par exemple, lui sont fréquemment associés. A l’époque inca ils ont été en relation avec les frontières politiques – on les jouait dans des situations de contact entre les Incas et les peuples dominés – ou bien ils annonçaient des moments de transition temporelle, comme celui du solstice de décembre, ou encore, ils étaient utilisés dans des rites de passage (Zuidema 1989 : 325).
41 En outre, les danseurs du groupe des monos appelés warimachu, sont décrits comme des personnages androgynes ou homosexuels, portant en eux les deux sexes. Le nom de ces danseurs est composé de deux mots, l’un d’eux, wari, désigne un animal hybride, un être provenant de l’union de deux animaux de nature différente, le lama et l’alpaga.
- 17 Comme les danses chiriguano ou capac ch’unchu, par exemple.
42Frontière, transition, limite, médiation… c’est ce même champ sémantique que les Jalq’a expriment à travers le nouvel ensemble de zampoñas et de diables. Tout d’abord, une révision de la littérature ethnographique fait ressortir que, dans le monde indigène, les flûtes de Pan se trouvent très fréquemment en relation avec des danses dont les personnages représentent ou font référence à des peuples de la forêt17 ou des basses terres. Nous savons que, dans l’imaginaire andin, ces peuples occupent une place particulière : vus comme « sauvages » mais ayant d’importants pouvoirs magiques, ils sont considérés, à l’image du mono, comme des intermédiaires entre le passé mythique dont ils proviennent (Gow 174 : 72) et le monde des humains. Ainsi, dans d’autres régions andines, la zampoña se trouve associée – dans son utilisation rituelle – à l’idée de frontière, de passage entre deux mondes. Il est fort probable que, chez les Jalq’a, l’instrument porte ces mêmes significations. Hypothèse qui semble se confirmer lorsqu’on observe la danse qui lui est associé, plus particulièrement les personnages qui l’exécutent.
43Le groupe de « diables » est formé par six types de personnages distincts, appelés tous, par extension, « diables » (en espagnol diablos). Ces personnages n’ont pas été inventés par les Jalq’a, ils proviennent de différentes danses exécutées dans les carnavals métis des villes et villages, et c’est donc en raison de leur connotation métisse avant tout qu’ils ont été choisis. Mais la combinaison particulière de ces personnages, la chorégraphie de la danse ainsi que les pas des danseurs, semblent être une production jalq’a. En se servant de personnages, d’instruments et de musiques préexistantes, ils ont créé une nouvelle expression chorégraphico-musicale.
44L’analyse des personnages de cette danse montre que leur sélection et leur combinatoire est loin d’être arbitraire. Au sein du groupe des « diables » on distingue trois catégories de figures :
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Celles qui incarnent des êtres surnaturels connus en Bolivie par leur appartenance à la partie dangereuse et secrète de l’univers, le « monde du bas » et au passé mythique (les « diables », divinités syncrétiques des profondeurs de la terre associées au Diable catholique).
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Celles qui représentent des êtres de la vie réelle actuelle et quotidienne. Comme les kuyakas, de « sympathiques » jeunes filles non mariées. Ces personnages, les seuls à être féminins, évoquent le monde domestique (elles dansent avec un lance-pierres à la main pour rappeler leur métier de bergères).
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- 18 Le puma ou « lion » se trouve de longue date associé aux idées de limite et de transition : limites (...)
Celles qui évoquent elles-mêmes l’idée de frontière entre deux mondes, comme « tigres » et « lions », versions occidentalisées du jaguar et du puma américain. Les félins, tout comme les singes, étant dans les Andes fortement liés, dans diverses pratiques et croyances, à l’idée de limite, de transition18.
- 19 De nos jours, cette association marque des limites de différents sortes : dans la communauté de Yuc (...)
45Dans ce groupe s’effectue donc la rencontre entre des êtres mythiques du « monde du bas », (les « diables »), des êtres réels du monde humain (les bergères) et des êtres intermédiaires entre le monde des hommes et celui « du bas » (les félins). C’est par la jonction de ces trois sortes de personnages que se réalise ici l’idée de frontière ; idée renforcée encore par l’association des félins et des tambours (du groupe des zampoñas), qui semble être dans les Andes un signe de transition particulièrement important19. A travers les personnages de la danse, mais aussi à travers les instruments, tambours et probablement zampoñas, le nouvel ensemble chorégraphico-musical continue, tout en signifiant le changement, à construire dans les rituels le même univers sémantique que le groupe des monos.
46Face à la pression de la société moderne, les Jalq’a prennent – ce qui dans la situation actuelle leur apparaît comme une issue unique – le chemin de l’intégration. L’adoption des musiques métisses, qui pourrait être vue simplement comme une conséquence logique de ce processus, s’avère en fait être un outil central dans la construction de leur insertion dans la société nationale. Avec la musique des zampoñas, les Jalq’a créent de nouvelles ouvertures vers l’extérieur, modifient leurs rapports de force avec les mozos, s’intègrent au système économique… En outre, par la nature des représentations identitaires qui le sous- tendent, le jeu musical désigne, opère même, le devenir métis du groupe et de chacun.
47Or, ces pratiques musicales récentes affirment aussi – et ceci malgré les ruptures qu’elles entraînent – une dynamique de continuité. Si elles permettent aux groupes régionaux d’œuvrer dans le sens de créer une macro-identité métisse commune à tous, simultanément, elles expriment, ou commencent à exprimer, des différences, entre les communautés, entre les groupes. L’exemple de l’utilisation de l’instrument dans les fiestas et pèlerinages de la saison sèche démontre, dans un autre domaine, comment avec de nouvelles formes culturelles, les Jalq’a peuvent continuer à exprimer les significations du rituel.
48L’observation des conduites liées à la musique nous dévoile un aspect important du processus d’intégration de ces groupes : il ne se construit pas sur une volonté de négation du passé, mais plutôt dans un mouvement d’absorption et de réélaboration des nouveaux matériaux. Ceci est à mettre en rapport – me semble-t-il – avec une très ancienne stratégie de survie appliquée par nombre de sociétés andines consistant à « digérer » les productions culturelles de la société occidentale.
49Les Jalq’a et les autres groupes quechua réussiront-t-ils leur pari ? Pourront-ils construire une place qui soit la leur dans la société nationale ? Nul ne peut aujourd’hui prévoir l’issue de tous ces processus. Toutefois, la brève analyse exposée ici montre la capacité de ces populations à répondre à la déstructuration de leur monde par des processus créatifs, processus par lesquels elles deviennent, ou essayent de devenir, des sujets agissants, des acteurs de leur propre histoire.