Navigation – Plan du site

AccueilCahiers de musiques traditionnelles9Dossier: nouveaux enjeuxTerritoiresNouveaux enjeux ou continuité his...

Dossier: nouveaux enjeux
Territoires

Nouveaux enjeux ou continuité historique ?

La rumba, un exemple afrocubain
New directions or historical continuity? An Afro-Cuban example
Jean-Pierre Estival
p. 201-223

Résumés

Les musiques cubaines ont sans doute été, bien avant le phénomène de la « world music », parmi les premières musiques du monde à être exportées dans les pays industriels. D’une immense richesse, ces musiques puisent une part essentielle de leurs sources dans les formes afrocubaines caractérisées par l’association du chant antiphonal, les percussions et la danse. Nous tentons de montrer que pour ces formes, les « nouveaux enjeux » s’inscrivent en fait dans une continuité historique dont certains éléments fondamentaux ont été posés dès le xvie siècle : musiques urbaines, musiques exportées, musiques métissées jouées par des musiciens professionnels éclectiques, les formes afrocubaines sont à replacer dans le contexte d’une histoire à long terme. Puis nous nous attachons à décrire les évolutions contemporaines d’un genre profane emblématique de La Havane, la rumba, dans le contexte politique et économique d’aujourd’hui. Enfin, dans le prolongement des phénomènes d’« aller et retour » entre l’Europe et l’Amérique, nous abordons brièvement le phénomène des percussionistes européens qui viennent apprendre ou se perfectionner auprès de maîtres cubains.

Haut de page

Texte intégral

  • 1 Comme le notait P. Manuel (1994 : 250).
  • 2 La « période spéciale » – des restrictions drastiques pour la population – a été instaurée lorsque (...)
  • 3 On en trouvera des éléments en français dans Leymarie, 1993.

1La popularité de la musique cubaine lors des deux derniers siècles a été tout à fait extraordinaire, sans commune mesure avec la taille relativement petite de l’île1. La richesse et la vivacité des musiques que nous appelons « traditionnelles » comme celle des musiques « modernes », le nombre et la qualité des musiciens, l’importance de la musique dans la société malgré les très grandes contraintes de la « période spéciale »2 nous font mieux comprendre l’importance et l’influence de Cuba dans le paysage des musiques du monde. Nous n’évoquerons pas directement ici les nouveaux enjeux liés à la diffusion massive de la salsa3, et son succès médiatique actuel dans les pays du Nord. Ce phénomène dépasse de loin Cuba, et nous préférons donner ici des éléments en amont, sur ces musiques afrocubaines qui forment un des socles de la musique cubaine en général.

  • 4 Les tambours batá sont extrêmement populaires, tant dans leur pratique sacrée que dans des formes p (...)
  • 5 Mai-juin 1995 et janvier 1996, dans le quartier de El Cerro.

2Nous parlerons ici de genres musico-chorégraphiques afrocubains lorsque les formes associent étroitement le chant antiphonal (soliste/chœur), les percussions et la danse. Il existe dans l’île de nombreux genres, tant profanes (tumba francesa, rumba, yuka…) que sacrés (liés aux cultes de la santeria, des abakuá, aux cultes palo monte, arará, iyesa…). Si l’œuvre immense de Fernando Ortiz continue de planer sur les études afrocubaines, une bonne et courte introduction à ces genres musicaux peut être trouvée dans Vinueza et Saenz (1992). Produits d’une histoire complexe, ils sont plus ou moins pratiqués, selon qu’ils sont légitimés et portés par une forte dynamique sociale (rumba, formes associées à la santeria4) ou quelque peu délaissés et considérés comme un simple fonds folklorique par les autorités. Nous nous intéresserons à l’évolution d’un genre profane emblématique, la rumba, à partir d’une enquête dans un quartier de La Havane5. Parmi les nouveaux enjeux des musiques et danses traditionnelles, l’apprentissage et la pratique de genres extra-européens par des musiciens des pays d’Europe ou d’Amérique du Nord n’est sans doute pas le moindre. Dans une dernière partie, nous décrirons et analyserons quelques interactions entre les percussionnistes étrangers qui viennent se perfectionner dans leur art auprès de professionnels cubains dans un contexte non officiel.

3Par delà cet aspect ethnographique, nous défendrons l’hypothèse que pour ces musiques, les « nouveaux enjeux » s’inscrivent en fait dans une continuité historique dont on peut observer certaines prémisses dès le xvie siècle. Musiques urbaines, musiques exportées, musiques jouées par des musiciens éclectiques, les formes afrocubaines sont à replacer dans le contexte d’une histoire à long terme. Nous commencerons donc par un nécessaire voyage dans le temps.

Quelques éléments de l’histoire des musiques afrocubaines

  • 6 Il faut noter que ces cabildos sont directement issus d’une tradition médiévale sévillane, reprise (...)

4L’acte de naissance officiel de la musique proprement « afro-cubaine » fut sans doute promulgué le 1er avril 1573, quand le Conseil de La Havane ordonna aux Noirs affranchis de se joindre aux processions du Corpus Christi, « avec leurs inventions » (Morales 1984 : 42). Il est à noter que dans les villes cubaines, et en particulier à La Havane, la présence d’esclaves affranchis est attestée dès le xvie siècle. Ils avaient certains droits, comme celui de profiter de terrains à bâtir ou d’habitations. Ces Noirs participaient activement au commerce, aux travaux d’artisans, et pouvaient avoir leurs propres organisations et leurs propres fêtes (Morales 1984 : 40-42). Les esclaves pouvaient s’organiser en cabildos, associations de Noirs de même origine ethnique6. Ces associations hiérarchisées, qui avaient des « rois » ou des « reines » à leur tête, jouèrent un rôle central dans la transmission des valeurs sociales, religieuses et culturelles pendant la période de l’esclavage. Les aspects les plus visibles, pour la société coloniale, de ces cabildos furent les musiques et les danses exécutées lors des processions publiques, ou dans les maisons des cabildos. On notait que lorsque les Noirs se réunissaient les jours de fête dans ces maisons, ils y « jouaient de leurs tambours et autres instruments nationaux, chantaient et dansaient avec confusion et désordre sur un rythme perpétuel et infernal, sans jamais s’arrêter. » (Pichardo cité par Ortiz 1993b : 54). L’Epiphanie (Dia de Reyes) avait une importance considérable car les Noirs pouvaient s’exprimer publiquement, dans les villes de l’île, en d’importantes processions où la musique et la danse avaient une place prééminente (Ortiz 1993b : 64-75). Tant sur le plan religieux que sur le plan musical, les cabildos furent certainement les lieux ou les foyers qui rendirent possibles tous les syncrétismes qui caractérisent aujourd’hui les cultes comme les genres musicaux afrocubains. Du point de vue religieux, les cabildos devaient revêtir le caractère de confréries, qui, selon Ortiz (1993b : 54-63) participaient d’un double processus d’africanisation des saints catholiques et de catholicisation des dieux africains. Les chants et les instruments s’y stabilisèrent, en modifiant certaines caractéristiques mélodiques ou organologiques au contact de la société dominante. On peut ainsi aujourd’hui, conformément aux origines géographiques et ethniques des esclaves amenés par la traite, clairement détecter des origines yoruba aux tambours batá de la santeria, dahoméennes aux cultes arará, bantoues aux genres yuka ou makuta, et de la côte de Calabar (efik) aux musiques des confréries abakuá.

5L’attitude de la Couronne espagnole n’était bien sûr pas exempte d’aspects répressifs et coercitifs quant aux pratiques sociales des Afrocubains. En 1565, le procureur Bartolomé Cespero dénonçait déjà les Noirs de La Havane, qui se réunissaient « en assemblées et autres consultes et banquets, d’où naissent des scandales » (Morales 1984 : 42). Cela allait être une constante dans l’histoire urbaine de l’île : l’ambivalence du pouvoir par rapport aux pratiques sociales, aux musiques et danses afrocubaines va se retrouver sous diverses formes jusqu’aux années 1930, voire au delà.

6On ne saurait appréhender l’histoire de la musique cubaine, toutes composantes confondues, sans considérer que l’économie de l’île a toujours été une économie de transit et d’exportation. Points de passage obligés pendant plusieurs siècles entre l’Espagne péninsulaire et l’Amérique Centrale, les ports cubains furent aussi un lieu d’échange et de confrontation musicale.

7Ortiz nota que « La Havane fut, comme l’a toujours été tout port maritime très fréquenté, célèbre par ses plaisirs et ses débauches, auxquels s’adonnaient pendant leurs longues escales les matelots étrangers en compagnie des esclaves turbulents et des femmes de joyeuse vie, dans les gargotes des négresses marchandes de tripes, dans les tripots installés par des généraux et des amiraux pour les filous, et dans des lieux, moins saints encore […]. Chants, danses, musique allaient et venaient entre Cuba et l’Andalousie, l’Amérique et l’Afrique, et La Havane fut le centre où toutes fusionnèrent avec une chaleur plus vive et des irisations plus colorées. » (cité dans Carpentier 1985 : 57)

8La réputation licencieuse des formes musicales et chorégraphiques afrocubaines, exportées en Amérique continentale ou en Europe, était déjà mentionnée au xviiie siècle : en 1776, une flotte ayant embarqué des Noirs après un séjour prolongé à La Havane se rendit à Veracruz (Mexique). Le Tribunal de la Sainte Inquisition y interdit le Chuchumbé amené par ces Noirs, danse considérée comme indécente dans sa forme et dans ses paroles (Carpentier 1985 : 62-63). La musique cubaine, notamment sa composante afrocubaine, fut donc exportée relativement tôt de l’île, du fait des inévitables mouvements de populations liés à l’activité maritime importante. Ces phénomènes d’« aller et retour » (ida y vuelta) sont une des caractéristiques de l’ensemble des musiques d’Amérique hispanique, mais, de par sa position géographique et stratégique, Cuba y joua un rôle fondamental.

9A l’époque de l’abolition tardive de l’esclavage en 1886, les sorties des cabildos ne résistèrent pas : Le gouvernement civil provincial interdit la réunion des cabildos de Negros de África et leur circulation dans les rues lors de la nuit de Noël et de l’Epiphanie. Le dernier Jour des Rois à être célébré dans les rues de La Havane fût celui du 6 janvier 1884. En apparence paradoxale, cette interdiction reflète en fait la volonté des autorités d’exercer un contrôle social plus fort sur des populations maintenant libérées du joug de l’esclavage. Sans doute, il s’est agi également de tirer un trait sur un des faits symboliques marquant et emblématique de l’odieuse position sociale réservée aux Noirs en cette fin de xixe siècle.

  • 7 Cuba gagna son indépendance (avec l’aide intéressée des USA) en 1898, plus de trois quarts de siècl (...)

10La vie culturelle et musicale des Noirs continua néanmoins à se développer, les périodes de répression alternant avec des périodes plus libérales, ou tout au moins avec plus de « laisser aller » de la part des autorités. En tout cas, les éléments les plus saillants de la culture afrocubaine furent loin d’être facilement légitimés par les autorités cubaines7 du premier tiers de ce siècle. En 1900, un édit municipal havanais interdit absolument « l’usage des tambours d’origine africaine, dans tous les types de réunions, qu’elles se réalisent sur la voie publique ou à l’intérieur des édifices. » (Ortiz 1993 :111). Il semble cependant que ces prohibitions ne furent que partiellement suivies d’effets. Ainsi, en septembre 1921, le journal Diario de La Habana doit rappeler le même type d’interdiction (disposition du 5 avril 1919) édictée deux ans plus tôt : « …Sont interdits le jeu des tambours et autres instruments d’origine africaine, ainsi que les mouvements et les phrases indécentes qui les accompagnent. » (cité par Linares 1974 : 77). Les musiques sacrées afrocubaines continuèrent néanmoins de jouer leur rôle liturgique, dans la semi-clandestinité, alors que les formes profanes se développaient en se métissant fortement.

  • 8 La mention de tango est citée par Ortiz (1993b : 67-68), à partir d’un texte de 1859, et par Guerra (...)

11La plupart des noms concernant les danses afrocubaines cités par les chroniqueurs (tango, yeyé, paracumbé, congo, cachirulo, gurrumbé, yayumba, cachumba, tumbalalá…)8 ne signifient plus rien aujourd’hui dans la mémoire collective. León (1974 : 25) remarque néanmoins que la sonorité de ces vocables n’est pas très éloignée des modernes rumba, yambú, etc. Il est difficile d’identifier les genres dans les documents laissés par les chroniqueurs car les descriptions données n’ont souvent pas le degré de précision nécessaire. De plus, ces formes sont attestées dans les Grandes comme dans les Petites Antilles, là où furent importés des esclaves d’Afrique. Par exemple, lorsque le père Labat décrit en 1698 une danse de La Martinique, on pourrait presque y voir une rumba contemporaine (Carpentier 1985 : 63-64, et Linares 1974 : 14). Et, plus proche encore du guaguancó que l’on peut observer aujourd’hui à La Havane, Moreau de Saint-Méry décrivit ainsi superbement une danse haïtienne en 1798 :

« Le talent pour la danseuse est dans la perfection avec laquelle elle peut faire mouvoir ses hanches et la partie inférieure de ses reins en conservant tout le reste du corps dans une espèce d’immobilité que ne lui font même pas perdre les faibles agitations de ses bras qui balancent les deux extrémités d’un mouchoir ou de son jupon. Un danseur s’approche d’elle, s’élance tout à coup et tombe en mesure, presque à la toucher. Il recule, il s’élance encore et la provoque à la lutte la plus séduisante. La danse s’anime et bientôt elle offre un tableau dont tous les traits, d’abord voluptueux, deviennent ensuite lascifs. » (cité par Carpentier 1985 : 64)

  • 9 Le grand complexe du son, avec ses éléments d’origine européenne (mélodies, harmonies, instruments (...)

12Si cet article est centré sur les genres spécifiquement afrocubains, il nous faut mentionner que les Noirs comme les Métis participèrent largement au développement de la musique cubaine en général (Carpentier 1985, Ortiz 1993, León 1974, Acosta 1983) et pas seulement aux formes chant/percussions/danse9. Carpentier notait justement, en 1946 :

« Comme devait l’observer José Antonio Saco, en 1831, avec des mots qui auraient été déjà actuels en 1580 : « La musique jouit de la prérogative de mélanger Noirs et Blancs… dans les orchestres, en effet, nous y voyons pêle-mêle Blancs et gens de couleur. » (Carpentier 1985 : 45)

  • 10 Nous avons été témoin, lors d’un séminaire au Musée de l’Homme, d’une expérience émouvante : un jeu (...)

13En abordant la rumba, on s’apercevra qu’il serait tout à fait inexact et réducteur de considérer les musiques afrocubaines du seul point de vue des survivances de l’Afrique – ou d’« ethnies » africaines – aux Antilles. Bien sûr certains genres, en particulier les genres sacrés (tambours batá de la santeria, musique abakuá, musique congo de makuta), sont restés étonnamment fidèles, sur le plan de la langue comme sur celui des rythmes, à l’Afrique ancestrale10. Mais parallèlement, à ces musiques préservées dans un cadre social et rituel particulier, s’ajoutent de nombreux genres produits de mélanges entre les cultures africaines d’une part, et les formes et la culture créole d’autre part. Il s’agit d’un double syncrétisme, qui trouve son objet tant dans la conduite rituelle que dans la pratique musicale (par exemple Guerra 1989 : 39-48, sur le Cabildo de Congos Reales de Trinidad). L’analyse des formes et des instruments de la rumba ou bien la vie même des musiciens montre que c’est bien souvent à des reconstructions, faites en interaction avec la société créole, que nous avons affaire.

  • 11 Ce jugement, étayé par le fait que beaucoup des formes musico-chorégraphiques afrocubaines sont eff (...)

14On remarquera enfin que l’on a essentiellement évoqué des musiques urbaines. Qu’en était-il des pratiques rurales ? Les genres yuka ou makuta, ou bien la columbia dans la rumba sont considérés comme étant d’origine rurale ou semi-rurale, mais la majorité des musiques afrocubaines se sont épanouies dans le cadre de villes comme La Havane, Santiago de Cuba, Matanzas, Trinidad ou Guantánamo. Carpentier (1985 : 253) rappelle en fait que l’« On faisait danser à l’esclave les danses de son pays, parce que cela était considéré important pour le maintien de sa santé ». Il est néanmoins probable que les terribles conditions de travail dans les plantations, le contrôle social étroit exercé par les maîtres et les conditions inhumaines de la vie sociale des esclaves ne permirent pas une éclosion aussi importante des cultures afrocubaines à la campagne que dans les villes11.

  • 12 On pourrait aussi citer l’influence du rythme de habanera dans le tango argentin, l’étiquette « rum (...)

15Au xxe siècle, l’exportation des formes cubaines prend une nouvelle dimension avec la structuration du commerce et des réseaux de diffusion, qui va croissante au long du siècle. La grande île exporte ses musiciens et ses genres musicaux, comme l’Argentine le fait pour le tango, ou le Brésil pour le samba. En considérant les évolutions de la seconde moitié de ce siècle, force est de constater que la musique cubaine a souvent été à l’origine de mouvements musicaux importants, tant artistiquement que médiatiquement ou commercialement : mambo et cha cha chá dans les années cinquante, salsa et latin jazz aujourd’hui12. Et dans cette musique cubaine, la composante issue des cultures africaines importées est absolument fondamentale (Ortiz 1993b), Carpentier 1985). En 1941, Lachatañaré remarquait déjà que les termes de conga, rumba, et afrocubain sont aussi populaires aux Etats-Unis que la musique proprement nord-américaine (Lachatañaré 1992 : 382).

16La proximité géographique, les relations étroites entre les Etats-Unis et le Cuba de l’époque donnèrent à la musique cubaine une popularité exceptionnelle. Et ce d’autant plus que Cuba confortait en Amérique du Nord, et dans une moindre mesure en Europe, son image mythique de lieu de plaisir où la musique jouait un rôle essentiel. Ceci n’allait d’ailleurs pas sans irriter de nombreux Cubains. De façon presque prémonitoire par rapport aux pratiques d’une certaine « world music », le même Lachatañaré pouvait écrire, toujours au début des années quarante :

  • 13 Ma traduction ; on remarquera que le sucre, symbole de l’économie d’exportation de Cuba depuis le x (...)

« A New York, où se commercialise l’art populaire de la même manière que l’on fixe le prix du sucre cubain, à tout instant apparaissent des « rois de la rumba » et de très fameux chanteurs afrocubains, en provenance directe de La Havane, ou peut-être de Tampa, qui se maintiennent sous les sunlights de Broadway jusqu’à ce que le public se lasse de leurs extravagances » (1992 : 382)13

  • 14 Les regrettés Chano Pozo et Dizzy Gillespie furent les premiers héros de cette aventure.
  • 15 On se référera à Acosta 1989 : 13-50.

17La forte médiatisation de la musique populaire cubaine, son exportation, les liens qu’elle tissait avec le jazz14, allait renforcer une caractéristique particulière, mais déjà ancienne, de la pratique musicale professionnelle15 : les artistes accentuaient la multiplicité de leurs compétences, tant aux Etats-Unis qu’à Cuba même. Les nécessités économiques imposaient au musicien de jouer de nombreux genres différents dans sa vie professionnelle, tout en pouvant pratiquer des formes rituelles ou profanes traditionnelles dans une sphère plus étroite du champ social. Nous y reviendrons plus en détail lorsque nous décrirons les pratiques contemporaines de la rumba. Ce « don d’ubiquité » du musicien cubain (Acosta 1989 : 21) se confirme comme une constante dans l’histoire à long terme de l’île (Carpentier 1985). On verra que le rumbero professionnel n’échappe pas à la règle, et que les percussionnistes maîtrisent et jouent de très nombreux genres différents, de la salsa la plus moderne aux formes classiques du son et de la rumba, sans oublier, pour nombre d’entre eux, la pratique assidue de formes rituelles afrocubaines.

18Aujourd’hui, alors que le cinquième de la population cubaine vit aux Etats-Unis, et que les « musiques du monde » prennent toute leur place comme catégorie culturelle dans les pays les plus riches, la diffusion des musiques afrocubaines n’a sans doute jamais été aussi massive. Elle n’en est pas pour autant nouvelle.

Socialisme, professionnalisation et folklore : nouveaux enjeux pour les musiques afrocubaines depuis les années 1960

  • 16  Une étude sérieuse et indépendante a été publiée par cet auteur; nous nous y référerons constammen (...)
  • 17  Il est probable que quelques éléments de la structuration administrative de la culture aient varié (...)

19La vie musicale cubaine contemporaine n’est pas simple à appréhender : les institutions n’apparaissent pas comme autonomes par rapport aux communautés locales ou aux groupes de musiciens, mais tissent avec elles des relations complexes (Robbins16 1989 : 380). Outre le fait qu’il n’était pas dans notre propos d’enquêter sur les structures administratives dans ce pays, la « période spéciale » a considérablement bouleversé les réalités de l’économie, y compris dans le domaine de la culture. Nous en donnons quelques éléments, dans le seul but d’éclairer nos observations sur les rumberos contemporains17. L’organisation de la vie musicale comprend trois catégories de musiciens :

  • les aficionados, amateurs, organisés selon le réseau des Casas de la Cultura (Maisons de la Culture), ces dernières offrant aussi bien des spectacles que des cours ;

  • les musiciens professionnels contractuels et rémunérés, ce qui correspond à un statut intermédiaire entre les amateurs et les salariés, souvent en évolution dynamique.

  • les musiciens salariés (relevant de la plantilla), appartenant à une empresa (unidades presupuestadas et mecanismo empresarial). Pouvant être de statuts différents, les empresas de La Havane sont les plus importantes : en 1987, neuf d’entre elles rassemblaient 37 % des musiciens professionnels de l’île. Une empresa de « música popular » (avec de nombreux sous-genres « subgéneros ») comme « Ignacio Piñeiro » emploie plusieurs centaines d’individus ou de groupes.

20Deux faits importants doivent être mentionnés à la lumière de cette organisation :

21– la tendance des musiciens cubains (tendance bien antérieure à la révolution) à « classer, inscrire dans des cases, toute manifestation musicale et à la diffuser dans des espaces autonomes » (Robbins 1989 : 383, citant Acosta). Contrepartie nécessaire au « don d’ubiquité » de ces mêmes musiciens, cette pratique a donné lieu à un entrelacement extraordinairement compliqué et dynamique des genres musicaux dans leurs formes populaires et commerciales.

22– Les musiques afrocubaines rituelles comme profanes ont été folklorisées pour pouvoir être présentées, avec les danses, sur scène. Cela est dû à une volonté politique de mise en valeur – et de contrôle – de la « culture populaire », et à une nécessité économique liée au tourisme et à l’exportation de la musique cubaine. Cela a été rendu possible car la plupart des formes sacrées se prêtaient déjà à une exécution profane. Ce processus de folklorisation, fort bien décrit « de l’intérieur » par le chorégraphe fondateur du Conjunto Folklórico Nacional (Guerra 1989 : 22-69) a été corrélatif à la production de formes afrocubaines dans les spectacles de cabaret. En ce qui concerne les aficionados, le mouvement folklorique a été promu par un désir de promotion culturelle et d’éducation, lié bien sûr à un fort contrôle social :

« Le mouvement des artistes amateurs d’art s’est converti en un instrument d’éducation esthétique et politique des ouvriers, paysans, étudiants et maîtresses de maison. » (Millet & Brea 1989 : 92)

23Avant la révolution, lorsque la rumba, par exemple, était évoquée hors de son espace social traditionnel, elle désignait des recompositions exotiques et commerciales qui n’avaient pas grand chose à voir avec le genre original : c ‘étaient les « rois de la rumba » de New York dont parlait Lachatañaré. Le Conjunto Folklórico Nacional, qui concrétisait après 1959 une volonté de reconnaissance et de mise en valeur des formes pratiquées par la population, a été organisé en partie autour de la professionnalisation, dans les empresas, de vrais détenteurs de savoirs-faire traditionnels. Ainsi, ce chanteur de rumba qui nous retraçait sa vie (il a aujourd’hui 59 ans) :

  • 18 Type d’immeuble des classes les plus pauvres, où de petites habitations sont réparties autour d’une (...)

« …Mes parents venaient de Pinar Del Rio. Ils dansaient tous les deux le danzón et le son. Ma mère jouait du tres. On était très pauvres, mais, à La Havane, dans les solares18, la vie musicale était intense. […]. On jouait de tout, et la rumba passait avant tout. Les abakuá étaient le miroir du quartier, et je suis devenu abakuá en 1958. Je vendais des journaux, nettoyais les chaussures, faisais des petits boulots. […]. Je suis rentré comme professionnel dans le Conjunto Folklórico Nacional en 1962, après la révolution. Cela a tout changé, cela m’a beaucoup aidé. J’ai continué de chanter dans les fêtes spontanées de quartier. »

  • 19 Informations recueillies auprès de confrères abakuá à La Havane, et de la Tumba Francesa de Santiag (...)

24Il est clair pourtant que cette folklorisation ne s’est pas passée sans heurts19 par rapport aux communautés ou aux espaces sociaux traditionnels détenteurs des sources, les autorités étant accusées de dénaturer et de détourner de leur fonction première les musiques et les danses. Ortiz, en 1947 et dans une situation politique toute différente, décrivait les difficultés d’accès aux musiques rituelles, dénonçant l’exploitation commerciale sans scrupules, les « fraudes », le manque de respect des sources… (Ortiz 1993 : 88-89). Guerra lui-même évoque très honnêtement ce type de difficultés à propos des Trinitarias (1989 : 24 et 30). Cela a provoqué d’incontestables tensions entre les musiciens, au sein des communautés religieuses ou des confréries. Les groupes folkloriques d’aficionados profanes sont organisés pour leur part autour des Casas de la Cultura ou de « foyers culturels ». Ils peuvent avoir une réelle autonomie. Les groupes professionnels sont censés enrichir leur travail par leurs créations et les actualisations qu’ils font des traditions, considérées comme matériau folklorique. (Millet & Brea 1989 : 92-93). Les liens étroits entre les institutions et les groupes de musiciens (Robbins 1989) ont malgré tout permis à la vie musicale afrocubaine pratiquée dans son contexte de se maintenir. Notre informateur, qui a passé vingt-cinq ans dans le Conjunto Folklórico Nacional comme musicien professionnel, a été tout à fait explicite – et sa pratique, connue de tous, peut en attester – :

« La rumba n’est pas statique. Quand tu es rumbero, tu dois continuer à jouer dans la rue. S’il y a un spectacle (du CFN) à 8 heures, et une rumba de quartier à 11 heures, tu dois y aller après ton travail. Si tu n’es pas capable d’y aller, tu dois tout laisser tomber. »

25Une des conséquences de la folklorisation a été l’introduction des formes afrocubaines dans l’enseignement spécialisé de la musique, comme à l’Instituto Superior de Arte (ISA). Aujourd’hui, même les formes difficiles d’accès, comme celles des sociétés secrètes – ou confréries – abakuá, sont enseignées à l’ISA et à la Escuela Nacional de Música depuis 1979, dans les cursus professionnels (pour les percussionnistes). Un autre musicien, percussioniste professionnel depuis plus de vingt ans, nous évoquait ces évolutions dues à la folklorisation, toujours à propos de la rumba :

« Le Folklore a aidé au développement de ces musiques et la rumba s’est enrichie avec la virtuosité. Maintenant on joue le guarapachanguero. Mais il faut faire attention à ne pas « jouer pour jouer », sans sentir les choses de l’intérieur. A l’école, ils utilisent les techniques, mais ne t’apprennent pas l’esprit. La rumba doit aussi s’apprendre à l’école de la rue. »

26Nous en venons maintenant à la rumba elle-même : par son caractère de pratique et de spectacle profane, et son lien organique avec la fête populaire, elle est sans doute un des genres où les liens entre pratique professionnelle et pratique de quartier se sont tissés de la façon la plus intéressante. En effet, il est tout à fait possible d’observer, comme nous l’avons fait à El Cerro, les plus grands rumberos professionnels jouer et chanter, sans rémunération, dans une rumba de quartier. Ils se mélangent alors aux musiciens amateurs dans la fête où le rhum coule à flots, conscients que l’essence de la rumba, ritournelle cubaine, s’actualise avant tout dans ces moments.

La rumba à La Havane : références et vie musicale

  • 20 Le papalote, mentionné par Carpentier (1985 : 214/298) est totalement tombé en désuétude à La Havan (...)
  • 21 Un CD ROM « Cuba », dont nous n’avons pas obtenu les références complètes, contient aussi un articl (...)

27Sous le terme de rumba, on désigne aujourd’hui un genre musico-chorégraphique profane, composé de trois formes caractéristiques, yambú, guaguancó et columbia20. Le chant, antiphonal, est généralement accompagné par trois tambours à une membrane de type congaquinto, tres dos, tumbadora ou salidor – (ou trois caisses en bois – cajones –), deux idiophones (la clave et les palitos), pendant que la danse se développe en étroite interaction avec le jeu rythmique du tambour le plus aigu, le quinto. La rumba a été décrite, entre autres21, par Ortiz (1993b : 234-235), León (1974 : 137-148) et Acosta (1983 : 77-107).

28La polyrythmie produite est une création cubaine, mais qui respecte strictement les canons des polyrythmies africaines traditionnelles, qui ont trouvé leurs prolongations sur l’île dans les formes sacrées (tambours batá, orchestres de makuta, des Arará, des Abakuá…). Les instruments peuvent être remplacés par le bord d’une table, un tiroir renversé, des cuillers, une poêle à frire ou même un poteau d’arrêt de bus, tant la rumba peut avoir un caractère spontané et improvisé. En fait, lorsque l’on considère une forme spontanée, seul le chant et la clave sont absolument nécessaires pour que l’on évoque une rumba ou une rumbita (petite rumba). Carpentier (1985 : 214-215), remarquait en 1946 que la rumba, plus qu’un genre, était une atmosphère, liée à la fête avec toutes ses composantes érotiques. Nous pourrions y ajouter la dimension de chronique sociale des pauvres (Acosta 1989 : 82) : dans la rumba, le chant exprime, – en général sous une forme poétique où l’improvisation a une large place –, les tourments, les joies et les revendications des couches les plus basses de la population. Lorsque les tambours étaient interdits, pendant le premier tiers de ce siècle (voir plus haut), des caisses en bois furent employées systématiquement : ce sont les cajones, dont les plus graves étaient faits d’une caisse de morue, le plus aigu d’une boite de bougies (Léon 1974 : 141). La plasticité du cadre social d’exécution et de la performance font de ce genre musical un emblème de la fête havanaise. Les musiciens (aficionados comme professionnels) insistent sur le caractère irrésistible de l’appel de la rumba. Le chant, dans sa forme contemporaine, s’est développé à partir du fonds de la pratique chorale – les groupes de clave, coros de rumba ou de guaguancó –, à la fin du siècle dernier (León 1974 : 145-148 ; Linares 1974 : 70-75). C’est un chant dont le contour mélodique et la métrique sont en général clairement d’origine européenne, même si les paroles mélangent espagnol, dialectes ou fragments de langues africaines et onomatopées. Nous verrons que la danse présente des formes variées selon que l’on exécute un guaguancó, un yambú ou une columbia.

Fig. 1 : Maximino Duquesne jouant du quinto lors d’une rumba

Fig. 1 : Maximino Duquesne jouant du quinto lors d’une rumba

Fig. 2 : Gregorio Hernandez « El Goyo » chantant et jouant la clave au cours de la même fête

Fig. 2 : Gregorio Hernandez « El Goyo » chantant et jouant la clave au cours de la même fête
  • 22 Acosta (1983 : 82) voit dans des descriptions faites vers 1842 et en 1851 les premières formes conn (...)

29Originaire de La Havane et de Matanzas, la rumba (ou des formes très proches) semble apparaître au milieu du siècle dernier22. Il est en fait très difficile de reconstruire précisément l’histoire de ces formes, tant les complexes chant/percussion/danse pratiqués par les Noirs sont souvent décrits avec peu de précision et beaucoup de préjugés dans les chroniques du siècle dernier. La mémoire collective et la pratique continuent de se référer à des rumbas de tiempo España, antérieure donc à 1898. On se souviendra aussi de certaines relations anciennes, mais précises, qui pourraient tout à fait rendre compte de rumbas contemporaines (voir plus haut, le père Labat ou Moreau de Saint-Méry). La rumba est le produit d’un syncrétisme complexe où se sont mélangés des éléments de diverses provenances africaines, des éléments d’origine espagnole, et des éléments nés sur le sol cubain. L’influence des populations d’origine bantoue a souvent été mentionnée. On a situé les tambours yuka comme étant une des origines possibles de la rumba (cité par Acosta 1983 : 85-86). Une écoute attentive des toques des deux genres ne permet cependant pas de déceler une parenté évidente. Ortiz (1952-IV : 103-104) a parlé de tambours de rumba, d’origine profane gangá comme instruments premiers. Depuis cinquante ans au moins, les instruments emblématiques sont les congas ou tumbadoras (c’est la même chose). Ils sont sans doute bien dérivés des tambours ngomá que l’on trouve dans les rituels congo de palo monte ou de makuta, ou de la yuka profane. Au Bakongo, dans l’actuel Zaïre, Boone notait que ngoma est le nom générique désignant tous les tambours de danse (Boone 1951 : 47). La tumbadora (Ortiz 1952-III : 400-404) semble être née à La Havane à l’époque coloniale, et avoir été fabriquée à partir des douves des nombreux tonneaux qui arrivaient dans le port. Les fûts étaient appelés hembra et macho (femme et homme), ce qui indique une onomastique d’origine africaine directe.

30Cette fête des faubourgs et des solares, où les descendants des esclaves et les affranchis de différentes origines ethniques créèrent un langage musico-chorégraphique commun, comprend des caractéristiques musicales passionnantes que nous allons évoquer brièvement.

Eléments formels fondamentaux de la rumba

  • 23 la description musicologique nous amènera à un travail en cours sur la cognition des processus ryth (...)

31La batterie à l’œuvre dans la rumba est sans doute l’élément qui fascine le plus l’observateur étranger. C’est un immense sujet, que nous ne pouvons développer ici23. Les travaux de Alvarez Vergara (1989) et de Grasso Gonzalez (1989), malheureusement difficilement accessibles, donnent une description fiable, quoique solfégique, des aspects rythmiques des percussions. Voici deux grands principes :

  • La métrique musicale est construite sur une période de deux mesures à deux temps « binaires » pour le guaguancó et le yambú, ou de deux mesures à deux temps « ternaires » pour la columbia.

    • 24 Qui s’oppose, rythmiquement et symboliquement, à la clave blanca, ou clave de son, utilisée dans le (...)

    La polyrythmie est fondée sur la superposition de cinq parties, toutes différentes entre elles : 1) l’indispensable clave, en l’occurrence la clave negra ou clave de rumba24, en général jouée par les bâtons entrechoqués du même nom ; 2) les catá ou palitos, joués avec des baguettes sur une petite caisse ou sur le fût d’une tumba (on parle alors de cáscara) ; 3) la tumbadora ou salidor, fût le plus grave ou le plus gros des cajones ; 4) le tres dos, fût médium ou cajón de taille moyenne ; 5) le quinto, fût le plus aigu, ou le cajón le plus petit, qui improvise sur la polyrythmie produite par les quatre autres parties. Cette improvisation est réglée en fonction des pas du ou des danseurs.

32Un élément musical important dans l’identité rythmique de la rumba, qui la différencie structurellement des musiques religieuses qui l’ont influencée, est l’inversion des plans sonores d’improvisation des tambours. Dans la musique des tambours batá de la santeria (Ortiz 1993a : 272-320), mais aussi dans la musique des confréries abakuá (Ortiz 1993a : 296-312), comme dans la musique arará (Vinueza 1988 : 111) ce sont les tambours graves qui parlent, qui énoncent la parole sacrée en relation aux danseurs. Respectivement, ce sont le iyá, le bonkó enchemiya, le hunga qui improvisent, posés sur le continuum rythmique donné par les tambours plus aigus, et les idiophones. Dans la rumba, sous ses diverses réalisations, c’est toujours le quinto, c’est-à-dire le tambour le plus aigu, qui donne la réplique au danseur. Nous développerons ailleurs l’idée que cette inversion des plans sonores correspond en fait à une inversion symbolique, participant d’une distinction entre musiques sacrées et musiques profanes. Historiquement, nous émettons l’hypothèse que les Noirs de différentes origines ont trouvé ainsi un langage commun pour la musique de fête, pendant que les cabildos, puis les confréries ou communautés religieuses faisaient office de conservatoires beaucoup plus étanches pour les formes sacrées.

  • 25 Ortiz (1993 : 235-238) signale une rumba plus ancienne (milieu du siècle dernier) dont le contour m (...)

33La plupart des mélodies apparues entre le début du siècle et les années 1980 sont construites dans une modalité majeure ou mineure, avec un ambitus en général restreint. Quelques mélodies emploient aussi le mode dit andalou (la-sol-fa-mi)25. Si la mélodie laisse transparaître une origine européenne manifeste, le port de la voix, l’énonciation du chant doivent beaucoup aux formes d’origine directement africaine.

  • 26 On m’a aussi cité Roberto Vizcaïno comme créateur du style ; on lira avec intérêt l’article de Acos (...)

34Le guaguancó, avec ses avatars modernes comme le guarapachanguero, constitue, de loin, la forme la plus populaire aujourd’hui. C’est en général la seule qui soit pratiquée spontanément dans les rumbas improvisées par les amateurs. Le guaguancó continue donc d’être une forme d’expression où le texte raconte la vie quotidienne, avec ses difficultés et ses revendications (même si le système politique impose un discours pour le moins allusif). Le chant commence par la diana, souvent prononcée sur des syllabes sans signification ; puis le chanteur, qui maintient alors le rythme fondamental de la clave, entonne le texte proprement dit. Dans la pratique populaire, il est en général largement improvisé à partir d’un texte de référence. On parle de decimar pour ce type d’improvisation poétique fondée sur des métriques d’origine espagnole. Le refrain soliste/ chœur, estribillo, apparaît ensuite et la forme antiphonale se stabilise avec les percussions ; les danseurs entrent alors en action. Les chanteurs se relaient, selon l’inspiration ou la fatigue des uns et des autres, puis l’estribillo prend, avec l’excitation qui va croissante, l’allure d’une ritournelle qui dure jusqu’à la fin de la pièce. La danse, en couples séparés, symbolise la conquête de la femme par l’homme. Ce dernier effectue des mouvements pelviens explicites en direction de sa partenaire, qui les évite et se protège le bas-ventre avec ses deux mains. L’homme lance aussi ses bras, ses coudes ou ses pieds vers la femme, de façon saccadée, soutenu par l’improvisation du quinto. Ces gestes de possession, explicites ou symboliques, se nomment vacunao (de vacunar, vacciner). Le rythme guarapachanguero est quant à lui apparu vers 1984, créé – semble-t-il – au sein du groupe Chinitos par F. Hernandez26 (Alvarez Vergara 1989 : 50). Sur la base du guaguancó, le tres dos effectue un ostinato syncopé, alors que la tumbadora développe le jeu sur les basses.

35Le yambú est une forme lente, supposée ancienne, essentiellement réalisée par les professionnels. Leur pratique a cependant permis un timide réinvestissement du yambú dans la pratique populaire. Le yambú se danse sur un tempo très lent, avec de vraies difficultés techniques pour les musiciens. La danse, hiératique, met en scène des personnes âgées : on imite, on caricature sans excès les défauts de motricité que l’âge induit. Sur le plan musical, on remarquera que le yambú peut parfois être joué sur la clave blanche, la clave de son.

36La columbia, sans doute d’origine rurale (province de Matanzas), est quant à elle très rapide, exécutée selon une métrique « ternaire » endiablée. Comme pour le yambú, ce sont les spectacles folkloriques qui l’ont maintenue dans la pratique. La danse est constituée par le solo d’un homme qui dialogue littéralement avec le quinto, utilisant toutes les ressources de l’acrobatie.

37On ne saurait décrire la rumba sans mentionner le fait que les musiciens professionnels adaptent les formes classiques, et en donnent une version particulière, caractérisant et définissant ainsi le style du groupe. Alvarez Vergara (1989 : 47-82) l’a montré en transcrivant les guaguancó, columbia et yambú pratiqués par différents groupes havanais. On en revient à un critère de distinction, cette tendance des musiciens cubains à créer des niches musicales que nous évoquions plus haut.

Des rumberos et des pratiques

38Comme exemple – ou comme symbole – de l’éclectisme des rumberos havanais, nous pouvons rapidement retracer la carrière d’Ignacio Piñeiro, (1888-1969). Il entra en 1906 dans le groupe de claves « El timbre de oro » comme improvisateur decimista. Par la suite, il entra dans le groupe de guaguancó « Los Roncos », pour lequel il écrivit plusieurs compositions chorales. En 1926, il devint contrebassiste du groupe de son « Sexteto de Occidente ». Plus tard, il fonda le « Sexteto Nacional », qui représenta Cuba à l’exposition universelle de Séville en 1929. De sa production considérable, on peut extraire de nombreux guaguancó, des sones, des claves (au sens de composition chorale). Il passe aussi pour avoir introduit dans la musique profane des éléments rythmiques et textuels des confréries abakuá (d’après Linares 1974 : 74-75).

39Pour les musiciens nés avant la révolution, l’intégration dans les empresas a été une promotion sociale importante. Voici le témoignage d’un percussionniste professionnel de 56 ans, décrivant son itinéraire et les évolutions contemporaines :

« Mon père jouait la tumbadora et le quinto dans la rumba. J’ai appris avec mon père, qui jouait aussi dans les musiques religieuses congo de palo monte. Mon père était forgeron, ce qui est important dans le palo monte. Je joue depuis l’âge de dix ans, je suis né musicien, mais j’ai fait tous les métiers : maçon, travailleur dans la canne à la campagne, éboueur… […]. Je suis professionnel depuis plus de vingt-cinq ans, aujourd’hui dans l’empresa Ignacio Piñeiro. Cela a été très bon pour moi, c’était très dur avant la révolution. Je joue la rumba et le son, la musique populaire (salsa) également. On est obligé de tout jouer pour s’en sortir ; l’empresa ne donne plus de travail aujourd’hui. J’ai joué avec toutes les éminences de la rumba, et j’ai travaillé pendant un an dans un hôtel international à Varadero (la grande station balnéaire cubaine). J’ai voyagé au Japon, au Mexique, au Vénézuela, à Saint Domingue […]. Je joue beaucoup dans les fêtes privées : pour les toques de palo monte, les fêtes congo pour les morts, et aussi pour les fêtes de bembé. Aujourd’hui, la rumba a changé : il n’y a plus vraiment de rumba de quartier. Avant, il y avait des compétitions entre les quartiers, ou au sein du quartier, et aussi une vraie fraternité entre les rumberos. Depuis la « période spéciale », c’est très dur. Le vrai yambú, n’existe plus ; c’est le guaguancó qui est populaire, et surtout le guarapachanguero. »

40La rumba est aujourd’hui un genre pratiqué aussi bien par les professionnels que par les aficionados. Néanmoins les difficultés de la « période spéciale », c’est-à-dire les problèmes de ravitaillement, de transport, sont telles que la fête spontanée ou la fête de quartier sont devenues assez rares : il faut, pour une bonne rumba, du rhum et des victuailles, mais les frigos sont bien rarement remplis… Il apparaît également que s’opère, sans doute au vu des problèmes massifs que les Cubains doivent affronter, un transfert des fêtes profanes vers les fêtes religieuses. En 1991, les religions afrocubaines ont été officiellement légitimées par Fidel Castro, et donc par l’État, qui y voyait sans doute un exutoire aux terribles conditions de vie imposées par la période spéciale. La santeria a des adeptes extrêmement nombreux, et les toques de santo, où l’on joue les tambours batá dans le cadre rituel, mobilisent les maigres ressources disponibles. Si la rumba de quartier semble donc être actuellement mise en sommeil du fait des circonstances, l’engouement pour elle n’en reste pas moins fort, toutes classes d’âge confondues. Les Maisons de la culture tentent de prendre le relais en organisant des peñas de rumba en fin de semaine. On voit naître aussi des adaptations, avec le génie des Cubains pour la « débrouille » : plusieurs musiciens m’ont rapporté que les cajones redevenaient à la mode aujourd’hui, leur déplacement en vélo étant beaucoup plus commode que celui des lourdes tumbadoras. Des modèles nouveaux de cajones, copiant grossièrement la forme des tumbadoras sont même apparus…, avec un résultat sonore tout à fait convaincant.

41Dans son article « Del tambor al sintetizador » Acosta (1989 : 47) remarquait qu’aujourd’hui, les musiciens cubains ne se servent plus seulement du fonds du danzón, du son ou de la rumba pour créer les nouveaux genres, mais commencent à exploiter les sources ancestrales de la musique yoruba, abakuá ou arará. Le champ du religieux, dans les conceptions afrocubaines, ne se limite pas à l’espace du culte et à ses manifestations, mais imprègne tous les actes de la vie. Les musiques sacrées n’ont donc jamais constitué un cadre étanche par rapport aux musiques profanes, bien que les conditions de leur réalisation puissent être extrêmement strictes et secrètes : c’est le cas des pratiques abakuá où l’on ne peut assister à ce qui se passe à l’intérieur du temple. L’histoire des cabildos nous permet de considérer que ces formes religieuses sont à la source des métissages qui se sont développés au cours de l’évolution de la musique cubaine. Un des enjeux contemporains est le développement de ces interactions au niveau musical, car les formes sacrées peuvent se prêter, hors contexte rituel, à des exécutions profanes. Cette tendance s’est accentuée en ce qui concerne la rumba. Il est en effet courant aujourd’hui d’inclure des textes ou des rythmes dénotant une influence religieuse dans un guaguancó, ou dans un yambú. Un chanteur professionnel de rumba, membre d’une confrérie abakuá, nous a précisé :

« C’est dans la diana que l’on peut introduire des éléments religieux. On peut évoquer le thème que l’on va chanter, on a droit à une créativité complète. J’utilise souvent des paroles de chants abakuá. La rumba n’est pas religieuse, mais il y a beaucoup de ñañigos (membres des confréries abakuá) qui sont rumberos. Quant un rumbero meurt, on joue une rumba, on joue sur le cercueil, comme sur un cajón. Dans le guaguancó, il y a une influence abakuá, même si tu ne peux pas la déceler comme ça. Maintenant, on développe cet aspect, mais l’abakuá, dans la religion, reste l’abakuá. »

42Rien ne permet de dire que cette interpénétration soit consécutive à un affaiblissement de la pratique religieuse et du sens du sacré. On a vu que les cultes d’origine yoruba – la santeria – sont en pleine expansion dans l’ensemble de la société et pas seulement chez les Noirs. Il est remarquable, et sans doute exceptionnel à l’échelle mondiale, qu’un genre afrocubain comme la rumba continue d’évoluer dans un même champ esthétique, c’est à dire en réactualisant une structure formelle attestée depuis presque cinq siècles, tout en en maintenant strictement ses principes d’organisation musicale. Les éléments essentiels que sont le chant, les percussions (tambours et idiophones) et la danse, continuent ainsi d’être la matrice de bien des modernités musicales. Ils ont su se développer dans un cadre historique qui a connu les vicissitudes les plus cruelles. Avec la vogue actuelle des musiques du monde, portée par un mouvement social profond et entretenue par le commerce et ses zélateurs, les genres afrocubains et la rumba ont, de nouveau, traversé l’Atlantique. Et, en contrepoint aux phénomènes d’« ida y vuelta » des siècles passés, ils ont attiré vers La Havane de modernes adeptes.

Les percussionistes étrangers et leur relation au « pays d’origine » de leur pratique

  • 27 De solides enquêtes sociologiques et ethnologiques seraient nécessaires pour confirmer ou infirmer (...)

43Si Cuba, nous l’avons vu, exporte sa musique, un phénomène récent amène cette fois-ci de nombreux musiciens étrangers dans l’île. Deux causes peuvent expliquer l’afflux de ces Européens ou Canadiens, percussionnistes ou apprentis percussionnistes pour la plupart. Tout d’abord, les instruments de percussion d’origine africaine ou afro-caraïbe font l’objet d’un engouement exceptionnel depuis une quinzaine d’années. Djembé et congas font désormais partie de la culture des jeunes urbains, à travers les pratiques collectives et conviviales (associations, maisons des jeunes et de la culture, et aussi écoles de musique), à travers les cours de danse, ou à travers les nouveaux « carnavals » d’animation des rues. Pour ce qui est de la France, l’intérêt pour les percussions touche les enfants des classes moyennes et supérieures, mais aussi les fils et les filles de banlieues souvent stigmatisés par les difficultés et les crises sociales. En cela, la pratique des percussions semble se distinguer de celle d’autres « musiques du monde » comme, par exemple, la musique de l’Inde ou la guitare latino-américaine. Comme le rock ou le rap, l’expression sur la peau des tambours permet d’exprimer la « rage » des temps difficiles27.

44Cette pratique, souvent développée en lien avec le monde socio-éducatif, nécessite un encadrement pédagogique, et donc le recrutement d’enseignants pour les stages ou les cours réguliers. Ceux-ci se retrouvent un jour ou l’autre confrontés au problème des sources de la musique qu’ils jouent et transmettent. Leur propre vie artistique et musicale conforte aussi la nécessité qu’il y a pour ces professionnels de se rendre dans le pays d’origine de la musique qu’ils pratiquent. De plus, le « voyage à Cuba » – ou en Afrique de l’Ouest – participe de façon fondamentale au processus de légitimation de l’enseignant, auprès de ses employeurs, de ses élèves ou de ses pairs. Voyage initiatique, accumulation de prestige et de légitimité, charge du capital symbolique attaché à la fonction de percussionniste, ou nécessité personnelle ressentie à un certain point du développement d’un parcours artistique : un faisceau de motivations amène la plupart des percussionnistes de ces musiques à se rendre un jour ou l’autre à Cuba ou en Guinée.

45Souvent, les congueros européens ont commencé leur pratique par des musiques dérivées du son, comme la salsa. Au cours de leur apprentissage et de l’enrichissement de leur culture personnelle, ils ont découvert les tambours batá, la rumba et l’immense richesse des genres afrocubains centrés sur les formes chant/danse/percussion. Si pour la salsa et le Latin jazz, les USA, riches de leurs communautés hispaniques, peuvent apparaître comme un point focal, Cuba reste la référence ultime. L’île l’est d’autant plus que son prestige musical et son influence au sein du monde caraïbe sont incontestables.

Le tourisme musical

46Le gouvernement, à travers des institutions comme l’ISA à La Havane, ou la Casa del Caribe à Santiago, exerce une politique active dans le domaine de l’organisation de stages de musique pour les étrangers. Depuis la fin de l’aide soviétique, et les dramatiques difficultés économiques qui s’en suivirent avec la « période spéciale », le tourisme revêt une importance particulière et capitale. A côté des plages de Varadero ou des circuits organisés à Trinidad ou à Santiago, les stages officiels pour les musiciens étrangers pèsent sans doute d’un poids économique relativement faible (nous n’avons pas de statistiques fiables à ce sujet). Néanmoins, considérée comme un bien culturel de haute valeur symbolique, la musique cubaine participe fortement de la construction de l’identité touristique de l’île. Liées à la fête, à la force du rhum et à la beauté des Cubaines, la musique et la danse font partie, à un très haut degré, de l’imaginaire des touristes se rendant dans l’île.

  • 28 J’ai enquêté auprès d’élèves canadiens, italiens et français, proches du réseau de musicien que je (...)

47Les musiciens étrangers abordent souvent le terrain cubain par des stages instutionnels, ou des stages organisés par des associations européennes en liaison avec des musiciens cubains. C’est un vaste sujet que nous n’avons pas les moyens de développer ici et qui ne correspond pas à l’objet de notre enquête : nous traiterons plus spécifiquement des interactions directes entre étrangers et musiciens cubains. En effet, nombre de percussionnistes arrivent assez vite, pourvu qu’ils parlent espagnol, à organiser leur apprentissage directement auprès de musiciens cubains. Ces derniers, dans la situation économique le plus souvent précaire où ils se trouvent, recherchent en général des élèves privés, y compris lorsqu’ils travaillent dans des institutions. Ils offrent des tarifs inférieurs à ces dernières (entre US$ 10 et US$ 30 pour une leçon d’environ deux heures, suivant la notoriété du maître), et proposent des programmes peu formalisés, qui permettent à l’apprenti d’évoluer selon son niveau et ses besoins de répertoire. Je me suis transformé, le temps de l’enquête28, en apprenti percussionniste. C’est sans doute une bonne méthode pour approcher de près la pratique de musiciens professionnels : l’apprenti européen appartient à une catégorie sociale qu’ils connaissent bien. Les relations économiques et musicales entre l’élève et son maître entrent ainsi dans un espace beaucoup plus lisible que celui de l’ethnologue et de son informateur.

48La rumba figure presque toujours en bonne place dans les genres abordés. Ce genre profane est aussi, parmi les chant/percussions/danse, celui où se développe le mieux la pratique des congas, qui sont les instruments de prédilection, en général, des percussionistes européens.

49Aujourd’hui, du fait de leur folklorisation, et de leur introduction dans les ensembles comme le Conjunto Folklórico Nacional, de nombreux percussionistes professionnels connaissent très bien les toques de la plupart des genres traditionnels afrocubains, et sont capables d’en enseigner les éléments de base. Il existe par ailleurs une vraie difficulté pour accéder directement à des formes afrocubaines authentiques comme les musiques des confréries abakuá, les musiques congo de palo monte ou les formes arará. Certains genres, comme les tambours yuka, la musique iyesa ou makuta semblent être tombés en désuétude, tant leur espace de pratique sociale est en forte réduction. D’autres comme les musiques abakuá, se pratiquent au sein de confréries qui s’ouvrent difficilement à l’étranger, fût-il cubain. Cette méfiance n’est pas nouvelle, et n’est pas due à la prolifération actuelle des touristes, percussionistes ou autres ethnomusicologues… En 1946, alors que bien peu de personnes portaient un intérêt aux musiques afrocubaines dans leur contexte, Carpentier écrivait déjà :

« En premier lieu, si l’on ne dispose pas d’informateurs intelligents et fidèles, il est impossible de savoir quand et où aura lieu une cérémonie religieuse ou un simple toque profano. En second lieu, les Ñáñigos (membres d’une confrérie abakuá) sincères – c’est à dire les plus intéressants –, comme nous avons pu le constater souvent, s’opposent à ce que l’on note ou enregistre un disque de leurs musique rituelle, car ils voient là une profanation de leurs secrets. En troisième lieu, l’intérêt d’un chercheur provoque vite l’appétit du gain chez des gens peu aptes à saisir ses motivations, qui proposent alors n’importe quelle mascarade de circonstance en échange d’une somme d’argent. » (Carpentier 1985 : 258)

50Le musicien cubain cherche à faire entrer son élève dans ses réseaux relationnels. Ceux-ci sont de plusieurs types, que l’on pourrait décrire comme un ensemble de cercles dont le musicien serait l’intersection. Au vu des données recueillies lors de l’enquête, nous pouvons qualifier rapidement trois de ces cercles :

    • 29 Rappelons que les prix pratiqués dans ces magasins sont comparables à ceux de l’Europe, et que le s (...)

    le cercle de l’intimité, qui comprend les parents proches (parmi les descendants et ascendants directs, les collatéraux, les cousins germains) et quelques amis intimes. Ce sont les relations quotidiennes du musicien cubain et son cercle d’entraide économique directe. L’étranger y est partiellement intégrable malgré la courte durée de son séjour car, en dehors des affinités personnelles, il constitue une source de revenus qui améliore considérablement le niveau de vie de ce cercle. Les cours, pris régulièrement, apportent un complément financier important pour acheter des biens de consommation en US$ dans les shopping29. Nous ne sous-estimons pas la qualité relationnelle qui peut s’établir entre le musicien cubain et son élève. Il serait pourtant naïf de ne pas considérer l’’importance des enjeux économiques dans ce type de relation, au sein même de ce cercle de l’intimité. L’élève étranger y bénéficie d’un espace de confiance et de commodités : sa vie quotidienne en est grandement facilitée.

  • un cercle que nous appelerons de proximité : la présence d’un étranger résidant dans un quartier peu touristique ne passe pas inaperçue. Le musicien est alors sollicité par des voisins ou relations locales pour fournir des prestations à son élève ou son hôte étranger. Le cas typique de ces prestations concerne les moyens de transport : la location d’une auto particulière, d’un vélo est indispensable dans une ville comme La Havane où les transports en commun font cruellement défaut. Le musicien, amenant un étranger, donc un potentiel acheteur de biens ou de services, voit ainsi sa position sociale confortée.

  • le cercle musical, c’est-à-dire le réseau social de musiciens accessibles au travers du professeur. C’est dans ce cercle que le jeu relationnel est le plus délicat entre l’élève et son professeur. En effet, ce dernier doit répondre aux sollicitations pour que l’élève connaisse le milieu musical cubain, assiste ou participe à des fêtes, puisse éventuellement les enregistrer, etc. Mais ces contacts risquent d’éloigner l’étudiant informel ou de le faire passer dans d’autres réseaux. Tout le jeu consiste alors en une gestion fine du degré de proximité acceptable entre l’élève et les autres musiciens. Le professeur doit ainsi en permanence se valoriser, expliquer le fait qu’il est bien la personne idoine pour la demande formulée, et que son savoir est considérable. Les musiciens-enseignants nous ont exprimé souvent ce point de vue, certains allant jusqu’à dénigrer certains de leurs collègues : « Donner des cours aux étrangers est vraiment une bonne chose. On donne des cours pendant une ou deux semaines, parfois un mois. Mais il y a beaucoup d’exploitation, beaucoup de gens qui ne t’apprennent rien. »

51En fait, au vu d’une enquête qui n’est pas statistiquement représentative, mais qui donne des éléments convergents, les étrangers sont pour la plupart satisfaits des cours et de l’enseignement qu’ils reçoivent. Et les enseignants cubains sont en général appréciés pour leur sérieux, leur compétence et leur gentillesse. Ils jouent de surcroît un rôle de médiateurs qui dépasse de loin, on l’a vu, le strict cadre musical. Il semble de toute façon difficile de pouvoir apprendre la rumba hors de son contexte, une fois que l’on a fait l’expérience concrète et sensible de son inscription cubaine. La pratique enracinée des percussionnistes, chanteurs et danseurs ajoute à la moindre technique une dimension culturelle globale constitutive du fait musical. Une tradition musicale vécue intensément dans son cadre social vivant constitue en outre, pour beaucoup de percussionnistes arrivant souvent avec la seule fascination de l’objet sonore, une expérience absolument irremplaçable.

52Nous espérons avoir montré que, quelles que soient les accélérations de l’histoire récente, les musiques afrocubaines ne peuvent être comprises qu’en référence à des constantes historiques dont on trouve déjà les racines quelques dizaines d’années après la « découverte » de l’île par Christophe Colomb. Musiques qui se sont développées dans les grands ports de l’Amérique espagnole qu’étaient La Havane, Santiago de Cuba ou Matanzas, à l’ombre sinistre de la condition des esclaves, les formes cubaines sont sorties rapidement de l’île, après avoir, comme nous le rappelait Don Fernando, « fusionné avec une chaleur plus vive et des irisations plus colorées ». Fruits d’un double syncrétisme entre le monde colonial d’une part et les différents apports africains d’autre part, les genres afrocubains ont acquis une vitalité incomparable qui leur permet d’affronter avec une certaine assurance les mouvements musicaux contemporains. La confrontation avec l’extérieur, le commerce, les interactions musicales et sociales de tous ordres sont, pour ces formes, une histoire déjà ancienne. Et le tourisme musical que nous avons décrit pourrait bien être considéré comme une version moderne – et stimulante – des phénomènes d’« aller et retour » des siècles passés…

Haut de page

Bibliographie

ACOSTA, Leonardo, 1989, Del tambor al sintetizador. La Habana : Editorial Letras Cubanas

ALVAREZ VERGARA R.E., 1989, Caracterizacion de las agrupaciones de rumba en la ciudad de La Habana. La Habana : Instituto Superior de Arte, Faculdad de Musica, trabajo de diploma.

BOONE Olga, 1951, Les tambours du Congo Belge et du Ruanda-Urundi. 2 vol. Tervuren : Musée du Congo belge. Annales du Musée du Congo Belge, nouvelle série N°  4.

CARPENTIER Alejo, 1985 [1946], La Musique à Cuba, Paris, Gallimard.

GRASSO GONZALEZ N., 1989, Folklore y professionalismo en la rumba matancera. La Habana : Instituto Superior de Arte, Faculdad de Música, trabajo de diploma.

GUERRA Ramiro, 1989, Teatralización del folklore. La Habana : Editorial Letras Cubanas.

LACHATAÑARÉ Rómulo, 1992 [1941], El sistema religioso de los Afrocubanos. La Habana : Editorial de Ciencias Sociales.

LEÓN Argeliers, 1974, Del canto y el tiempo. La Habana : Editorial Pueblo y Educación.

LEYMARIE Isabelle, 1993, La salsa et le latin jazz. Paris : PUF, collection « Que sais-je ? ».

LINARES Maria Teresa, 1974, La música y el pueblo. La Habana : Editorial Pueblo y Educación.

MANUEL Peter, 1994, « Puerto Rican Music and Cultural Identity: Creative Appropriation of Cuban Sources from danza to Salsa », Ethnomusicology, vol. 38-2: 249-280.

MILLET José y Rafael BREA, 1989, Grupos folklóricos de Santiago de Cuba. Santiago de Cuba : Editorial Oriente.

MORALES S., 1984, Conquista y colonización de Cuba. Siglo XVI. La Habana : Historia de Cuba, Editorial de Ciencias Sociales.

ORTIZ Fernando, 1952-1954, Los instrumentos de la música afrocubana, vol. III et IV. La Habana : Publicaciones de la Direccion de Cultura del Ministerio de Educacion/Cárdenas y Cia.

ORTIZ Fernando, 1981 [1951], Los bailes y el teatro de los negros en el folklore de Cuba. La Habana : Editorial Letras Cubanas.

ORTIZ Fernando, 1993a [1950], La africania de la música folklórica de Cuba. La Habana : Editorial Letras Cubanas.

ORTIZ Fernando, 1993b [1920-1949], Etnia y Sociedad. La Habana : Editorial de Ciencias Sociales.

ROBBINS James, 1989, « Practical and Abstract Taxonomy in Cuban Music », Ethnomusicology, vol. 33-3: 379-389.

VINUEZA Maria Elena, 1988, Presencia arará en la música folklórica de Matanzas. La Habana : Ediciones Casa de las Américas.

VINUEZA Maria Elena y C.M. SAENZ, 1992, « El aporte africano en la formación de la cultura musical cubana », Folklore Americano, 53 : 56-80.

Haut de page

Notes

1 Comme le notait P. Manuel (1994 : 250).

2 La « période spéciale » – des restrictions drastiques pour la population – a été instaurée lorsque l’aide soviétique s’est brutalement tarie, et que les échanges économiques avec les pays du bloc communiste se sont arrêtés. Cuba, toujours soumis à l’embargo américain, s’est retrouvé dans une situation de pénurie générale sans précédent, déstructurant les transports et causant des problèmes majeurs d’alimentation.

3 On en trouvera des éléments en français dans Leymarie, 1993.

4 Les tambours batá sont extrêmement populaires, tant dans leur pratique sacrée que dans des formes profanes récentes, associées à leur succès médiatique et au tourisme musical.

5 Mai-juin 1995 et janvier 1996, dans le quartier de El Cerro.

6 Il faut noter que ces cabildos sont directement issus d’une tradition médiévale sévillane, reprise à Cuba (Ortiz, 1993b : 54-58).

7 Cuba gagna son indépendance (avec l’aide intéressée des USA) en 1898, plus de trois quarts de siècle après les autres colonies espagnoles d’Amérique.

8 La mention de tango est citée par Ortiz (1993b : 67-68), à partir d’un texte de 1859, et par Guerra (1989 :49) citant un texte de 1846 ; les autres sont mentionnés par Carpentier (1985 : 63) et Linares (1974 : 13).

9 Le grand complexe du son, avec ses éléments d’origine européenne (mélodies, harmonies, instruments comme le tres) et ses éléments de construction cubaine mais d’origine africaine (clave et aspects rythmiques, instruments comme les bongos ou les claves) en est un exemple emblématique.

10 Nous avons été témoin, lors d’un séminaire au Musée de l’Homme, d’une expérience émouvante : un jeune ethnomusicologue angolais a pu traduire, devant nous, les paroles d’un chant congo cubain de makuta, en langue bantoue ; alors même que les chanteurs énoncent un texte dont ils ne dominent pas tout le sens…

11 Ce jugement, étayé par le fait que beaucoup des formes musico-chorégraphiques afrocubaines sont effectivement d’origine urbaine, pourrait sans doute être nuancé par un travail ethnohistorique dans le monde rural cubain.

12 On pourrait aussi citer l’influence du rythme de habanera dans le tango argentin, l’étiquette « rumba » appliquée à des formes zaïroises ou gitanes de Catalogne…

13 Ma traduction ; on remarquera que le sucre, symbole de l’économie d’exportation de Cuba depuis le xviiie siècle, est évoqué parallèlement à la musique dans ce court extrait.

14 Les regrettés Chano Pozo et Dizzy Gillespie furent les premiers héros de cette aventure.

15 On se référera à Acosta 1989 : 13-50.

16  Une étude sérieuse et indépendante a été publiée par cet auteur; nous nous y référerons constamment dans ce paragraphe.

17  Il est probable que quelques éléments de la structuration administrative de la culture aient varié depuis, sans doute dans une proportion assez faible.

18 Type d’immeuble des classes les plus pauvres, où de petites habitations sont réparties autour d’une cour, avec des commodités communes.

19 Informations recueillies auprès de confrères abakuá à La Havane, et de la Tumba Francesa de Santiago de Cuba.

20 Le papalote, mentionné par Carpentier (1985 : 214/298) est totalement tombé en désuétude à La Havane. D’autres formes, plus confidentielles, semblent également avoir existé.

21 Un CD ROM « Cuba », dont nous n’avons pas obtenu les références complètes, contient aussi un article fort intéressant de Kali Aryriadis et Valérie Thifoin.

22 Acosta (1983 : 82) voit dans des descriptions faites vers 1842 et en 1851 les premières formes connues de rumba.

23 la description musicologique nous amènera à un travail en cours sur la cognition des processus rythmiques.

24 Qui s’oppose, rythmiquement et symboliquement, à la clave blanca, ou clave de son, utilisée dans le son et la música popular (ainsi nomme-t-on généralement la salsa dans l’île).

25 Ortiz (1993 : 235-238) signale une rumba plus ancienne (milieu du siècle dernier) dont le contour mélodique semble aussi d’origine créole.

26 On m’a aussi cité Roberto Vizcaïno comme créateur du style ; on lira avec intérêt l’article de Acosta (1989 : 65-76) « Qui inventa le mambo ? » au sujet des généalogies des genres musicaux à Cuba.

27 De solides enquêtes sociologiques et ethnologiques seraient nécessaires pour confirmer ou infirmer ces propositions.

28 J’ai enquêté auprès d’élèves canadiens, italiens et français, proches du réseau de musicien que je fréquentais.

29 Rappelons que les prix pratiqués dans ces magasins sont comparables à ceux de l’Europe, et que le salaire mensuel d’un musicien, converti en devises, peut varier entre 6 et 15 dollars…

Haut de page

Table des illustrations

Titre Fig. 1 : Maximino Duquesne jouant du quinto lors d’une rumba
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/docannexe/image/1203/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 196k
Titre Fig. 2 : Gregorio Hernandez « El Goyo » chantant et jouant la clave au cours de la même fête
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/docannexe/image/1203/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 167k
Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Jean-Pierre Estival, « Nouveaux enjeux ou continuité historique ? »Cahiers d’ethnomusicologie, 9 | 1996, 201-223.

Référence électronique

Jean-Pierre Estival, « Nouveaux enjeux ou continuité historique ? »Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 9 | 1996, mis en ligne le 05 janvier 2012, consulté le 17 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/1203

Haut de page

Auteur

Jean-Pierre Estival

Jean-Pierre Estival, 38 ans, est inspecteur chargé des musiques traditionnelles à la Direction de la Musique et de la Danse (Ministère de la Culture, France). Après des études de mathématiques/informatique, et des études musicales de contrebasse, il a étudié l’ethnomusicologie en consacrant sa thèse aux musiques amérindiennes d’Amazonie brésilienne (terrain chez les Asurini et les Arara, en 1987, 1989/1990) avec une problématique liée au formalisme et aux sciences cognitives. Il a également effectué de courtes missions ethnomusicologiques au Mexique et au Paraguay. Il a enseigné l’informatique appliquée à l’ethnologie et à l’ethnomusicologie à l’Université Paris X (1987-1990). Il a entamé des recherches à Cuba, sur les musiques afrocubaines, en 1995.fr

Articles du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-SA-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-SA 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search